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Introduction

Les historiens contribuent à la construction de la mémoire collective. Cependant, leur apport diffère souvent de celui d’autres intervenants. S’ils peuvent être aussi des citoyens engagés, les historiens doivent pratiquer une nécessaire mise à distance, à la fois envers les acteurs du passé et envers leurs propres convictions. Ce salutaire équilibre est difficile à maintenir pour les historiens des communautés francophones minoritaires. Marginalisées sous plus d’un aspect, ces dernières sont constamment à la recherche de justice et de reconnaissance. Dans leurs combats, les porte-parole des minorités multiplient les références à l’ancrage profond des francophones dans le territoire national ou provincial et à leurs luttes héroïques. À peu de choses près, la remarque d’Yves Roby (1995, p. 113) à propos des élites franco-américaines traditionnelles est valable pour les leaders franco-canadiens contemporains : « Les élites invoquent l’expérience du passé pour expliciter, justifier les choix qu’elles proposent, lutter contre les ennemis qu’elles reconnaissent et imaginent ou encore pour susciter l’enthousiasme des jeunes en faveur de la survivance. » En outre, autrefois comme aujourd’hui, les leaders communautaires n’aiment pas la dissidence. Ils croient ou ils veulent croire que « la communauté » a toujours été unanime. Pas toujours, mais souvent, ils considèrent les historiens comme des commémorateurs savants qui confortent du sceau de leur expertise les idées reçues au sujet du passé. Mais est-ce bien là le rôle des disciples de Clio?

C’est à cette question que je vais tenter de répondre. Elle m’interpelle depuis que, jeune doctorant dans les années 1980, j’effectuai de longs séjours en Franco-Américanie. Elle devint cruciale après mon arrivée à Toronto en 1988, où j’occupai un poste de professeur au Collège universitaire Glendon. Vingt ans plus tard, dans le cadre d’une table ronde à laquelle je participais (Massicotte et al., 2008), Pierre Foucher demanda aux panélistes à peu près ceci : « Nous, juristes, prenons fait et cause pour la francophonie canadienne. Est-ce la même chose pour les historiens? » Et vlan! En 2007, j’étais devenu directeur du Centre de recherche en civilisation canadienne-française (CRCCF) de l’Université d’Ottawa, qui est voué à la préservation de la mémoire documentaire franco-canadienne, particulièrement la mémoire franco-ontarienne (Frenette, 2008). Pendant trois ans et demi, mon questionnement sur le couple mémoire-histoire fut presque quotidien.

M’accompagneront dans les pages qui suivent des historiens d’ici et d’ailleurs qui ont posé un regard critique sur la mémoire collective[2], particulièrement dans ses rapports avec l’histoire, et qui m’ont inspiré. Partiellement analytique, mon article, comme son titre l’indique, se veut également un témoignage qui repose sur mes contributions à diverses entreprises mémorielles en Ontario français.

1. Mémoire et histoire

Contrairement à plusieurs historiens, y compris Pierre Nora (1978, 1997), l’inventeur des lieux de mémoire, je ne crois nullement que la mémoire collective soit inférieure à l’histoire. Je suis d’avis, cependant, que la mémoire et l’histoire sont différentes dans leur essence.

La première a un rapport direct, affectif avec le passé. Elle relève d’un sentiment d’appartenance à un groupe. En s’appuyant sur une solidarité qui n’est pas seulement ancrée dans le présent, mais qui cherche à reconstituer un lien avec ce qui s’est passé et à établir une filiation, ce sentiment d’appartenance est intergénérationnel (Pâquet et al., 2016). En effet, la mémoire permet au groupe d’affirmer qu’il doit durer non seulement parce qu’il a un présent, mais aussi parce qu’il a un passé et un avenir (Landry et al., 2015). Au sein des groupes minoritaires, qui, je le disais, sont souvent marginalisés, la mémoire est donc fondamentale. C’est d’ailleurs en fonction de cette prémisse que, en 2017, Bibliothèque et Archives Canada a mis sur pied un chantier novateur sur la vitalité mémorielle des communautés de langue officielle en situation minoritaire (Roy, 2021).

Quant à l’histoire, comme l’écrit Martin Pâquet et al. (2016, p. 120), qui s’abreuve lui-même à plusieurs théoriciens, « l’histoire est pour moi une enquête méthodique – qui est fondée sur une méthode, soit des processus ordonnés et logiques de constitution de la connaissance. Cette enquête méthodique est orientée vers un but, l’histoire poursuit un idéal de vérité ». Philippe Joutard (2013, p. 254) ajoute que « l’histoire a pour impératif de tout prendre en compte, y compris ce qui ne paraît pas “mémorable” ».

Prenons deux exemples. En recueillant les récits de migrants des Hautes-Alpes sur plusieurs générations, Anne-Marie Granet-Abisset (1994) a obtenu, sans surprise, l’image d’une émigration de la misère conforme aux stéréotypes traditionnels. Cependant, un examen attentif des itinéraires des familles concernées, croisés avec la documentation écrite, révéla une tout autre réalité, celle de familles aisées, parmi les plus solidement établies dans la vallée du Queyras, pour lesquelles l’émigration s’inscrivait dans une stratégie de renforcement économique et social. Plus près de nous, la mémoire franco-canadienne a retenu les combats épiques des militants des trois dernières décennies du XXe siècle qui ont combattu pour l’obtention d’écoles et de conseils scolaires de langue française. Pourtant, presque partout, ces luttes ont profondément divisé les communautés francophones, suscitant même la violence à certains endroits. Si la mémoire collective peut oublier ces conflits internes, l’histoire, elle, doit les consigner.

En effet, la mémoire a tendance à gommer les divisions communautaires. Elle simplifie les événements pour faciliter leur utilisation en vue de mobilisations collectives. Comme le souligne Marcel Martel (2005), dans la bataille pour la survie de l’Hôpital Montfort au tournant du XXIe siècle, à quoi bon s’empêtrer dans ce qui est perçu comme des détails, alors que l’évocation du Règlement 17 suffit à frapper l’imaginaire? Les dirigeants de la coalition SOS Montfort souhaitaient que la population retienne le symbolisme du Règlement 17, et non pas sa complexité. Dans son autobiographie, Gisèle Lalonde écrit : « Je pense à Jeanne Lajoie, aux femmes de l’école Guigues avec leurs épingles à chapeaux. Elles en avaient eu, du courage » (cité dans Martel, 2005, p. 77). Les militants à la défense de l’Hôpital Montfort ont gagné leur combat, qui est devenu à son tour un lieu de mémoire franco-ontarien.

