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Il est normal que les conceptions d’un philosophe ou d’une philosophe évoluent au fil du temps. Parfois, les champs d’intérêt changent, le regard posé sur tel ou tel problème n’est plus exactement le même, des précisions à propos de certains arguments et postures sont apportées, etc. Moins souvent, un philosophe ou une philosophe procède à un « tournant » qui aboutit à une modification assez profonde de ses conceptions fondamentales pour que les nouvelles ne soient plus compatibles avec les anciennes. On peut penser ici à Kant lorsqu’il a lu Hume. Plus près de nous, il y a Ludwig Wittgenstein — depuis l’émergence de l’interprétation « résolue » de son oeuvre, l’enjeu qui consiste à déterminer s’il y a un, deux, ou même trois « Wittgenstein » a pris une ampleur sans précédent.

Le livre de Pierre-Yves Rochefort dont il est question ici, Hilary Putnam et la question du réalisme, porte sur le parcours philosophique de Hilary Putnam, philosophe analytique incontournable du dernier tiers du xxe siècle jusqu’à sa mort, en 2016. Le penseur américain est reconnu pour avoir changé de perspective deux fois au cours de ses écrits. Ceux et celles qui sont familiers avec l’évolution de la pensée de Putnam connaissent la trame « officielle » que je vais maintenant esquisser. Putnam épouserait tout d’abord, selon cette trame, une forme traditionnelle de réalisme métaphysique, empreinte de scientisme. Cette forme assez crue du réalisme se décline en trois thèses (p. 15) : (1) l’indépendance complète du monde (ses objets et ses faits) par rapport à l’esprit, (2) l’idée qu’il n’y a qu’une seule description vraie de ce monde, et (3) la théorie correspondantiste de la vérité. Ensuite, à partir du milieu des années 1970, il critiquerait fortement, toujours selon l’histoire « officielle », ce réalisme métaphysique et adopterait un réalisme interne, dont l’idée principale est de mettre l’accent sur le rôle de notre schème conceptuel lorsqu’on réfléchit à notre rapport au monde et au concept de vérité. Le réalisme interne ébranle les trois thèses du réalisme métaphysique : maintenant, le monde n’est concevable qu’à travers nos schèmes conceptuels, et il perd ainsi de son indépendance. Cela a pour conséquence immédiate le rejet des deux autres idées centrales du réalisme métaphysique : dorénavant, Putnam, toujours selon ce narratif, croirait que différentes descriptions du monde peuvent être « vraies » et abandonnerait la théorie correspondantiste de la vérité au profit d’une théorie de l’assertabilité garantie qui se rapproche de l’antiréalisme de Michael Dummett. Puis, au début des années 1990, Putnam aurait abandonné le réalisme interne pour finalement adopter une forme de réalisme naturel ou réalisme du sens commun, qui abandonne l’idée selon laquelle nous connaissons le monde à travers le « traitement » de ses données « pures » par notre schème conceptuel, données fictives qui viendraient s’interposer comme des intermédiaires entre nous et le monde et dont il faudrait dorénavant se débarrasser.

Putnam aurait donc toujours été un réaliste, mais sous différentes formes. Cette petite histoire de la pensée de Putnam est plausible, elle décrit même à première vue une évolution naturelle de ses conceptions, qui prend sa source dans un point de vue de jeunesse influencé par le positivisme logique de son directeur de thèse, Hans Reichenbach (réalisme métaphysique), prend ensuite un tournant vers une position qui s’abreuve à l’influence massive de son collègue Willard Van Orman Quine à Harvard et qui lui fait prendre conscience que l’on ne peut « sortir » de son schème conceptuel (réalisme interne), pour finalement endosser une forme de réalisme naïf, après avoir redécouvert le pragmatisme de William James et approfondi sa lecture du second Wittgenstein, en plus d’être marqué par les idées de « l’école de Pittsburgh » représentée par Robert Brandom, John McDowell et John Haugeland.

