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Introduction

Malgré la richesse des écrits théoriques sur le féminisme intersectionnel, peu de recherches empiriques mobilisent ce cadre pour analyser leurs données. Une première recherche sur l’expérience de mères victimes de violence conjugale à l’aide du féminisme intersectionnel (Damant et al., 2008) nous avait convaincus de la pertinence de cette perspective théorique. Cependant, la constitution de notre population (femmes blanches, francophones et en situation de pauvreté de la grande région de Québec) limitait selon nous l’utilisation de ce cadre théorique. Nous avons donc obtenu une deuxième subvention (Damant, CRSH 2008-2012) afin d’aller rencontrer des femmes qui connaissaient des marginalisations multiples et ainsi complexifier nos analyses. Nous avons choisi de rencontrer des femmes racisées [1] de la région de Montréal et des femmes des Premières Nations de l’Ouest canadien, car les données récentes soulignent que ces femmes sont parmi les plus opprimées au Québec et au Canada. Même si leurs expériences d’oppression sont historiquement, socialement et culturellement différentes, nous voulions relever les différents éléments spécifiques à leurs expériences de maternité en contexte de violence. Le but du présent article est d’analyser les résultats d’une recherche [2] à l’aide du féminisme intersectionnel, plus particulièrement avec la conceptualisation des domaines d’oppression de Collins (2000). Bien que les objectifs généraux de la recherche visaient notamment à identifier les oppressions et les stratégies rencontrées par les mères racisées victimes de violence conjugale, nous nous pencherons ici sur les diverses formes d’oppressions qu’elles ont subies, les multiples stratégies faisant l’objet d’un article en préparation. Après une courte problématisation, nous présenterons le cadre d’analyse et la méthodologie, puis l’analyse des résultats.

De nombreux auteurs (Weaver, 2009; RCRPA, 1996; Smylie, 2009; Pederson, Malcoe et Pulkingham, 2013) croient que différents éléments associés au colonialisme continuent de façonner l’expérience et les conditions de vie des femmes des Premières Nations. Un récent rapport de la Commission des droits de la personne et de la jeunesse (2011) souligne que plusieurs études et rapports identifient également la possibilité que les personnes racisées, qu’elles soient immigrantes ou non, vivent certaines formes de discriminations systémiques. Ce rapport stipule également que les peuples autochtones et les minorités racisées font l’objet d’une surveillance ciblée et disproportionnée de la part des forces policières, qu’ils se sentent moins protégés par la police et estiment recevoir moins d’attention de la part de celle-ci lorsqu’ils sont victimes d’un crime. Par ailleurs, les jeunes de populations racisées sont surreprésentés parmi les décrocheurs et feraient l’objet d’une surveillance plus intense, notamment par le biais de suivis par les services de protection de la jeunesse. Cette situation s’explique aussi par la pauvreté vécue au sein de ces populations. Aussi, les préjugés et les stéréotypes ethnoculturels peuvent expliquer la fréquence disproportionnée des contacts de ces populations avec le système de protection de la jeunesse. Ces discriminations systémiques sont associées à des problèmes de chômage et de logement qui exacerbent la situation des mères qui vivent ainsi dans des situations difficiles (Commission des droits de la personne et de la jeunesse, 2011).

Outre ces conditions de pauvreté et de discrimination systémique, la violence conjugale est une réalité répandue qui affecte les femmes racisées et des Premières Nations (Damant et Lapierre, 2012). En effet, les femmes autochtones vivant au Canada sont quatre fois plus susceptibles d’être victimes de violence conjugale que les femmes non autochtones (Brownridge, 2003). De plus, la violence qu’elles expérimentent tend à être plus sévère et continue (Brownridge, 2003). Cette violence peut également être mise en lien avec les circonstances historiques et assimilationnistes auxquelles les Autochtones ont été soumis, de même qu’aux conditions de vie actuelle dans les communautés (Weaver, 2009; FAQ, 2008). Les femmes issues de communautés racisées sont également plus susceptibles d’être victimes de violence sévère (Humphreys et al., 2006) et rencontrent des difficultés particulières, liées à des éléments tels que le racisme, la religion, la structure familiale, la langue ou le statut légal d’immigration (Dobash et Dobash, 2000). Puisqu’il est impossible d’homogénéiser l’expérience des femmes racisées, il est primordial d’analyser leur expérience en la mettant en lien avec le contexte social, culturel et historique dans lequel elle s’inscrit. Pour ce faire, il nous apparaît essentiel d’appliquer une lentille féministe intersectionnelle à notre analyse.

