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Ce livre, publié chez Frank & Timme[1] dans la collection consacrée aux recherches en linguistique et en langues de spécialité, est issu de la thèse soutenue par l’auteur en 2013 à l’Université de Vienne. Georg Löckinger fonde sa recherche sur sa propre expérience de traducteur/terminologue et de concepteur d’outils électroniques pour la traduction. C’est dans ce champ qu’il occupe un poste de professeur à l’Université des sciences appliquées de la Haute-Autriche. Il participe également à la définition ou à la révision des normes de terminologie autrichiennes et internationales (ÖNORM A 2704 : 2015, ISO 12616, ISO 17100 : 2015).

Partant de l’observation généralisée de l’inadéquation entre les besoins du traducteur spécialisé et les ressources à sa disposition, il identifie les propriétés que doivent présenter de tels ouvrages de référence et conçoit un modèle dictionnairique qui réunirait les propriétés recherchées. Il reconnaît non sans humour la difficulté de la tâche : « Dieu seul pourrait dicter un dictionnaire parfait… » (Boiste, 1823 ; xvi). Le deuxième objectif de la recherche est la vérification empirique de l’utilité de l’outil développé auprès de traducteurs professionnels dans une situation réelle de travail.

Cet ouvrage est important à plusieurs titres. Comme il est de mise dans tout travail universitaire, l’auteur fait auparavant une recension des écrits sur les besoins des traducteurs et l’analyse des dictionnaires à leur disposition (chapitre 2). Même s’il remarque que la terminologie est une discipline récente (elle explose dans les années 1990), il renvoie à des travaux pionniers datant des débuts de la traduction professionnelle qui posent les questions d’aujourd’hui quant aux dictionnaires comme outils de traduction. Ainsi, les articles « Wörterbücher der Zukunft » [Les dictionnaires du futur] (Tiktin 1910) ; « Translator’s Dictionary. A Twentieth Century German-English Dictionary » (Lissange 1949) ; « Alphabetisches oder begrifflich gegliedertes Wörterbuch ? » [Dictionnaire alphabétique ou notionnel ?] (Baldinger 1960), sans omettre l’article de Wüster (1974) annonciateur des tendances à venir : « Die Allgemeine Terminologielehre – ein Grenzgebiet zwischen Sprachwissenschaft, Logik, Ontologie, Informatik und den Sachwissenschaft » [Une terminologie au carrefour de la linguistique, de la logique, de l’ontologie, de l’informatique et de la connaissance spécialisée]. Cette section répond aux questions posées dès les années 1980, au moment où s’opérait dans le contexte allemand le passage de la lexicographie bilingue pour apprenants de la langue seconde à la terminologie à l’usage des traducteurs professionnels.

Dans cet impressionnant tour d’horizon de la littérature, la place d’honneur revient à la recherche terminologique du monde germanique, représentée par l’approche conceptuelle et les héritiers du Cercle de Vienne et de Wüster (à tout seigneur tout honneur) et par les approches d’une terminologie concernant directement la traductologie : Budin, Bühler, Gerzymisch-Arbogast, Snell-Hornby, pour n’en citer que quelques-uns. La recension de Löckinger fait état de la variété des aspects sous lesquels est abordée la terminologie : la phraséologie, la lexicographie, la syntaxe, la représentation des connaissances, la linguistique de corpus, les nouvelles technologies, etc.[2] Sans omettre certains auteurs de langue française, espagnole ou russe, l’auteur émaille sa recension des noms d’auteurs provenant principalement du monde anglo-saxon. De fait, un des objectifs du présent compte rendu est de renvoyer le lecteur de Meta à certaines des sources fondamentales de la terminologie allemande que cite Georg Löckinger.

Dans la partie analytique de l’ouvrage, Löckinger présente des extraits des dictionnaires spécialisés multilingues actuellement en usage auprès des traducteurs et évalue leur degré de conformité au regard des exigences définies : le dictionnaire de la mécanique automobile (Schmitt 1992), le dictionnaire de la distribution (Dancette et Réthoré 2000), le dictionnaire du droit des contrats (Bullo et al. 2003), le dictionnaire de la foresterie (Vehmas-Letho et al. 2008), le dictionnaire du droit (Wiesmann 2004), celui de la mondialisation du travail (Dancette 2013).

Le travail de recension et d’analyse des travaux terminologiques dans l’optique de la traduction a donné lieu à une impressionnante bibliographie de 35 pages, qui en elle-même présente un grand intérêt pour les chercheurs.

De ce vaste tour d’horizon se dégagent les exigences auxquelles devront répondre les ouvrages de terminologie (chapitre 3). Il en découle la définition de 15 postulats sous-jacents à la conception et à la production d’ouvrages terminologiques orientés vers la traduction professionnelle (chapitre 4). Tout traducteur aura compris qu’il s’agit de dépasser autant les niveaux de la désignation et de l’équivalence linguistique que les outils d’alignement de textes parallèles ou les recherches tous azimuts d’information contextuelle sur Internet.