Mais revenons un instant au rôle social de l’histoire tel que je le conçois : premièrement, la formation de citoyens éclairés, prêts à poser des questions difficiles, peu importe leur allégeance politique et celle des gouvernants; en deuxième lieu, l’ouverture à l’Autre, nonobstant l’époque à laquelle cet Autre évolue ou le continent sur lequel il vit; troisièmement, la mise en exergue de la complexité des phénomènes et des acteurs historiques. Or, nous venons de le voir, ces trois fonctions de l’histoire sont souvent éloignées des usages que les leaders communautaires font du passé. Ces derniers conçoivent aisément que les historiens fassent ressortir les politiques linguistiques néfastes des gouvernements à différentes époques, mais ils voient d’un moins bon oeil l’émission de doutes sur le caractère unanimiste de l’opinion publique francophone envers ces mêmes politiques. Je fais miens les propos de Philippe Joutard (2013, 4e de couverture), selon qui « l’histoire demeure le seul moyen d’apaiser les mémoires blessées, de permettre aux mémoires concurrentes de cohabiter. La meilleure façon de vaincre l’oubli et de se prémunir contre les excès mémoriels ». Autrement dit, l’histoire, c’est le garde-fou de la mémoire.

On pourrait rétorquer que cette posture n’est pas valable en milieu francophone. En effet, pour certains chercheurs (Ali-Khodja, 2012), la communauté scientifique minoritaire doit « impenser la francophonie » en vue d’instaurer une véritable science sociale des milieux minoritaires francophones. Pour ce faire, elle doit revoir en profondeur les schèmes d’analyse, seule façon d’éviter l’infériorisation des savoirs minoritaires. Pour les historiens, ce serait s’engager dans un cul-de-sac. Bien sûr, la plupart ont été formés à contextualiser leurs objets d’étude et à faire montre d’empathie pour les acteurs historiques, quels qu’ils soient. En outre, la majorité d’entre eux essaie, pas toujours avec succès, de maintenir un sain équilibre entre cette empathie et une mise à distance garante de l’appréhension du passé dans toute sa complexité. Cette posture est aussi pertinente pour une historienne de l’Égypte des pharaons que pour un biographe de Louis Riel. Pour le dire autrement, à l’instar d’un Raymond Aron (1981) ou d’un Joseph Yvon Thériault (Dorais et Laniel, 2020, p. 276), je conçois ma pratique historienne comme celle d’un « spectateur engagé » qui essaie d’éclaircir les enjeux sans prendre position (Lamonde, 2008). 

2. Histoire, mémoire et militantisme

Des historiens des minorités francophones, et non parmi les moindres, ne pratiquent pas ce même devoir de réserve. Chez eux, le citoyen, voire le militant, et le savant ne font qu’un. C’est le cas de Gaétan Gervais, l’intellectuel le plus influent de l’Ontario français de la fin du XXe siècle et du début du XXIe. Au fil des ans, l’historien de Sudbury a fait paraître une série d’articles et de chapitres de livre sur la genèse de questions d’actualité en Ontario français. Tour à tour, il étudia ainsi les stratégies de l’élite traditionnelle, la question universitaire, les institutions, le bilinguisme, l’enseignement de l’histoire, la défense des droits linguistiques, l’historiographie, l’identité, les grands congrès patriotiques, les États-généraux du Canada français (Frenette, 2018). Comme le remarque Michel Bock (2020a), « l’identité franco-ontarienne, telle que la concevait Gaétan Gervais, s’appuyait à la fois sur le partage d’une mémoire collective et sur la volonté de se perpétuer en s’institutionnalisant, à l’image de la stratégie de l’élite traditionnelle ». En outre, Gervais posa une série de gestes pour incruster dans les esprits cette autonomie souhaitée de la minorité franco-ontarienne : la création d’un drapeau en 1975, la promotion des petites et moyennes entreprises ainsi que du coopératisme; Gervais se mettait alors au diapason des priorités de l’ACFO régionale et provinciale, tout en s’inscrivant dans la tradition du nationalisme économique canadien-français (Dorais, 2016). Il s’engagea aussi dans plusieurs institutions, tels le Centre franco-ontarien de folklore, la Société historique du Nouvel-Ontario, l’Institut franco-ontarien (dont il fut l’un des fondateurs en 1976), la Revue du Nouvel-Ontario et la Revue de l’Université Laurentienne. Avec l’ethnologue Jean-Pierre Pichette, il mit sur pied une amicale vouée à l’étude de l’Ontario français, la Société Charlevoix, et il oeuvra à un grand projet de Dictionnaire des écrits de l’Ontario français (Gervais et Pichette, 2010). Pendant presque quarante ans, l’influence de Gervais fut tout autant, sinon plus, manifeste en salle de classe, où il forma des centaines d’étudiants à l’histoire des Franco-Ontariens, dont il inaugura l’enseignement à la Laurentienne en 1978-1979. Certains d’entre eux contribueront à leur tour au progrès des connaissances en rédigeant des mémoires de maîtrise sur divers aspects de l’Ontario français; plus nombreux seront ses disciples qui travailleront au sein de conseils scolaires et de ministères du gouvernement de l’Ontario. Gervais lui-même donnera de nombreuses conférences à des auditoires variés, interviendra souvent dans les médias écrits et électroniques, sera haut-fonctionnaire au ministère de l’Éducation (1987-1989) et présidera le Conseil de l’éducation et de la formation franco-ontarienne (1991-1994). Il fut aussi l’un des premiers apôtres de la création d’une université de langue française en Ontario. C’est dans la même logique que, pendant les années soixante-dix, il contribua à mettre sur pied des structures autonomes de langue française à la Laurentienne (Frenette, 2018).

