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Le mot « anorexie », qui étymologiquement signifie « absence d’appétit », induit en erreur, parce qu’il n’est pas sûr que la personne n’ait aucun appétit au sens propre comme au sens figuré. Les anorexiques domptent leur faim et la nient, mais elles ne manquent pas d’énergie vitale, ainsi qu’en atteste leur hyperactivité. Leur désir de vivre est manifeste, même s’il prend des formes paradoxales.[2]

Dans Phenomenology of Illness, Havi Carel avance que l’expérience de la maladie opère chez une personne des changements dans l’expérience de soi, de l’incarnation et du monde[3]. Comprendre la maladie comme un phénomène, en faire une description à la première personne, du point de vue du sujet malade, permet d’offrir des outils épistémiques pour rendre compte de l’expérience particulière d’une maladie. La démarche phénoménologique permet de fournir autant au personnel professionnel de la santé, qu’aux proches et aux personnes malades un langage qui rende intelligible l’expérience subjective que ces dernier·es ont de leur corps et de leur existence.

Carel définit la maladie (illness) en reprenant à S. Kay Toombs cinq caractéristiques typiques de cette expérience subjective :[4] (1) la perception de la perte d’intégrité (le corps est vécu comme un autre que soi[5], parfois même comme une menace[6]) ; (2) la perte de certitude (les personnes malades sont obligées de reconnaître leur vulnérabilité, d’abandonner leur idéal d’indestructibilité personnelle) ; (3) la perte de contrôle ; (4) la perte de liberté d’agir, d’autonomie (le manque de connaissances quant à la meilleure marche à suivre oblige les personnes malades à s’en remettre aux conseils du personnel professionnel de la santé) et (5) la perte du monde connu (la maladie vient avec sa manière distincte d’être au monde[7], en raison de changements autant dans la routine que dans la dimension temporelle et spatiale de la vie). Carel explique que ces cinq caractéristiques permettent de rendre compte de l’expérience subjective de la maladie dans son immédiateté qualitative : la maladie est vécue typiquement comme « une perturbation chaotique et un sentiment de désordre ».[8]

S’inspirant des travaux de Carel, le présent texte propose une investigation philosophique de l’anorexie mentale à l’aune de la phénoménologie féministe et de l’épistémologie de la médecine. Je souhaite voir comment les différentes caractéristiques de l’expérience de la maladie s’incarnent dans l’expérience particulière de l’anorexie mentale. Ou plutôt, je veux mettre en lumière et essayer de comprendre pourquoi les pertes de certitude (2), de contrôle (3) et d’autonomie (4) ne semblent pas faire partie de cette expérience. Je ne conclurai pas que l’anorexie mentale n’est pas une maladie. Je montrerai que les notions de contrôle et d’autonomie sont bel et bien au coeur de ce trouble, mais qu’elles s’incarnent toutefois différemment que dans la définition de Toombs. Le refus du sujet de se reconnaître malade, vulnérable, est en fait ce qui caractérise l’expérience subjective de l’anorexie mentale.

Les personnes souffrant d’anorexie mentale redoutent les savoirs médicaux qui considèrent leurs comportements comme problématiques, nocifs. Plus encore, elles redoutent certains savoirs et certaines informations provenant de leur propre corps. Elles ignorent volontairement ces diverses informations, les symptômes de leur maladie, afin de maintenir un contrôle sur leur apparence physique et sur leur identité. Or, en niant la crédibilité ou l’importance des signaux comme la faim et la fatigue, elles limitent la possibilité de recevoir un diagnostic et des traitements. Elles sont, d’une certaine façon, un des obstacles principaux à leur guérison. En ce sens, il semble que les personnes anorexiques sont victimes d’une violence épistémique auto-infligée.

Comment des femmes[9] en viennent-elles à se rendre malades et surtout à le rester en niant la maladie ? Trois raisons me poussent à m’intéresser à cette question. Premièrement, contrairement à ce qui se produit avec un virus, une cellule cancéreuse ou une infection, le corps est affaibli, il est mis en danger volontairement par la personne malade. Le rapport qu’entretiennent les personnes anorexiques avec leur corps est donc particulièrement intéressant et mérite d’être exploré. Deuxièmement, l’aspect genré de l’anorexie mentale appelle une analyse proprement féministe. Quel rôle jouent les rapports de pouvoir patriarcaux dans le développement de cette maladie ? Finalement, l’anorexie mentale m’intéresse tout particulièrement comme sujet d’investigation philosophique parce que j’ai moi-même (sur)vécu pendant plus de cinq ans avec cette maladie. J’en ai fait une expérience directe, intime, douloureuse et très violente. À l’aide d’outils autant phénoménologiques qu’épistémologiques, je souhaite donc rendre compte de cette expérience dans toute sa particularité et en faire comprendre la complexité.

