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Les ouvrages consacrés à des territoires ‒ qu’il s’agisse de villes, de régions ou de nations ‒ sont des objets nécessairement chevillés à des enjeux politiques et économiques. Ces livres sont liés à une situation historique et sociale qui les conditionne, et sur laquelle ils rétroagissent de façon si infime que ce soit. Les avatars actuels du « genre[1] » méritent donc d’être considérés à l’aune des évolutions sociétales contemporaines. Certains de ces ouvrages s’attellent au questionnement des évolutions urbanistiques; ils illustrent moins les apparences des lieux à des fins d’incitation au tourisme[2] qu’ils ne les étudient avec minutie. Ce faisant, ils interrogent également l’aptitude du médium photographique à mener ce type d’investigation et s’avèrent à même de développer des perspectives critiques à l’égard des modalités d’aménagement du territoire.

En Europe, au cours du dernier demi-siècle, les paysages ont profondément changé, sous l’effet de transformations importantes des manières d’habiter; les villes ont connu une expansion ininterrompue pour s’étendre en archipel; de vastes zones ont été mitées de maisons individuelles et de gigantesques zones commerciales standardisées ont été construites un peu partout; les techniques d’exploitation agricole ont évolué et l’exode rural a dépeuplé les campagnes. Ces évolutions, d’une rapidité sans précédent[3], ont suscité des questionnements, comme en témoigne un certain nombre de publications dans les années 1980[4]. Parallèlement, les urbanistes et les architectes ont pris conscience de la relative insignifiance de leur action, face à l’impact puissant de fonctionnements économiques et politiques[5]. Ce malaise est peu ou prou à l’origine de la Mission photographique de la DATAR[6] qui a été lancée à partir de 1983.

Dans le même temps s’est développée une conscience accrue de la finitude des ressources de la planète[7] : la préoccupation écologique a progressé dans l’opinion publique. La notion de patrimoine a évolué, venant à inclure des constructions fonctionnelles et récentes ou à englober des biens « naturels », selon des mécanismes d’enrichissement de l’existant qu’ont récemment analysés Luc Boltanski et Arnaud Esquerre[8]. Des processus de labellisation, l’instauration de zones préservées — telles que les parcs naturels — se font aujourd’hui les outils de stratégies de conservation et de valorisation. Plus largement s’accroît l’attention portée au cadre de vie, que ce soit pour le bien-être des habitants ou le développement de l’attractivité des sites.

Ces phénomènes ne pouvaient manquer d’infléchir les modalités de représentation des territoires (qui sont nécessairement impliquées dans de telles évolutions) et la photographie — qui, depuis ses débuts, innerve de manière intensive l’ensemble des manifestations sociales — fut tout particulièrement concernée. Le médium connut en outre, à partir des années 1980, une consécration dans le champ de l’art : les photographes accédèrent à une reconnaissance dans le monde du musée et des galeries; les livres de photographies se firent plus nombreux. Dans un tel contexte, sous l’influence du courant américain des New Topographics et de l’École de Düsseldorf, s’affirme une propension à la représentation neutre et distanciée du territoire. La Mission photographique de la DATAR (1983-1988) emblématise la confluence d’une montée en puissance des préoccupations paysagères et de l’évolution du statut de la photographie. Elle a travaillé à la préconisation de l’application d’une photographie conçue comme artistique à une auscultation de type géographique ou, pour le dire autrement, du choix du paysage comme motif privilégié de la « photographie contemporaine » — au sens où, selon Nathalie Heinich, l’épithète « contemporain » ne caractérise pas une situation chronologique, mais l’adéquation à un certain nombre de prérequis[9]. Dans les années qui suivent la Mission de la DATAR, des politiques relativement nombreuses de commandes territoriales ‒ sises entre nécessité de promotion des sites et volonté de compréhension des phénomènes[10] ‒ viennent optimiser cette rencontre[11].

