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L’ouvrage de Martin Arriola est issu d’une thèse soutenue en 2013 à l’Université de Montréal et à l’École des hautes études en sciences sociales, sous le titre La fonction éthico-thérapeutique du discours philosophique. La contribution de Ludwig Wittgenstein à la lumière du modèle de la vie philosophique de Pierre Hadot. Il se situe notamment dans le sillage des travaux de Stanley Cavell, Cora Diamond et, en langue française, de Sandra Laugier (directrice de la collection « La vie morale ») concernant la dimension « thérapeutique » de l’oeuvre de Ludwig Wittgenstein. L’originalité du livre est d’examiner le Tractatus logico-philosophicus et les Recherches philosophiques (ainsi que les textes entourant ces deux « moments » de l’oeuvre) au prisme de la philosophie comme manière de vivre, telle qu’on peut la trouver dans les textes de l’Antiquité et que l’a mise en lumière Pierre Hadot, lui-même un représentant d’une lecture pratique de la pensée de Wittgenstein (comme l’a révélé le recueil Wittgenstein et les limites du langage, Vrin, 2004). Cet examen a non seulement pour but d’éclairer d’un jour nouveau l’oeuvre de Wittgenstein, mais également, comme l’indique le sous-titre de la thèse de 2013, de déterminer quelle « contribution » peut apporter ce dernier au moment d’appréhender la « fonction éthique » du discours philosophique.

L’auteur élabore dès l’introduction de L’éthique comme manière de vivre (p. 17) un « modèle conceptuel » tiré de la pensée de Hadot et qui doit lui permettre de mieux aborder l’oeuvre de Wittgenstein. Cinq éléments lui paraissent essentiels dans la philosophie comme manière de vivre : 1) l’idée que le discours philosophique est subordonné au mode de vie éthique ; 2) la notion de conversion philosophique envisagée comme transformation individuelle ; 3) la visée éthique de la conversion que représente l’idéal de sagesse ; 4) la pratique de l’askêsis envisagée comme méthode de conversion ; 5) le modèle analogique qui serait caractéristique de la thérapeutique philosophique. Seuls les trois premiers éléments seront mobilisés dans l’analyse (p. 18), les deux derniers étant relégués à un travail ultérieur (alors qu’ils étaient mis à profit au quatrième chapitre de la thèse de 2013).

Le premier chapitre du livre doit permettre de décrire et d’étayer ce modèle conceptuel. L’auteur désigne le stoïcisme comme étant paradigmatique du mode de vie éthique auquel se rapporte le discours philosophique (p. 23-26), jugeant — cette fois-ci contre Hadot — que la philosophie comme manière de vivre est caractéristique avant tout des périodes hellénistique et romaine, et qu’on ne peut véritablement la retrouver chez les représentants de la philosophie classique. Il accorde ensuite une importance prépondérante, en ce qui concerne la notion de conversion, à l’article de Hadot « Epistrophè et metanoia dans l’histoire de la philosophie » (p. 38-44), où est formulée l’idée que la conversion constitue d’abord un bouleversement (metanoia) et ensuite un retour vers soi (epistrophè). En ce qui concerne la visée éthique de la conversion, l’auteur insiste sur l’idéal de tranquillité de l’âme (ataraxia) qui caractérise la philosophie de l’Antiquité, selon Hadot (p. 44-45). Il dépeint aussi, sommairement, les mouvements de concentration du moi (détachement des passions) et de dilatation du moi (appartenance au tout cosmique) qui se trouvent au coeur de l’exercice spirituel du point de vue de ce dernier.

Le deuxième chapitre de l’ouvrage est consacré à l’étude des rapports entre discours et mode de vie dans la philosophie de Wittgenstein. L’auteur insiste sur un mouvement de va-et-vient qui se ferait jour entre ces deux pôles de la philosophie envisagée comme manière de vivre. Le discours, insiste-t-il, « jaillit » du mode de vie et ensuite il « rejaillit » sur lui pour transformer le sujet. L’auteur se dresse ici en faux contre l’idée, caractéristique de Hadot, selon laquelle le discours et le mode de vie seraient « incommensurables », celui-là ne pouvant rendre compte de l’expérience la plus essentielle qui caractérise celui-ci. Il s’agit là, au vu de l’auteur, d’une compréhension « ineffabiliste » de la vie philosophique qui ne correspond véritablement ni à l’expérience antique ni à celle de Wittgenstein (p. 117-122).