Ainsi, dans cet article, après avoir présenté les principales caractéristiques cliniques de l’anorexie mentale, j’explorerai l’expérience subjective que les personnes souffrant de ce trouble ont de leur corps. L’utilisation de travaux en phénoménologie de la corporalité me permettra de rendre compte de l’expérience vécue, subjective, de la maladie en tant qu’expérience concrète, socialement et culturellement située comme le propose Carel.[10] Quels sont les changements dans l’expérience de l’incarnation qui permettent de définir comme pathologique la façon dont une personne souffrant d’anorexie entrevoit son propre corps et interagit avec lui ? Comment cette obsession pour l’apparence corporelle affecte-t-elle la compréhension qu’une personne a d’elle-même ? Comment construit-elle sa subjectivité, son identité ? Pour répondre à ces questions, je prendrai appui sur les travaux du Susan Bordo[11] et de Corine Pelluchon qui se sont intéressés aux troubles des conduites alimentaires en plus de mobiliser les travaux de Simone de Beauvoir, Luna Dolezal et Manon Garcia pour comprendre le rapport particulier que les femmes développent et entretiennent avec leur corps.

De là, il sera possible de saisir la complexité qu’implique la reconnaissance de la maladie pour les personnes souffrant d’anorexie mentale. J’expliciterai alors ce que j’entends par violence épistémique auto-infligée. Pour ce faire, je mobiliserai simultanément les travaux de Havi Carel sur les violences épistémiques dans le contexte des soins de santé et ceux de Kristie Dotson sur la violence épistémique. Nous verrons alors que ce qui est particulier dans l’expérience de l’anorexie mentale est que celle-ci se caractérise par une lutte contre l’expérience même de la maladie telle que définie par Toombs, qui passe par une ignorance volontaire de la faim comme source épistémique crédible.

1. Qu’est-ce que l’anorexie mentale ?

L’anorexie mentale est un trouble des conduites alimentaires qui se caractérise par une peur aiguë de prendre du poids, de grossir. Les personnes souffrant de ce trouble ont constamment l’impression d’être trop grosses, et ce, bien que la majorité d’entre elles (mais pas la totalité) aient un poids en dessous de la normale[12]. Je ne veux pas m’engager ici dans un débat sur la définition de ce qu’est un poids « normal » ou « naturel », mais dans le cas des personnes anorexiques, il s’agit d’un poids qui met en danger leur santé physique et parfois même leur vie. Obsédées par l’idée de ne pas prendre de poids, les personnes souffrant d’anorexie mentale limitent leurs apports nutritionnels quotidiens, se sous-alimentent, et très souvent font de l’exercice physique de manière excessive[13].

L’anorexie mentale est l’une des formes de maladies mentales les plus meurtrières[14]. Entre 10 et 20 % des personnes souffrant d’anorexie mentale meurent de complications liées à cette maladie.[15] Entre 20 à 30 % des personnes font des tentatives de suicide.[16] Les jeunes femmes (souvent adolescentes ou au début de l’âge adulte) sont dix fois plus susceptibles que les hommes de développer un trouble des conduites alimentaires.[17] Au Canada, l’anorexie mentale affecte de 0,3 % à 1  % des femmes, c’est-à-dire entre 99 000 et 330 000 Canadiennes.[18]

Trois des principales caractéristiques des personnes souffrant d’un trouble de conduites alimentaires ont une attitude perfectionniste à l’égard de l’école et du travail, une faible estime de soi et une perception déformée de leur image corporelle.[19] En effet, malgré des pertes de poids importantes, l’absence parfois complète de graisse sur leur corps, ces dernières sont incapables d’avoir une vision réaliste de leur apparence corporelle. Elles vont voir de la graisse là où il n’y en a pas, au point de ne pas se reconnaître sur des photos où elles sont en compagnie de personnes qu’elles considèrent « moins grosses » qu’elles, ou encore lorsqu’elles achètent des vêtements, elles sont convaincues qu’un chandail ou un pantalon sera trop petit pour s’apercevoir à la fin qu’elles flottent à l’intérieur de celui-ci.

Corine Pelluchon n’exagère en rien lorsqu’elle affirme : « La personne anorexique, dans son obsession de la maîtrise et de la toute-puissance, ne veut pas voir qu’elle est en danger de mort et que les complications auxquelles elle s’expose l’amènent à rencontrer de plus en plus d’obstacles à sa volonté ».[20] Bien que l’anorexie mentale soit avant tout un trouble de santé mentale, les carences alimentaires et l’entraînement excessif provoquent des effets très graves sur le plan de la santé physique. Tout d’abord, en plus de priver le corps de l’énergie nécessaire pour fonctionner, notamment le garder au chaud et produire différentes hormones, les carences alimentaires et la déshydratation causent de la fatigue et des étourdissements.

