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En France, au début du xxe siècle, les évolutions industrielles et techniques transforment les habitudes de travail et de vie et modifient en profondeur le rapport de l’homme à l’espace, à la distance et au temps : la production mécanique, notamment, s’automatise; les déplacements en train se développent[1], tandis que l’automobile, qui était alors réservée à un public privilégié, devient plus accessible — entre 1895 et 1934, le nombre de voitures de tourisme circulant dans le pays passe de 550 à 1,3 million[2]; les infrastructures existantes s’adaptent à cette circulation grandissante et de nouveaux ouvrages de transport — ponts, tunnels, échangeurs, etc. — sont créés. Les multiples édifices, objets, machines et outils engendrés par les innovations techniques façonnent ainsi un nouveau cadre de vie[3] et constituent autant de médiations entre les hommes et leur environnement[4].

Pour accompagner l’essor productif, la publicité se développe également à cette période[5]. Apparaît notamment une importante propagande touristique vantant les voyages en train[6], paquebot, avion et automobile[7]. En 1927, le critique d’art Louis Chéronnet écrit :

[…] les dirigeants des réseaux ferroviaires se trouvèrent, aussitôt après la construction des lignes établies d’abord à des fins utiles et commerciales, en possession d’un second capital : l’intérêt et le charme des pays traversés. Ils comprirent rapidement que la mise en valeur de ce capital pourrait donner d’inappréciables revenus. Mais, pour le rendre productif, il fallait, avant tout créer un désir de visite, un goût de déplacement, en un mot créer l’état d’esprit touristique. Le Français, peuple sédentaire, ne connaissait pas sa géographie. La guerre, l’automobile du voisin, Paul Morand, ont heureusement changé ce côté de notre caractère[8].

Le voyage devient un thème privilégié dont s’emparent les éditeurs. Durant les années 1920‑1930, l’écrivain français Paul Morand (1888-1976) publie ainsi de nombreux romans et récits de voyage dans lesquels les pays traversés par lui-même ou ses personnages sont décrits avec précision[9]. À cette période durant laquelle « les images envahissent les pages des journaux et magazines, réduisant la place accordée au verbe[10] », les photographes se lancent également dans des voyages itinérants dans le but de ramener des images[11] et de réaliser des livres[12]. « Le livre illustré de bibliophilie, ou considéré comme de luxe, connaît entre les deux guerres un essor relativement considérable, sans doute en contrepoint des éditions à bon marché qui se répandent de plus en plus[13]. » Nombreux sont ces ouvrages, catalogues et revues prestigieux — y compris publicitaires — à mêler des oeuvres de photographes, plus ou moins liés aux mouvements d’avant-garde, à des textes d’écrivains.

Parmi eux, un certain nombre de livres et albums dressent des portraits de la France et de ses villes, Paris en tête. Certains proposent une vision très moderne là où d’autres renvoient une image plus pittoresque des lieux. La place et l’importance accordées au texte et aux images varient d’un projet à l’autre : La France travaille (1931-1934) associe les photographies de François Kollar aux textes de Pierre Hamp, Gabriel Faure, Jean Rostand, Paul Valéry, etc.; René-Jacques illustre Envoûtement de Paris de Francis Carco en 1938 ; Paris de Moï Ver comprend une introduction de Fernand Léger ; Paul Morand préface Paris de nuit de Brassaï (1933), Pierre Mac Orlan Paris vu par Kertész (1934), Jean Cocteau Paris de jour de Roger Schall (1937), André Suarès Marseille de Germaine Krull (1935).

Cet article propose de se pencher sur l’un de ces portraits de la France typiques de cette période : La route de Paris à la Méditerranée, publié en 1931 par les Éditions Firmin‑Didot. Le texte est confié à Paul Morand, connu pour ses récits de voyage, et les illustrations à plusieurs photographes parmi lesquels Germaine Krull, figure importante du courant français de la Nouvelle Vision[14] — mouvement contemporain de la Nouvelle Objectivité allemande — , qui réalise la majorité des images. Le livre est le quatrième volume de la collection « Images du monde », dirigée par Florent Fels[15]. Il comprend 22 pages de texte imprimées sur les presses Firmin‑Didot, suivies de 96 pages illustrées de photographies légendées[16] dont l’impression en héliogravure[17], particulièrement soignée, est confiée à Astracolor.

L’analyse qui est ici proposée de La route de Paris à la Méditerranée a pour objectif d’interroger l’impact de la technique sur la réalisation du portrait phototextuel de pays[18] et, plus largement, de donner un aperçu de la manière dont les bouleversements technologiques que connaît la France dans les années 1930 — tant sur le plan des transports que sur ceux de la photographie et de l’édition — entraînent de nouvelles façons de voir, représenter, raconter et faire circuler les récits et les images[19]. Si elles transforment notre rapport au monde, les avancées techniques influencent aussi les représentations qui en sont faites : les infrastructures et engins de transport déterminent l’appréhension du territoire, tandis que l’appareil de prise de vues et l’impression des images et du texte définissent son compte rendu.

Le voyage comme prétexte au portrait de pays

La route de Paris à la Méditerranée constitue un « portrait de pays » davantage qu’un récit de voyage. Le choix des images, leurs légendes et leur mode de présentation — dissociée du texte de Paul Morand — relèvent d’une tension entre itinéraire, narration et description. L’ouvrage semble en ce sens fidèle au projet de l’éditeur qui était de réaliser un livre illustré de photographies. Germaine Krull raconte ainsi[20] :

La maison Firmin-Didot avait un jeune partenaire qui semblait avoir des idées neuves. Il sentait qu’il fallait remettre la boîte à la page. Je me vois encore assise en face de Jacques Haumont en l’écoutant. Il voulait faire un livre avec des photos et un texte de Paul Morand […] C’était un programme tout à fait à mon goût […] Comme j’avais une voiture, je pouvais accepter[21].