Le point le plus crucial de l’analyse concerne la manière dont le discours jaillit du mode de vie — ce qui renvoie finalement à la question de son origine : d’où provient le discours philosophique ou de quel fond émerge-t-il ? L’auteur fait alors un pas de côté pour s’intéresser aux travaux d’André-Jean Voelke au sujet de L’idée de volonté dans le stoïcisme (Paris, PUF, 1973). Il s’arrête avant tout aux concepts d’epibolê et de prohairesis, compris comme « tendance avant la tendance » et « choix avant le choix » (p. 50-53). Ces notions mériteraient d’être mises en parallèle avec l’idée de « mienneté du monde » qui se dégage du Tractatus et plus encore des Carnets 1914-1916, laquelle révèle « la possibilité pour le sujet voulant de conférer, par son attitude, une valeur éthique aux faits indifférents du monde » (p. 68). Elles pourraient également éclairer l’idée d’un « vouloir-voir » qui est caractéristique des Recherches (p. 76-84) et la manière dont celui-ci est nécessairement aux prises avec un « contre-vouloir » s’exprimant notamment à travers des images (qui font pour une part l’objet de la thérapeutique de Wittgenstein). Le discours philosophique, autrement dit, émanerait d’un « certain vouloir » et l’auteur insiste pour dire qu’il manifeste des « valeurs personnelles » (p. 60).

L’idée que le discours philosophique, chez Wittgenstein, peut « rejaillir sur le mode de vie » fait peu de doute pour les lecteurs habitués aux analyses de Hadot. L’auteur renvoie ici au travail de « clarification conceptuelle » qui est caractéristique à la fois du premier et du second Wittgenstein, en insistant sur le fait que celui-ci doit permettre de surmonter le problème que constituerait l’impossibilité pour une éthique théorique de se traduire dans une éthique vécue (p. 102). C’est alors qu’intervient l’idée d’une « fonction éthopoétique » du discours philosophique. L’oeuvre de Wittgenstein montrerait comment les « arrangements conceptuels » propres à ce type de discours sont susceptibles d’avoir une influence sur le comportement et donc de changer le mode de vie (p. 108). L’auteur assure que « ce n’est pas la forme d’un discours qui détermine s’il est en accord avec l’éthique vécue, mais sa fonction, c’est-à-dire l’usage que nous en faisons dans un contexte particulier » (p. 110, l’auteur souligne). Il signale aussi (p. 106-109), suivant Emmanuel Halais[1], que ces arrangements de concepts peuvent être envisagés, chez Wittgenstein, comme des « maximes morales ». Cette forme littéraire (car c’en est une) ne pourrait-elle pas à tout le moins être indicative de la fonction éthopoétique du discours ? Quelle que soit sa critique vis-à-vis l’interprétation de Hadot, par ailleurs, l’auteur le rejoint au moins en partie lorsqu’il décrit l’éthique de Wittgenstein comme une « éthique de la finitude ». Il précise en effet que les valeurs personnelles qui seraient à la source du discours philosophique doivent finalement s’accorder avec un principe : « [v]oir la vie comme je veux pour vivre comme je veux doit […] coïncider avec la volonté de voir la vie telle qu’elle est » (p. 127) ; voir aussi la maxime formulée p. 213. Ce principe, « très stoïcien » (ibid.), peut être vu comme étant le fruit d’une méditation renouvelée de la maxime delphique : « Connais-toi toi-même ».

Les questions de la conversion philosophique et de sa visée éthique dans l’oeuvre de Wittgenstein occupent le troisième et dernier chapitre de L’éthique comme manière de vivre. L’auteur retrouve le motif de la conversion philosophique, tout d’abord, à la fois dans la philosophie du Tractatus et dans celle des Recherches, avec cette particularité que le rapport entre la dimension métaphysique du sujet et sa dimension empirique s’inverse de l’un à l’autre. On peut décrire la transformation qui se produit au terme de l’effort déployé chez le premier Wittgenstein, soutient-il, comme une conversion de soi par soi qui équivaut en fin de compte au « choix de soi comme sujet éthique » (p. 149). L’auteur du Tractatus, qui, après avoir assuré que seules se laissent dire « les propositions des sciences de la nature » (6.53), invite son lecteur à « surmonter » son propre discours pour « voir correctement le monde » (6.54)[2], chercherait (p. 149) à défaire le sujet de son attachement mondain ou empirique (metanoia) pour mieux lui permettre de se considérer ensuite comme sujet éthique ou métaphysique (epistrophê). Inversement, le second Wittgenstein, en faisant passer son lecteur du contre-vouloir au vouloir-voir éthique, l’inviterait à se défaire d’un « besoin inauthentique » de pureté métaphysique et logique pour se tourner vers le « besoin authentique » d’une vie morale enracinée dans le langage ordinaire (p. 163). L’auteur comprend dès lors la notion de « forme de vie » qui est caractéristique des Recherches comme étant le marqueur des limites de la vie humaine auxquelles renvoie l’idée d’une éthique de la finitude : « renoncer au contre-vouloir métaphysique, c’est accepter qu’on ne peut franchir les limites de notre forme de vie » (p. 166).