Des paysages ordinaires, soumis à une approche défamiliarisante, se trouvent reconsidérés — les photographies se révélant aptes à provoquer une sorte d’« estrangement[12] ». Les praticiens tendent à s’effacer afin de favoriser une approche renouvelée d’espaces où les figures s’absentent : la manière dont les hommes ont investi les lieux est ainsi proposée au décryptage. Cependant, la volonté affichée d’auscultation des sites devient souvent prétexte au déploiement d’une forme ‒ au sens où, comme l’a développé Olivier Lugon[13], les partis pris d’un Walker Evans étaient bien plus affaire de style que d’efficacité documentaire. Allan Sekula a explicité la façon dont un formalisme hérité de la modernité pouvait venir édulcorer la portée politique (ou simplement cognitive) de certaines réalisations photographiques[14].

Face à cela, au tournant des xxe et xxie siècles, s’affirment de nouvelles démarches qui s’attachent moins à la forme qu’à un véritable travail d’enquête, impliquant la photographie au côté d’autres ingrédients en un processus global[15]. Le livre incluant des photographies et des textes peut, en particulier, se faire maillon privilégié d’un tel type d’entreprise — qui ne consiste plus à représenter une réalité préalablement donnée, mais à faire émerger un contenu documentaire par le biais d’une expérience, au sens où l’entend John Dewey[16]. Le protocole adopté et le dispositif de monstration retenu ont leur importance. Le photographe se rapproche dès lors du chercheur, sa préoccupation étant d’éprouver le réel (autrement dit de le « mettre à l’épreuve ») à nouveaux frais. Si l’oeuvre possède une dimension pragmatique marquée, cette dernière a pour effet secondaire un certain renouvellement des productions, puisque les photographes ont tendance à se saisir de conduites extérieures au champ de l’art (tout en les infléchissant). L’essentiel ne tient en tout cas pas dans un résultat, mais dans une démarche heuristique qui constitue le mouvement même du travail. C’est à caractériser cette tendance que je m’attacherai ici ‒ au travers d’un exemple précis, l’ouvrage de Gabriele Basilico et Stefano Boeri, Italy. Cross Sections of a Country[17].

La conjugaison des compétences

Le projet Sezioni del paesaggio italiano est amorcé par une commande pour le pavillon italien de la Biennale d’architecture de Venise en 1996[18]. Ce dernier doit accueillir une exposition de projets à l’échelle 1, selon des mises en scène pensées par de jeunes architectes. Dans ce cadre, demande est faite à Gabriele Basilico de montrer le contexte de ces réalisations architecturales[19] — la photographie semblant garantir une relative objectivité et permettre ainsi de ne pas prendre parti au sein des controverses qui animent alors les spécialistes de l’architecture[20]. Peu enthousiasmé par cette perspective, le photographe souhaite exploiter davantage les ressources du médium pour explorer le tissu urbain. Il désire également travailler en collaboration avec l’architecte Stefano Boeri. Enseignant à l’Université de Gênes et de Milan, ce dernier s’intéresse aux « dust-cloud urban landscapes » qui entourent la plupart des villes européennes; il a conduit plusieurs projets architecturaux le long de la côte italienne et oeuvré au réaménagement de friches industrielles. Les deux hommes s’orientent vers l’exploration de zones situées autour de routes joignant les banlieues de grandes villes à des villes moyennes proches.

Après consultation d’urbanistes et de spécialistes de l’aménagement, six trajets sont choisis — de Milan à Côme, de Venise-Mestre à Trévise, de Rimini-Riccione à Montefeltro, de Florence à Pistoia, de Naples à Caserte, puis (entre les deux mers Tyrrhénienne et Ionienne) de Gioia Tauro à Siderno —, correspondant à autant de coupes pratiquées dans le territoire selon des sections de 50 km sur 12 km. Ces portions sont, à certains égards, comparables puisqu’il s’agit toujours de zones suburbaines, traversées par un axe de circulation important. Mais les choix effectués permettent également d’observer des différences régionales liées à la culture, à la géographie, à la latitude ou encore au développement économique du territoire.