Toutefois, ce mariage entre pratique historienne et militantisme ne fut pas toujours heureux. Issu d’une tradition empiriste en histoire, dans le sillage de ses maîtres Marcel Hamelin et Marcel Trudel, Gervais se situait au tout début de sa carrière dans le courant de l’histoire politique, de l’histoire des idéologies et de l’histoire économique. Sa conception empiriste du métier d’historien est demeurée dans ses travaux les plus substantiels ainsi que dans une série d’instruments de recherche qu’il a élaborés, le plus souvent dans une perspective régionale et locale : des bibliographies, des travaux sur l’histoire du Nord-Est ontarien et de la ville de Sudbury, un projet d’histoire orale, un dictionnaire biographique, un ouvrage toponymique, un guide de rédaction en histoire locale, un tour d’horizon de quelques dépôts d’archives. Il a continué à s’investir dans ce type de travail jusqu’à la fin de sa carrière (Dorais, 2016). Cependant, dans ses textes plus courts, il tendait souvent vers un lyrisme qui n’excluait pas les formules lapidaires. En fait, peut-être de façon semi-consciente, s’est-il érigé en « historien national » des Franco-Ontariens, tout comme le chanoine Groulx était, à une autre époque, l’historien national des Canadiens français (Courtois, 2017). D’ailleurs, Gervais a fréquenté l’oeuvre du prêtre-historien, qui l’a influencé dans sa conception de l’association histoire-mémoire et de la communauté en tant que corps organique. Il a probablement lu aussi Michel Brunet, sa pratique de l’histoire semblant se situer autant, sinon plus, dans la mouvance de l’École de Montréal que dans celle de Québec, en dépit de son passage au Département d’histoire de l’Université d’Ottawa, alors dominé par l’approche lavalloise et son émulation de l’École des Annales (Gagnon, 1998; Rudin, 1998).

Il n’y a pas de place dans l’oeuvre de Gervais pour la fragmentation ou les divisions de classe, de genre et de génération. Il n’y a pas de place non plus pour les relations des Franco-Ontariens avec les différents groupes ethnoculturels qui composent la population de la province. De fait, Gervais se positionne contre toute une série de travaux réalisés au tournant des années 1980 et regroupés autour du paradigme de l’ethnicité. Il est aussi en réaction au mouvement contreculturel qui anime alors plusieurs intellectuels et artistes du Nord de l’Ontario, et dont le discours lie la « franco-ontarianité » à la marginalité, à l’hybridité et au bilinguisme. Enfin , à ceux qui, tel le sociologue marxiste Donald Dennie (1978), défendent l’idée que le Canada français n’est que le produit d’une fabulation de l’esprit d’un corps d’élite dominant, il répond que les Franco-Ontariens ont la conscience de former une société distincte, car leur identité procède d’une double fondation, celle d’une expérience historique et celle d’une expérience culturelle commune.

En Acadie, l’alter ego de Gaétan Gervais est Léon Thériault. Professeur dès 1969 à la jeune Université de Moncton, où il donne les premiers cours d’histoire acadienne, Thériault s’engage en parallèle dans la Société historique acadienne, au sein de laquelle il occupe diverses fonctions et où il fait paraître plusieurs articles. Avec son collègue Jean Daigle, il contribue alors à rapprocher historiens dits amateurs et professionnels. Il est également très présent sur la scène médiatique, commentant les sujets d’actualité acadienne, et il participe à de nombreux comités de la Société de l’Acadie du Nouveau-Brunswick.

Toutefois, contrairement à Gervais, Thériault se lance en politique active en adhérant, dès sa fondation en 1972, au Parti acadien pour y faire valoir un projet de création d’une province acadienne. L’année suivante, il distribue aux militants de la jeune formation politique réunis en congrès un texte intitulé « La réalité politique des Acadiens », dans lequel il célèbre l’autonomie de ces derniers depuis le XIXe siècle. Selon lui, entre les organisateurs de la première convention acadienne, en 1881, et les chefs du Parti acadien, quelque 100 ans plus tard, la filiation est directe. En 1977, l’historien joue un rôle important dans le virage nationaliste que prend le Parti en mettant au centre de sa plate-forme l’aménagement d’une province acadienne (Poplyansky, 2018).

En tant que chercheur, Thériault (1973) formule « une nouvelle orientation de l’histoire acadienne ». Il enjoint les historiens de dépasser à la fois le providentialisme et l’événementiel pour proposer une interprétation globale du passé. Il suggère d’aborder des thèmes inédits, d’explorer de nouvelles approches, d’émettre des hypothèses originales. Il donne lui-même l’exemple en faisant paraître un article sur les relations entre missionnaires et paroissiens dans la période postérieure au Grand Dérangement, ainsi que des synthèses d’histoire acadienne.

En 1982, l’historien publie un essai percutant intitulé La question du pouvoir en Acadie, dans lequel il prône l’acadianisation du politique, secteur fondamental qui échappe encore aux Acadiens du Nouveau-Brunswick. Ces derniers, croit-il, doivent se doter d’un « projet politique spécifiquement acadien », c’est-à-dire la création d’une province acadienne, point d’arrivée d’un long cheminement historique. Pour y parvenir, les Acadiens du Nouveau-Brunswick doivent s’unir et bâtir sur les acquis du passé :

Vouloir rompre totalement avec nos institutions acadiennes actuelles ou nos expériences collectives du passé ne ferait que hâter l’échec face aux objectifs que nous cherchons à atteindre. Le peuple acadien ne se retrouverait pas dans une démarche qui ferait table rase de tout ce que nous avons construit jusqu’ici [...] il faut être novateur et réformiste tout en ignorant d’inutiles brisures avec notre héritage acadien [...].