C’est ainsi que la photographe part à la découverte du Midi de la France au printemps 1930 en compagnie de l’avocat et journaliste Philippe Lamour avec qui elle partage sa vie[22].

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Jaquette de couverture de l’ouvrage La route de Paris à la Méditerranée, présenté par Paul Morand, Paris, Éditions Firmin-Didot, coll. « Images du monde », 1931.

© Estate Germaine Krull, Museum Folkwang, Essen

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L’ouvrage qui résulte de ce voyage décrit la route entre Paris et la Côte d’Azur. Il mesure 20 cm x 26 cm et se compose d’une couverture cartonnée verte recouverte d’une jaquette en papier. Une carte de France, sur laquelle est tracé en vert l’itinéraire parcouru entre Paris et Nice, occupe le fond de cette jaquette. S’y superposent les éléments textuels de présentation de l’ouvrage (titre, collection, éditeur et nom de l’auteur), ainsi que cinq photographies de format carré, étagées en diagonale d’un angle à l’autre. L’image en bas à gauche est prise depuis la voiture : les mains du conducteur et le volant apparaissent au premier plan, tandis que la route s’étend sur le reste du champ. Les quatre vues qui se succèdent ensuite illustrent l’itinéraire qui sera parcouru et les obstacles à franchir. Elles renvoient à l’ouverture sur le pays et à la succession des points de vue qu’implique le parcours. Dès la couverture, le lecteur embrasse ainsi la place du passager.

Seul le nom de Paul Morand figure sur cette jaquette de couverture. Le voyage réalisé par Germaine Krull semble avoir servi de prétexte à la fois à la mise en images du récit de l’écrivain et à la volonté de l’éditeur de dresser un portrait phototextuel de la France. Si la majorité des vues qui composent l’ouvrage sont dues à la photographe (38 sur 95, hors jaquette de couverture), elles sont loin de constituer l’unique ressource de la mise en images. Les photographies ramenées du voyage ne coïncidaient pas nécessairement aux lieux décrits par l’auteur et ne suffisaient probablement pas à rendre compte de tous les points d’intérêt jugés essentiels par l’éditeur pour dresser ce portrait de pays. Celui‑ci a en effet été complété par des images d’autres photographes, studios et organisations dont les noms figurent au-dessus de chaque reproduction à l’intérieur du livre. Par ordre d’apparition, on trouve ainsi les crédits de Moï Ver, Emmanuel Sougez, André Kertész, du Touring club de France (TCF), de F. F., d’Aéro Michaud (vues aériennes), de Blanc et Demilly, Detaille, Henry Ely, Verascope Richard, Spitzmuller, des Archives photographiques d’art et d’histoire, de Giletta et de Frost.

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Page intérieure de l’ouvrage La route de Paris à la Méditerranée, présenté par Paul Morand, Paris, Éditions Firmin-Didot, coll. « Images du monde », 1931.

Photographie du Touring club de France (illustration 31). © Touring club de France, Centre des archives contemporaines de Fontainebleau

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Paul Morand s’arrête notamment à Chalon-sur-Saône dont il dresse un portrait précis à travers une description à la fois visuelle et sonore qui plonge le lecteur dans l’ambiance de la ville :

À notre gauche, la Saône mouille un pays plat, coupé de rideaux de peupliers et de saules dont Chalon-sur-Saône est le centre. Si Chagny retentit d’un bruit de fer, Chalon rend le son du bois frappé : celui des fûts et celui des coques. Tonnellerie, batellerie, caques et carcasses, pontons et barriques, péniches du canal du Centre, bateaux de plaisance, bateaux-mouche [sic] lyonnais, yachts venus de Cannes par le Rhône pour se faire radouber. Du haut du pont Saint-Laurent, hérissé d’obélisques à l’italienne, j’aperçois les plaines grasses de la Bresse derrière les chantiers qui descendent en pente douce vers les eaux léthargiques de la Saône, à l’endroit même où l’on tirait au sec, il y a deux mille ans, la flotte romaine[23].

Il est probable que Germaine Krull n’ait pas photographié la ville ou que les photographies rapportées n’aient pas été retenues. L’éditeur a donc choisi ici une vue documentaire[24] de la ville au sein des archives existantes du Touring club de France pour illustrer l’ouvrage. L’iconographie ne constitue ainsi pas un corpus photographique défini qui aurait fourni la matière du livre, mais résulte d’un travail à la fois de commande et de collecte de la maison d’édition qui procède à une mise en réseau de différents acteurs pour la réalisation de l’ouvrage : Paul Morand et Germaine Krull, qui sont sollicités pour réaliser un texte et des images; des photographes indépendants, agences et organismes, qui fournissent des images déjà préexistantes pour compléter l’illustration de l’ouvrage; un maquettiste chargé de la mise en pages du livre, un imprimeur de son impression, etc.

Paul Morand n’ayant pas réalisé le voyage avec les photographes, le texte se trouve dissocié des images : il décrit des aspects du pays qui ne sont pas mis en images et inversement. Le livre fait pourtant référence à un même territoire parcouru, doué d’une identité géographique et culturelle. Le portrait de pays est ainsi dressé de deux manières, par un récit textuel d’un côté et par une succession d’images légendées de l’autre. Les photographies sont accompagnées de commentaires de quelques lignes permettant de les contextualiser, qui sont parfois rédigés tels de petits poèmes. On lit ainsi en dessous d’une photographie de la ville d’Auxerre d’André Kertész : « Auxerre, épiscopale et laïque, où la Sybille chère à Barrès rêve à ses destins parmi les pierres et les précieux vestiges du Moyen‑Âge, dont les monuments reflétés dans l’Yonne, sont comme les gardiens de buts de la chrétienté[25]. » Plus loin, c’est cette légende qui accompagne une photographie d’Aix‑en‑Provence d’Henry Ely : « Aix des Comtes de Provence et de la reine Jeanne, Aix des beaux ormes et des vastes hôtels pleins de magistrats à perruques, aux balcons somptueux, aux grilles fleuries, Aix du Cours Mirabeau, mais Aix toujours royale[26]. »