Cadre d’analyse

Notre cadre d’analyse se centre essentiellement sur l’approche intersectionnelle. Comme le souligne Bilge (2009), ce paradigme de recherche :

renvoie à une théorie transdisciplinaire visant à appréhender la complexité des identités et inégalités sociales par une approche intégrée. Elle réfute le cloisonnement et la hiérarchisation des grands axes de différenciation sociale que sont les catégories de sexe / genre, classe, race, ethnicité, âge, handicap et orientation sexuelle

Bilge, 2009 : 70

Cette analyse permet d’aller au-delà de la multiplicité des systèmes d’oppression en se concentrant également sur la façon dont l’interaction entre ces derniers (re)produit des inégalités sociales (Bilge, 2009; Brah et Phoenix, 2004; Collins, 2000; Crenshaw, 1989). Elle permet aussi d’appréhender la réalité sociale des acteurs ainsi que les dynamiques s’y rattachant comme étant multiples et déterminées simultanément de façon interactive par plusieurs axes d’organisation sociale (Stasiulis, 1999). L’analyse peut s’opérer conjointement aux niveaux macrosociologique et microsociologique (Bilge, 2009) et va au-delà de l’incidence des catégories sociales de l’expérience. Elle appréhende ces dernières comme partie intégrante d’un cadre plus large en portant une attention particulière aux rapports entre institutions et individus (Bilge, 2009; Hankivsky et Christoffersen, 2008). Au niveau macrosocial, elle fait la lumière sur les manières dont les systèmes de pouvoir sont impliqués dans la (re)production et le maintien des inégalités (Bilge, 2009; Henderson et Tickamyer, 2009). Au niveau microsocial, elle permet de cerner les effets des structures d’inégalités sur les parcours individuels des acteurs (Bilge, 2009; Henderson et Tickamyer, 2009). Cette dualité analytique se traduit chez Collins (2000) par une diversification des niveaux d’analyse à l’intérieur d’une matrice que nous appellerons matrice de pouvoir. Bien que Collins la présente sous l’angle d’une matrice de la domination, certaines critiques socioconstructionnistes dénoncent le réductionnisme structurel et déterminant que la notion de domination peut sous-tendre (Prins, 2006). Ainsi, nous préférons ici l’aborder en termes de rapports de pouvoir. Collins conçoit d’ailleurs le pouvoir comme étant circulaire et multidirectionnel, s’inspirant de l’approche postmoderne foucaldienne (Collins, 1998, 2000; Foucault, 1976; Roy, 2013). Selon ce modèle, bien que certains groupes disposent d’un pouvoir plus important que d’autres, les subjectivités minorisées ne peuvent être réduites à un cumul d’identités unilatéralement opprimées et dénuées d’agentivité. Sur la base de l’observation de stratégies de réappropriation, de résistance ou de refus déployées par certaines femmes noires, Collins avance que le pouvoir n’est pas un système cohérent et homogène, mais plutôt un système dont l’expérience résulte de l’intersection des axes de différenciation sociale (Collins, 1998, 2000; Roy, 2013). Il s’agit donc ici de mettre en dialogue les deux composantes du pouvoir, soit l’assujettissement et l’agentivité (Collins, 2000; Roy, 2013).

