Corps de l’article

Durant les deux dernières décennies, les humanités numériques (digital humanities) se sont développées rapidement[2]. En gros, ce vaste champ d’études vise à croiser, d’une part, le domaine traditionnel des sciences humaines et des humanités, auquel a longtemps appartenu la philosophie (pour plusieurs, elle en relève d’ailleurs toujours), d’autre part, les méthodes et les outils de pointe de l’univers informatique ; en termes simples, ce sont les humanités ainsi que les sciences humaines et sociales, mais assistées par ordinateur[3].

On aura compris que l’interdisciplinarité y représente la norme, au sens où les humanités numériques ne constituent pas comme tel une discipline, mais plutôt un espace de rencontre et de mise en commun, formaté par de nouvelles technologies. Un projet typique de ce domaine en expansion rapide détermine et mobilise donc des interfaces entre diverses spécialités. Ces arrimages se caractérisent habituellement par la taille énorme, mais aussi la complexité de leur objet d’étude. Étant donné leurs caractéristiques, ces données massives (big data) nécessitent une lecture et une analyse humaines complétées par des outils informatiques liés à l’intelligence artificielle.

Cette nouvelle façon de pratiquer la recherche peut prendre de nombreuses formes. Axé sur la philosophie québécoise, l’exemple qu’on en donne ici utilise le forage de textes (data mining) et fait appel à la LATAO, la lecture et l’analyse de textes assistées par ordinateur, une technologie qui a fait ses preuves, même pour des textes de niveau théorique élevé, tels ceux produits en philosophie[4].

Le corpus

L’utilisation de la LATAO suppose une condition préalable : une importante collection de documents en format numérique. Or, on peut dorénavant travailler sur un volumineux corpus philosophique québécois. En effet, il existe maintenant au moins quatre séries différentes de textes dans le domaine. 1) Mentionnons d’abord ceux du PPDQ, le Patrimoine philosophique du Québec, un site Internet en développement, parrainé par la Société de philosophie du Québec et le département de philosophie de l’Université du Québec à Montréal[5]. 2) On dispose aussi d’une vaste collection de textes des diverses revues savantes consacrées à la philosophie au Québec. Ces documents, accessibles sur Érudit, peuvent être obtenus à la suite d’une entente avec les responsables de la plateforme, mais évidemment, à des fins de recherche seulement. Pour le travail en cours, le LANCI a demandé le texte numérisé du Laval théologique et philosophique (1945-2018) et de Philosophiques (1974-2018)[6]. 3) On peut aussi faire appel aux Classiques des sciences sociales de l’Université du Québec à Chicoutimi, fondés il y a plus de vingt-cinq ans et dirigés depuis par Jean-Marie Tremblay, à l’origine professeur de sociologie au Collège de Chicoutimi[7]. Prioritairement consacrés aux sciences humaines et sociales, ils incluent cependant plusieurs textes liés de près ou de loin à la philosophie. 4) Enfin, rappelons que le portail de philosophie québécoise de BAnQ comporte nombre de textes utiles[8]. Certains ont été numérisés à la suite d’une entente passée en 2013 avec le Patrimoine philosophique du Québec. Précisons que cette entente comprenait aussi la numérisation complète des numéros du Bulletin de la Société de philosophie du Québec, qui constitue une source précieuse pour de nombreuses données difficiles à obtenir autrement[9].

Pour les fins de cet article, le corpus est constitué des textes de la revue Philosophiques. Il s’agira d’analyser leur contenu et l’évolution des idées qui s’y sont exprimées d’avril 1974, date de naissance de la revue, à septembre 2018, dernière livraison obtenue grâce à l’entente passée avec le LANCI. On parle donc ici de 90 livraisons, totalisant 1668 documents différents, dont 192 ont été exclus[10], ce qui donne finalement un corpus de 1476 textes, composé de 3 611 243 mots. Les textes en question regroupent essentiellement les articles, les disputatios[11], les interventions, les études critiques et les recensions. L’accent sera cependant mis ici sur les années 1974 à 1998, on verra pourquoi.