S’il s’agit d’un témoignage de voyage dans lequel Paul Morand raconte son itinéraire, le texte se fait bien souvent très descriptif et documente les routes parcourues et les villes traversées, une caractéristique qui le classe dans la catégorie du portrait plutôt que du récit de voyage, selon la définition de David Martens :

[…] le récit de voyage se révèle davantage régi par l’ordre du narratif, le portrait de pays participe davantage de celui du descriptif, qui constitue le régime prépondérant du portrait dans ses formes écrites. […] Le récit de voyage est en effet tenu de rendre compte d’un itinéraire, fût-ce de façon minimale et même si cette relation peut donner lieu à un chapelet d’anecdotes ou de digressions, qui confèrent une densité parfois lâche à la narration qu’il propose[27].

À quelques rares exceptions[28], Paul Morand évite effectivement l’anecdote et privilégie la description. Les phrases dans lesquelles il s’exprime à la première personne sont d’ailleurs minoritaires, y compris lorsqu’il raconte son voyage : « Nous nous proposons de tracer ici l’itinéraire de Paris à la Méditerranée »; « Nous nous faufilons à travers l’histoire et la géographie »; « Paris dort encore lorsque nous nous réveillons »; « Nous roulons depuis une heure et demie, et nous devrions déjà approcher de Joigny. » La narration des récits de voyage est ainsi « parfois placée en position ancillaire au regard de la description[29] » :

En d’autres termes, la part dévolue à la narration semble n’avoir d’autre finalité que de tenir lieu d’armature textuelle à ce qui, fonctionnellement, est l’essentiel, à savoir la peinture des lieux parcourus, qu’il s’agisse de décrire l’itinéraire lui-même ou de truffer cette description d’un parcours de séquences qui se bornent à décrire les lieux — ce mode de composition sous-tend ainsi fréquemment l’insertion de portraits de villes, parfois réduits à presque rien, au sein de récits de voyage[30].

La route de Paris à la Méditerranée joue de ce mélange des genres : l’itinéraire a pour but de relier les différents lieux d’intérêt qui sont décrits et l’accent est mis sur les stations étapes davantage que sur le voyage. La narration de la route est ainsi découpée en plusieurs arrêts et le portrait dressé est celui d’une frange de la France, par le carottage que permet la route. La présence des photographies de lieux bien distincts renforce d’autant plus cette impression d’itinéraire morcelé. L’ouvrage procède d’une mise en réseau en cela qu’il donne à voir les différents aspects du territoire français qui d’ordinaire ne se côtoient pas : l’itinéraire permet de rendre compte de l’hétérogénéité du territoire, d’un pays qui change de visage[31] au fil de la route.

Caractériser le portrait de pays

L’approche systématique des aspects de la France considérés par les photographies, leurs légendes et le texte de Paul Morand permet de dégager les différentes caractéristiques qui dressent ce portrait de pays : sa géographie, son histoire et sa culture, ainsi que sa population dont on présente les différentes moeurs et coutumes. L’humain est le plus souvent absent des photographies de paysages qui s’éloignent ainsi de l’aspect narratif au profit d’une faculté d’entendement du territoire. Les légendes redoublent parfois les capacités descriptives de l’image. On lit ainsi en dessous d’une photographie de Germaine Krull : « Voici l’un des plus singuliers châteaux de France : Rochepot, aux tours couronnées de tuiles multicolores. Au centre d’un vaste cirque, dominant le village où plonge la route, il surgit soudain des vignes[32]. »

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Page intérieure de l’ouvrage La route de Paris à la Méditerranée, présenté par Paul Morand, Paris, Éditions Firmin-Didot, coll. « Images du monde », 1931.

Photographie de Germaine Krull (illustration 27). © Estate Germaine Krull, Museum Folkwang, Essen

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Paul Morand décrit également avec précision certaines des régions traversées :

Sur la gauche, la plaine se relève vers le Morvan, redoutable avancée du Massif Central, pareille à un oppidum gaulois. Terre celtique, terre de granit qui porte sur ses derniers contreforts Vézelay et que cerne, comme une douve, la Cure encaissée, brillante dans les herbes. Vermenton, Arcy-sur-Cure, Sermizelles, paysage de collines rouillées, troué, comme un terrier, de grottes préhistoriques. En grandes nappes lie de vin, orange, vermillon, or, safran, jonquille, tapis Kien-Lung étalés auprès de chauds Boukharas, les vignobles descendent à l’automne vers la route qui, ivre de tant de riches crus, s’empourpre, titube, vacille, ne retrouve son aplomb que vers Saulieu[33].

Le pays est aussi présenté sous un aspect plus historique. Paul Morand parle d’une course qui « se joue des lentes stratifications des siècles » : « Nous nous faufilons à travers l’histoire et la géographie, à travers la terre des Francs, la Lyonnaise Première de César, les sénéchaussées d’Aix […] les villas victoriennes de Menton ou de Cannes jusqu’à ce no man’s land hollywoodien : Juan‑les-Pins[34]! » Il confie dans un entretien son intérêt à donner une substance historique aux portraits de villes[35] : « […] je n’ai jamais voulu écrire sur le moment, comme un article de journal, parce que je crois que le recul est absolument nécessaire : d’abord un arrière‑fond historique et ensuite de la réflexion, avant de donner des instantanés! Il faut que ça ait l’air d’instantanés et que ça n’en soit pas[36]! »

Cet abord historique est souvent lié à la découverte d’édifices et monuments qui sont photographiés et/ou mentionnés dans le texte : la Pyramide de Fontainebleau, l’aqueduc de la Vanne, la cathédrale Saint‑Étienne de Sens, les portes fortifiées de Villeneuve‑sur‑Yonne, la cathédrale Saint-Étienne d’Auxerre, la basilique Sainte‑Marie‑Madeleine de Vézelay, l’église Saint‑Lazare d’Avallon, le pont Saint-Laurent de Chalon-sur-Saône, l’église Saint-Philibert de Tournus, l’abbaye de Cluny, l’écluse de la Mulatière à Lyon, la cathédrale Saint‑Maurice de Vienne, l’arc antique et l’amphithéâtre d’Orange, le fort Saint‑André, le palais des Papes et le pont d’Avignon, le théâtre antique et la cathédrale Saint-Trophime d’Arles, les ruines du château des Baux-de-Provence, la Chambre de commerce, la basilique Notre‑Dame‑de‑la‑Garde et le fort Saint-Nicolas à Marseille, ainsi que le château médiéval d’Hyères au sommet de la colline du Castéou.