Les quatre domaines spécifiques de pouvoir développés par Collins (2000) seraient perméables, s’influençant et se renforçant les uns les autres. Le domaine structurel est constitué par l’ensemble des lois et des institutions dont l’organisation favorise certaines configurations de catégories sociales. Pour Collins (2000), le domaine disciplinaire réfère à la gestion des institutions qui contribue à (re)produire des formes d’oppressions indirectes ou systémiques par la régulation et la surveillance des individus en fonction de leur appartenance à un groupe marginalisé. Dans le contexte de cette étude, nous nommons cette dimension sous le terme du domaine organisationnel afin d’intégrer à notre analyse les interactions entre les différents acteurs des réseaux d’aide formelle et les participantes. Le domaine hégémonique correspond à la justification et à la légitimation du pouvoir par l’établissement de discours qui naturalisent les hiérarchies. Enfin, le domaine interpersonnel opère par l’entremise des interactions quotidiennes en fonction de la signification qu’ils s’accordent l’un à l’autre, participant ainsi à la construction des hiérarchies sociales. Notons que le domaine hégémonique est celui qui établit le lien entre les autres domaines, par l’entremise d’images, d’idées, de représentations et de symboles qui forment la compréhension du monde qu’a le sujet et qui peuvent légitimer et naturaliser les rapports de pouvoir (Collins, 2000; Roy, 2013).

Méthodologie

Notre recherche portait sur l’expérience de mères autochtones et racisées ayant vécu de la violence conjugale et s’appuyait sur une méthodologie qualitative. L’étude a eu lieu dans deux sites de recherche: dans les Prairies (23 femmes autochtones) et à Montréal (20 femmes racisées). Les critères d’inclusion étaient: a) s’identifier comme Autochtone ou comme racisée; b) avoir vécu de la violence conjugale au cours des deux dernières années; c) être mère d’au moins un enfant mineur. Les participantes ont été recrutées à travers des intervenantes oeuvrant auprès d’elles. Les données ont été recueillies par le biais d’entretiens semi-dirigés autour des thèmes suivants: 1) les conditions de vie à travers lesquelles les participantes vivent leur maternité en contexte de violence conjugale; 2) leurs rapports avec les services utilisés; 3) l’influence de leur statut (Autochtone, racisée, réfugiée, immigrante) sur leurs conditions de vie. Les entrevues ont été enregistrées, puis retranscrites et analysées à l’aide du logiciel N’Vivo selon la matrice du pouvoir de Collins (2000).

Analyse des résultats : la matrice du pouvoir

Notre étude a permis de dégager que la réalité des mères qui vivent de la violence conjugale n’est pas homogène : leurs contextes de vie et de violences diffèrent et elles y réagissent de multiples façons. Nous avançons donc que l’expérience subjective des mères rencontrées se constitue à l’intersection de multiples axes de différenciation sociale à la fois discursifs et matériels et que l’articulation de ces axes rend possible une agentivité selon laquelle les participantes sont à même de jouer un rôle dans la (re)production et la déstabilisation des discours, des représentations et des interactions sociales en dépit des contraintes exercées à leur endroit. Rappelons toutefois que le présent article se penche sur les systèmes d’oppression et qu’un article en préparation abordera les diverses stratégies de résistance des participantes. Nous proposons donc d’illustrer à travers les récits des femmes rencontrées comment les quatre domaines de pouvoir se manifestent dans leur vie et ont affecté leur maternité.

Le domaine structurel

La problématique de la violence envers les femmes autochtones demeure indissociable des rapports coloniaux qui ont marqué l’histoire des peuples autochtones, notamment exemplifiés par le régime des écoles résidentielles (Flynn, 2010; Weaver, 2009). Tina, une mère autochtone, a parlé des conséquences qu’ont eues ces écoles sur des membres de sa famille : “My grandmother was put in residential school but it wasn’t her parents’ choice, it was the government’s choice. So it’s just like putting child (sic) into social services and they’re stuck there forever” (Tina).

Des femmes ont soulevé des problèmes avec le système judiciaire. Julie, mère autochtone, considère que le jugement de la Cour était teinté de stéréotypes raciaux, le juge ne semblant pas lui faire confiance :

The judge even told me: “What makes you think that me putting him away is gonna help the situation? You’re just gonna go back”. That’s what the judge told me [...] I think I just gave up on the system and I started to run and hide, because the system wasn’t there for me

Julie

Cette oppression est aussi influencée par le domaine organisationnel, la décision du juge symbolisant l’interprétation de la loi par ses acteurs. Ici, les représentations du juge (hégémonique) ont une influence directe sur la façon dont elle reçoit des services (disciplinaire). Cette même relation est aussi perceptible dans les propos de nouvelles arrivantes. Elles ont avancé que leurs avocats auraient tiré avantage de leurs positions minoritaires : I think, as migrants, we don’t know about the law. In that area, all of immigrant ladies, we are very in a bad position. The position is: Now I have a lawyer. She doesn’t want to give me time [...] and the reason is I don’t have money (Amira).