La revue Philosophiques a été retenue pour quatre raisons fondamentales. Tout d’abord, c’est le principal organe de diffusion de la Société de philosophie du Québec, dont la corporation regroupe nombre de professeur·e·s de cégep et d’université, sans oublier des étudiant·e·s aux cycles supérieurs ; d’ailleurs, comme la revue Philosophiques elle-même, cette société et son bulletin de liaison ont été fondés en 1974. On le montrera, on peut interpréter la naissance conjointe de notre société nationale et de ses deux organes privilégiés comme un signe de la professionnalisation de notre discipline[12], qui se traduit entre autres par une laïcisation définitive des orientations et du contenu des recherches. À cette deuxième raison, on peut ajouter le fait que Philosophiques fut la première revue savante de philosophie indépendante et publiée exclusivement en français. Comme chacun sait, né en 1962, Dialogue est en effet un organe canadien bilingue[13], dont plus de la moitié des textes paraissent généralement en anglais. Quant à la question de l’indépendance, on se souviendra que bien des revues antérieures de philosophie servaient les intérêts d’une communauté religieuse. Pensons par exemple à celle des Jésuites, Relations, qui paraît encore, ou à Maintenant, associée aux Dominicains et qui, publiée de 1962 à 1974, avait pris le relais de La Revue dominicaine (1915-1961)[14]. Comme l’indique la double allégeance de son appellation, le Laval théologique et philosophique est né en 1945 dans un contexte analogue et, dès sa fondation, il a adopté une position mi-figue mi-raisin, mariant étroitement les deux domaines. Or, au début du moins, il subordonnait encore notre discipline à la théologie, ce qui rend beaucoup des premiers textes de cette revue moins pertinents pour notre propos. Il en va de même pour Science et esprit, qui regroupe indifféremment des textes de philosophie ou de théologie. Comme seuls les premiers nous intéressent, l’idéal serait bien sûr de les départager, mais concevoir un programme capable de séparer en deux familles claires les milliers de documents de ces diverses revues représente un défi technique[15]. Enfin, quatrième et dernière raison, Philosophiques constitue un témoignage de première main de l’évolution intellectuelle du Québec moderne. Bref, en un mot comme en mille, c’est une revue tout indiquée pour le genre de travail et de recherches que l’on souhaite mener.

Une hypothèse de base

En 1998 paraissait, aux Presses de l’Université Laval, un recueil dirigé par Raymond Klibansky et Josiane Boulad-Ayoub : La pensée philosophique d’expression française au Canada. Le rayonnement du Québec. On y dressait un panorama complet de l’état de la philosophie canadienne francophone. Rédigés par vingt spécialistes, ses chapitres couvraient tous les domaines traditionnels, depuis l’éthique et la philosophie politique jusqu’à la philosophie des sciences, en passant par la logique et l’esthétique. Était aussi analysé l’impact au Québec de diverses mouvances, telles le marxisme, l’existentialisme ou la phénoménologie. De même y trouvait place l’histoire de la philosophie, qu’on parle de philosophie ancienne, de philosophie allemande, de philosophie médiévale, ainsi de suite. Enfin, des problématiques spécifiques au Québec étaient également abordées, par exemple le traitement philosophique de la question nationale ou la théorie des idéologies. Un seul des chapitres devait couvrir notre histoire entière, depuis les origines de la philosophie en 1635 jusqu’à 1997, et c’était l’impact de la philosophie française sur le développement de la pensée au Québec[16]. Étant donné l’ampleur du sujet et l’abondance du matériel, il s’agissait du seul chapitre-fleuve du volume, que j’avais eu le plaisir de rédiger. Si les années 1635 à 1945 y étaient évidemment abordées et discutées, l’analyse se concentrait surtout sur la période écoulée depuis 1945. Son corpus se composait des quelques centaines d’ouvrages québécois liés de près ou de loin à la philosophie française, et l’étude avait été conçue, cela va sans dire, avec des moyens classiques[17]. Comme disent les anglophones dans une formule plaisante, c’était de l’armchair philosophy, réalisée par l’expertise humaine, grâce à la traditionnelle boîte à souliers de fiches…

Ce long chapitre défendait essentiellement trois thèses centrales : 1) la tradition intellectuelle hexagonale, appelée le paradigme français, a joué un rôle déterminant dans l’évolution des idées au Québec ; 2) ce paradigme s’est largement diversifié durant les années 1960-1970, 3) avant de se résorber au profit d’un paradigme différent, d’inspiration davantage anglo-saxonne. C’est en effet au début des années 1980 que cette nouvelle optique philosophique a commencé à s’implanter solidement dans les diverses institutions québécoises[18].

Avant de poursuivre, un mot sur le statut d’une revue. On le sait, traditionnellement, on faisait paraître des textes dans trois types de publications : les journaux, les revues et les ouvrages. (Cette situation a évidemment beaucoup changé avec l’apparition d’Internet et des réseaux sociaux, mais n’en tenons pas compte pour le moment.) Chacun de ces organes répond à un besoin et remplit une fonction différente, en plus d’être astreint à un rythme de parution distinct. En gros, on peut affirmer qu’un quotidien est consacré à l’actualité et donc aux questions ponctuelles, un ouvrage aux réflexions de fond, tandis que l’article de revue permet de traiter, lui aussi, des questions de fond, mais avec un développement plus limité. L’hypothèse rectrice du présent article postule que l’évolution des idées constatée dans une revue comme Philosophiques sera analogue à celle issue de l’étude antérieure de 1998 sur les ouvrages. Autrement dit, de 1974 à 1998, on devrait y observer la même présence du paradigme français, assortie de la même diversification, et enfin, du même changement de paradigme, quelque part durant les années 1980. Et ce parallélisme se manifestera malgré des corpus différents, dans un cas les 1476 documents d’une revue, dans l’autre quelques centaines d’ouvrages, et nonobstant le fait qu’on utilisera des outils et une méthode d’analyse numériques plutôt que classiques.

