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Dans le sillage du désormais classique El tabaco que fumaba Plinio : Escenas de la traducción en España y América (Catelli et Gargatagli 1998), cet ouvrage collectif dirigé par Roland Béhard (École normale supérieure-PSL) et Gersende Camenen (Université Gustave Eiffel) propose non pas une histoire, narration rétrospective d’une causalité cohérente, mais des scènes, une diversité de moments, de voix et de registres dans une fresque dont l’hétérogénéité reflète les contradictions propres au réel.

La première partie, intitulée « Imaginaires de la langue, bilinguisme et traduction », nous rappelle qu’en Argentine comme ailleurs, la fabrique de la langue nationale résulte de la mise en tension de divers imaginaires de la langue. En ce sens, dans « ¿ La versión de Babel ? Imaginarios de lengua y traducción en la Argentina, 1900-1938 », Magdalena Cámpora rappelle un récit historiographique désormais bien consolidé : celui du conflit, fondateur, entre le castillan apatride, bigarré et anachronique qui caractérisait les versions bon marché des classiques français et cette « langue des Argentins » chère à Borges, enracinée, précise et elliptique, favorisée par l’avènement de la revue Sur et la modernisation du secteur éditorial argentin. C’est justement ce récit que l’auteure se propose de nuancer : méprisé, l’espagnol des versions populaires, loin d’être homogène, serait toutefois le reflet de la cohabitation dialectale propre à la société argentine de l’époque. Consigné par l’oreille attentive de Roberto Arlt, cet espagnol babélique peut être lu non pas sous le signe du manque (comme le propose Ricardo Piglia) mais sous celui de l’abondance polyphonique.

Cette tension, qui fait s’entrechoquer plusieurs langues dans la langue, se manifeste également à l’échelle de la haute société argentine sous la forme d’une polyglossie conflictuelle, notamment vis-à-vis du français. En témoigne le cas de Delfina Bunge, poétesse aujourd’hui oubliée dont Axel Gasquet trace le portrait dans « Delfina Bunge y el bilingüismo poético femenino en la Argentina del Centenario ». Écartée de l’allemand de ses ancêtres, dont l’apprentissage sera l’apanage des hommes de la famille, empêchée, dans son désir d’écriture, par les conventions d’un patriciat s’exprimant en espagnol et reléguée en tant qu’écrivaine à l’espace domestique des « littératures mineures », c’est en français qu’elle publie ses recueils de poèmes.

La deuxième partie, intitulée « Sur, un pôle d’attraction », commence par la contribution de Victoria Liendo, « Contre la traduction : Victoria Ocampo en version originale », une analyse de ce que nous pourrions appeler, avec Antoine Berman (1995 : 75), l’« être-en-langues » de la célèbre fondatrice de la revue Sur. Un être-en-langues volontairement hybride, par le mélange d’espagnol et de français dont témoignent sa correspondance et ses écrits autobiographiques, mais également contradictoire, tiraillé d’une part entre le français, qui est pour elle une sorte de langue adamique de l’enfance, et un espagnol territorialisé, résolument argentin. Il en ressort, chez cette figure de proue dans le changement de statut de la traduction en Argentine qui surviendra désormais, un rapport paradoxal à la traduction, poétiquement impossible mais historiquement nécessaire.

Aux portraits des médiatrices et des médiateurs s’ajoute dans la troisième partie la description des dispositifs de médiation, à travers les contributions d’Annick Louis, « La traduction dans la revue Lettres françaises (1941-1947) de Roger Caillois » et d’Armando Valdés-Zamora, « El deseo del viaje. La traduction de la literatura francesa en Orígenes y Sur (1944-1956) ». Annick Louis compare le projet éditorial de Caillois dans Lettres françaises à celui de la collection « La Croix du Sud ». De l’un à l’autre, une mutation s’opère dans la conception de la littérature chez Caillois : le lien entre littérature et langue nationale se défait, ce qui explique que pour lui le français puisse être « une des langues fondamentales » du continent américain (p. 111) et que des auteurs hispanophones comme Gabriela Mistral ou francophones comme Jules Supervielle se retrouvent dans la catégorie de « poètes américains ».