Le pays se donne également à voir à travers sa culture. Morand parle des routes nationales 5, 6 et 7 comme une « route unique d’échanges entre le Nord et le Midi », une « route d’art » d’où « […] vinrent l’Évangile, la politesse, la fourchette, l’équitation, et les grandes mauvaises moeurs florentines[37] ». Il évoque notamment le village de Barbizon « dont chaque chêne a servi depuis cent ans à gratter les palettes[38] », ainsi que le « Trésor » de la cathédrale de Sens : ses tapisseries, ses « mitres brodées de perles, ses chasubles byzantines et les ornements sacerdotaux de Thomas Becket[39] ». La culture française est aussi gastronomique : au fil du voyage, Morand met à l’honneur les « coteaux Saint-Jacques dont le vin pelure d’oignon, aux vendanges, est servi avec de grandes galettes », les caves de Chalon‑sur‑Saône qui cachent « les plus riches bourgognes », un « restaurant d’été, aimé des Lyonnais, aux viviers grouillants d’écrevisses », « Tain et les coteaux de l’Ermitage » et les boeufs du Charolais. En arrivant dans le Sud, il précise que « Désormais l’huile remplacera le beurre et l’anis, la bière ». Les photographies et leurs légendes présentent quant à elles les vignobles de la vallée du Rhône, les potagers d’Avallon et du Midi, décrits comme les plus fertiles du pays, les oliviers du Sud de la France et l’arrivage des poissons et fruits de mer sur le quai du canal de Marseille.

L’ouvrage fait également connaître la population, ses moeurs et coutumes, qu’il s’agisse d’habillement, de traditions, de cérémonies, de loisirs, de jeux… Morand évoque les paysannes de l’Ain coiffées de dentelles et « grasses comme leurs volailles », le garçon du café de la rade de Toulon qui « apporte le tapis rouge, pour la belote », et les travailleurs niçois. À travers les images, on découvre également le costume traditionnel d’Arles, les fêtes camarguaises lors desquelles, chaque année, « on pare les chevaux comme des mariées et on les conduit devant le portail de l’Église pour la bénédiction[40] », ainsi que le jeu coutumier de la pétanque.

À propos des collections de livres consacrés à la présentation de territoires sous la forme d’albums photographiques, qui se sont fortement développées des années 1920 à la fin des années 1970, David Martens explique qu’elles

[…] ont pour finalité de générer et d’entretenir l’attirance pour les lieux, en donnant à voir non seulement les territoires de pays, de régions et de villes, leur conformation géographique et les réalisations humaines qui contribuent à leur physionomie, mais aussi leur histoire et éventuellement leur actualité, ainsi que les modes de vie, us et coutumes de leurs populations[41].

Bien qu’il s’agisse d’un récit, ces modalités descriptives des différents aspects du territoire parcouru inscrivent là aussi l’ouvrage dans le genre du portrait de pays, dont la triade « géographie-histoire-population » est une des caractéristiques.

Donner à voir la coexistence des époques

Ces trois caractéristiques se donnent à lire à travers une superposition de différentes temporalités. La nature du sujet de ce type d’ouvrage en fait un genre en perpétuelle évolution : en raison des transformations sociales, techniques et économiques, les pays évoluent continuellement ; les habitudes de travail et de vie changent, tout comme les territoires et habitats qui les accueillent. Ces mutations permanentes et inévitables contraignent les portraits de pays à être presque déjà désuets au moment de leur parution : cette littérature devient rapidement caduque et se doit d’être réactualisée régulièrement[42]. Si le genre de La route de Paris à la Méditerranée le conditionne dans ce rapport au temps particulier, il convient de noter que l’ouvrage s’attache lui-même à aborder la question de la diversité des époques : le récit constitue une présentation du pays à travers son histoire et son passé qui se confronte avec le présent des coutumes en vigueur, des personnes rencontrées et des lieux visités.

Cet aspect multiforme de la coexistence des époques est en partie dû aux différents stades d’évolution des villes et régions traversées : villages surannés et cités modernes se succèdent au fil du voyage. La plupart des photographies s’attachent à présenter une France paisible et tranquille, dont les villes, coutumes et édifices remontent à un temps lointain. La ville de Moret est ainsi qualifiée de féodale et rustique[43], le Morvan décrit comme un pays celtique et de préhistoire[44], les remparts d’Avallon comme protégeant la ville des rumeurs de la vie moderne[45] et Saulieu est conté à travers « ses rues vierges, bordées d’anciens couvents, de magasins noirs, emmurés de fortifications qui […] lui ont conservé un aspect paysan, ecclésiastique et ménager[46] ». Dans le Midi, ce sont les vestiges romains d’Arles et Orange qui sont photographiés. L’ouvrage s’arrête également sur Les Baux‑de‑Provence qui offrent la « vision spectrale d’une ville ruinée[47] » et Orgon, situé dans un pittoresque cirque de rochers[48]. La plupart des légendes décrivent ainsi une France précieuse, car préservée des mouvements de la modernité. L’une d’elles indique : « Cannes, Antibes, Nice sont unis par cette bande de ciment, où les voitures roulent à toute vitesse. À droite, c’est la mer. À gauche, submergeant orangers et palmiers, les panneaux‑réclame avilissent l’admirable décor[49]. »