Thériault, 1982, p. 84-85

Gervais et Thériault se rejoignent donc dans leur quête d’autonomie pour les Franco-Ontariens et les Acadiens. C’est le thème qui les anime le plus comme historiens militants : l’autonomie institutionnelle était présente dans le passé, elle doit devenir encore plus importante dans le présent et dans l’avenir. Thériault va plus loin en s’engageant dans un parti autonomiste qui revendique la constitution d’une province acadienne, tandis que Gervais consacre sa vie à l’épanouissement institutionnel des siens. Le tempérament des deux hommes explique peut-être cette différence, mais, même si Gervais avait voulu faire de la politique active, il aurait dû s’engager dans un parti établi, car, en raison des caractéristiques géographiques et sociodémographiques de la population de langue française de l’Ontario, dispersée sur un territoire plus grand que l’Acadie des Maritimes et minoritaire dans toutes les régions de la province, l’autonomie de la communauté franco-ontarienne ne peut prendre la voie électorale; elle ne peut advenir que dans la sphère institutionnelle et culturelle, dans la mouvance du projet collectif séculaire de l’élite traditionnelle.

3. La mémoire collective en Acadie

Évoquer la pensée de Léon Thériault, c’est entrer dans le monde de l’histoire et de la mémoire acadiennes. Sans faire complètement exception, celle-ci se distingue des autres mémoires francophones d’Amérique, qui sont toutes modelées par la condition minoritaire et qui s’organisent autour d’événements clés : la Conquête de 1760, la pendaison du chef métis Louis Riel, les luttes religieuses et linguistiques à la suite de lois répressives. Aucun de ces événements, toutefois, n’occupe la place que tient le Grand Dérangement dans la mémoire acadienne, aucun n’a autant marqué les représentations, qu’elles soient littéraires, artistiques ou mémorielles. En fait, pour l’intelligentsia, la Déportation constitue le commencement de l’Histoire (Hautecoeur, 1975; Thériault, 2013). Plus : c’est un mythe de création formé lors des premières conventions nationales acadiennes, comme l’explique Chantal Richard (2006, p. 69) :

L’élite acadienne au tournant du 19e siècle, dont l’imagination avait été arrosée de récits bibliques et romantiques, avait pleinement saisi le potentiel idéologique de la Déportation pour la survie de la culture acadienne. Aussi, lorsqu’elle voulut unir le peuple pour conserver sa foi, sa langue et ses coutumes, cette élite n’hésita-t-elle pas à se servir de cette histoire en tant que point de repère collectif, et la Déportation des Acadiens devint centrale à l’identité même du peuple.

Joutard (2013, p. 79) considère même l’Acadie comme une « société-mémoire », au même titre que les communautés huguenotes, la Vendée contre-révolutionnaire ou les régions méditerranéennes. Il entend par ce terme « des groupes ayant une mémoire vivante, autour d’événements fondateurs évoqués dans différents lieux de sociabilité souvent devenus en même temps des lieux de mémoire ».

En 2005, le 250e anniversaire de la Déportation fit ressortir des enjeux mémoriels qui s’étaient exprimés à travers les ans (Belkhodja, 2007). Pendant que certains menaient un combat pour obtenir des excuses publiques de la part du Canada et de la Grande-Bretagne, d’autres formulaient des invitations à passer à autre chose. Mais, comme une grande partie de la population acadienne demeurait attachée au mythe fondateur de la Déportation, on intégra au récit tragique du Grand Dérangement l’idée de résistance, symbolisée par le corsaire Beausoleil Broussard, afin d’exorciser cet événement traumatique qui, en fin de compte, n’avait pas eu raison des Acadiens (Rudin, 2014)[3].

Si la mémoire acadienne se distingue des autres mémoires francophones d’Amérique, le rôle principal des historiens, tel que le conçoivent les porte-parole de la communauté, demeure le même qu’ailleurs : on s’attend à ce que les disciples de Clio confortent la population dans sa représentation du passé, ce qui mène forcément à des raccourcis. Certes, la Déportation a constitué un événement tragique, mais elle n’a pas frappé tous les Acadiens de la même façon et avec la même force (Basque, 1996). Certes, les promoteurs de la Renaissance acadienne ont fait progresser « leur » peuple, mais les intérêts des diverses élites n’étaient pas toujours les mêmes que ceux des autres groupes sociaux (Andrews, 1996). S’il y a une leçon que nous enseigne l’histoire, c’est que, tout comme son présent, le passé de l’Acadie est complexe.

Les historiens acadiens subissent donc de nombreuses pressions mémorielles, ce qui explique en partie pourquoi certains d’entre eux sont si critiques envers l’historiographie qui a vu le jour pendant la décennie de 1980 et le supposé tournant vers une histoire sociale qu’ils considèrent comme désincarnée, tournant symbolisé par un article programmatique de Jacques Paul Couturier (1987). Dans l’introduction d’un ouvrage collectif, Patrick Clarke (2014, p. 6) peut ainsi écrire que les auteurs des textes réunis (dont lui-même) « sont champions d’une histoire qui s’efforce de contrer l’amnésie ». Une des idées forces du livre est que les historiens de la génération de Couturier, les « normalisateurs », pratiquent une histoire sociale coupée des grandes représentations nationales et des préoccupations mémorielles du grand public. C’est Clarke qui pousse la critique le plus loin, accusant ces historiens d’évacuer la nature humaine de leurs objets de recherche et de leurs schèmes explicatifs. Dans la même veine, il leur reproche d’avoir abandonné la nature tragique du passé des Acadiens et, avec elle, le sens de l’Histoire acadienne. Coupables de présentisme, ces chercheurs flirteraient avec le militantisme. Julien Massicotte (2014, p. 91) est plus modéré, mais, reprenant des idées qu’il a exprimées ailleurs, il déplore lui aussi la supposée toute-puissance de l’histoire sociale, dont sont exclus le politique et l’institutionnel. Il souligne qu’« on s’intéresse désormais à l’histoire pour elle-même, et le passé est désormais perçu comme un terrain d’enquête ». De son côté, Joel Belliveau (2014, p. 156) regrette que les historiens du social aient été incapables de produire une trame narrative de l’histoire acadienne. Cette impotence aurait comme résultat que « l’histoire de ces communautés n’[a] pas beaucoup de résonnance auprès de la population ».