Évidemment, il est impossible de traiter cette évolution comparée d’une communauté philosophique laïcisée et propre au Québec, sans la traduire dans des termes observables et mesurables. En effet, un paradigme ne s’exprime pas dans l’absolu, mais dans l’étude d’auteurs spécifiques et dans l’analyse de grands courants d’idées, qu’on appellera ici des thématiques. C’est seulement en examinant attentivement ces données que l’on sera en mesure de confirmer l’hypothèse.

Les grandes thématiques

Quelles étaient donc les grandes thématiques reconnues dans le texte antérieur de 1998 ? Et quelle était la situation de la philosophie au Québec avant 1974 et lors de la naissance de la revue Philosophiques ?

Avant les années 1960 et la professionnalisation de la discipline, la production et l’enseignement philosophiques étaient fortement normés par l’orthodoxie thomiste, une homogénéité académique au puissant impact, comme l’ont montré les travaux de Robert, Paquet, Bastien et Galarneau[19]. Ce néothomisme s’appuyait sur les genres littéraires classiques en philosophie, surtout des manuels et des traités, mais aussi des études, des notes de cours et des revues, sans oublier les mémoires et les thèses. Dans deux ouvrages importants, Lamonde en a recensé les formes et disséqué l’historiographie, tandis que Brodeur en a analysé la teneur orthodoxe[20]. Par ailleurs, Jacques Brault a rappelé qu’elle éludait les véritables problèmes sociaux[21] ; enfin, Thibault, Chabot et Hébert ont montré le rôle idéologique de cette théophilosophie dans l’enseignement, la formation et la culture, voire en politique[22]. Cependant, comme l’ont rappelé Houde et Marcil-Lacoste, le manuel, le traité et leurs formes apparentées ne furent pas les seuls lieux du discours philosophique, qui s’est aussi exprimé ailleurs que dans les réseaux normés[23] ; on parle ici d’essais, d’articles de périodiques et de journaux[24], de correspondance, etc. La présence centrale de l’essai constitue d’ailleurs une spécificité de l’histoire de la philosophie québécoise, une signature propre. En effet, comme l’ont rappelé de nombreuses études historiques sur la question, par exemple celles de Mailhot et de Wyczynski, Gallays et Simard[25], bien que ne tablant pas sur une doctrine systématique, l’essai exprime des contenus discursifs liés à des problématiques ciblées, à teneur parfois hautement philosophique[26].

Fernand Dumont appelait décolonisation spirituelle le processus de laïcisation qui a mené à la décomposition de cette orthodoxie[27]. Cette libération de la gangue sclérosée de la scolastique ne se réalisa pas d’un seul tenant, mais par étapes. La première fut liée aux tentatives de renouvellement de ses derniers représentants français et belges, c’est-à-dire au néothomisme. Du côté de la France, outre Étienne Gilson, dont le rôle demeure essentiel, son principal représentant fut Jacques Maritain, un maître à penser pour toute la génération de l’entre-deux-guerres, entre autres pour les gens de la revue La Relève[28]. Quant aux Belges et à l’école de Louvain, leur principal porte-parole au Québec fut Charles De Koninck, immigré durant les années 1930, qui a marqué profondément la Faculté naissante de philosophie de Laval. De Koninck père était en effet un spécialiste d’Eddington, le premier physicien à avoir apporté, en 1919, une confirmation de la Relativité générale d’Einstein. À l’époque, une telle familiarité avec les résultats de pointe en physique était plutôt rare, surtout en philosophie[29].

Après le reflux de ce néothomisme rajeuni, on diversifia les références, faisant appel à des auteurs de substitution, en général français : soit des philosophes chrétiens, mais peu orthodoxes[30], tels Blondel et Bergson[31], soit des penseurs proches du catholicisme, mais peu conventionnels, tels Gabriel Marcel et son existentialisme chrétien ou encore Mounier, dont le personnalisme relayait celui de Maritain. Dans ce contexte, il ne faut pas oublier l’influence des écrivains croyants, tels Claudel, Bernanos ou Péguy ; certains, par exemple le notaire Maurice Blain, s’inspirent même d’auteurs athées, comme Gide[32]. Dans tous ces cas, l’idée générale demeurait la même : utiliser leur croyance alternative comme caution pour obtenir un visa idéologique qui permettait de contourner une étouffante orthodoxie. Ces tentatives durèrent grosso modo jusqu’aux années 1970[33] et elles auront en principe laissé de nombreuses traces dans la revue Philosophiques.