Paul Morand et Germaine Krull semblent au contraire admiratifs de ces évolutions récentes. L’auteur écrit notamment : « Désormais, ce sont les gares et les ports, non les femmes, qui nous remplissent les yeux de larmes[50]. » La ruralité parfois immuable côtoie ainsi de près la ville moderne : les édifices antiques et coutumes ancestrales se conjuguent aux dernières évolutions industrielles et techniques ; respect et admiration pour la tradition et le patrimoine se mêlent à une forme de fascination pour le changement. L’ouvrage s’ouvre sur la capitale où, au petit matin, les « cris des sirènes appellent les ouvriers vers les usines de la banlieue[51] ». Au fil du voyage apparaissent ensuite un certain nombre d’infrastructures récentes : aérodrome d’Orly, pylônes de TSF (télégraphie sans fil) au‑dessus de Melun, yachts accostés à Chalon, usines et docks lyonnais, poteau électrique le long du Rhône[52], pont transbordeur de Marseille[53], etc. La ville phocéenne[54] fait figure d’exemple de cette modernité : on y entre par des « faubourgs interminables où les chauffeurs fantaisistes ne connaissent plus ni droite, ni gauche, dans un éclaboussement de bruits, d’appels […][55] ».

Paul Morand décrit de manière positive l’évolution récente de certaines villes :

Comme Aix, Avignon se présentait, il y a dix ans encore, ainsi qu’une ville de province déchue et distinguée, où, dans de vieux hôtels à balcons de fer forgé, végétaient des familles nobles […]. Aujourd’hui, Aix et Avignon sont des cités modernes, survolées d’avions, bruyantes du fracas des camions et des autocars[56].

L’opposition entre France antique et France moderne se dessine quelquefois au sein d’une seule et même ville. Il en va ainsi de Lyon, dont la nature des différents arrondissements semble déterminée par une stratification temporelle : « La ville continue de dérouler extérieurement ses vingt siècles; d’abord Fourvière gallo‑romaine, puis la Croix-Rousse médiévale, puis les quais religieux et royaux, enfin Lyon moderne qui domine le confluent de ses usines grises, de ses docks, de ses trains fumants et de ses voies de garage[57]. »

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Page intérieure de l’ouvrage La route de Paris à la Méditerranée, présenté par Paul Morand, Paris, Éditions Firmin-Didot, coll. « Images du monde », 1931.

Photographie de Germaine Krull (illustration 67). © Estate Germaine Krull, Museum Folkwang, Essen

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Si la transition entre ancien temps et modernité paraît parfois douce, la nouveauté semble à d’autres moments prendre le pas sur l’héritage pour le détrôner. À Marseille, Germaine Krull photographie d’anciens bateaux démontés depuis les hauteurs du pont transbordeur. La vue en plongée — caractéristique de la Nouvelle Vision — procure une impression de domination : l’architecture métallique de l’édifice, symbolique de la modernité, apparaît comme puissante et supérieure, tandis que les bateaux d’un autre temps apparaissent comme obsolètes et désuets. Ils sont d’ailleurs qualifiés dans la légende d’invalides de l’océan[58].

Cette coexistence des époques tient aussi bien à la nature diverse des sujets décrits et photographiés qu’à la manière dont ils sont traités. Le choix de l’éditeur de faire appel à plusieurs photographes a conduit à la conception d’un objet hétérogène. Cette pluralité produit en effet des images aux esthétiques différentes, qui renvoient elles-mêmes à des tendances temporelles distinctes. Les formes photographiques diffèrent : plusieurs vues de Krull, Sougez et Kertész se distinguent par leur composition, déterminée par des désaxements, des plongées et contre‑plongées ainsi que des plans rapprochés, des aspects formels typiques du courant de la Nouvelle Vision; elles contrastent avec le classicisme des photographies d’illustration, plus posées et arrêtées, du Touring club de France et de Blanc et Demilly.

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Double page intérieure de l’ouvrage La route de Paris à la Méditerranée, présenté par Paul Morand, Paris, Éditions Firmin-Didot, coll. « Images du monde », 1931.

Photographies de Germaine Krull (illustration 10) et du Touring club de France (illustration 11). © Estate Germaine Krull, Museum Folkwang, Essen. © Touring club de France, Centre des archives contemporaines de Fontainebleau

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La double page consacrée à la cathédrale de Sens l’atteste. À gauche, les obliques aménagées par la contre‑plongée de Germaine Krull créent un fort dynamisme. Le cadre de l’image semble insuffisant pour représenter la seule tour de la cathédrale qui, montante et imposante, domine le spectateur. Sur la page de droite, la vue frontale du TCF, beaucoup plus classique, rend compte de la disposition de l’édifice par rapport à son environnement. Deux visions très différentes d’un même motif sont donc proposées au lecteur. Parfois, l’ouvrage offre ainsi plusieurs variations d’un même motif de sorte à présenter une diversité de regards de photographes.

Image 6

Page intérieure de l’ouvrage La route de Paris à la Méditerranée, présenté par Paul Morand, Paris, Éditions Firmin-Didot, coll. « Images du monde », 1931.

Photographie de Germaine Krull (illustration 44). © Estate Germaine Krull, Museum Folkwang, Essen

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Durant l’entre-deux-guerres, le courant français de la Nouvelle Vision rompt avec l’approche picturale du pictorialisme qui s’exerce jusqu’alors. Les photographes qui participent à ce nouveau mouvement moderne se passionnent pour les dernières évolutions permises par l’industrialisation et s’attachent notamment à représenter la machine, le métal et l’objet. Ils abandonnent la rigidité induite par les vues frontales et horizontales héritées du siècle précédent au profit d’une vision inédite permise par la technique photographique : la légèreté et la maniabilité des appareils de petit format, alors récemment arrivés sur le marché, permettent la réalisation d’angles de prise de vue basculés et de plans rapprochés totalement novateurs, l’appareil photographique étant considéré comme un second oeil pour observer le monde. Pour photographier le théâtre antique d’Orange, Germaine Krull conjugue ainsi gros plan et contre‑plongée. Le dynamisme des vues ne dépend donc pas de la nature des sujets photographiés. Qu’il s’agisse de motifs ancestraux ou de constructions récentes, c’est la singularité de la vision du photographe qui produit une forme de modernité.