Figure 1

Gabriele Basilico et Stefano Boeri, Italy. Cross Sections of a Country, Zurich, Berlin et New York, Scalo, 1998, non paginé.

Avec l’aimable autorisation du Studio Gabriele Basilico

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À la Biennale d’architecture de Venise, l’oeuvre est présentée sous forme d’installation[21]. Au sol figure une représentation satellitaire de l’Italie, sur laquelle sont posés de grands volumes parallélépipédiques en plexiglass transparent, au sommet desquels se trouve reprise l’image des sections soumises à l’investigation; ces dernières sont ainsi physiquement portées au regard des visiteurs. Symboliquement, les parallélépipèdes translucides s’offrent comme des présentoirs, des appareils permettant une observation rapprochée. Les vues en noir et blanc, de format moyen, réalisées par Gabriele Basilico sont, quant à elles, accrochées au mur. Au sein de ce dispositif, le visiteur se déplace, libre d’aller et venir comme d’instaurer des relations.

Figure 2

Gabriele Basilico et Stefano Boeri, Italy. Cross Sections of a Country, Zurich, Berlin et New York, Scalo, 1998, non paginé.

Avec l’aimable autorisation du Studio Gabriele Basilico

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La méthode d’échantillonnage retenue par Gabriele Basilico et Stefano Boeri entend renouveler l’appréhension des territoires suburbains, face aux lectures insatisfaisantes apportées par des instruments plus traditionnels : cartes, schémas, statistiques, vues zénithales, descriptions verbales… Les images satellitaires ne livrent que des nébuleuses de taches sans frontières définies; les cartes topographiques, qui tendent à associer aires urbaines et densité, sont incapables de rendre compte des nouvelles organisations du territoire, telles qu’elles se présentent en Italie ou ailleurs en Europe. Aujourd’hui, les modes de vie citadins se sont en effet exportés dans les zones périurbaines[22] ‒ la contiguïté tendant à devenir moins importante que la connectivité (matérielle ou virtuelle). Les rapports anciens entre centre et périphérie s’en trouvent bouleversés : des fonctions centrales sont exercées à l’extérieur des villes, tandis que des zones creuses se développent en leur coeur. Les phénomènes d’expansion, leurs rythmes et leurs modalités, requièrent maintenant davantage l’attention que les structures physiques ou leurs emplacements. L’objectif des deux hommes est donc d’appréhender par le recours à des pratiques hétérodoxes (patient arpentage sur le terrain, prises de vue, installation, livre…) des phénomènes qui semblent résister aux modes traditionnels d’étude et de symbolisation.

L’usage du terme de « section » traduit l’idée d’une coupe arbitraire pratiquée à des fins scientifiques. Les échantillons choisis sont censés être représentatifs; obéissant à un principe de carottage du territoire, ils doivent permettre de remonter par induction à des réalités plus amples ou générales. La démarche incluant consultation d’experts, choix des sections, parcours et prises de vue constitue un processus d’enquête, susceptible de venir alimenter ou compléter les travaux scientifiques existant déjà sur le sujet. L’agencement — pratiqué dans l’installation ou dans le livre — contribue encore à l’investigation de ces espaces complexes puisqu’au sein de ces dispositifs (comme au sein des images), des relations dialectiques s’instaurent entre les constructions ‒ la perception d’un espace s’élaborant toujours à partir de la mise en relation de différents plans ou objets.

Les sections ayant été délimitées, il s’agit pour le photographe de travailler à la compréhension de l’évolution de ces territoires, de détecter des phénomènes qui ne sont pas lisibles d’emblée. Se trouve ainsi menée une investigation qui implique la culture du praticien, comme sa longue expérience physique et sensible de la prise de vue. La familiarisation avec le lieu se fait dans la durée, au travers d’un lent processus d’imprégnation. Gabriele Basilico parcourt d’abord les lieux en voiture, en raison de l’échelle des territoires à explorer, afin de mémoriser un certain nombre d’informations; ensuite il se déplace à pied; c’est seulement après qu’interviennent les prises de vue.