Bientôt cependant, ces auteurs de substitution perdirent leur attrait, de sorte qu’on assista à une attrition progressive des branches impériales du néothomisme :

Le domaine de la métaphysique et de l’ontologie semble être devenu le parent pauvre de la pensée philosophique, alors même qu’il constituait à l’époque de la pensée scolastique le coeur de la réflexion. Cette situation va de pair avec le reflux de la théologie naturelle et spéculative dans les travaux des théologiens[34].

Aujourd’hui, on peut dire que leur déshérence est quasi totale, malgré le fait que Heidegger ait tâché de renouveler l’ontologie, une tentative qui a d’abord séduit, avant que l’on apprenne les désastreuses compromissions du philosophe de la Forêt-Noire avec le nazisme.

Le coup de grâce fut porté lorsque la Révolution tranquille fit sauter les derniers ressorts du verrou duplessiste. L’existentialisme athée de Sartre et le pessimisme de Camus jetèrent alors leurs derniers feux, pendant que la nouvelle génération philosophique épousait avec ferveur les grands courants de pensée européens, en particulier français, depuis le marxisme[35], la pensée décoloniale[36] et l’analyse des idéologies[37] jusqu’à la psychanalyse, en passant par la phénoménologie, l’herméneutique de Ricoeur, le structuralisme, les pensées de la différence de Lyotard et de Derrida, sans oublier la théorie deleuzienne du désir. S’y ajoutait une philosophie allemande venue des États-Unis, celle de Marcuse, qui alimenta la contre-culture. C’est dans ce contexte philosophique et politique chargé que naît Philosophiques. Parmi les fondateurs de la revue et de la Société de philosophie du Québec, on comptait d’ailleurs beaucoup de jeunes-turcs, frais émoulus des facultés universitaires, et qui, au seuil d’une nouvelle carrière, étaient impatients d’en découdre avec la tradition en explorant des courants théoriques novateurs. Comme le notait Yvon Lafrance dans le liminaire déjà cité, c’est pour souligner ce foisonnement à la fois théorique et sociopolitique, que la nouvelle publication adopta le nom Philosophiques, au pluriel[38]. Le s final du titre traduisait en effet une diversification tous azimuts[39], diversification d’autant plus remarquée que ces nombreuses orientations nouvelles entraient en résonance, parfois en concurrence, avec les traditions philosophiques européennes déjà solidement implantées dans le paysage intellectuel, soit de la Grèce antique, soit de la pensée française classique ou de l’idéalisme allemand, en particulier celui de Kant et Hegel.

Une ligne de fracture majeure apparut ensuite à partir des années 1980. C’est en effet à ce moment que la philosophie analytique commença à occuper de plus en plus de place. On peut parler alors de la résorption progressive du paradigme français. Outre une optique peu usuelle au Québec, la philosophie nouvelle utilisait un découpage différent des champs disciplinaires, nommément philosophie du langage, philosophie de l’esprit et théorie de l’action. En s’abouchant ainsi au continent anglo-saxon, on ouvrait de nouveaux horizons théoriques à la pensée québécoise et on accélérait son internationalisation. Les articles de Philosophiques devraient refléter ce changement. Idéalement, les outils numériques devraient même pouvoir nous dire à quel moment exact l’approche analytique devient prépondérante dans la revue.

Questions de méthode

L’analyse du corpus[40] et de ses grandes thématiques permettra d’opérationnaliser l’hypothèse. Pour ce faire, nous emploierons une double méthode, basée à la fois sur une approche classique, c’est-à-dire faisant appel à l’expertise humaine traditionnelle, et sur des algorithmes computationnels qui assisteront l’analyse, ce qu’on appelle l’ATO, l’Analyse de textes assistée par ordinateur. L’ATO sera elle-même subdivisée en deux procédures distinctes, l’une de style plus déductif, dite top-down, allant du sommet vers la base, et l’autre davantage inductive, dite bottom-up, allant plutôt de la base vers le sommet. Quoique divergentes en apparence, ces deux approches informatiques sont souvent utilisées de manière complémentaire.