Pour leur part, les historiens anglophones de l’Acadie, qui, par définition, vivent à l’extérieur de l’Acadie, évoluent dans un contexte davantage favorable au renouvellement des perspectives. « Dès lors, remarque Martin Pâquet et al. (2016, p. 131), cela engendre une certaine dissonance entre les demandes sociales des concitoyens acadiens et cette recherche plus distancée ou fondamentale. » Il y a eu toutefois une exception avec A Great and Noble Scheme de l’historien américain John Mack Faragher (2005). Si le livre, publié l’année du 250e anniversaire de la Déportation, a eu autant d’impact, c’est que la thèse qui y est exposée fut rapidement reprise « par les diffuseurs de la connaissance en Acadie, qui ont été les premiers juges de sa pertinence sociale », et que l’ouvrage « a établi ensuite une congruence avec les demandes de sens des membres de la communauté acadienne, dans une époque où les questions de reconnaissance juridique étaient prédominantes dans l’espace public » (Pâquet et al., 2016, p. 131).

4. Contribuer à la mémoire collective

La fièvre commémorative qui s’est abattue sur le monde occidental à partir des années 1980 (Dosse, 2001) n’a pas épargné l’Acadie et les autres composantes de la francophonie canadienne[4]. Elle ne m’a pas épargné non plus. Convaincu de l’importance de la mémoire collective, mais inquiet de ses dérives et désireux de ne pas laisser la commémoration aux mains des commémorateurs, j’ai beaucoup commenté dans les médias des anniversaires, des manifestations mémorielles, etc., profitant de la crédibilité conférée par mon statut de professeur d’université, d’abord au Collège universitaire Glendon (1988-2006) puis à l’Université d’Ottawa (2007-2013). Je me suis en quelque sorte approprié la posture de l’historien québécois Yvan Lamonde (2008, p. 2) qui écrit : « J’ai toujours, à ma façon, cherché à apporter un point de vue documenté à des questions civiques et culturelles. » Dans cette perspective, je me suis investi dans diverses entreprises mémorielles. C’est ainsi que j’ai contribué à l’Inventaire des lieux de mémoire de la Nouvelle-France, projet conçu par Alain Roy sous les auspices de la Commission franco-québécoise sur les lieux de mémoire communs, organisme créé en 1996. Il s’agissait d’inventorier systématiquement les lieux de mémoire de la présence française avant 1760 ou 1763 en France et au Canada, dans mon cas spécifiquement ceux situés à l’extérieur du Québec. Plusieurs communications et publications en découlèrent, y compris un outil numérique de grande ampleur qui, de ce côté-ci de l’Atlantique, recensa plus de 1 000 lieux pour constituer une imposante base de données et servir de fondement à la publication d’un atlas[5] (Roy et Frenette, 2005, 2008; Roy et Allaire, 2009; St-Hilaire et al., 2007, 2008) .

À la même époque, j’ai accepté de travailler à l’enrichissement du programme de plaques historiques de la Fondation du patrimoine ontarien[6], alors déficient pour l’Ontario français. Dans un premier temps, j’ai établi une liste d’une cinquantaine de plaques dont l’érection était souhaitable et que j’ai hiérarchisées selon l’importance que je leur attachais. Mon objectif était triple : 1. rendre compte de la richesse et de la complexité du passé franco-ontarien; 2. démocratiser et diversifier la mémoire franco-ontarienne en soulignant la présence dans la province de communautés, et non seulement de personnages célèbres, tout en faisant une place aux femmes; 3. faire réfléchir aux processus mémoriels comme tels. À ma grande surprise, à une exception près, la Fiducie approuva ma hiérarchisation et me demanda de rédiger le texte de 10 plaques et des brochures historiques les accompagnant. Neuf plaques furent ainsi dévoilées entre 2005 et 2009[7]. La première commémorait Marie-Rose Turcot, écrivaine méconnue de la première moitié du XXe siècle (Aubé et Frenette, 2005a). Suivirent une plaque sur la première station radiophonique de langue française de l’Ontario, CFCL à Timmins (Aubé et Frenette, 2005b), puis une série communautaire avec des plaques sur Hearst (Aubé et Frenette, 2006), Lafontaine (Aubé et Frenette, 2007), Mattawa (Aubé et Frenette, 2008a), Welland (Aubé et Frenette, 2009a) et Toronto (Aubé et Frenette, 2009b). Mes plaques favorites avaient pour sujet Jos Montferrand, ce batailleur qui terrorisait les bûcherons irlandais de la vallée de l’Outaouais dans les années 1830 (Aubé et Frenette, 2009c), ainsi que Jeanne Lajoie, une institutrice qui enseigna à l’école « libre » de Pembroke en pleine crise du Règlement 17 et qui, atteinte de tuberculose, se tua littéralement à la tâche (Aubé et Frenette, 2008b). Avec ces deux plaques, je pus ainsi illustrer la « fabrication » d’un personnage légendaire canadien-français et celle d’une héroïne franco-ontarienne. Le fait de dévoiler des plaques qui portaient sur les processus de constitution de la mémoire collective n’était pas sans ironie.

En vue du 100e anniversaire de l’Association canadienne-française d’éducation de l’Ontario (ACFEO) en 2010, son successeur contemporain, l’Assemblée de la francophonie ontarienne (AFO), mit sur pied un comité encadreur provincial, dont je faisais partie à titre de directeur du CRCCF. J’effectuai notamment la recherche et rédigeai le texte d’une plaque apposée par l’AFO sur le fauteuil de l’honorable Philippe Landry, homme politique qui fut nommé au Sénat du Canada en 1892 et qui en devint le président en 1911. Grande figure de la lutte contre le Règlement 17 et président de l’ACFEO entre 1915 et 1919, ce fils de Québec démissionna du Sénat avec éclat en mai 1916. Selon une vieille tradition parlementaire britannique, Landry reçut alors en cadeau le fauteuil qu’il occupait dans son bureau de la présidence de l’auguste cénacle. Le meuble demeura dans la famille Landry jusqu’en 1961, date à laquelle son petit-fils en fit don à l’ACFEO (Frenette, 2010). C’était un exercice de commémoration pur et dur qui, exceptionnellement, n’était associé à aucune démarche critique de ma part.