À l’intérieur de chacune des zones retenues, toute liberté est laissée au photographe de choisir ses points de vue[23]; Stefano Boeri ne s’est jamais rendu sur place. C’est encore Gabriele Basilico qui a sélectionné les images. Il n’en reste pas moins que le projet a été pensé — et signé — à deux. La proximité intellectuelle entre les deux hommes, qui se connaissent depuis longtemps, est indéniable. En outre, Gabriele Basilico a lui-même reçu une formation en architecture : à lui seul, il mobilise donc les composants de cultures différentes. L’enquête tend ainsi d’emblée à la pluridisciplinarité, associant — à plus d’un titre — compétences de photographe et compétences d’architecte. Elle émane en tout cas d’une réflexion croisée, de transferts de points de vue et de partage d’informations, qui sont nécessaires pour aborder des phénomènes en eux-mêmes complexes[24].

Les interférences du texte et des photographies

L’ouvrage Italy. Cross Sections of a Country est, comme il se doit, de format paysage. Il s’ouvre sur une vue en couleur de la botte italienne, sur laquelle sont mentionnés les six parcours retenus. Vient ensuite le sommaire qui est suivi d’un cliché de l’installation, telle qu’elle a été présentée au sein du pavillon italien de la Biennale de Venise en 1996. Les 15 pages suivantes contiennent un texte théorique, très dense, de Stefano Boeri. Puis s’enchaînent six blocs de photographies correspondant aux six sections choisies : chacun d’entre eux est annoncé par une image satellitaire de la découpe concernée, à laquelle succèdent des vues prises en son sein (leur nombre allant de 16 à 20). Il s’agit toujours de plans d’ensemble, en noir et blanc, dont la définition précise et le contraste assoient la vigueur graphique. L’espace urbain y est tramé de lignes verticales et de perspectives puissantes, ponctué de masses qui s’opposent et se répondent. Les images sont présentées en pleine page, sans marge, se jouxtant abruptement à la pliure du livre de façon à créer des effets de poursuite et de rupture, à engendrer des rimes et des rythmes diversifiés. Des rencontres et des conflits sont ainsi créés, à la manière dont le préconisait Eisenstein dans sa théorie du « montage productif ». La puissance cinétique de ces agencements est renforcée par l’omniprésence du réseau routier — qui, par ses configurations aussi bien que par ses fonctionnalités, travaille à la sensation de la mobilité. Le livre se clôt sur une postface de Mario Folin, directeur de la section italienne de la Biennale; ce texte, comme la vue de l’installation proposée au début de l’ouvrage, rattache explicitement celui-ci à l’événement que constitue la Biennale et tend donc à ancrer les prises de vue dans un questionnement concernant l’aménagement et l’architecture.

Figure 3 a et b

Avec l’aimable autorisation du Studio Gabriele Basilico
Avec l’aimable autorisation du Studio Gabriele Basilico

Gabriele Basilico et Stefano Boeri, Italy. Cross Sections of a Country, Zurich, Berlin et New York, Scalo, 1998, non paginé.

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L’écrit de Stefano Boeri — « The Italian Landscape: Towards an ‟Eclectic Atlas” » — ne manifeste aucune ambition littéraire, au sens communément attribué à cette épithète. Il n’apporte pas au travail photographique la caution des « Belles Lettres », pour le tirer vers le champ de la « poésie » ou de « l’expression personnelle ». Il ne s’agit pas pour Stefano Boeri de parrainer le livre de l’extérieur, mais bien d’y prendre part. Le texte dénotatif, informatif, mobilise les savoirs de l’architecte et de l’urbaniste pour traiter tout à la fois des modalités d’aménagement des zones suburbaines en Italie, de la procédure adoptée pour la réalisation du travail mené en commun et des photographies réalisées par Gabriele Basilico. Cet écrit ne constitue pas un discours auxiliaire, établi dans une « zone de transaction », au « seuil[25] » de l’opus : il en fait véritablement partie. À cet égard, il n’est pas indifférent que le livre soit cosigné par Gabriele Basilico et Stefano Boeri (selon un ordre alphabétique).