A. La procédure top-down

Une procédure top-down utilise l’expertise humaine pour alimenter l’ordinateur. Ainsi, pour lui permettre de détecter les grandes thématiques et, éventuellement, la présence ou la résorption du paradigme français, on doit lui fournir des marqueurs linguistiques, c’est-à-dire des termes-clés qui vont lui donner la possibilité de discriminer les thématiques. Pour ce faire, il a fallu construire un outil de détection, un lexique de termes non ambigus, comprenant soit des noms communs, soit des noms propres. On parle ici de noms de philosophes signifiants dans le second cas, et de termes techniques appropriés dans le premier. Par exemple, le terme tractatus référera certainement à Wittgenstein, et donc à l’un des principaux inspirateurs de la philosophie analytique, mais le terme dialogue, s’il peut renvoyer à Platon, connote aussi bien d’autres aspects de la philosophie ; il n’est donc pas suffisamment spécifique pour être utile. Même chose pour cartésien, qui ne désignera pas nécessairement la philosophie de Descartes, car, en langage courant, une personne ou une approche peuvent être dites cartésiennes. Par contre, davantage univoque, cartésianisme renverra généralement au philosophe français ou à ses sectateurs. La même ambivalence marque certains noms propres. Ainsi, le terme Thomas évoquera le néothomisme. Cependant, malgré les apparences, le terme Aquin, qui désigne la commune médiévale dont provenait saint Thomas, n’est pas approprié. En effet, certains textes réfèrent parfois à l’écrivain Hubert Aquin. Donc, le marqueur plurivoque Aquin, trop ambigu, ne peut être utilisé sans une analyse plus fine. En revanche, les flexions aquinas, le nom latin de saint Thomas, et aquino, la forme espagnole de son nom reprise dans certaines références, ne peuvent porter à confusion[41]. La même ambiguïté entache de nombreux noms de famille, par exemple celui de Jacques Lacan, qui a marqué le courant psychanalytique. Il faut en effet retenir son nom de famille complet, car le radical laca restitue des mots comme implacable, etc. En revanche, le terme lacan n’existe pas comme nom commun en français et il permet d’obtenir en outre toutes les flexions associées, telles lacanienne, lacanien, lacanisme, etc.

On le constate, pour constituer un lexique efficace combiné des noms propres et des noms communs, il faut éviter un certain nombre de pièges, et la fonction discriminante de chaque terme (son taux de rappel) doit être soigneusement pesée. La meilleure façon de les valider est de les expertiser en utilisant un concordancier standard, dans notre cas AntConc, qui va produire la liste complète des 94 641 « termes » différents utilisés dans les 1 476 documents significatifs du corpus. On obtient ainsi un tableau de données (dataframe), que l’on peut ensuite visualiser en format Excel. Ces gigantesques fichiers, ici de 94 641 lignes, illustrent parfaitement ce qu’on veut dire par les big data, les données massives utilisées en humanités numériques, dont nous aurons l’occasion de donner d’autres exemples éloquents.

On parvient ainsi à constituer un lexique fonctionnel. Cette opération délicate permet d’ajuster le choix des termes discriminants, c’est-à-dire de retenir seulement ceux dénués de toute ambiguïté. Le tout demande plusieurs heures d’essais et erreurs, de vérification et de contre-expertise, mais c’est le prix à payer pour pouvoir mener ensuite les analyses appropriées. Il reste alors à coder correctement ces diverses signatures lexicales[42], puis à écrire un programme en Python, un langage de programmation assez accessible, très prisé des chercheurs, pour mettre en oeuvre ce lexique détaillé des principales thématiques philosophiques évoquées à l’instant dans notre bref historique[43]. Pour des raisons d’efficacité, elles ont au préalable été ramenées à douze. Précisons que l’ordre des divers courants ne suit pas parfaitement la chronologie de leur introduction au Québec et que nous ne mentionnons que les principaux noms propres associés à chacun d’eux. Voici donc cette liste, assortie de quelques éclaircissements.

  1. Thomisme et néothomisme (saint Thomas, Gilson, Maritain, etc.)

D’une force irrésistible au Québec durant les années 1920-1960, la vague Gilson et Maritain avait déjà commencé à refluer lors de la Révolution tranquille. Ajoutons que le personnalisme a connu une vogue certaine au Québec durant les années 1930-1960, mais sa popularité avait également beaucoup décru au début de la Révolution tranquille. Cela dit, le terme personnalisme et ses dérivés n’ont guère de pouvoir discriminant, car Maritain était associé à la création d’un personnalisme thomiste, tandis que son disciple Mounier fonda par la suite une forme dissidente de personnalisme, chrétienne, mais non thomiste.

  1. Auteurs français utilisés comme caution lors de la transition vers la Révolution tranquille au Québec (Bergson, Marcel, Teilhard, Merleau-Ponty, Ricoeur, etc.)