Ces participantes subissent des oppressions au niveau structurel en ne pouvant bénéficier d’une protection juridique et ceci impacte directement le domaine organisationnel. Amira n’est pas restée passive et a obtenu les informations nécessaires pour divorcer.

Sacha, des Caraïbes, n’a pas réussi à placer son enfant à la garderie. En attente de statut de réfugié, l’accessibilité à divers services est difficile et ceci entraîne une précarité puisqu’elle ne peut travailler, faute de garderie. Elle ressent ainsi la désillusion vécue par plusieurs immigrants  /  réfugiés (Rojas-Viger, 2008). On voit donc ici comment cette oppression influence directement ses conditions de vie. L’immigration demeure une expérience complexe (Cantù, 2005), alors que la mobilité sociale et l’obtention de conditions meilleures ne sont pas des certitudes, et conduit à une perte de repères sociosymboliques et matériels (Cantù, 2005; Rojas-Viger, 2008) : Canada, well, it’s the best place, land of opportunity. But not everybody gets the opportunity. Look at my situation [...] because of my status. What they’re trying to say is that they don’t know if I’m gonna be able to pay them (Sacha).

L’ensemble des mères a nommé des aspects de programmes sociaux ayant complexifié leurs démarches. Ceci a conduit à d’importants obstacles pour « sortir de la violence » et a eu une influence directe sur leurs conditions matérielles et leur maternité.

Domaine organisationnel

Plusieurs répondantes mettent en lumière les façons dont le personnel de différents services reproduit des rapports de pouvoir. Louise, Autochtone, a perdu son emploi après s’y être présentée avec le nez cassé : My nose was broken and I couldn’t attend work. I got fired from a very good job because my nose was broken (Louise).

Bernadette n’a pas obtenu d’aide de la part des services de protection, car elle n’avait pas de problèmes d’alcool ou de drogue et était en mesure de loger, nourrir et vêtir ses enfants. Cependant, elle estimait avoir besoin d’une aide supplémentaire pour pouvoir quitter la relation abusive : I tried to get the government… to take my kids, so I could get out. And I don’t think they wanted to help, because I was working and you know my fridge was always full [...] and my kids have what they needed (Bernadette).

Plusieurs femmes ont vécu des oppressions en lien avec les services policiers. Destiny, une mère autochtone, souligne que : 

They arrested both of us because in Manitoba now it’s zero tolerance for domestic violence. [...] I defended myself but they didn’t look at it like that, they just looked at it as a stereotype: “Oh just another drunk Aboriginal couple” [...] The police just look at you and stereotype you because they’re so used to it amongst Aboriginal couples [...] this is just gonna happen again

Destiny

Bien que vécue au niveau organisationnel, cette oppression est influencée par des représentations négatives et racistes véhiculées par certains policiers au sujet des femmes autochtones victimes de violence. Ainsi, il est possible de constater que les interactions entre les divers domaines ont des conséquences importantes (perte d’emploi, absence de services adéquats) pour les femmes rencontrées.

Domaine hégémonique

Toutes les participantes ont vécu des oppressions au niveau hégémonique. Inspirée par la théorisation foucaldienne et gramscienne, Collins, dans sa matrice du pouvoir, conçoit l’hégémonie comme ce qui contribue à une forme de cohésion et de domination sociale (Collins, 2000, Gramsci, 1971). Ici, elles étaient liées à la classe sociale, l’origine ethnique / nationale, la maîtrise de la langue du pays d’établissement, la « race [3] », la religion, l’apparence physique, le genre et l’identification autochtone.