Dans son texte, l’architecte explique la démarche adoptée. Cette dernière se trouve suggérée par les dispositifs de l’installation et du livre, mais les propos de Stefano Boeri contribuent indubitablement à son intellection. Ils mettent le protocole suivi à l’honneur, insistant sur la manière dont il a préexisté au travail de prises de vue. La procédure n’est pas préambule, mais ossature d’une oeuvre qui tient de l’expérience, incluant réflexion, concertation, documentation, échantillonnage, parcours, prise de vue et mise en livre. Le texte de Stefano Boeri insiste sur le protocole mis en place, qui situe d’emblée le travail dans une visée d’investigation des évolutions urbanistiques. Il ne s’agit pas seulement de mener une enquête, mais de la dire; la réflexion épistémologique se trouve ainsi incluse dans une oeuvre qui tend à asseoir la capacité heuristique de la photographie. La convergence de la pratique de la prise de vue et de la recherche s’affirme au travers du modèle de l’enquête et cette réflexion traverse toute l’oeuvre, dont elle est un des enjeux. Le questionnement de la justesse de la démarche hante l’ensemble du travail, à l’instar de ce qui se passe dans une enquête policière ou scientifique, même si certaines formes de subjectivité ou de sérendipité sont assumées. L’art retrouve explicitement une forme de « transitivité[26] », tandis que l’autorité de la parole du chercheur se trouve redistribuée[27]. La possibilité de nouvelles formes d’enquête est pointée, sur fond de faillibilité ou d’insuffisance des discours habituels de savoir. Il n’est plus véritablement de position de surplomb, puisque, davantage que d’aboutir à des résultats, il s’agit de faire l’expérience d’un chemin de connaissance[28], de constater la façon dont une pratique photographique peut renouveler les mécanismes de l’enquête, le réel étant mis à l’épreuve (au double sens du terme) de façon inédite. Le travail propose ainsi une réflexion critique sur les modes d’accès au savoir. Il se présente comme une forme médiane ou interstitielle, entre art et recherche, à même d’interroger à parts égales les deux champs.

Stefano Boeri analyse aussi, dans son texte, les modalités d’aménagement des aires périurbaines. Ces zones ne possèdent pas la densité des centres-villes traditionnels, l’emplacement des constructions y étant déterminé par l’accessibilité des sites, dans un contexte de mobilité accrue des personnes. À cette dispersion relative se conjugue l’existence de voisinages inattendus, de juxtapositions improbables, puisque les implantations se font au gré des rapports de pouvoir et des opportunités d’investissement. L’anarchie des aménagements reflète l’absence de régulation politique et l’individualisme des modes de vie. La poussée simultanée de différents secteurs amène la cohabitation d’activités très diverses dans un même périmètre. Stefano Boeri convainc son lecteur du fait que ce type d’expansion — observable dans de nombreuses régions italiennes, mais aussi dans toute l’Europe — mérite l’étude. Or, selon John Dewey, constater qu’une situation exige une enquête constitue le point de départ de l’enquête[29].

Sans commenter véritablement les photographies de Gabriele Basilico, l’architecte esquisse des pistes qui pourraient permettre de les appréhender :

Paradoxically, it is predominantly the dimension and nature of the zones devoid of buildings that allow us to distinguish the landscapes that appear along the six large axes explored by Basilico. We can tell where the photograph was taken not so much by the typology and density of the buildings, or by their context, as by the type of « void » which separates them: whether we are dealing with a corridor in the self‑contained city, with large, enclosed « voids » in the industrial periphery, with « rooms » of the agricultural territory enclosed within the extension of the city, or with small interstices in combined residential-industrial areas of the metropolitan « province »[30].