Les 15 postulats en réponse aux exigences quant au dictionnaire idéal se situent sur trois plans : la méthodologie suivie par les rédacteurs du dictionnaire ; le contenu des articles ; la présentation des concepts et l’explicitation des liens entre concepts voisins. Au premier plan, le postulat 1 concerne la systématicité du travail terminologique de compilation et de traitement des données. Le domaine ou sous-domaine doit être précisément délimité et complètement traité. Le postulat 2 vise l’explicitation de la méthodologie (méta-information) suivie : public visé, mode de compilation, provenance des sources et des corpus exploités. Au deuxième plan, les postulats énoncent les exigences quant au contenu du dictionnaire. Il doit présenter les éléments suivants : les termes (dénominations, variantes d’usage et équivalents) dans au moins deux langues (postulat 3) ; l’information linguistique (catégorie grammaticale des termes) (postulat 4) ; une définition et un contexte d’utilisation (postulats 5 et 6) ; l’information de nature encyclopédique relative au domaine (postulat 7) ; les éléments d’information non linguistique (graphique ou multimédia) (postulat 8) ; enfin les remarques sur le sens et l’emploi des termes (postulat 9). Sur le plan des liens entre concepts, les postulats expriment l’obligation du format électronique pour permettre la navigabilité et l’affichage des termes par ordre alphabétique et/ou selon une organisation conceptuelle. Le postulat 12 énonce que l’outil terminologique à l’usage du traducteur doit expliciter les relations de sens entre les concepts. (On suppose que l’explicitation des relations peut se faire par arbres de domaine ou présentation de mode ontologique.) Selon le postulat 13, l’ouvrage doit donner directement accès aux documents sources d’où est tirée l’information. Le postulat 14 concerne l’exigence d’une fonctionnalité permettant à l’utilisateur de modifier un article ou d’ajouter du contenu. Enfin, le postulat 15 concerne la construction d’une interface unique où tous les hyperliens seraient internes, y compris les documents donnés en référence.

Nous conviendrons que ces postulats ne sont pas sur le même pied. Leur importance dépend de la nature du domaine et des besoins des utilisateurs. Par exemple, l’inclusion d’information multimédia peut paraître secondaire dans le domaine du droit ou de la philosophie. En revanche, si la qualité informative des entrées et la pertinence des termes ne constituent pas en soi un postulat, l’auteur en traite parmi les exigences que doit satisfaire un ouvrage dictionnairique. Dans un article exposant sa méthode (Löckinger 2011), il indique que le postulat 1, travail terminologique systématique, revient à appliquer les principes et méthodes définis dans la norme ISO 1087-1 (2000).

Les chapitres suivants du livre portent sur l’expérimentation proprement dite. Comme les études empiriques sur l’utilisation des outils terminologiques sont rares tant en traductologie qu’en terminologie, il est intéressant de résumer dans ses grandes lignes le protocole expérimental conçu par l’auteur. Il pourrait susciter d’autres études empiriques sur l’utilité des ouvrages de référence pour traducteurs. La rigueur du travail rend possible en effet la reproductibilité de l’expérience. Löckinger présente son modèle de dictionnaire orienté vers la traduction. Le contenu reprend les données terminologiques (anglais/allemand) provenant d’un travail antérieur dans le domaine du terrorisme, publié par l’Académie de la défense nationale d’Autriche (Löckinger 2005). Le logiciel utilisé, ProTerm, a dû être adapté pour permettre la mise en oeuvre des 15 postulats. Le dictionnaire combine les propriétés d’une base de données terminologiques et d’une banque de textes[3]. La valeur du modèle du dictionnaire à l’usage des traducteurs est mesurée par la productivité des répondants (durée de la tâche de traduction, succès des requêtes) et le degré de satisfaction des usagers. Le critère de la qualité de la traduction elle-même n’était pas pris en considération. Six traducteurs professionnels du service de traduction du Bundeskriminalamt d’Autriche ont participé à l’étude empirique. S’ils n’avaient jamais utilisé auparavant le logiciel ProTerm, ils étaient par contre déjà familiarisés avec la thématique du terrorisme. L’épreuve consistait à traduire de l’anglais vers l’allemand trois textes provenant d’Europol (total d’environ 15 000 caractères) sur le terrorisme en Europe. Outre ProTerm, les traducteurs pouvaient aussi recourir à d’autres outils d’aide à la traduction tels que SDL Trados Studio. L’épreuve de traduction était accompagnée d’un questionnaire subjectif sur le degré de satisfaction avec l’outil ProTerm et l’autoévaluation de la qualité de la traduction effectuée.

L’intérêt d’une telle expérience ne tient pas tant, à notre avis, à la validation des résultats, qu’à la mise à l’essai de tels outils innovateurs auprès de différents publics. L’approche expérimentale reste fondamentale en terminologie comme en traductologie et, de ce point de vue, l’expérience de Löckinger est un exemple des meilleures pratiques. Pour conclure, nous insistons sur la valeur de tout dictionnaire qui permet une gestion des connaissances en fonction des besoins de l’utilisateur, que ce soit aux fins de la traduction, de la rédaction spécialisée ou de la documentation en général. Les résultats de l’analyse de Löckinger pointent vers une terminologie dynamique portée par des bases de données en texte intégral. La combinaison des différents types d’information – linguistique, notionnel, graphique – est précieuse ; elle demande à la fois un savoir-faire terminologique poussé, une expertise dans le domaine de spécialité visé et l’adaptation aux nouvelles technologies, qualités rarement réunies dans le même ouvrage.