L’hypothermie, la fatigue, la maigreur, la perte de cheveux, l’aménorrhée (l’arrêt des menstruations) sont des symptômes relativement visibles de la sous-alimentation,[21] mais, lorsque remarqués,[22] ils ne sont pas toujours considérés comme des signes alarmants pour la santé d’une personne. Pourtant, ceux-ci sont des indicateurs de problèmes importants. Par la recherche de la minceur, de la maigreur, les personnes anorexiques mettent très souvent leur vie en danger. En effet, une sous-alimentation prolongée peut provoquer des insuffisances cardiaque et rénale, un niveau insuffisant de fer dans le sang, une perte de la masse osseuse, des troubles digestifs et de l’hypotension artérielle. Dans certains cas extrêmes, l’estomac peut avoir de la difficulté à digérer des aliments solides. Les personnes souffrant d’anorexie mentale peuvent également développer des dépendances qui auront à plus long terme des conséquences importantes. La dépendance au tabac, utilisé comme coupe-faim, est sûrement l’une des plus répandues, dont l’impact sur la santé cardiaque et pulmonaire est bien connu. Le système digestif de certaines personnes anorexiques peut également développer une dépendance aux laxatifs au point de ne plus bien fonctionner sans ceux-ci.

Certains effets sur la santé peuvent même être irréversibles. Par exemple, certaines personnes anorexiques vont faire des crises de boulimie et se faire vomir.[23] Des vomissements répétés, en plus de déshydrater encore plus la personne, peuvent venir abîmer l’émail des dents. Les carences alimentaires conjuguées à un entraînement intensif peuvent également mener au développement de l’ostéoporose précoce. Les os et les articulations seront endommagés, parfois pour toujours, et ce, même si la personne se rétablit de son trouble et retrouve une alimentation équilibrée[24].

2. Trois modalités de l’anorexie mentale

Dans Les nourritures. Philosophie du corps politique, Pelluchon explique que les personnes anorexiques cherchent « à dominer [leur] corps pour exister aux yeux des autres ».[25] Ainsi, elle affirme que si « on ne comprend pas que [l’anorexie mentale] est une manière d’exister et de sculpter sa vie [de faire de son corps] un spectacle ou un objet à contempler, on manque sa signification philosophique ».[26] Pour cette raison, dans une démarche qui s’inspire des travaux de Carel, je souhaite explorer dans cette section comment le corps est perçu par le sujet qui fait l’expérience de l’anorexie mentale. S’intéresser à la façon dont les personnes souffrant de ce trouble font l’expérience de leur corps, permet, dans une perspective phénoménologique, de comprendre la façon particulière dont cette maladie est vécue. À la suite de cette description, et à l’aide d’outils en épistémologie sociale, je pourrai rendre cette expérience plus intelligible. Comme l’explique Carel, l’utilité de cette approche réside dans le fait qu’elle peut notamment améliorer la communication entre les malades et le personnel professionnel de la santé (médecins, infirmier·es, psychologues, etc.), aider à l’enseignement médical et à la formation, et surtout permettre aux malades de mieux comprendre leurs propres expériences[27].

À partir de la phénoménologie de la perception de Maurice Merleau-Ponty, Carel présente le sujet phénoménologique comme un sujet-corps. Le corps est selon elle indissociable de la subjectivité. La perception est le fondement de la subjectivité : c’est le corps qui permet au sujet d’être au monde. L’investigation phénoménologique permet donc de mettre en lumière comment la maladie « change l’expérience et comment elle façonne la vie de la personne malade » (je traduis)[28] en formant une toute nouvelle manière d’être. Autrement dit, elle permet de montrer comment cette mise au monde du sujet, qui passe par le corps, est altérée, limitée par l’expérience de la maladie.

Dans Unbearable Weight. Feminism, Western Culture, and the Body, Susan Bordo analyse les croisements entre la construction de la féminité et celle du rapport au corps dans la société occidentale. Selon Bordo, il n’y a pas de corps « naturel ». Bien qu’il soit intrinsèquement matériel et humain, le corps est également constitué culturellement.[29] Les pratiques sociales informent la façon dont les personnes font l’expérience de leur corps et de ses possibilités.

Ce qui intéresse Bordo, c’est le rôle particulier du rapport que la société entretient avec les corps féminins dans le développement de troubles des conduites alimentaires. Elle détermine trois axes d’analyse permettant de rendre compte de la complexité du rapport que les personnes souffrant d’anorexie mentale ont avec leur corps. Ce sont ces mêmes trois axes — le dualisme Corps/Esprit, les idéaux de contrôle et d’autonomie et les rapports de pouvoir et de genre — que je vais reprendre ici pour présenter l’expérience particulière que les personnes souffrant d’anorexie mentale font de leur corps.

2.1 Distanciation entre le corps et l’esprit

Le premier axe d’analyse de Bordo est celui du dualisme Corps/Esprit. Elle explique que les personnes souffrant d’anorexie mentale opèrent une distanciation draconienne entre leur esprit et leur corps, ce qui leur permet d’appréhender ce dernier comme un objet que l’esprit peut modeler, rendre parfait. Le corps n’est pas soi, mais bien plutôt (1) un Autre, (2) une prison et (3) un ennemi. Examinons plus en détail ces trois idées.