Dans la même foulée, sous l’égide de l’abbé Jacques Faucher et en collaboration avec les historiens Gratien Allaire, Michel Bock et Marcel Martel, je contribuai à une révision en profondeur du texte d’une plaque historique sur l’école Guigues, lieu de mémoire par excellence de la résistance au Règlement 17. La plaque avait été érigée en 1983 et manquait de clarté ainsi que d’éléments contextuels, en plus d’être erronée. Ainsi, elle confondait l’enseignement du français et l’enseignement en français. La nouvelle plaque fut inaugurée le 25 septembre 2013, à l’occasion du jour des Franco-Ontariens (Orfali, 2013).

5. Le cycle commémoratif Champlain

Dans ce contexte, il allait presque de soi que je sois pris dans le tourbillon commémoratif Champlain, qui commença en 2003 par l’anniversaire de l’ouverture du poste de Tadoussac, 400 ans plus tôt, et qui se termina par le quadricentenaire de la présence française en Ontario, en 2015, en passant par la fondation de l’Acadie en 1604, celle de Québec en 1608 et la découverte du lac Champlain (Vermont et New York) en 1609.

C’est le Centre international de documentation et d’échanges de la Francophonie de l’Université Laval et son directeur, Michel Tétu (2005), qui prirent l’initiative d’organiser, en mai 2003, une cérémonie à Tadoussac, suivie d’un grand colloque à Québec. Ne craignant pas l’anachronisme, Tétu présenta alors Champlain comme un apôtre du multiculturalisme, car il avait scellé une alliance avec les Autochtones :

qui allait permettre toutes les implantations de la France en Amérique. Il comprit que malgré – et à cause de – leurs cultures, traditions et religions différentes, les Européens devaient s’instruire des Amérindiens pour apprendre l’Amérique, le milieu environnant et l’adaptation aux réalités du Saint-Laurent.

Tétu et Labsade, 2003, p. 43

En Acadie, le souvenir des commencements était apparu timidement en 1930 (Rudin, 2014), puis lors du bicentenaire de la Déportation en 1955 (Richard, 2002). C’est un quart de siècle plus tard, lors des fêtes du 375e anniversaire de l’Acadie, que l’élite s’investit pleinement dans le moment fondateur de 1604, incitée qu’elle était par un contexte socioéconomique et socioculturel favorable au remplacement du mythe fondateur de la Déportation par celui, plus positif et glorieux, de la fondation d’une colonie, elle-même génitrice d’un peuple distinct. En 2004, lors du quadricentenaire, les leaders acadiens voulaient plus que jamais célébrer la réussite des leurs, enracinés dans un territoire quatre ans avant la fondation de Québec, ce qui faisait d’eux les premiers pionniers français du continent. Mais les Acadiens du Nouveau-Brunswick, qui étaient sept fois plus nombreux que leurs cousins de la Nouvelle-Écosse, hésitaient à « peser de tout leur poids dans la réalisation de projets trop éloignés des lieux où ils viv[aient] et qui n’ét[aient] pas en phase avec leur identité » (Rudin, 2014, p. 194). D’ailleurs, il y avait bien longtemps que les environs de l’île Sainte-Croix et de Port-Royal avaient été repeuplés par des anglophones qui, devenus les gardiens de ces lieux de mémoire, en avaient écarté les Acadiens, ainsi que les Passamaquoddys et les Micmacs. Par exemple, lorsqu’une statue d’Évangéline avait été dévoilée à Grand-Pré en 1920, aucun orateur acadien n’avait été invité, et on avait à peine fait mention de la présence historique du groupe. Pour celui-ci, l’événement mémoriel fondamental continuait d’être la Déportation[8].

Pour l’Ontario, en tant que directeur du CRCCF et membre du conseil d’administration du Regroupement des organismes du patrimoine franco-ontarien (ROPFO), j’ai joué le rôle de sensibilisateur à l’importance de souligner avec éclat le quadricentenaire de la présence française dans la province. À au moins deux reprises, en compagnie du président du Regroupement, Gilles Levasseur, et de sa directrice générale, Linda Lauzon, j’ai rencontré Madeleine Meilleur, ministre déléguée aux Affaires francophones. Notre idée était d’étaler les célébrations sur cinq ans, en commençant, en 2010, par la commémoration du premier Français à résider en Ontario, le truchement Étienne Brûlé. Mais nous nous y prenions tard et l’AFO craignait une concurrence avec la commémoration de la fondation de l’ACFEO, dont j’ai discuté plus haut. Surtout, le gouvernement croyait que Brûlé n’était pas un nom aussi vendeur que Champlain, qui avait été récemment dans la mire en Acadie et au Québec. Pour Queen’s Park, il fallait concentrer les fêtes commémoratives en 2015, car c’était exactement 400 ans plus tôt que le « père de la Nouvelle-France » avait commencé un séjour de 10 mois en Huronie. Et, fait encore plus important, le Parti libéral au pouvoir marquerait ainsi un grand coup économique et touristique qui profiterait à tous les Ontariens. En effet, dès la première rencontre avec Madeleine Meilleur, il était clair que la province voulait miser sur l’aspect rassembleur de la commémoration de la fondation de l’Ontario français.

La décision officielle de commémorer l’événement fut prise à la fin de février 2009 dans le cadre des États généraux sur l’avenir du patrimoine culturel franco-ontarien, que le ROPFO organisa à North Bay sous les auspices et avec le soutien financier du ministère de la Culture de l’Ontario. Les quelque 130 participants émirent alors le souhait « qu’on reconnaisse de façon grandiose le 400e anniversaire de la présence française sur le territoire ontarien [...] pour marquer à la fois l’arrivée d’Étienne Brûlé et le trajet parcouru par Samuel de Champlain ». Le consensus était donc que les célébrations se dérouleraient sur plusieurs années, entre 2010 et 2015 (États généraux sur l’avenir du patrimoine culturel franco-ontarien, 2009, p. 24).