Armando Valdés-Zamora retrace, quant à lui, les « géographies culturelles » que suggèrent ces deux grandes revues intellectuelles latino-américaines que sont Orígenes et Sur, à travers leur choix de traductions. S’y dessine un même « désir de voyage » mais une destination qui n’est pas tout à fait la même. La France, « patrie spirituelle » (p. 137) dans Sur, est une France actuelle, puisque des auteurs contemporains seront introduits en Argentine grâce au réseau de francophones qui gravitent autour de Victoria Ocampo ainsi qu’aux moyens considérables dont dispose son projet. Orígenes, qui manque cruellement de tels atouts, poursuit plutôt une patrie anachronique, la France littéraire de Lezama Lima s’étant construite au gré des trouvailles éparses dans les bibliothèques cubaines.

La troisième partie, « Retraductions et relectures argentines contemporaines », comporte les contributions de Sylvia Molloy et de Mariano Sverdloff. C’est à travers la vieille et féconde métaphore végétale de la transplantation que la très regrettée Sylvia Molloy, dans « Traduction, transplantation : Supervielle autrement lu », présente le cas paradigmatique de Jules Supervielle, à la fois « poète français né en Uruguay » et « Uruguayen devenu poète français » (p. 149). La traduction en 2007 par Damián Tabarovsky du premier roman de Supervielle, L’homme de la Pampa, réactualise avec force l’une de ses lectures possibles, celle d’une remise en cause « d’une appartenance nationale incontestable, d’une littérature nationale monolithique et d’une construction idéologique de la nation le plus souvent discriminatoire » (p. 157).

Pour sa part, dans « Huysmans en Buenos Aires : sobre el “giro académico” de la traducción », Mariano Sverdloff décrit la ligne éditoriale de la collection « Colihue Clásica », dont il est le directeur. Proposant une relecture « située » de la tradition « universelle » (p. 161) à partir d’une perspective universitaire argentine, la collection témoigne d’un « tournant académique » qui fait appel à la figure du « traducteur spécialiste ». C’est là une réappropriation interprétative dont la visée est non seulement la visibilisation des traducteurs et la problématisation du transfert au sein de l’appareil critique, mais également l’autonomisation, sinon la « nationalisation », du champ académique (p. 160). La traduction d’À rebours de Joris-Karl Huysmans par l’auteur de l’article illustre ce retour philologique aux classiques, contre la tradition de déshistorisation irrévérente instaurée du temps de Borges et de Sur.

La quatrième partie, « Traduit de l’Argentin », commence par un article de Mariana Di Cio intitulé « Un destino entre las hojas. Laure Bataillon traduce “Guía para un jardín de plantas” de Arnaldo Calveyra ». Face à une écriture poétique parsemée de gallicismes qui consigne l’étonnement perpétué devant la langue de l’autre et dont la syntaxe se retrouve minutieusement libérée de ses habitudes, Laure Bataillon adopte une intéressante stratégie : remonter en passant par des strates préclassiques de la langue française vers le latin, ancêtre commun dont la présence spectrale fait office de point d’intersection entre l’original et la traduction. Valentina Litvan, dans « Mort et résurrection dans le poème. La traduction de Juan Gelmat à Jacques Ancet » met en parallèle la poétique de cet auteur argentin qui fait de la traduction « la pierre angulaire de toute sa poésie » (p. 200) et celle de son traducteur en français, lui-même poète, qui s’inspire d’Henri Meschonnic et de sa notion de rythme. Chez l’un comme chez l’autre, la traduction, étroitement liée à l’écriture et révélatrice d’un certain rapport à la langue, est marquée par l’éclosion d’une « étrangeté inhérente » qui répond « à l’esthétique d’une éthique » (p. 209).