Le dualisme et la distanciation ont d’abord pour effet de voir le corps vécu comme étranger, Autre[30]. Carel explique qu’un corps en santé est vécu à la fois comme sujet et comme objet.[31] Pourtant, dans l’expérience de l’anorexie mentale, la totalité de l’identité est assimilée à l’esprit.[32] Le corps est Autre par rapport au sujet puisqu’il n’est plus constitutif de son identité. Il n’est plus qu’objet, alors que l’esprit est sujet.

Comme lorsque Simone de Beauvoir affirme que la Femme est Autre en comparaison à l’Homme,[33] et quand Frantz Fanon montre qu’une personne noire est Autre, constituée en opposition avec une personne blanche,[34] le corps Autre est l’opposé de l’esprit dans l’expérience de l’anorexie mentale. Comme dans les cas étudiés par Beauvoir et Fanon, ici, être Autre, être objet, c’est être second, non essentiel. L’Autre, l’objet, se définit par rapport à un sujet qui est premier, il existe et trouve sa valeur en fonction de ce sujet et, par conséquent, s’y subordonne.

Le corps est également vécu comme une prison, un lieu de confinement et de limitations.[35] Il est une prison dont il est impossible pour l’esprit de s’évader. L’incarnation de l’esprit dans un corps matériel limite ses possibilités de transcendance et d’actualisation, le sujet étant toujours ramené à l’immanence de sa propre existence dès que la faim ou la fatigue se font sentir. Le sujet est restreint dans ses projets et ses aspirations par les besoins physiologiques du corps, sa fragilité.

Enfin, le corps est perçu comme un ennemi en tant que source de confusion pour l’esprit.[36] Les pulsions, les désirs viennent brouiller l’esprit, la raison. Il y a toujours un danger de céder aux pulsions irrationnelles, à la faim, à la gourmandise. L’esprit cherche alors à dicter lui-même les apports alimentaires nécessaires, suffisants pour répondre aux besoins du corps tout en le maintenant dans une forme qu’il trouve acceptable.

Aucun passe-droit, aucune dérogation ne sont permis. Le corps se trouve en permanence sous surveillance. Les personnes souffrant d’anorexie mentale sont constamment en train de toucher leur corps leurs cuisses, leurs hanches, leurs bras. L’absence de graisse, palper les os est rassurant, car cela leur confirme la maîtrise de leur esprit. Le corps est scruté et discipliné. Pour poursuivre l’analogie de la prison, l’esprit de la personne souffrant d’anorexie mentale est en quelque sorte à la fois prisonnier et geôlier. L’identité du sujet s’articule donc autour des idéaux de contrôle et d’autonomie, ce qui nous amène au deuxième axe d’analyse de Bordo.

2.2 Le corps comme un lieu de contrôle

Les personnes souffrant d’anorexie mentale ont un sentiment de fierté, d’euphorie, de sécurité aussi, quand leurs doigts découvrent des hanches et côtes encore plus découpées qu’avant, des cuisses et des bras plus étroits. La perte de poids, la minceur ne sont pourtant pas une question proprement esthétique. Il s’agit plutôt d’une marque de pureté, d’hyperintellectualité, de transcendance.[37][38] Pelluchon parle d’une revendication de supériorité, de l’affirmation de la capacité à défier les lois de la nature et les pulsions.[39] Elle explique : « ce qui est mou, gras, flasque manifeste une absence de contrôle, une vulgarité, une bassesse ».[40] La privation apparaît comme « une rébellion contre les lois du corps [qui est recherchée] au-delà du stade de la minceur et [qui] procure la jouissance ».[41]

Ainsi, faire fondre le corps n’a pas tellement pour but de plaire, mais plutôt de montrer sa perfection. Un corps sans faille, parfait : le corps qui va de pair avec la réussite académique, professionnelle, sociale ou amoureuse. Réussir à faire fondre le corps à sa guise, développer une « expertise » à perdre du poids procure un sentiment de contrôle, de sécurité. Ce qui est intéressant ici, c’est que, malgré la grande distanciation que l’esprit tente de créer avec le corps afin de fonder son identité sur une parfaite transcendance, une autonomie, le corps devient paradoxalement un des points centraux sur lesquels l’esprit fonde son identité et sa valeur, puisqu’il devient l’incarnation de ces idéaux. J’y reviendrai.