Ces photographes modernistes exploitent également les différentes capacités du média : les techniques du photomontage, de la solarisation et de la surimpression sont régulièrement utilisées pour expérimenter. Le photomontage de Moï Ver publié au début de l’ouvrage est symptomatique de ce type d’innovations créatrices : une vue d’ouvriers se superpose à un plan d’ensemble de la ville; la silhouette évanescente et d’un noir profond des travailleurs illustre l’agitation ambiante. L’image manifeste la vision positive du photographe pour une capitale vivante, dynamique, encombrée et fourmillante. La modernité de la France ne tient donc pas seulement aux activités, aménagements et constructions récents qui sont représentés, mais aussi et surtout à la vision qui en est donnée. Si La route de Paris à la Méditerranée présente la coexistence d’une France ancienne et moderne, il convient surtout de parler d’une cohabitation entre une vision désuète et un regard moderne, qui est façonnée par l’ouvrage.

Portrait de route comme portrait de pays

Cette cohabitation est permise par la composition de l’ouvrage qui procède à une mise en réseau des images. Celles-ci semblent relever de points de vue offerts au voyageur arrêté davantage qu’à des portions de territoire saisies au vol. Si la vitesse est une donnée essentielle de l’incidence des transports sur la perception de l’espace, il est difficile pour la photographie d’en rendre compte. Clément Chéroux explique que ce paradoxe illustré par la photographie « n’est autre que celui de Zénon d’Élée[59] » :

[…] en décomposant la trajectoire d’une flèche en instants infinitésimaux, le philosophe grec affirmait son immobilité dans l’espace, exactement comme l’amateur pratiquant l’instantané annihile le mouvement en donnant une image identique à celle qu’il aurait prise en restant immobile au bord de la voie. Le photographe obtient certes des coupes immobiles, mais non des images du mouvement[60].

Alors que Paul Morand privilégie la prise de recul pour rédiger ses récits de voyage à propos desquels il indique qu’il « faut que ça ait l’air d’instantanés et que ça n’en soit pas[61] », Germaine Krull privilégie quant à elle la vision immédiate. Les évolutions techniques opérées depuis le xixe siècle ont permis une réduction progressive des temps de pose au profit de l’instantané[62]. L’arrivée du gélatino-bromure au début des années 1880 a notamment donné lieu à des prises de vues suffisamment rapides pour fixer le défilement du paysage[63]. Dans les années 1920-1930, les photographes rejettent majoritairement le flou qui est alors associé au défaut technique ou à l’esthétique pictorialiste : si les effets vaporeux et diffus qu’il produit pourraient apparaître comme une manifestation visible du mouvement, les photographes s’évertuent à le chasser de leurs images au profit de l’instantané; accepter de le réintroduire dans l’épreuve constituerait pour eux un reniement des récents progrès de la technique[64].

Ainsi, ce n’est pas par le flou que les photographies de La route de Paris à la Méditerranée rendent compte de la mobilité du voyage. Le mouvement est tout d’abord représenté à travers les infrastructures routières. Les textes inscrivent les vues dans un vécu itinérant, tandis que certaines images de la route suggèrent directement le déplacement. Quatorze photographies de l’ouvrage sont consacrées à la route, parmi lesquelles neuf sont prises depuis la chaussée. Lorsque celle-ci n’apparaît pas sur les images qui représentent les paysages perceptibles depuis son bord, les légendes y font parfois référence : « La route file le long de la Saône qui a limé cette vallée […][65] »; « la route mouillée sera dangereuse. Les vitres du pare-brise dissimuleront la vision[66] ». Paul Morand décrit lui aussi les routes empruntées au fil du texte :

Routes Nles 5, 6 et 7. Chaque tournant nous en est familier, chaque ligne droite amie. Nous l’avons vue en toutes saisons et par tous les temps : nous savons quand elle est sûre et quand il faut s’en méfier (parfois, elle est si mouillée qu’on dirait un canal). Brouillards de l’Yonne, verglas de Saulieu, tornades provençales, casses moyenâgeux de la vallée du Rhône, jusqu’aux derniers virages de l’Esterel qui guettent le conducteur fatigué, nous avons vaincu ses obstacles tour à tour[67].

Le portrait de pays se conjugue ainsi au portrait de route : celle-ci est mise en lumière en tant qu’aspect morphologique du territoire représenté, mais constitue aussi un élément structurant le récit.

C’est également l’instrument du voyage qui permet de signifier la mobilité. L’automobile est mise à l’honneur dans le texte de Morand : « la voiture est là, basse, luisante, alourdie à l’arrière par le réservoir trop plein, quelques gouttelettes d’eau fraîche glissant sur le nickel du radiateur; le volant est un peu humide, le frein à main glacé[68] ». Plus loin, l’auteur raconte son ressenti à bord du véhicule :

Cinquante fois je me suis élancé sur cette voie battue de Lyon, les reins cassés par les petits ressorts des 5 CV, secoué dans les premières conduites intérieures, serres aux vitres tremblantes, heurté par les abeilles et les taons dans les antiques torpédos sans pare-brise, et chaque fois avec le même plaisir […][69]!

Image 7

Page intérieure de l’ouvrage La route de Paris à la Méditerranée, présenté par Paul Morand, Paris, Éditions Firmin-Didot, coll. « Images du monde », 1931.