Ricoeur est intervenu après les autres auteurs de cette mouvance française, c’est-à-dire durant les années 1960-1975, et s’il compte plus d’occurrences dans le lexique, c’est sans doute à cause de ses fréquents séjours au Québec, séjours qu’effectuèrent plus rarement, sinon jamais, les autres représentants de ce courant.

  1. Phénoménologie et courant existentialiste (Sartre, Camus, Heidegger, Kierkegaard, Husserl)

On observe une présence massive du terme existentialisme et de ses dérivés, bien que la récolte commence seulement en 1974, alors que la ferveur pour ce mouvement avait déjà beaucoup diminué. Un corpus d’articles ratissant les années 1950 ou 1960 obtiendrait probablement des résultats plus considérables encore. Notons en outre que, postérieure à la guerre, la deuxième philosophie de Sartre était essentiellement politique et marxiste, ce qui complique les choses, car il est parfois difficile de savoir si les mentions de son nom sont associées au marxisme ou à l’existentialisme, sa philosophie première mouture. Enfin, rappelons que durant les années 1945-1980, Husserl était surtout étudié en tant que créateur de la méthode phénoménologique, et donc en relation avec le courant existentialiste athée, représenté entre autres par Sartre ou Heidegger. C’est par la suite seulement que sa philosophie commença à faire par elle-même l’objet de nombreuses recherches.

  1. Courant structuraliste (Foucault, Lévi-Strauss, Barthes, Saussure, etc.)

  2. Courant marxiste, décolonial (première manière) et École de Francfort

Au Québec, Horkheimer, Adorno, Benjamin et Habermas ont été étudiés seulement après Marcuse, le Francfortois dissident, très populaire chez les partisans de la contre-culture des années 1970.

  1. Courant psychanalytique

  2. Pensées de la différence (Deleuze, Lyotard, Derrida, Nietzsche)

Rappelons que Nietzsche a été largement utilisé par Deleuze et Lyotard, qui voyaient dans son oeuvre une source majeure d’inspiration.

  1. Auteurs européens classiques (Platon, Descartes, Kant, etc.)

  2. Courant analytique (Frege, Russell, Wittgenstein, Carnap, Quine, etc.)

  3. Courant épistémologique (Brunschvicg, Bachelard, Popper, Kuhn, Piaget)

Bachelard et son maître Brunschvicg sont évidemment associés, comme Bergson, Marcel et Sartre, au paradigme français. Mais, contrairement à ces auteurs, ils n’ont pas proposé une philosophie complète, une pensée universelle en bonne et due forme. Ainsi, pour retenir un seul exemple, ils n’abordent jamais les questions sociales et politiques. Aussi ont-ils moins aidé à échapper au néothomisme, que servi aux philosophes à réfléchir aux sciences et au phénomène scientifique en général. Et, parlant d’épistémologie, rappelons que, d’origine suisse, Piaget, d’abord un psychologue d’obédience expérimentale, a aussi beaucoup développé la philosophie des sciences, comme en témoigne éloquemment le fait qu’il ait été retenu pour diriger le recueil encyclopédique de La Pléiade, Logique et connaissance scientifique (1967).

  1. Philosophie anglo-saxonne classique (Hobbes, Locke, Hume et Reid, etc.)

Je mentionne ce courant, mais on n’y a pas ici fait nommément appel. En effet, on constate que les philosophes québécois en faisaient usage, soit en contexte classique, comme on utilise Descartes, contesté et « corrigé » par Locke ou Spinoza, soit en contexte analytique, certains y voyant une ascendance de ce paradigme moderne. Pour discriminer ces deux fonctions, il aurait fallu raffiner les outils numériques utilisés, mais ce n’était pas le but de ce travail.

  1. Auteurs divers (Rawls, Levinas, etc.)

En appliquant le lexique, on obtient un nouveau tableau de données en format Excel. Pour raffiner l’analyse, on a choisi un découpage en vingt-trois tranches de deux ans, soit 1974-1975, 1976-1977, etc. Cette partition chronologique serrée permet de suivre de manière plus fine l’évolution des diverses thématiques dans notre corpus.

B. La procédure bottom-up

Grâce à l’expertise humaine et à des algorithmes tirés de Antconc et de Python, traduits ensuite en fichiers Excel, l’opérationnalisation a pu produire une première analyse des diverses thématiques recherchées. On peut cependant effectuer une comparaison probante de ces premiers résultats en les croisant avec ceux obtenus grâce à une procédure de style plus inductif, dite bottom-up ou data-driven. Contrairement à la première, cette approche fournit directement les données à l’ordinateur, qui les digère avec un programme prédéterminé. Il existe de nombreux modèles conceptuels pour ce faire, et certains ont été traduits en modèles mathématiques, puis en programmes informatiques.