2.3 Corps anorexiques, corps féminins

Les jeunes femmes sont particulièrement susceptibles de développer un trouble des conduites alimentaires ; dix fois plus que les hommes le font. Pourquoi ? Pelluchon lie les idéaux de contrôle et d’autonomie chez les personnes souffrant d’anorexie mentale à « un refus des fonctions assignées aux femmes, comme la maternité ».[42] Bordo abonde dans le même sens en expliquant que les femmes, non seulement, ont un corps, mais elles sont associées à la corporalité, l’expérience incarnée comme source de leur identité, de leur essence ou nature féminines.[43] Les représentations sociales de la féminité et de la sexualité associent les femmes aux mondes de la corporalité, de l’incarnation et des sentiments, et ce, jusque dans la division du travail (en leur attribuant les tâches liées au soin du corps et à la reproduction). Les femmes sont associées non seulement à leurs corps, mais également aux émotions, aux désirs et aux pulsions. Et donc également au manque de contrôle, à l’irrationnel. Dès lors, un corps mince devient chez une femme signe de retenue, de maîtrise de soi. Il permet également de prendre ses distances avec l’archétype féminin, tout en courbes (l’image de la mère, qui prend soin de sa famille et la nourrit), associé aux tâches « féminines » de la reproduction sociale, tâches dévalorisées et associées à la partie matérielle, biologique, incarnée, de l’existence humaine. Pour les femmes et filles anorexiques, le corps androgyne, sans courbe, est signe de succès, de supériorité intellectuelle et morale.[44] Ce corps représente la maîtrise des émotions et des pulsions.

Dans The Body and Shame, Luna Dolezal analyse l’expérience spécifique que font les femmes de leur corps en se basant notamment sur les travaux de Simone de Beauvoir et de Sandra Bartky. Selon elle, la honte est constitutive de la subjectivité des femmes. Elle affirme que l’expérience qu’ont les femmes de leur corps est objectivante et aliénante en raison des structures sociales oppressives qui placent leur corps « comme un site constant de honte (body shame) » (je traduis).[45]

Bien que les femmes se sentent souvent menacées d’invisibilité dans les relations sociales en raison d’un statut social diminué, leur corps jouit d’une hypervisibilité dans le domaine social ; il est objectifié et constamment affiché. En conséquence, pour les femmes, plus que pour les hommes, le corps est une présence permanente dans la vie ; c’est une source d’angoisse dans le projet permanent de présentation de soi [the ongoing projects of self-presentation] et la gestion des impressions qui assurent un sentiment d’appartenance et de reconnaissance. Les expériences oppressives — et organisatrices du monde — de honte corporelle […] occupent une place centrale dans ce drame de l’incarnation féminine. (Je traduis)[46]

Reprenant la thèse de Beauvoir, Dolezal explique que cette honte vient du fait que les corps des femmes sont constitués comme Autre, déviant, par rapport au modèle masculin « neutre ».[47] Devant l’idéal du sujet transcendant masculin, les femmes sont des objets immanents. Cette objectification est rapidement internalisée par les filles et les femmes qui apprennent rapidement à se considérer et à se traiter elles-mêmes comme des objets à observer et évaluer.[48] Dolezal explique par la suite :

La féminité, en tant que telle, devient une performance publique constante et continue où le sujet féminin pose continuellement sur lui-même un regard conscient de la façon dont son corps est vu par les autres dans le cadre des normes restrictives concernant l’apparence et le comportement. (Je traduis)[49]

S’inspirant elle aussi des travaux de Simone de Beauvoir, Manon Garcia, dans On ne nait pas soumise, on le devient, affirme que « s’affamer pour rentrer dans une taille 36 »[50] est une forme de soumission à la domination patriarcale. Pour la philosophe, la soumission est une expérience quotidienne et partagée par toutes les femmes.[51]

La domination patriarcale en tant que système d’oppression est aliénante, affirme Garcia. Cette aliénation se caractérise par l’objectification des femmes et de leur corps :[52] elles sont figées comme objets dont la force de travail et la sexualité sont mises à disposition d’autrui. Garcia explique que cette objectification a pour conséquence que le corps et l’incarnation sont centraux lorsque vient le moment de se demander « Qu’est-ce qu’une femme ? ». C’est un « corps-objet » nous répond-elle.[53] C’est un sujet qui, contrairement au sujet masculin, ne peut échapper à son corps et aux significations sociales de celui-ci,[54] qui ne peut pas échapper aux regards. Les corps des femmes sont des corps-pour-autrui[55], ce qui leur fait perdre leur prise sur ceux-ci, ils ne sont pas pour elles un moyen d’avoir prise sur le monde.[56]

En somme, il semble que l’esprit des personnes souffrant d’anorexie mentale tend d’une certaine manière à se distancier du corps féminin, Autre, honteux, en en prenant le contrôle, afin de se rapprocher de l’idéal (masculin) d’une subjectivité autonome et transcendante.

Toutefois, vouloir contrôler le corps et ses pulsions a pour effet paradoxal de faire de la faim une obsession. Toutes les pensées, les activités, sont organisées en fonction de maintenir ce contrôle sur elle. La faim devient aliénante. Le corps devient la principale préoccupation de l’esprit. Il monopolise toute son attention et toutes ses ressources. Toute la vie s’organise autour de la nourriture[57] et du contrôle de l’apparence physique : les repas et l’exercice physique dictent l’horaire, le choix des activités, des projets, des dépenses, aussi.