Revenons maintenant au livre de Pierre-Yves Rochefort. S’opposant de façon définitive à cette trame narrative, la thèse défendue par Rochefort est qu’au fond, Putnam a toujours été un réaliste interne et qu’il n’y a pas lieu de croire qu’il y a trois Putnam. Ainsi, nous pouvons dire qu’un peu comme Cora Diamond et James Conant le font à propos de Wittgenstein, l’auteur propose une lecture « résolue » de la pensée du philosophe de Harvard[1]. Malgré les apparences, donc, il n’y aurait pas de tournant chez Putnam, mais plutôt une évolution de sa pensée qui se manifeste à travers des changements mineurs de perspectives, des précisions, des développements dans de nouveaux champs qui n’impliquent pas une révolution dans sa manière de concevoir la relation entre l’esprit et le monde. Il aurait ainsi, même dans sa « première » période, toujours répudié le réalisme métaphysique, et son adoption tardive d’une forme de réalisme naturel ne serait qu’une « feinte » (p. 81) effectuée en vue d’écarter des interprétations erronées du réalisme interne qu’il n’a jamais, en définitive, abandonné. Comme on peut le constater dès maintenant, la thèse de Rochefort ne manque pas d’audace, surtout que Putnam lui-même a souvent laissé entendre que l’interprétation « standard » était correcte (à la décharge de Rochefort, il a aussi suggéré le contraire).

L’argumentaire de l’auteur procède en cinq temps, correspondant aux chapitres 1 à 5 du livre. Le premier chapitre est consacré à débusquer le mythe selon lequel le réalisme interne s’identifie à une forme d’idéalisme. Rochefort soutient que l’une des raisons pour lesquelles nous sommes portés à croire que Putnam est passé du réalisme métaphysique au réalisme interne au milieu des années 1970 est que les interprètes du réalisme interne ont associé cette thèse à une forme d’idéalisme. Celui-ci se trouve en contradiction avec le supposé réalisme métaphysique qu’il défendait auparavant, renforçant la conviction que Putnam a radicalement changé de conception. Selon Rochefort, une compréhension correcte du réalisme interne montre qu’il ne s’agit pas d’idéalisme et qu’il n’entre pas en contradiction avec ce que Putnam soutenait dans les années 1960 et au début des années 1970.

Le deuxième chapitre tente de démontrer que l’externalisme sémantique défendu par Putnam vers la fin de sa première période ne présuppose pas le réalisme métaphysique et se marie bien avec le réalisme interne. Cette thèse a de quoi surprendre : en effet, il semble plausible de penser que l’externalisme sémantique — la thèse qui soutient que la signification d’un terme d’espèce naturelle comme « eau » est nécessairement, métaphysiquement, le complexe moléculaire désigné par « H2O », indépendamment de nos schèmes conceptuels et de ce qui se passe « dans nos têtes » — vient avec l’idée de base du réalisme métaphysique qui postule l’indépendance totale du monde par rapport à l’esprit.

Le troisième chapitre a pour but d’approfondir la nature du réalisme interne en montrant que celui-ci reste en parfaite continuité avec la forme de réalisme que Putnam soutenait dans sa première phase. En particulier, il s’agit ici de montrer que le réalisme du Putnam première mouture est essentiellement un réalisme scientifique, qu’il faut distinguer du réalisme métaphysique auquel il semblait adhérer à cette époque. Il aurait aussi flirté alors avec une forme extrême du réalisme scientifique, le scientisme, qu’il a ensuite répudié explicitement. Quoi qu’il en soit, la forme de réalisme scientifique défendue par Putnam, selon Rochefort, se concilie avec le réalisme interne.

Le quatrième chapitre porte sur la troisième période du cheminement intellectuel de Putnam — son réalisme naturel — et encore une fois, ici, l’objectif est de montrer comment ce « nouveau » réalisme rejoint, en fait, le réalisme interne. Ce n’est pas une mince tâche, surtout si l’on considère que Rochefort mentionne (p. 4) qu’une idée fondamentale du réalisme interne est que « nous n’avons accès à la réalité qu’à travers des schèmes conceptuels », alors que le réalisme naturel semble impliquer le contraire.

Le dernier chapitre du livre traite de la philosophie des sciences et de la philosophie des mathématiques de Putnam, le but, ici, étant de montrer que ce dernier a toujours, malgré les apparences, maintenu une conception réaliste interne à propos de celles-ci. Cela veut dire que Rochefort doit nous convaincre que Putnam n’a jamais défendu, par exemple, le platonisme en philosophie des mathématiques lors de sa « première » période — bien qu’il ait écrit lui-même, en septembre 1974 : « Si on me demandait si je suis un « platonicien » (ou mieux, un aristotélicien) à propos de l’existence des objets mathématiques, ma réponse se devrait d’être un “oui” prudent »[2]. Tout dépend ici de ce que Putnam veut dire par sa qualification. Il demeure difficile, cependant, d’imaginer que le réalisme interne tel que Putnam le définit (rappelons-nous que ce réalisme implique le rejet de l’indépendance complète du monde par rapport aux concepts) peut s’accommoder d’un tel platonisme, même de façon prudente.