Ainsi, un repérage et une typologie des vides, tels que les photographies les font apparaître, pourraient constituer une clef de lecture des images et des sites. Le spectateur est incité à scruter les poches vacantes, à ausculter leur rythme, leur forme et leur taille, en vue d’une qualification et d’une compréhension des espaces représentés. La photographie, qui enregistre à parts égales vides et pleins pris dans le tissu du visible, pourrait ainsi être le relais fécond d’une étude qui remonterait par induction à des caractérisations plus générales.

Figure 4

Gabriele Basilico et Stefano Boeri, Italy. Cross Sections of a Country, Zurich, Berlin et New York, Scalo, 1998, non paginé.

Avec l’aimable autorisation du Studio Gabriele Basilico

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Au sein de l’ouvrage, le texte et les photographies se complètent et se contaminent mutuellement en vue d’une analyse des organisations périurbanistiques. La présence des images satellitaires participe d’un dispositif global, qui prend la réalité pour ligne de mire. Si rebonds et ricochets opèrent entre l’écrit et les vues, c’est bien pour explorer, par réfractions successives, l’aménagement des territoires. La machinerie mise en place se veut performante : il s’agit de dépasser ce que les mots et les images sont capables de faire isolément, de dépasser aussi ce que les artistes ou les chercheurs peuvent faire chacun de leur côté, pour aller vers une saisie différente des phénomènes, qui échappe à la césure habituellement pratiquée entre dimension esthétique et dimension noétique.

Un travail d’investigation

Stefano Boeri écrit que son ami « is travelling like a probe[31] ». En 1997, il titre un article consacré au travail de ce dernier « I detective dello spazio[32] ». De telles formules signent un attachement à la démarche de l’enquête — incluant réflexion, choix d’un échantillonnage, parcours répétés, prises de vue, puis assemblage au sein d’une installation ou d’un livre — afin d’interroger les logiques de diffusion multidirectionnelle et discontinue de la ville contemporaine. L’imaginaire de l’enquêteur, du chercheur, se trouve convoqué. Le photographe acquiert un nouveau statut, face à une réalité[33] qu’il s’agit de connaître par des moyens spécifiques, loin de toute posture de surplomb ou d’autorité.

Au fil d’une exploration physique, la ville est appréhendée comme un organisme doué d’une vie propre, soumis à des évolutions complexes, conditionnées par des paramètres multiples rétroagissant les uns sur les autres, de sorte que les transformations ne peuvent être facilement prévues, ni contrôlées. Selon Jean-Marc Besse, le paysage constitue « une totalité dynamique, évolutive, traversée par des flux qui sont de nature, d’intensité et de direction très variables […][34] ». La multiplicité des acteurs impliqués dans ce processus est d’autant plus patente que le territoire pris en considération est urbain ou périurbain.

Gabriele Basilico ne travaille pas seul, mais avec un assistant. Ses photographies sont faites à hauteur humaine, loin de la vision aérienne traditionnellement utilisée en géographie (qui peut être assimilée à une position de pouvoir et livre peu de choses des modalités mêmes de l’aménagement). Depuis ses débuts, le photographe italien porte une attention privilégiée à la syntaxe de la ville : les bâtiments ne sont jamais montrés isolément, mais au sein de plans d’ensemble et pris dans le tissu urbain[35]. Si les premiers travaux du photographe à Milan sont réalisés au 24 X 36[36], il se convertit à l’usage de la chambre lors de sa participation à la Mission de la DATAR[37]. Il travaille alors sur le littoral qui relie la frontière nord de la Belgique au Mont‑Saint-Michel. La chambre lui permet de ralentir sa vision; elle autorise une relation physique au paysage qui ne passe plus par l’intermédiaire constant du cadre[38]. Avec la raréfaction des prises de vue, l’expérience des sites se fait plus corporelle et intime; les photographies sont plus concertées, participant d’une démarche réfléchie et cohérente.