L’un des outils computationnels les plus populaires pour effectuer ce forage textuel (text mining) est la LDA, la Latent Dirichlet Allocation. Comme son nom l’indique, elle utilise les travaux du mathématicien allemand Dirichlet (1805-1859) sur la probabilité multivariée, qui est une distribution de probabilité classique. La LDA fait ce qu’on appelle du topic modeling, de l’analyse thématique automatisée. Elle calcule la distribution des tokens, c’est-à-dire les occurrences de divers termes du langage naturel dans une base de données, ici notre corpus. Tout ce dont elle a besoin pour produire un résultat signifiant, c’est du nombre de thèmes retenus[44], les topics, et du nombre de termes par thèmes. Depuis son introduction, les chercheurs ont effectué de très nombreux essais avec la LDA[45]. Or, l’expérience a montré qu’une distribution de 25 thèmes faisant appel à 50 termes chacun donnait de très bons résultats. Précisons que ces termes peuvent être des noms communs ou des noms propres.

Mise en oeuvre avec un programme rédigé en langage Python, la LDA permet d’obtenir un nouveau tableau de données, d’une taille gigantesque. Illustration supplémentaire des données massives, on le convertit en un fichier Excel de 75 megs, qui comporte plusieurs feuilles, certaines comptant 1 545 000 cellules, soit 25 colonnes, celles des divers thèmes, de 61 803 lignes chacune.

Dans le cadre de l’approche basée sur la procédure top-down, l’expertise humaine devait fournir un important coup de pouce initial, entre autres pour constituer le lexique des termes. Dans le cas de la procédure bottom-up, elle intervient seulement après l’ingestion du corpus par l’ordinateur. En effet, la seule décision humaine antérieure au traitement informatique réside, on l’a dit, dans le choix du nombre de thématiques et de termes retenus. Mais comme ce choix se base sur des raisons purement pragmatiques, l’expérience accumulée au fil des diverses expérimentations, la contribution humaine est à toutes fins utiles inexistante. Cependant, elle devient importante au terme du processus, lors de la phase de l’interprétation des résultats obtenus.

Interprétation des résultats et vérification de l’hypothèse

Le croisement des procédures top-down et bottom-up permet de vérifier l’hypothèse de départ. Examinons par exemple les regroupements automatiques opérés par la LDA. Notre cerveau électronique a regroupé dans la thématique 16 les termes phénoménologie, objet, conscience, sens, concept, transcendantal, acte, logique, Husserl et intuition[46]. L’expertise humaine y reconnaît sans peine le courant phénoménologique. De même pour les termes langage, linguistique, signification, expression, mot, phrase, signe, sémantique, locuteur et énoncé, liés à la thématique 14, la philosophie du langage. Ainsi de suite pour les diverses thématiques retenues[47]. À ce stade, on peut faire appel à des outils mathématiques pour confirmer la valeur du lexique des marqueurs linguistiques constitué grâce à l’expertise humaine, par exemple l’indice du coefficient de corrélation de Pearson, qui, programmé, une fois de plus en langage Python, peut mesurer la relation entre diverses variables. Cet outil est très utilisé en sciences humaines, entre autres en psychologie. Dans le cas qui nous occupe, son application donne une relation linéaire, c’est-à-dire une corrélation élevée, ce qui constitue un indice fort de la valeur du lexique.

Ainsi, quelle que soit la procédure utilisée, la triple hypothèse de départ est confirmée. Les articles de la revue montrent en effet la même résorption progressive du paradigme français devant la montée irrésistible du courant analytique, et toutes deux se traduisent par une évolution analogue des grandes thématiques culturelles et philosophiques. De plus, le croisement des deux approches computationnelles renforce et raffine les résultats de l’analyse antérieure, plus classique, car on peut se servir de la partition bisannuelle pour discerner et dater de manière pointue des microchangements qui échappaient à l’étude effectuée à partir des ouvrages. On peut donc conclure que, s’ils peuvent avoir une incidence sur la répartition chronologique des thématiques, en revanche, le rythme de publication dissemblable des ouvrages et des articles de Philosophiques, tout comme leur fonction différente, n’affecte pas la justesse des hypothèses elles-mêmes.

Pour les besoins de la cause, l’analyse n’a pas été poussée plus loin, mais on pourrait aisément déterminer les années exactes où se produisent les pics dans la revue, ou encore la date précise du changement de paradigme des années 1980, grâce à des courbes croissantes et décroissantes des deux paradigmes. On pourrait également vérifier si les diverses thématiques comportent des sous-ensembles significatifs. De fait, la liste des possibilités est presque illimitée, et seules la qualité des outils et la disponibilité des ressources sont de nature à freiner la finesse des analyses.