Plus de la moitié des répondantes autochtones reconnaissent avoir vécu une oppression en lien avec leur identité autochtone :

In Calgary, it’s harder for a Native lady to find a place to rent. Often, they’re automatically refused because some Native people have some addictions and they wreck houses, so automatically we’re all like that. Jobs. Automatically thought as being irresponsible and undependable. So it’s hard to get a job

Louise

Ces oppressions demeurent prédominantes dans le récit des répondantes et sont perceptibles dans diverses sphères, notamment à travers les discriminations vécues dans les ressources formelles (hôpital, services juridiques, etc.). En effet, certaines ont été ignorées ou mal conseillées, ce qui a contribué à leur isolement et entraîné des répercussions négatives :

I was in a lot of pain. And basically at the hospital I was left on the gurney for probably seven hours, no one had come to see me, no one had taken down anything. [...] so I got myself out of there and left. [...] And I think that has to do with, in my opinion, with us being First Nations and my husband dropping me off and they just assumed whatever and they didn’t treat me [...] I was not supported. Nobody wanted to help me and actually it did turn me from going back to the hospital ever again after an abusive situation. I felt like I wasn’t human enough for them to help me

Sacha

Plusieurs participantes de Montréal ont également rapporté avoir vécu de la discrimination en lien avec leur « race » ou origine ethnique / nationale, ce qui a affecté les services reçus : One of my friend (sic), she is white and she gets all the services from the government, all the services from the CLSC [...] I go and ask for the same service and they say: This is finished (Asha).

D’autres répondantes ont identifié certaines dynamiques racistes dans leur pays d’origine qui se sont parfois reproduites au sein de leurs communautés à Montréal. C’est le cas de Mandeep qui avance qu’en Inde et dans la diaspora indienne, les femmes ayant la peau plus foncée peuvent avoir de la difficulté à trouver un époux, même si elles proviennent de classes plus aisées. Dans ce cas-ci, la « blancheur » de la peau favorise la mobilité sociale et le teint foncé est entrevu comme un fardeau pour plusieurs familles : 

In India, if a woman has a fair complexion, she gets a really good match. If you’re little dark, parents have such a big problem getting you married. And especially if you wear glasses or you have bad teeth, that’s a problem. So to cover this up, parents have to give a bigger dowry

Mandeep

D’autres vivent une oppression hégémonique en lien avec l’apparence physique qui touche également leurs proches; leurs familles se voient obligées d’offrir une dot plus importante pour marier celles qui ne répondent pas aux attentes hégémoniques de féminité.

Dans un contexte où les marqueurs religieux visibles peuvent symboliser un manque de liberté (Bilge, 2010), une participante a vécu une oppression en lien avec sa religion. Tawab considère que le port du voile l’a empêchée de trouver un emploi dans son domaine :

Je n’ai pas trouvé d’emploi dans mon domaine […] de faire du commercial et mon voile […] ça joue parce que c’est rare qu’on trouve dans les relations à la clientèle, des femmes voilées. Donc j’ai été obligée de me réorienter

Tawab

Toutes les femmes qui ont participé à la recherche ont vécu une forme d’oppression hégémonique en lien avec leur genre. Par exemple, la violence conjugale vécue est indicative d’une relation de pouvoir dans laquelle elles sont dominées (Dobash et Dobash, 1979, 2000). La présence impérative de « l’autre » masculin est illustrée dans les propos des femmes qui considèrent impossible de réussir leur vie sans la présence d’un homme : Many women were raised to believe that if you’re married, your body belongs to your husband (Yellow flower).

Dans ce contexte, on peut comprendre la situation des femmes qui sont dépendantes de leur conjoint dans des situations de parrainage.

Domaine interpersonnel

Le poids de l’hégémonie en lien avec le genre est en interaction directe dans le domaine interpersonnel. La violence conjugale en est la manifestation la plus importante, mais plusieurs répondantes vivent également de la violence dans leurs rapports avec leur famille, leur belle-famille ou leur communauté. Elles ont ressenti des jugements de la part de certains membres de leur communauté, ici non pensée comme monolithique, notamment lorsqu’elles ont souhaité se séparer de leur conjoint violent : Because people in my community, they are nosy, they want to know what is going on [...] They look me down as some kind of person that left the husband  (Vanaja).