L’auteur aborde ensuite la question de la visée éthique de la conversion chez Wittgenstein, principalement à partir du problème que représente le caractère asymptotique de la conversion. Si l’idéal de la tranquillité de l’âme, en effet, dépasse les possibilités de la vie humaine (comme le signale le fait qu’il est compris dans l’Antiquité comme assimilation au divin), alors la conversion doit avoir un caractère « cyclique » et elle ne saurait se faire de manière « linéaire » (une fois pour toutes). L’auteur doit reconnaître que le chemin tracé dans le Tractatus, dans la mesure précisément où il s’agit de « jeter l’échelle après y être monté » (6.54) et de reconnaître que « sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence » (7), correspond plutôt à une conversion linéaire qui s’éloigne du modèle antique (p. 189-193). Il fait néanmoins valoir — ici aussi contre Hadot, qui suggère que la pensée du second Wittgenstein, comme celle du premier, vise à l’« anéantissement philosophique de la philosophie[3] » — que le processus à l’oeuvre dans les Recherches, dans la mesure notamment où il vise un idéal de clarté qui est lui-même réputé inaccessible, se présente quant à lui comme une conversion cyclique conforme à la tradition de l’Antiquité (p. 190-192). L’une des propositions les plus audacieuses de l’ouvrage apparaît un peu plus loin lorsque l’auteur compare la réflexion du second Wittgenstein sur la forme de vie avec l’idée stoïcienne d’« accord avec la nature ». Si l’auteur des Recherches, soutient-il, ne met pas en avant une identification avec la nature au sens du tout cosmique (comme c’est le cas dans le stoïcisme dans la mesure où la raison selon laquelle se gouverne le sage correspond au principe selon lequel est gouvernée la nature), il cherche néanmoins une identification avec la nature du sujet langagier et donc avec le tout humain en particulier (p. 203-208). Ces considérations rejoignent l’idée d’une éthique de la finitude, centrée sur la forme de vie humaine dans son enracinement social et biologique (p. 206). L’auteur en tire par ailleurs une inférence qui pointe vers une relecture contemporaine de la philosophie comme manière de vivre : « le dépassement de soi vers une perspective universelle ne doit pas nécessairement avoir un sens métaphysique […] Je peux me dépasser en tant qu’individu tout en demeurant dans les limites de la forme de vie humaine » (p. 213). La proposition peut être jugée stimulante dans la mesure où elle prend acte de la césure qui est réputée s’être produite entre les mondes ancien et moderne. On peut toutefois se demander s’il n’y aurait pas lieu de parler, en ce qui concerne le stoïcisme, d’un dépassement de soi cosmologique plutôt que métaphysique, une perspective que Hadot notamment jugeait capable de jeter un pont entre la philosophie d’hier et celle d’aujourd’hui.

Il faut saluer la publication d’un ouvrage qui permet d’approfondir encore, en adoptant une grille de lecture inspirée des travaux de Hadot, la dimension pratique de l’oeuvre de Wittgenstein. L’idée d’une « éthique de la finitude », reposant sur un exercice de clarification conceptuelle qui donne lieu à une prise de conscience des limites du langage humain et donc aussi du monde humain, pourrait se présenter comme une voie que peut emprunter la philosophie comme manière de vivre. Il faut cependant souligner les limites que présente L’éthique comme manière de vivre lorsqu’il s’agit d’éclairer la « fonction éthique » du discours philosophique. Comme nous l’avons signalé plus haut, l’idée de fonction semble s’opposer, dans la terminologie de l’auteur, à celle de forme. Comme il le redit en conclusion de son livre, « ce n’est pas le type d’arrangement conceptuel qui détermine s’il est en accord avec l’éthique vécue, mais l’usage que nous en faisons dans un contexte particulier » (p. 221). Cette affirmation, si elle doit être prise au sérieux, équivaut à dire que la forme de discours qu’emploie Wittgenstein dans le Tractatus et dans les Recherches est indifférente au regard de leur portée éthique. Or Hadot a précisément dirigé l’attention sur le genre littéraire de ces deux ouvrages dans les textes qu’il a publiés sur Wittgenstein autour de 1960. La forme rigoureusement logique des propositions du Tractatus est à ses yeux ce qui conduit au dépassement de la fonction indicative du langage qui marque ses tout derniers énoncés[4]. La conversion au langage ordinaire qui constitue la visée des Recherches ne peut ensuite se déployer selon lui que par une subversion de l’emploi systématique du langage qui marque en général la philosophie moderne, laquelle donne lieu aux « esquisses » descriptives qui sont caractéristiques de l’ouvrage[5]. L’auteur discute ponctuellement, comme nous en avons rendu compte, l’interprétation que Hadot a faite de l’oeuvre de Wittgenstein. Il écarte cependant (p. 17) l’option d’une discussion étoffée des thèses de Wittgenstein et les limites du langage, alors que cette discussion aurait été susceptible d’éclairer, comme on peut le voir, l’idée de « fonction éthique » qu’il met en avant par ailleurs. On peut espérer qu’une contribution future, centrée sur la question de la méthode, viendra éclairer cet enjeu.