Ce survol des chapitres du livre suffit à dégager les obstacles considérables qui se dressent face à la lecture « résolue » de Putnam proposée par l’auteur. Peut-être le principal de ceux-ci consiste-t-il dans les aveux mêmes du philosophe américain. Je viens d’en donner un exemple, et Rochefort en mentionne d’autres. En voici un autre. Dans The Question of Realism, publié en 1993 (donc dans sa troisième « période »), il écrit : « En somme, il me semble que je suis passé de versions du “réalisme interne” que j’ai mises de l’avant après que j’ai abandonné le physicalisme pour une position que je décrirais comme de plus en plus réaliste »[3]. Cela rend difficile de soutenir que Putnam a toujours été un réaliste interne. Il semble en effet admettre, dans le passage cité, qu’il a d’abord été un physicaliste (souvent conçu comme embrassant une forme extrême de réalisme métaphysique, et même de scientisme). On comprend qu’il fait ici probablement référence à sa « première » période selon la lecture standard, celle du réalisme métaphysique. Mais Rochefort affirme que Putnam a soutenu le réalisme métaphysique seulement pendant la période allant de 1969 à 1972, un moment où il n’a presque rien publié parce qu’il était trop occupé à militer contre la guerre au Vietnam. Rochefort nous dit qu’il « flirtait » alors avec le réalisme métaphysique, sans grande conséquence. Cela voudrait dire que Putnam, dans son « aveu » de 1993, référait à cette période lorsqu’il se disait physicaliste. Cela me semble improbable.

On voit donc que parfois, surtout lorsqu’il s’agit d’interpréter les commentaires de Putnam lui-même sur l’évolution de son oeuvre au cours des années, l’auteur doit se prêter à ce qui ressemble à de la gymnastique intellectuelle pour arriver à ses fins. Cependant, je pense que n’importe quel commentateur ou commentatrice de la pensée de Putnam est condamné ou condamnée à ce genre d’exercice s’il ou si elle tient à défendre la cohérence de cette pensée telle qu’elle se déploie au fil des années. Car n’est-il pas possible que Putnam ne soit tout simplement pas un interprète fiable de ses propres positions passées lorsqu’il parle de son évolution ? N’est-il pas aussi possible que Putnam, lorsqu’il avertit ses interprètes que sa position n’a pas, au fond, changé tant que cela, tente d’imposer sur son oeuvre une cohérence qui n’est pas nécessairement aussi lisse qu’il veut nous le faire croire, ou peut-être même se le faire croire à lui-même ?

En somme, pourquoi vouloir à tout prix faire de Putnam un réaliste interne ? La question n’est pas simplement rhétorique. Certes, c’est pour assurer une cohérence à l’oeuvre de Putnam que Rochefort défend ce point de vue. Et cela permet, en effet, de reconnaître des thèses que Putnam a soutenues durant toute sa carrière. La clé réside dans certaines idées de Quine que Putnam n’a jamais abandonnées. Une perspective quinienne semble compatible avec pratiquement toutes les thèses que je viens de mentionner. Rochefort commence son livre avec une discussion des présupposés philosophiques de Putnam, et comment ceux-ci sont redevables à Quine. En mettant l’accent sur le fait que, pour Quine, la réalité ne nous est accessible qu’à travers nos schèmes conceptuels et en définissant le réalisme interne de telle façon que cette idée joue un rôle central, il se trouve en effet que tous « les » Putnam sont des réalistes internes. Mais alors, on peut se demander si un tel réalisme interne n’est pas dilué au point de n’être qu’un point de départ théorique qui inocule contre le réalisme métaphysique, entendu dans un sens fort — même le physicalisme est compatible avec le réalisme interne tel que compris de cette façon, comme l’exemple de Quine lui-même le montre. Il suffit d’être un ou une pragmatiste sur le plan du choix du ou des schèmes conceptuels choisis, ce qui permet de souscrire au physicalisme et de le justifier par des considérations pragmatiques.

Somme toute, que nous soyons convaincus ou non de la justesse de la thèse principale défendue par Rochefort, son livre constitue une formidable introduction à la pensée du philosophe américain. Loin d’être une distraction pour celui ou celle qui lit le livre dans cet esprit, le thème de la cohérence et de la lecture résolue de l’oeuvre de Putnam fournit un fil solide et maintient l’intérêt. De plus, cette introduction à ses idées centrales revient à parcourir ce que la philosophie analytique faisait de mieux pendant un demi-siècle, du début des années 1960 jusqu’en 2010. Suivre l’évolution intellectuelle de Putnam comme le propose Pierre-Yves Rochefort, c’est se familiariser avec un pan complet de la tradition philosophique récente.