Photographie de Germaine Krull (illustration 5). © Estate Germaine Krull, Museum Folkwang, Essen

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Outre la photographie présente sur la jaquette de couverture, une vue au moins est prise depuis l’automobile dont on perçoit le capot. Dans son ouvrage Voyages de photographes, Danièle Méaux analyse ce type de photographie, capturée depuis l’instrument du voyage, « qui associe la mobilité à la vision, emblématise le rapport au monde de l’opérateur itinérant[70] » :

Les images semblent réalisées en « caméra subjective », et le spectateur se trouve incité à se mettre à la place du praticien. L’insertion dans un Voyage de photographe d’un ou deux clichés de cette nature exerce une influence sur l’ensemble des clichés réunis; elle travaille, par contamination, à rappeler que toutes les vues ont été obtenues à l’aide d’un boîtier troué sur le monde; cette figure se combine avec d’autres paramètres pour signaler la subjectivité des images. Le visible semble dès lors renvoyer à une intériorité, qui perçoit le monde hors d’elle-même, et en elle-même. Le regard paraît indissociablement lié à un corps mobile et à une conscience[71].

Image 8

Page intérieure de l’ouvrage La route de Paris à la Méditerranée, présenté par Paul Morand, Paris, Éditions Firmin-Didot, coll. « Images du monde », 1931.

Photographie de Germaine Krull (illustration 71). © Estate Germaine Krull, Museum Folkwang, Essen

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Par le désaxement qu’elles engendrent, ces photographies prises du point de vue du passager du véhicule renforcent la sensation de rapidité et manifestent une fascination pour la vitesse[72]. Germaine Krull explique cet emballement pour une nouvelle forme de photographie plus libre et directe :

Philippe conduisait à toute allure la petite bagnole, et moi, assise, sur la capote ouverte, prenais des photos en roulant. Je pensais que c’était plus original! C’était une folie. Cela ne donnait pas une seule photo nette, elles étaient toutes inutilisables, mais nous le sentions comme cela, et voilà[73].

L’automobile semble ici devenir une boîte photographique ambulante : elle passe d’instrument de locomotion à instrument de vision, de « machine à se mouvoir » à « machine à voir ». Elle participe ainsi du dispositif optique au côté de l’appareil photographique de petit format.

Paul Morand partage cette fascination pour la vitesse de l’automobile[74] avec Germaine Krull et écrit : « grâce à [la traction mécanique], c’est le voyage et non plus l’amour qui est devenu la grande force excentrique des temps modernes[75] ». Bien qu’il qualifie les voyageurs de « niveleurs, casseurs de paysages, automates, coureurs insensibles, voleurs de temps[76] » et de brutes mathématiques[77], il s’émerveille de la réduction du temps de trajet permise par ce moyen de transport : « Hier, c’était un exploit que de déjeuner à Saulieu après avoir quitté Paris le matin même. […] [A]ujourd’hui, ce n’est plus qu’un trait d’union horizontal entre le Jura et le Morvan[78]. » À la fin du récit, il parle de l’accomplissement du « miracle de la route » : « Une même journée nous a vus à Paris et à Nice. Nous jouissons de ce nouveau et diabolique privilège d’ubiquité. Éblouis de soleil, écoeurés de tournants, retrouvant mal notre moi vacillant au sortir de cette léthargie, de cet état second qu’est la vitesse[79]. »

Morand décrit à plusieurs reprises les accélérations permises par l’automobile et la sensation grisante de la vitesse :

Dans les grandes lignes droites sans transversales […], notre pied s’alourdit sur l’accélérateur; nous glissons le long d’une pente, pressés de nous abattre sur les délices du Midi. Lancés sur cette artère, dont le sol […] disparaît partout sous le goudron bleu, nous sautons par‑dessus la France! […] nous échappons à Paris comme l’obus échappe au canon. Nous enlevons les villes comme des redoutes. Nous cédons au trompe-l’oeil des perspectives, à la fuite des parallèles[80].

Ainsi, les infrastructures routières comme les engins de transport ont une incidence sur la réalisation des images et du texte. Tout comme la photographie permet une Nouvelle Vision grâce aux récents appareils facilement transportables, le voyage — qui constitue aussi une grande nouveauté de cette époque moderne — profite des dernières innovations en matière de construction automobile pour offrir une nouvelle expérience du déplacement, de laquelle résulte un nouveau type de regard sur le monde. En ce sens, le voyage semble produire une culture visuelle propre que la photographie qui l’accompagne vient redoubler[81]. Marc Desportes parle à ce sujet de « paysages de la technique » : il qualifie par là non pas la manière dont les ouvrages et routes structurent les territoires, mais la vision dictée par ces infrastructures sur leur environnement :

Les aménagements techniques engagent de la part de leurs utilisateurs des attitudes, des comportements de nature à modifier la perception même du cadre spatial. C’est, en particulier, le cas des infrastructures de transport. Une technique de transport impose en effet au voyageur des façons de faire, de sentir, de se repérer. Chaque grande technique de transport modèle donc une approche originale de l’espace traversé[82].

Paul Morand décrit d’ailleurs ainsi la manière dont le type de véhicule détermine la vision offerte sur les paysages :

[…] je voudrais être passager et non conducteur; je me réjouis du moins de ne pas voyager dans une de ces abominables, familiales et imperméables conduites intérieures qui ne montrent le paysage que jusqu’aux genoux. Je veux renverser la tête, regarder de tous mes yeux, car je pénètre dans une région d’une inqualifiable beauté […][83].

Morand vante également l’intérêt de la voiture par rapport aux autres moyens de transport : « l’avion n’est qu’une trouée aérienne, entre deux aéroports, et le chemin de fer qu’un tunnel noir et bruyant entre les demi-teintes de l’Île-de-France et le soleil qui nous attend au-dessus de la mer antique[84] ». Le portrait de pays dépend donc de l’instrument de transport choisi : l’automobile permet d’adapter son rythme de voyage, de s’arrêter quand on le désire et d’accélérer au contraire lorsque le territoire n’en vaut pas la peine.