Il y eut compromis. Des manifestations commémoratives auraient lieu à partir de 2013 et une sorte de crescendo mènerait vers de grandes célébrations en 2015. De mon côté, n’étant pas convaincu que 1613, année de la remontée de la rivière des Outaouais par Champlain et de sa rencontre tendue avec le chef anishinaabe Tessouat, serait soulignée de façon adéquate, je me tournai vers la Commission de la capitale nationale (CCN), dont le directeur de la programmation publique était l’historien Mark Kristmanson[9]. Ce dernier prit la balle au bond et réunit rapidement une trentaine d’intervenants patrimoniaux de l’Outaouais québécois et ontarien. S’ensuivit une kyrielle d’activités, par exemple un colloque bilingue à l’Université Carleton dont le titre était « Champlain in the Anishinabe Aki: History and Memory of an Encounter in Algonquin Lands/Champlain dans l’Anishinabe Aki : histoire et mémoire d’une rencontre en territoire algonquin ». Celui-ci rassembla des chercheurs, des acteurs patrimoniaux et d’autres intervenants, autochtones et allochtones, pour réfléchir à la place de Champlain dans la mémoire collective et aux célébrations soulignant cet anniversaire, tout en les replaçant dans l’histoire des représentations multiséculaires de l’explorateur. En effet, sa remontée de la rivière des Outaouais constituait un tournant majeur dans les relations entre Européens et Anishinaabe ainsi qu’une porte d’entrée sur deux mémoires opposées. Tandis que les francophones célébraient le colonisateur Champlain, les Autochtones considéraient son passage comme le début de luttes culturelles, économiques et politiques pour leur survie[10].

Aux États généraux de 2009, l’assemblée avait mandaté le ROPFO pour organiser le 400e, responsabilité qu’il partagea, dans un premier temps, avec Direction Ontario, organisme sans but lucratif chargé de promouvoir le tourisme francophone dans la province. Cependant, en 2012, une autre structure bicéphale fut créée; elle était formée d’un comité organisateur provincial relevant directement de l’Office des affaires francophones (OAF) et d’un comité directeur communautaire placé sous l’égide du RPFO[11]. Or, l’année suivante, ce dernier invoqua la faiblesse de ses capacités logistiques pour céder son rôle à l’AFO, qui confia la présidence du Comité directeur communautaire à son directeur général, Peter Hominuk. Pour sa part, la Fiducie du patrimoine ontarien lança une consultation en vue de promouvoir une diversité de points de vue. Elle érigea aussi une plaque traduite en six langues (anglais, français, anishinaabemowin, montagnais-innu, mohawk, wendat).

Sur le plan financier, le bailleur de fonds le plus important fut la province, qui consacra au 400e une enveloppe budgétaire de 5,9 millions de dollars, suivie de Patrimoine Canada, qui débloqua une somme plus modeste s’élevant à 1,4 million de dollars. C’était relativement peu, le gouvernement fédéral ayant alloué 20 millions de dollars pour les commémorations acadiennes et le double pour celles de Québec (Bock, 2020b).

Entre le 1er janvier 2013 et le 31 décembre 2015, 258 activités commémoratives et communautaires, y compris un grand « Rendez-vous Champlain » à la baie Georgienne, furent accréditées par le Comité directeur communautaire. À l’intérieur de l’appareil gouvernemental, l’OAF chapeautait un comité interministériel dont le rôle était de s’assurer que les différents programmes de financement provinciaux feraient une place de choix à ces activités, dont la clôture consisterait dans un grand rassemblement à Toronto à la fin d’octobre 2015. Cet événement comprendrait une causerie de l’ambassadeur de France au Club canadien, un débat sur la place de la francophonie ontarienne à l’échelle internationale, l’assemblée générale annuelle de l’AFO, le Gala de remise des Prix de la francophonie de l’Ontario 2015 et une nouvelle mouture du spectacle à grand déploiement L’écho d’un peuple, qui avait été présenté dans l’Est de la province pendant plusieurs années (L’équipe de L’Express, 2015).

Selon Michel Bock (2020b, p. 519), « la commémoration des “400 ans de présence française en Ontario” s’apparentait, sous plusieurs aspects, à une entreprise de construction nationale, sans toutefois qu’il eût été clair de quelle collectivité “nationale” il s’agissait ». Commémorait-on « la naissance de l’Ontario français en tant que minorité nationale autoréférentielle possédant sa propre historicité et se démarquant par une lutte, toujours inachevée, contre ceux qui en auraient préféré la disparition? » Ou redécouvrait-on plutôt le début « de la collaboration et du métissage européano-autochtone », comme l’avait prêché Michel Tétu 10 ans plus tôt?

Il semble que ce soit cette dernière interprétation qui ait prédominé, en tout cas chez ceux qui détenaient les cordons de la bourse :

Pour la plupart des commentateurs de son oeuvre, l’ouverture à la diversité et au métissage qui prévalait, à l’heure actuelle [en 2015], était un héritage direct du fondateur de la Nouvelle-France. Cette ouverture, racontait-on, s’était traduite par l’établissement, en toute humilité, d’un rapport d’égalité et de respect avec les peuples autochtones [...] Or, si chacun était invité à s’inspirer de l’humanisme réputé profond de Champlain, les Franco-Ontariens devaient-ils s’y engager en tant que tels, c’est-à-dire en tant que Franco-Ontariens, ou bien en tant qu’Ontariens et Canadiens, ou encore en tant qu’Occidentaux d’origine européenne? Qui était ce Champlain dont on célébrait l’oeuvre : le précurseur de l’Ontario français ou le lointain prophète d’une société canadienne ayant tourné la page sur son passé d’intolérance?

Bock, 2020b, p. 536

Cette perspective fut à la fois confortée et inspirée par le livre Le rêve de Champlain de l’historien américain David Hackett Fisher (2011), rare exemple contemporain d’adéquation presque parfaite entre les attentes mémorielles et la production historienne.

6. Mémoire et histoire : Le rêve de Champlain

Publiée en anglais en 2008 et, trois ans plus tard, traduite de façon magistrale par l’écrivain franco-ontarien Daniel Poliquin, cette biographie devint rapidement un best-seller qui fut encensé par la critique populaire. La première édition en français fut épuisée rapidement. La maison d’édition Boréal la publia ensuite en format de poche. Avec 20 000 exemplaires vendus, l’ouvrage connut un succès retentissant au Québec et en Ontario français, beaucoup moins en Acadie en raison des facteurs que j’ai évoqués ci-dessus, du fait que la figure de Champlain y était depuis longtemps en concurrence avec son employeur protestant, Pierre Dugua de Mons, et parce que le moment commémoratif de la fondation avait eu lieu 10 ans plus tôt (Pâquet, 2019).