Chacune des six sections est établie autour d’un axe routier, mais Gabriele Basilico quitte cette voie pour s’intéresser à la manière dont elle a modifié (et modifie encore) la trame urbaine environnante, conditionnant les flux et les implantations. Les routes se présentent de fait comme de véritables « attracteurs linéaires[39] ». Très loin de l’oeuvre d’Edward Ruscha, Every Building on the Sunset Strip (1966), qui s’en tient à une observation méthodique le long d’un axe de circulation, Gabriele Basilico se livre à une véritable investigation urbanistique : il explore le fouillis et le désordre des sites, au fil de longs déplacements, sans recours à des tracés systématiques : place est laissée à l’imprégnation et aux impulsions du moment; l’enquête ne reproduit pas des procédures rationalisées utilisées dans le champ des sciences humaines, mais vise à dialoguer avec elles, à les compléter. Gabriele Basilico confie qu’une interaction, un échange s’établit entre les lieux et lui; il parle même à cet égard d’une forme de « métabolisation[40] ».

Toute image saisie par un opérateur mobile pose implicitement la question de la position et de la distance que ce dernier a adoptées par rapport à son sujet. Des préoccupations comparables travaillent peu ou prou le chercheur : quel recul prendre pour étudier au mieux un phénomène? Sous quel angle l’appréhender? Prise dans une constante tension entre mobilité et élection d’un point de vue, la photographie rend ce type d’interrogation sensible.

Les photographies proposées dans Italy. Cross Sections of a Country sont très nettes du premier plan à l’arrière-plan et réunissent une densité importante d’éléments. Elles permettent d’observer des cohabitations surprenantes : des maisons individuelles soignées voisinent des terrains vagues ou des centres commerciaux, des usines jouxtent de petits immeubles, des jardinets rencontrent des enseignes kitch. Ces implantations hétéroclites renvoient à des activités très diverses, qui se sont développées indépendamment les unes des autres : logement familial, petit commerce, grande distribution, production industrielle, administration… Les effets de rupture et d’incohérence témoignent de l’absence de régulation politique. Le désordre est déjà là, l’image ne fait que le consigner; cependant, la photographie excelle à rendre sensibles les coprésences; devant la réalité, le regard nu focalise successivement sur tel ou tel aspect des apparences; il ne peut, pour des raisons physiologiques, les embrasser tous à la fois. La photographie met à plat, dans un même cadre, les éléments coexistant et, de ce fait, introduit à une perception accusée des hétérogénéités et des césures. Elle rend ainsi sensible le morcellement d’une société où le collectif est peu pris en compte. Les vues rassemblent d’innombrables grumeaux[41], établis en lien avec la proximité de la route et correspondant à autant de sous‑systèmes décisionnels : la « compétition horizontale où chacun joue avec ses raisons, ses idiosyncrasies et ses rêves de privatisation du territoire[42] » se trouve ainsi donnée à voir. Frappe également l’espacement qui existe entre les choses. Parfois serrés, les bâtiments peuvent être relativement dispersés et troués d’espaces vacants[43].

Rudolf Arnheim a souligné combien la dimension perceptuelle était nécessaire à la pensée et a stigmatisé le « sous-emploi généralisé des sens[44] », alors que, selon lui, les opérations cognitives s’ancrent de façon intime dans la vision ‒ cette dernière se présentant comme un exercice éminemment actif et complexe, et non comme un simple enregistrement de stimuli : « La sensibilité sensorielle peut […] être qualifiée d’intelligente[45] »; « [l] a formation des concepts [commence] avec la perception de la forme[46] », note-t-il. Des images, renouvelant le regard, travaillent ainsi à une reconsidération des phénomènes. Les plans d’ensemble apprennent par exemple à considérer davantage les bâtiments en relation les uns avec les autres, à percevoir leurs ressemblances ou leurs différences, à déceler des rythmes ou des proportions. Les photographies participent donc à une compréhension de la complexité des phénomènes, quand le langage peut avoir tendance, pour Rudolf Arnheim, à « démanteler la simultanéité de la structure spatiale[47] ». Il n’est d’ailleurs pas indifférent que le théoricien considère que « [l] es voies et les finalités de l’art sont […] très voisines de celles de la science […][48] », puisque cette dernière, « comme l’art, n’existe qu’à condition d’embrasser l’échelle complète qui va de la perception directe, empirique, aux constructions élaborées et d’entretenir un échange permanent entre ces deux pôles[49] ».