Très paradoxalement, en voulant distancier leur esprit de leur corps, les personnes souffrant d’anorexie mentale objectifient d’autant plus ce dernier.[58] Elles veulent être plus qu’un corps, tout en devenant complètement obsédées par l’apparence de celui-ci. Le souci du corps n’est plus une préoccupation (comme ce l’est pour la plupart des gens), mais bien une obsession, une source de souffrance. Carel affirme, en s’inspirant des travaux de Jean-Paul Sartre, que le corps en santé est transparent pour un sujet.[59] Dans le cas de l’anorexie mentale, le corps devient au contraire hypervisible pour le sujet. En voulant transcender sa condition immanente, sa corporalité, le sujet anorexique devient complètement obsédé par cette dernière. En cherchant à ignorer la faim, celle-ci devient sa première préoccupation. Or, si le sujet porte attention au corps de façon obsessive, il refuse cependant de reconnaître la valeur de certains signaux que ce dernier lui envoie. Il vit donc une expérience paradoxale sur le plan de l’identité, mais également épistémique. C’est ce dernier élément que nous allons essayer de comprendre dans la prochaine section.

3. Violence épistémique : ignorance volontaire et réduction au silence

Les personnes souffrant d’anorexie mentale s’imposent consciemment des restrictions alimentaires. La faim et la fatigue sont pour elles signe qu’elles sont en voie d’atteindre leur objectif avant d’être une source d’inquiétude, des symptômes. En effet, comme l’explique Pelluchon, ce qui caractérise notamment ce trouble est que les personnes souffrant de ce trouble refusent de reconnaître de leur état.[60] C’est cette posture épistémique particulière que je veux maintenant analyser, puisqu’elle semble être ce qui caractérise l’expérience particulière de cette maladie.

Le corps humain envoie divers signaux pour signaler des carences alimentaires et l’épuisement. Comme nous l’avons déjà vu, la faim, le froid, la fatigue, les douleurs dans les jambes, les étourdissements, la perte de cheveux ou encore l’arrêt des menstruations sont les symptômes les plus facilement identifiables de l’anorexie mentale pour les personnes malades. Or ce sont exactement ces signaux que ces dernières se font une fierté d’ignorer. Ainsi, si le corps est normalement l’une des sources épistémiques principales pour identifier les besoins physiologiques d’une personne, l’anorexie mentale se caractérise par un refus de reconnaissance de la valeur épistémique de certains de ces signaux.

Ce ne sont pas toutes les perceptions dont la crédibilité est niée, mais bien celles qui indiquent un problème sur le plan de l’alimentation et de l’exercice physique, à commencer par la faim. Ignorer ces signaux permet d’éviter de reconnaître l’état comme pathologique. Pour les personnes malades, il s’agit de perceptions erronées, déformées, mais surtout pas de symptômes de problèmes réels. Leur identité comme sujet en contrôle, autonome, est ainsi préservée. Accorder de la sorte la priorité au maintien de l’identité semble un avantage justifiant le choix d’ignorer ces signaux. Cette ignorance volontaire apparaît donc au sujet comme une posture épistémique rationnelle, dans son intérêt d’un point de vue identitaire, existentiel.[61]

Or, en refusant d’entendre et de reconnaître la valeur des signaux qu’envoie leur corps à leur esprit comme symptômes d’une maladie, autrement dit en essayant d’ignorer la faim, les personnes souffrant d’anorexie mentale mettent en danger leur santé et leur vie. En ce sens, elles s’infligent à elles-mêmes une forme de violence autant physique, psychologique qu’épistémique. En ignorant volontairement la faim, en la considérant comme non crédible sur le plan épistémique, elles réduisent une partie d’elles-mêmes au silence. C’est ce que je vais maintenant montrer en proposant le concept de violence épistémique auto-infligée.

3.1 Injustices épistémiques en contexte des soins de santé

À partir des travaux de Miranda Fricker sur les injustices épistémiques et de sa distinction établie entre injustices testimoniale et herméneutique, Carel soutient que l’agentivité épistémique des personnes malades est souvent peu reconnue. La marginalisation épistémique des malades par le personnel professionnel de la santé prend ainsi deux formes. D’une part, la crédibilité, la capacité d’être des personnes productrices de connaissances (injustice testimoniale). Les témoignages des malades sont souvent considérés comme non pertinents, confus, trop émotifs ou inutiles.[62] Il est supposé que les malades exagèrent ou imaginent des problèmes, ou encore qu’ils et elles sont considérés trop instables et émotifs pour interpréter leurs symptômes et ce qui leur arrive. D’autre part, la façon dont les malades essaient de rendre compte de leurs expériences ne correspond souvent pas aux concepts et aux schémas qu’utilisent les ressources professionnelles. Ce qu’ils et elles essaient d’exprimer est donc inintelligible pour leurs interlocuteur·trices. Ainsi, leur capacité de recourir à des connaissances (injustice herméneutique) non plus n’est pas reconnue.[63]