Limites de cette étude

Pour analyser la consolidation de l’approche analytique dans les années 1980, on a volontairement omis de distinguer ici, d’une part les philosophies basées sur le langage formel, telles celles de Frege, de Russell, du premier Wittgenstein (celui du Tractatus), de Carnap et des Viennois en général ; d’autre part les philosophies faisant plutôt appel à l’analyse du langage ordinaire, telles celles inspirées du second Wittgenstein (celui des Investigations), d’Austin, de Searle, etc. Les découpages théoriques inédits engendrés par ce nouveau paradigme ont aussi été laissés de côté.

Par ailleurs, on n’a pas, non plus, étudié les grandes thématiques philosophiques nées au Québec au xxie siècle. De plus, on s’est contenté de relever, sans l’explorer, la nouvelle sensibilité pour l’éthique, soit fondamentale, ce que pointe le marqueur Levinas, soit appliquée, ce qu’indiquent clairement le développement et la diversification des éthiques spécialisées, qu’on parle de l’éthique médicale et de la bioéthique, de l’éthique publique et des affaires, de l’éthique environnementale ou de l’éthique du care, très populaire présentement. Apparues dans les années 1980-1990 pour répondre aux besoins d’expertise de la société postindustrielle, elles marquent un autre pas vers une circulation élargie des idées et l’internationalisation actuelle de la discipline.

Notons encore que nous n’avons pas insisté sur les inflexions récentes de la philosophie politique, traduites par les marqueurs Rawls ou Habermas. Tout comme les débats sur le marxisme et la théorie des idéologies, la réflexion sur le nationalisme, omniprésente lors des débuts de la revue, marque actuellement le pas. Aujourd’hui, de larges pans de la recherche portent plutôt sur la pensée libérale et les aléas de la démocratie ou de la citoyenneté.

Rappelons enfin une dernière limite, liée au décalage chronologique. Parue en 1998, l’étude antérieure avait considéré les ouvrages compilés avant 1974, année de naissance de la revue. À notre connaissance, il n’existe pas d’analyse semblable pour les années postérieures à 1998. Or, comme le traitement informatique des articles prend aussi en considération ceux écrits de 1998 à 2018, il est impossible, pour le moment, de contre-vérifier l’analyse numérique de ces vingt années. De sorte que le degré de certitude de notre étude est maximal pour la période durant laquelle se croisent les analyses classique et numérique, les vingt-quatre années communes (1974-1998), sur lesquelles on a ici mis l’accent.

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Une triple conclusion se dégage de cette recherche sur le corpus de la revue Philosophiques. 1) Ce travail montre d’abord l’utilité des données massives et des études assistées par ordinateur en philosophie, et plus particulièrement des modèles mathématiques traduits dans des algorithmes de forage textuel. 2) Les procédures exposées ici peuvent évidemment être raffinées, mais d’ores et déjà, on constate que, moyennant certaines adaptations, on peut envisager un élargissement à des collections d’ouvrages ou à d’autres revues déjà numérisées, telles Dialogue ou le Laval théologique et philosophique. Une analyse de Dialogue ferait sans doute apparaître un découpage assez différent : quoique perceptible, le paradigme français y serait vraisemblablement beaucoup moins développé ; quant à l’approche analytique, elle apparaîtrait sans doute plus tôt, tout en étant à la fois plus usuelle et beaucoup plus diversifiée. Une étude menée sur le Laval théologique et philosophique révélerait sans doute, là aussi, un développement chronologique du paradigme français très différent : il serait probablement moins développé, et le néothomisme aurait résisté plus longtemps, puisque l’Université Laval et la ville de Québec en général ont constitué son principal bastion au Québec. Quant à l’approche analytique, son arrivée serait, selon toute apparence, à la fois plus tardive et moins marquée. 3) Les humanités numériques sont promises à un grand avenir, surtout si l’on considère le fait que les outils disponibles se perfectionnent sans cesse et que l’intelligence artificielle, tout en devenant de plus en plus efficace, conquiert constamment de nouveaux territoires.

Comme dans bien des disciplines, le rôle de l’ordinateur est déjà central en philosophie, qu’on parle du processus de recherche en général ou encore de l’écriture, de la visualisation des documents, de l’édition ou de la communication. Mais on peut tabler sur le fait qu’à l’avenir, son rôle va devenir également incontournable, non seulement pour les méthodes d’accès aux données, mais aussi pour les études et les analyses elles-mêmes. En fait, l’usage des procédures numériques nous amène à réévaluer l’esprit même de la recherche, voire l’ensemble du modèle de production et de circulation des connaissances. La présente enquête en constitue une illustration parmi de nombreuses autres.