Dans les vues de Gabriele Basilico, les enseignes les plus diverses maculent l’espace qu’elles dynamisent de leur graphisme tapageur : une fois photographiés, les choses et les signes n’occupent-ils pas la surface de représentation avec la même force? L’asphalte est, quant à lui, omniprésent. Les chaussées et les routes se poursuivent et se répondent, s’enchaînent parfois en des courbes incompréhensibles, de sorte que les repères manquent. L’agencement des vues sur les doubles pages du livre autorise à certains endroits la rencontre de lignes divergentes, ailleurs le croisement d’axes obliques ou orthogonaux; ces agencements dynamiques engendrent une forme de vertige qui rappelle la désorientation du conducteur dans ces espaces de périphérie urbaine[50].

Si les agencements de constructions sont toujours différents, ils reposent dans le même temps sur un vocabulaire limité d’éléments qui font retour : maison individuelle, alignement pavillonnaire, immeuble de taille moyenne, entrepôt, centre commercial, ensemble de bureaux sont les composants d’une grammaire pauvre. Si quelques variations, telles que la couleur des habitations ou l’entretien des bâtiments, peuvent renvoyer à une appartenance régionale, certaines règles d’implantation ou le recours aux mêmes techniques et matériaux de construction reviennent un peu partout. Selon un jeu subtil des similitudes et des différences, les images traduisent, comme l’écrit Stefano Boeri dans L’antiville :

[u] n « bourdonnement » de constructions improvisées, de brusques soustractions d’espace, de nouvelles expansions, d’abandons temporaires, d’infrastructures incomplètes et de clôtures rigides, qui n’ont comme dénominateur commun qu’une recherche fébrile d’identité de la part de qui les réalise et les habite[51].

L’oeuvre de Gabriele Basilico et Stefano Boeri se présente comme une alternative aux chemins plus traditionnellement adoptés en urbanisme ou en géographie, afin d’aborder certains mécanismes d’aménagement contemporains. Il s’agit, selon les termes de Stefano Boeri, d’une « tentative pour explorer le paysage, dans le but de tester, de manière rigoureuse, une vision latérale et […] partielle des phénomènes sur le terrain[52] ». La dimension épistémologique du travail est donc affichée : à l’expérience se voit assignée une valeur paradigmatique.

Le livre réalisé se démarque des formes ordinaires du genre du « portrait de pays[53] », dans la mesure où il se présente aux confins de la production artistique et de la recherche en sciences sociales. Il tire le projet photographique vers la transitivité de l’enquête urbanistique, quand la réflexion en ce domaine se trouve nourrie des apports d’une expérience sensible qui permet de fonder et de complexifier certaines considérations. Au sein du travail, le photographe apporte ce qu’on pourrait appeler un savoir corporel et visuel de l’espace; mais les prises de vue ne peuvent être isolées, elles s’intègrent à une démarche globale où les compétences en matière d’architecture ont leur importance. Une telle entreprise se situe donc entre réorientation résolue de l’art vers l’expérience du monde et enrichissement, diversification ouverte des outils qui sont habituellement à la disposition du chercheur; à la frange de domaines traditionnellement distingués entre lesquels un dialogue est désormais établi, elle tire sa légitimité de son articulation à un objet réel, comme de sa capacité à faire entrer le lecteur/spectateur de plain-pied dans le dynamisme même d’une enquête afin de comprendre la réalité d’un territoire.