Dans « Roberto Arlt, “un très grand auteur” français ? Traduction et valeur littéraire », Gersende Camenen analyse le lien entre traduction, imaginaires de la langue et consécration littéraire dans le cas précis de Roberto Arlt. Le point de départ de sa réflexion est la célèbre passe d’armes entre Juan José Saer et Hector Bianciotti lors des premières assises de la traduction littéraire en 1984 à propos de la « mauvaise écriture » de Arlt, qui réveille une « querelle de la langue » argentine vieille d’un siècle, portant sur le rapport de l’espagnol argentin à la norme péninsulaire et au contre-modèle que représente la langue française. Arlt étant devenu, selon les mots de Bianciotti, « un très grand auteur » en français grâce aux traductions d’Isabelle et Antoine Berman, c’est dans les préfaces à leur version de Los siete locos et El juguete rabioso que se dévoile la mécanique de la consécration littéraire. Arlt deviendra ainsi l’un des représentants de la « grande prose » par contraste avec le « beau style » qui serait celui, entre autres, de Borges, opposition qui traverse toute la pensée d’Antoine Berman sur le traduire.

La cinquième et dernière partie, « La voix des traducteurs », donne la parole à trois figures clés dans la transmission de la littérature argentine en France : Silvia Baron Supervielle, qui nous rappelle que la traduction est autant une affaire de mots que d’affects ; Albert Bensoussan, dont le récit mêle rencontres, séances de travail et échanges épistolaires avec les auteurs, lectures et défis des oeuvres traduites, preuve s’il en faut que le traducteur est tout sauf transparent ; Didier Coste enfin, qui propose une réflexion sur sa traduction d’Alfonsina Storni et sur le « dialogisme traductif » qu’il y poursuit.

Il serait certes absurde d’attendre d’un ouvrage collectif la cohérence que l’on attend d’une monographie. L’intérêt du lecteur pour l’une ou l’autre contribution sera sans doute inégal, comme sont inévitablement inégaux les objets et les points de vue qui composent cet ouvrage. L’irruption dans la dernière partie du discours expérientiel peut paraître surprenante, les traducteurs n’étant pas toujours les meilleurs théoriciens de leur pratique, mais c’est là un choix qui nous semble tout à fait justifiable. La notion de « scène », fil qui relie les différentes contributions, implique nécessairement des « acteurs ». L’ouvrage tout entier s’éloigne de la simple confrontation textuelle et du traditionnel constat d’échec pour souligner le rôle des médiateurs et s’achève donc, en toute logique, par la parole de trois traducteurs contemporains, acteurs et « témoins de l’histoire des traductions entre Argentine et France » (p. 20).

Outre la visibilisation des acteurs de la traduction, un deuxième geste traverse l’ensemble de contributions, par delà leur diversité : la mise en question des identités monolingues. L’hétérolinguisme, que Rainier Grutman (1997 : 37) définit comme « la présence dans un texte d’idiomes étrangers, sous quelque forme que ce soit, aussi bien que de variétés (sociales, régionales ou chronologiques) de la langue principale », s’étend ici à la langue nationale en tant que construction discursive. L’ouvrage, qui s’insère dans une riche tradition argentine de réflexion sur la langue et la traduction, prolonge ainsi à travers des cas concrets des lignes tracées par des auteurs comme Antoine Berman, Lawrence Venuti et Pascale Casanova et dialogue, potentiellement, avec les idées de Jacques Derrida dans Le monolinguisme de l’autre (1996) ou celles de Myriam Suchet dans L’imaginaire hétérolingue (2014). L’effet, libérateur, peut être résumé dans ces quelques lignes de Didier Coste à la fin de l’ouvrage (p. 274) à propos du dialogisme traductif :

Le dialogisme traductif, avec la double distance de soi à l’idéal du moi et de l’hétérogénéité liminale argentine à la fallacieuse homogénéité française, est en lui-même libérateur, aussi bien pour le lecteur traduisant que pour le lecteur traduit.