Ailleurs, le succès de Hackett Fisher repose sur plusieurs facteurs. D’abord, c’est un grand raconteur au style à la fois élégant et enlevant, presque épique. En plus, c’est un homme d’un certain âge très affable qui ne joue nullement à la vedette, comme les gens le découvrent quand il est invité au Canada. Cependant, c’est avant tout son interprétation de Champlain qui séduit les francophones, qu’ils soient français, québécois ou franco-ontariens. Sous sa plume, l’explorateur et père de la Nouvelle-France est un civilisateur soft, empreint d’humanisme et ami des Autochtones, au contraire de ses alter ego portugais, espagnols et anglais. C’est un personnage rassembleur qui, au Canada français, a la cote depuis le XIXe siècle et qui vit au diapason des valeurs contemporaines de diversité et d’ouverture à l’Autre (Pâquet, 2019).

Publiée à la veille de la commémoration du 400e anniversaire de l’Ontario français, la traduction française de la biographie y connaît un accueil chaleureux. Dès sa parution, Gilbert Racle (cité dans Pâquet, 2019, p. 79), de L’Express de Toronto, signale que « cette histoire, c’est celle du “Père de la Nouvelle-France”, du Canada français en particulier », qui est doté d’« un grand dessein ». Le rêve de Champlain est « un livre que chaque Canadien devrait avoir dans sa bibliothèque, a fortiori chaque Francophone ». Surtout, en mars 2015, juste à temps pour les célébrations, Champlain reprend vie, sous les traits du comédien Maxime Le Flaguais, dans une production de TFO en six volets de 30 minutes chacun. Pour le directeur de la chaîne, Glenn O’Farrell (cité dans Pâquet, 2019, p. 79) : « Il est important de se répéter que cette histoire est riche et universelle, qu’elle est porteuse de valeurs et de leçons encore valables. [...] Un historien américain est venu nous le rappeler. Il est temps de bien se le raconter à nous-mêmes. »

Le résultat est impressionnant. La docufiction reçut deux nominations aux prix Gémeaux 2015 pour la meilleure production numérique d’une émission ou série documentaire et pour la meilleure émission ou série en docufiction. Le site Web qui accompagne la série mérita aussi le Prix 2016 de l’OCTAS pour le français dans les technologies de l’information (Pâquet, 2019, p. 79).

Dix ans après sa publication, l’ouvrage de Hackett Fisher est toujours considéré par plusieurs, y compris par le premier ministre Justin Trudeau, comme un livre fort pertinent. Pourtant, l’historien Michel De Waele (2019a, 2019b) montre bien que le rêve du roi Henri IV et de Champlain est bien plus géopolitique et économique qu’humaniste. Il n’est pas le seul disciple de Clio à avoir critiqué la perspective quasi jovialiste de Hackett Fisher. En effet, d’autres historiens proposèrent une image moins hagiographique de Champlain. Comme l’a écrit Paul Cohen (2019, p. 51), si le best-seller de Hackett Fisher propose « une histoire nationale réconfortante, épurée de bien des zones d’ombre troublantes, gage d’un roman national sans péché originel », il a plutôt tendance à occulter la réalité et la complexité du colonialisme envers les Autochtones, dont l’oeuvre de Champlain fut partie prenante, mais de façon plus astucieuse que la majorité de ses contemporains. C’est un portrait réducteur et anachronique que trace l’historien américain, en partie parce qu’il ne prend pas de distance critique envers les écrits du colonisateur. Pour ma part, j’ai rappelé (Champlain, visionnaire du Nouveau-Monde, 2013) que le père de la Nouvelle-France était également un gérant de compagnies de fourrures, une responsabilité qui l’incitait à faire montre d’esprit pratique. Cohen (2019, p. 56) ajoute que la coopération franco-amérindienne promue par Champlain « est la conséquence de la faiblesse française en Amérique du Nord, des opportunités présentées par les Autochtones eux-mêmes, du pragmatisme de Champlain, et non d’un prétendu “rêve” », qui est, en fait, celui de Hackett Fisher, comme l’ont relevé les spécialistes. L’un d’entre eux, Mathieu D’Avignon (2018), a noté que l’engouement populaire pour ce rêve a relégué aux oubliettes les acquis de la recherche réalisée par des générations d’historiens sur la période fondatrice de la Nouvelle-France. Il ajoute : « Champlain fut un homme d’exception, c’est indéniable. Mais ne nous emballons point. Laissons de côté le rêve pour revenir aux faits historiques. »

Conclusion

J’ai essayé de montrer dans ce texte que la mémoire et l’histoire diffèrent dans leur nature, mais qu’elles sont toutes deux indispensables. Leur alliance, pour reprendre le terme de Joutard (2013), devrait être fondée sur un équilibre. Cependant, en raison de leur formation et de leur expertise, les historiens ne devraient-ils pas jouer un rôle privilégié dans cette alliance, sans aller jusqu’au contrôle souhaité par Nora (1997)? Je rejoins Patrice Groulx (2009, p. 22), qui plaide « pour l’encadrement de la mémoire par l’histoire », tous les récits ne s’équivalant pas quand ils sont passés au crible de la méthode.

D’ailleurs, dans le cas des minorités francophones, le danger que les historiens occupent une trop grande place est plutôt minime, tant la mémoire est ancrée profondément. Mémoire des combats incessants pour la survie culturelle et linguistique, mémoire des marginalisations multiples subies aux mains des populations majoritaires. L’historien ne nie pas ces faits, ces réalités, mais il les nuance et les contextualise pour s’assurer qu’ils ne deviennent pas caricaturaux, pour rendre compte de la complexité des situations et de l’agencéité des acteurs sociaux, et pour rappeler que l’identité des francophones en milieu minoritaire est également conditionnée par la classe sociale et la génération à laquelle ils appartiennent, ainsi que par leur sexe. Leurs représentations et leurs actions s’en ressentent, du moins en partie.