Malgré la grande variété de formes que ces types d’injustices peuvent prendre, leur point commun, selon Carel, est qu’elles opèrent une réduction des témoignages et des interprétations de certaines personnes malades.[64] Avec Ian Kidd, elle explique que « les récits de personnes malades sont souvent rejetés comme des “gémissements” (moaning) ou comme des expériences idiosyncrasiques façonnées par les attitudes négatives de la personne malade »[65] (je traduis). Carel et Kidd soutiennent également que ce type d’injustices épistémiques peut compromettre l’accès aux soins (diagnostic, traitements) d’une personne — et potentiellement mener à des complications ou à la détérioration de la santé physique et psychologique de la personne malade. Elles peuvent également amener les malades à douter de leur propre expérience et, par conséquent, briser leur relation de confiance épistémique, la communication, avec le personnel professionnel de la santé.[66]

3.2 Une dynamique inversée

Dans l’expérience de l’anorexie mentale, la dynamique est à l’inverse. La personne malade ne reconnaît pas comme crédibles certaines informations que lui envoie son propre corps. La valeur épistémique de symptômes des signaux comme la faim est déformée, niée. La personne n’accorde pas à une partie d’elle-même une crédibilité épistémique équivalente à celle de sa rationalité, de son esprit, ou même à d’autres sensations physiques. Par conséquent, la relation de confiance n’est pas rompue entre la personne malade et autrui ;[67] elle est avant tout rompue chez la personne elle-même.[68] Celle-ci réduit volontairement au silence certaines de ses sensations afin de préserver une image d’elle-même comme celle d’une personne en santé. Elle rend et maintient son corps malade pour éviter, très paradoxalement, le sentiment de perte de contrôle et d’autonomie qui sont caractéristiques de l’expérience de la maladie, selon la définition de Toombs.[69]

Les personnes souffrant d’anorexie mentale tentent par tous les moyens de ne plus entendre des signaux comme la faim en niant leur statut de connaissances fiables et de symptômes crédibles. Par exemple, bien consciente de sa fatigue, de son insuffisance cardiaque, une personne anorexique aura tendance à associer ces symptômes au stress lié à ses études ou à son emploi plutôt qu’à ses carences alimentaires. Elle attribuera sa perte de cheveux aux produits qu’elle utilise pour les décolorer, et l’arrêt de ses menstruations, à des changements hormonaux « normaux à son âge » et au stress plutôt qu’à la sous-alimentation. En « rationalisant » ses symptômes, en leur trouvant une autre source explicative que la sous-alimentation et l’entraînement excessif, la personne souffrant d’anorexie mentale apprend à vivre avec ces deux facteurs et à justifier leur minimisation.

Par conséquent, bien que la crédibilité de ces signaux (comme dans le cas d’injustices testimoniales) soit en jeu, il me semble que le concept de violence épistémique est plus approprié que celui d’injustice testimoniale pour rendre compte de ce phénomène particulier. Kristie Doston définit la violence épistémique testimoniale comme le refus d’un groupe de rendre un échange réciproque en communication [communicatively reciprocate].[70] Ainsi, la violence épistémique — bien qu’elle puisse prendre une grande variété de formes selon le contexte[71] — se caractérise par une réduction au silence d’une personne ou d’un groupe.[72] Barabara S. Held ajoute que la violence épistémique implique la croyance en l’inhérente infériorité de la personne ou du groupe dont la parole est ignorée.[73]

Le silence dont il est question ici est imposé non pas à une personne par une autre, mais bien par une personne à elle-même, pour certaines de ses sensations. Les personnes souffrant d’anorexie mentale refusent de reconnaître les signaux de faim et de fatigue comme des informations valides, des symptômes crédibles. L’esprit est en lutte constante avec ces sensations qui lui apparaissent comme erronées. Il cherche donc volontairement à ignorer ces signaux non crédibles, à réduire au silence le corps qui tente de signaler sa faim et son épuisement, de signaler la présence de la maladie. L’esprit semble ainsi infliger à sa propre personne une forme de violence épistémique. Si le terme de violence qualifie ici un geste épistémique de réduction au silence, je le mobilise également parce que l’anorexie mentale m’apparaît comme un acte violent : l’esprit violente le corps au point de mettre en péril la santé du sujet, parfois même sa survie.

Je propose donc d’utiliser le terme de « violence épistémique » non pas exactement dans le sens de Dotson, soit pour rendre compte d’un rapport de subordination sociale, mais bien plus pour rendre compte d’une subordination d’une partie du sujet (associée à la féminité, l’émotivité et l’irrationnel) par une autre (associée à la masculinité, l’autonomie et la rationalité) — d’où l’importance de l’ajout « d’auto-infligée ». D’un point de vue phénoménologique, l’anorexie mentale peut être décrite comme une prise de contrôle violente du corps par l’esprit. La violence dont il est question n’est donc pas à proprement parler politique, comme chez Dotson ; il ne s’agit pas de la marginalisation et de la subordination d’un groupe social. La violence est psychologique et physique. Ainsi, parler de violence épistémique auto-infligée permet de rendre compte de l’expérience phénoménologique particulière de l’anorexie mentale comme un rapport violent qu’entretient une personne souffrant d’anorexie mentale avec son propre corps : le fait qu’elle met en danger sa santé et sa survie. Le geste d’abord épistémique (la mise au silence des symptômes de la maladie par l’esprit) devient également un geste violent, autodestructeur, sur le corps lui-même.