Ces oppressions interpersonnelles ont également été générées dans certains cas par la belle-famille, alors que toutes les participantes provenant de l’Asie du Sud ont vécu de l’intimidation et des mauvais traitements, notamment par leur belle-mère (privation de nourriture, humiliations, pressions financières) :  In my Punjabi community, if you need anything, you have to ask the mother-in-law [...] The head of the woman is your mother-in-law. So if she doesn’t like her daughter-in-law, she doesn’t give her food (Mandeep).

Nous n’avons répertorié aucune forme d’oppression interpersonnelle en lien avec la belle-famille chez les femmes autochtones. Cependant, quelques-unes ont subi une oppression de la part des membres de leur famille immédiate. Ces oppressions, souvent porteuses des représentations hégémoniques de la maternité, se manifestaient par un manque d’empathie envers les mères qui perdaient la garde de leurs enfants ou celles qui retournaient auprès du conjoint violent : 

My sister thinks I’m abandoning my daughter and that hurts me, but I know it’s not true, but just the fact that she said it, it implied it

Whitney

My kids came to visit [...] and there was my little sister [...] I would see her and I’d be bruised up and she would say: Oh you must like it you keep going back!

Audrey

Ces diverses formes d’oppressions représentent un important facteur de maintien dans la relation violente et contribuent à la création d’un fort sentiment de solitude et d’isolement. Ces femmes ont subi d’importantes pressions pour retourner auprès du conjoint violent, la monoparentalité étant négativement envisagée dans ce contexte. Dans ce contexte-ci, la violence s’inscrit dans un environnement marqué par la préséance d’une représentation de la femme comme tributaire de son rapport avec les hommes, notamment son conjoint. On voit donc comment s’inscrivent des interrelations complexes entre le domaine hégémonique (genre, race, maternité) et le domaine interpersonnel (famille, belle-famille, relations de couple).

Conclusion

Nous avançons que l’approche quadripolaire des relations sociales de Collins est particulièrement pertinente, car elle nous a permis de nous questionner sur les interactions entre la subjectivité et la production des inégalités sociales. Cependant, son application ne se fait pas sans problème et la matrice de Collins suscite certains débats. Des auteurs proposent qu’une reformulation du concept de l’intersectionnalité peut s’avérer nécessaire pour intégrer les critiques poststructuralistes et socioconstructivistes, lesquels permettent à l’intersectionnalité de se distancier de sa tendance à considérer excessivement dans leurs analyses les structures plutôt que les expériences subjectives (Bilge, 2009; Staunaes, 2003). En somme, les tensions suscitées entre l’analyse macro et micro sociologique restent entières.

Il est également difficile de décrire à partir du discours des femmes l’interaction entre les divers domaines de pouvoir et les impacts de chacun de ces domaines. Peu de recherches empiriques ont été faites jusqu’à présent en utilisant cette approche théorique et du travail reste à faire pour affiner les analyses. Ceci dit, nous croyons que notre analyse permet de conclure que les réalités de violence vécues par les femmes ne sont pas identiques, mais se constituent au sein de divers contextes sociohistoriques sur lesquels il est impératif de s’attarder. Bien que les femmes autochtones et racisées rencontrées aient des expériences convergentes, certains aspects leur sont propres. Ainsi, les manières dont les femmes violentées vivent leur maternité doivent être contextualisées. En effet, bien que les femmes demeurent historiquement responsables de la reproduction sociale (Damant et Lapierre, 2012) les catégories « femmes » et « mères » ne devraient pas être perçues et traitées comme des catégories naturelles, fixes, homogènes et unidimensionnelles, mais plutôt comme des expériences aux configurations imprévisibles et complexes, modulées par des attentes hégémoniques spatialement et temporellement élaborées (Krane et Davies, 2007). Non seulement les mères violentées bénéficieraient de se détacher des attentes normatives de la maternité, mais les intervenantes qui oeuvrent auprès d’elles devraient les encourager à redéfinir ce que la maternité implique pour elles en adaptant leurs interventions aux réalités multiples et spécifiques de ces mères. En outre, le soutien envers elles ne doit pas se limiter à une aide ponctuelle et externe pour que ces dernières parviennent à accomplir leurs responsabilités maternelles telles qu’envisagées de façon hégémonique, mais doit plutôt les accompagner vers la pleine réalisation de la nature foncièrement sociale de la maternité dans la construction de leur identification de mère.