Pour l’écrivain Claude Roy également, l’avantage de l’automobile réside dans sa capacité à adapter son rythme. Il publie en 1963 Le bon usage du monde dans la collection « L’Atlas du voyage » des Éditions Rencontre[85]. À travers des anecdotes, citations et recommandations, le poète et journaliste parle de l’acte du voyage en général plutôt que de raconter les particularités d’une ville ou un pays. Il écrit : « L’art de voyager et l’automobile ont ceci de commun : la base de l’un et de l’autre, c’est le changement de vitesse […] il faut varier les rythmes. Il est une démarche pour chaque heure du jour, une allure pour chaque lieu[86]. » Le voyage moderne doit être « une heureuse et subtile combinaison de la lenteur et de la vitesse, de la flânerie et du survol[87] » : le temps gagné sert à pouvoir le perdre[88].

***

L’étude de La route de Paris à la Méditerranée permet de prendre conscience de l’incidence des techniques de médiation sur l’appréhension du territoire et la constitution des portraits de pays, que ce soit les infrastructures routières, l’instrument de transport ou la pratique photographique. Si l’itinéraire constitue une déclinaison particulière du portrait de pays, dont il détermine la nature, il est également important de considérer la place accordée à l’instrument du voyage. Claude Roy écrit ainsi :

[…] après l’exploration rapide d’un pays, nous souhaitons, s’il nous a séduit, le revoir. Le voyageur auquel l’avion a permis de sauter les transitions et les approches, d’escamoter le cheminement vers le but, parcourt en chemin de fer l’étendue d’une terre, dont quelques horizons vont lui donner un rendez-vous de prédilection. C’est là qu’il reviendra en automobile ou à bicyclette. C’est là qu’il mettra pied à terre […]. Les instruments de voyage sont déjà le voyage lui-même. Les trains ne nous font pas seulement voir du pays, ils sont déjà le pays lui-même[89].

L’ouvrage met en avant la faculté de l’automobile d’embrasser la diversité du pays en un laps de temps particulièrement réduit. Cette relation à la temporalité se retrouve au sein de l’objet livre lui-même en cela qu’il permet également de rendre compte des multiples richesses du pays. Claude Roy note à ce sujet que le changement de vitesse permis par l’automobile pour visiter le pays se répercute dans le compte rendu qui est fait du voyage :

Il en est des pays comme des livres. L’allure du lecteur n’est jamais uniforme. Il commence à parcourir un ouvrage pour savoir s’il va désirer y pénétrer. Si le livre l’a séduit, il va le lire en s’attardant sur les pages qui le touchent davantage, en survolant celles qui l’attirent moins, en sautant quelquefois les descriptions ou les digressions[90].

C’est à la mobilité et aux variations de vitesse qu’est due la richesse de ce portrait de la France de l’entre-deux-guerres. Morand souligne que « ce n’est pas faire injure à un pays que de le rayer d’un coup, en diagonale, ce n’est pas en méconnaître les beautés locales que de l’embrasser d’une seule étreinte, c’est au contraire le comprendre d’un regard, mieux goûter ses contrastes, lui restituer son unité[91] ». Ainsi, l’itinéraire, comme le livre, permet d’embrasser la diversité du pays; seule la route — comme la mise en pages du livre — « classe les paysages, au lieu de les bousculer; elle les démêle, puis les aligne[92] ».

À la suite de leur rencontre aux Éditions Firmin-Didot pour La route de Paris à la Méditerranée, Germaine Krull encourage Jacques Haumont à devenir éditeur indépendant en lui suggérant de publier des romans illustrés de photographies[93]. Simenon se joint à l’éditeur pour la création d’une nouvelle collection « Photo‑texte » et propose à Germaine Krull de mettre en images La folle d’Itteville qui paraît en 1931. Peu de temps après avoir effectué ce voyage dans le sud de la France, Germaine Krull part en direction des Pyrénées-Atlantiques en compagnie de l’éditeur. Ce nouveau périple donnera lieu à la publication d’un autre récit de voyage illustré : La route Paris‑Biarritz, préfacé par Claude Farrère et publié aux Éditions Jacques Haumont au sein de la collection « Voir » en 1931[94]. Le livre, qui est de facture plus modeste que La route de Paris à la Méditerranée, offre en revanche une meilleure homogénéité photographique dans la mesure où Germaine Krull réalise cette fois-ci la quasi-totalité des images. Si les deux ouvrages illustrent l’intérêt porté aux voyages et portraits de pays à cette période, ils témoignent également de l’extrême vivacité de l’édition photographique durant l’entre‑deux‑guerres[95].

Le fait que Germaine Krull et Jacques Haumont continuent à collaborer autour du thème de la route atteste l’importance du thème de la mobilité à cette période[96]. La route de Paris à la Méditerranée reflète les importants changements qui s’opèrent durant la période de l’entre‑deux-guerres. Morand parle de l’« atroce instabilité[97] » d’un pays en mouvement. La diversité du territoire apparaît comme le signe d’une mutation en cours : les paysages, comme les moyens de transport, évoluent de manière considérable et imposent des ruptures dans l’expérience du voyageur, le privant de ses repères habituels et l’obligeant à en trouver de nouveaux[98]. Les références spatiales sont rendues caduques par des conditions de transport inédites et doivent être renouvelées[99].

L’évolution de la technique photographique et de l’automobile participe alors pleinement de l’évolution du voyage et du regard. La voiture se joint à l’appareil photographique de petit format pour former un dispositif de prise de vue permettant d’obtenir des images dynamiques qui s’inscrivent dans le courant de la Nouvelle Vision. Durant cette période des années 1930 marquée par d’importants changements, quoi de mieux que l’itinéraire pour rendre compte du pays qui se transforme? La mobilité du déplacement en automobile et de la prise de vue renvoie directement à l’évolution du pays. Dans ce portrait de pays, fond et forme dialoguent ainsi en permanence.