Cette forme de violence épistémique auto-infligée, cette ignorance volontaire de la faim, entraîne plusieurs conséquences. D’une part, en se cachant leur maladie à elles-mêmes — en affirmant être en contrôle, ne pas avoir faim — les personnes atteintes la cachent aussi bien souvent à leurs proches, ce qui limite la possibilité d’un diagnostic et de traitements. D’autre part, et plus dangereux encore, même lorsqu’elles sont conscientes d’avoir un trouble de conduite alimentaire, elles évitent d’en parler, d’aller consulter, elles ne veulent ni diagnostic ni traitements. En effet, même une fois diagnostiquées, les personnes anorexiques ont tendance à refuser, du moins au début, toute forme de traitements. Cette réticence est compréhensible ; l’abandon du régime strict, la prise de poids sont vécus comme une menace directe à leur identité. Qui sont-elles sans ce corps qui incarne leur autonomie, leur perfection ?

3.3 Refuser la maladie à s’en rendre malade

Comme nous l’avons vu d’entrée de jeu, Toombs caractérise l’expérience de la maladie comme la perception d’une perte (1) d’intégrité physique, (2) de certitude, (3) de contrôle, (4) d’autonomie et (5) d’un monde familier. Or, il semble que les personnes souffrant d’anorexie mentale ne font pas l’expérience de la maladie de cette façon. Bien au contraire, elles refusent catégoriquement toute forme de perte de certitude (2), de contrôle (3) ou d’autonomie (4) autant physique et psychologique. Cela ne veut pas dire, selon moi, que l’anorexie mentale met en lumière une limite à la définition de Toombs. Bien au contraire, je crois que cette définition permet de faire ressortir ce qui caractérise cette maladie, soit le refus de la personne souffrant d’anorexie mentale de se reconnaître comme malade, le refus de comprendre son expérience comme pathologique.

Dit autrement, l’anorexie mentale est une maladie dont l’expérience subjective propre est un refus de reconnaissance de son état, l’ignorance volontaire de la faim et de la fatigue, afin de maintenir une image de soi-même comme celle d’une personne en santé. Se sentir parfaitement en contrôle permet aux personnes souffrant d’anorexie mentale de justifier leur interprétation de la faim et de la fatigue comme non crédibles. L’ignorance volontaire de certains de leurs signaux corporels (ceux qui sont les symptômes de leur maladie), qui prend la forme d’une violence épistémique auto-infligée, est ce qui leur permet de préserver une image de soi autonome.

Ne pas ignorer la faim ou la fatigue serait se reconnaître malade. Ce serait reconnaître une perte de certitude, de contrôle et d’autonomie. C’est en ce sens que Pelluchon affirme que « lorsqu’on s’efforce de ne pas considérer seulement les symptômes et que l’on met en évidence la formidable envie de vivre qui anime ces personnes, on voit bien que ce qui est en jeu philosophiquement dans l’anorexie est l’autonomie » (je souligne).[74] Ce qui caractérise l’expérience subjective de l’anorexie mentale en tant que maladie, c’est donc (très paradoxalement) le refus de reconnaissance de l’expérience même de la maladie.

Conclusion

À partir d’une investigation phénoménologique de l’expérience que les personnes souffrant de l’anorexie mentale font de leur corps, j’ai montré que leur esprit opère une mise à distance avec ce dernier suffisamment importante pour qu’il devienne un objet, un Autre, à contrôler, à maîtriser. L’esprit incarne alors son identité autonome et transcendante dans ce corps qu’il tente de modeler à sa guise. Or, devenant obsédé par cette volonté de contrôle, l’esprit en vient à ignorer les signaux de faim et de fatigue que le corps lui envoie. C’est en ce sens que j’ai proposé de caractériser l’expérience de cette maladie, marquée par une ignorance volontaire des symptômes, comme une violence épistémique auto-infligée. Le sujet se fait violence autant physiquement, psychologiquement qu’épistémiquement. Ainsi, j’ai conclu que ce qui est caractéristique de l’expérience de l’anorexie mentale est une lutte contre l’expérience même de la maladie, telle que définie par Toombs.

Évidemment, d’autres outils en sciences sociales et études féministes sont essentiels, notamment pour critiquer les significations sociales et culturelles associées aux corps féminins et aux corps corpulents. Le sexisme et la grossophobie participent activement au développement de troubles des conduites alimentaires. La question de l’anorexie mentale, comme toutes les questions féministes, possède un caractère éminemment politique. Sans en nier ou en minimiser l’importance, je tenais toutefois dans ce texte à m’en tenir au rapport subjectif qu’une personne anorexique entretient avec son corps et à voir comment la phénoménologie et l’épistémologie peuvent nous permettre de mieux comprendre ce phénomène.