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D’un point de vue à la fois normatif et politique, la transition chilienne à la démocratie a été largement célébrée à l’étranger, sous le chef d’une certaine conception de l’exemplarité redevable de la remarquable stabilité du régime démocratique qui s’est instauré au mois de mars 1990. Mais cet éloge, qui ressortit aussi bien au commentaire politique comparatif qu’à la rhétorique des organismes financiers internationaux, n’aurait pas été possible si la transition à la démocratie au Chili n’avait pas été accompagnée de taux de croissance économique exceptionnels (7 % en moyenne jusqu’en 1998, année marquée par la crise asiatique, qui se traduit par une décélération brutale de l’activité économique ainsi qu’une élévation du taux de chômage). Il y a là, sans doute, une définition du « bon gouvernement », d’une transition « réussie » et d’une démocratie « au-dessus de la moyenne » qu’il convient de remettre en question et de déconstruire, en s’intéressant aux présupposés et aux non-dits de ce jugement d’exemplarité et en prenant au sérieux la question de savoir qui émet ces jugements, dans quelle conjoncture, à partir de quels intérêts et de quelle manière. Pour ce faire, il faudra interroger la façon dont les catégories et les problèmes qu’on trouve dans la littérature dite « transitologique » participent du déroulement de la transition chilienne à la démocratie par l’intermédiaire de certains agents, hommes politiques rompus à la « transitologie » et spécialistes des sciences sociales qui sont en même temps des agents politiques, ce qui permet à ces deux classes d’acteurs de rationaliser la trajectoire et les enjeux du processus transitionnel. Néanmoins, le présent article ne vise nullement à épuiser ce chantier de recherche ; il se veut plutôt programmatique et se propose d’attirer l’attention sur des pistes de recherche rarement suivies, voire souvent évitées.

La question des transitions à la démocratie a marqué de manière très importante les problématiques de recherche en sociologie et en science politique dans les années 1980, en contribuant à un certain renouveau de l’analyse politique comparée en Amérique latine. À cet égard, le livre désormais classique dirigé par O’Donnell, Schmitter et Whitehead[3] montre bien l’ampleur et l’hétérogénéité de ces processus transitionnels, le nombre de pays impliqués à des moments plus ou moins rapprochés et la fécondité de l’approche comparative, notamment pour des processus qui avaient eu lieu en Europe méridionale une dizaine d’années auparavant, au Portugal, en Grèce et surtout en Espagne. Il conviendrait d’ajouter que cette littérature « transitologique » a trouvé, dans les années 1990, un nouvel élan, du fait de l’émergence de processus de transition à la démocratie dans une aire géographique différente, en Europe de l’Est, ce qui a permis aux transitions latino-américaines de devenir à leur tour des objets de comparaison[4]. Dès lors, on peut comprendre que la « transitologie » ait fait l’objet de nouveaux développements, surtout de la part de Linz et Stepan[5] et de Diamond[6], des auteurs qui ont entrepris un important effort de rationalisation et d’actualisation de ce type de recherche.

Il s’agit bien d’un travail d’actualisation d’une littérature extrêmement vaste, qui a supposé aussi bien un effort de systématisation des acquis que des corrections portant sur les concepts et les catégories employés, ainsi que sur la manière d’interroger les processus transitionnels. C’est parce qu’on a constaté en Amérique latine dès le milieu des années 1990 un déplacement de la question démocratique vers d’autres objets, lesquels n’étaient pas tout à fait détachés des processus transitionnels, que les « transitologues » les plus en vogue ont entrepris un effort de précision conceptuelle et de problématisation adapté aux variations de l’objet de recherche, sans abandonner pour autant le privilège accordé à l’analyse comparative. En ce sens, la centralité croissante des questions de « gouvernance » et de « gouvernementalité »[7], sous l’égide parfois oubliée des organismes financiers internationaux, constitue bien des problèmes politiques et des objets de recherche différents, mais qui ne manquent pas d’être redevables des péripéties des transitions à la démocratie dans le continent. Dès lors, le Chili ne pouvait échapper à l’emprise de ces nouvelles catégories et questions, ce qui a fait de la transition à la démocratie un enjeu politique et un objet de recherche en perte de vitesse, voire en voie d’extinction. C’est ce qui a permis à certains sociologues chiliens, le plus souvent « transitologues », de conclure que la transition à la démocratie était terminée[8], alors qu’un autre politologue insistait plutôt sur l’idée de pacte transitionnel afin d’expliquer la déchéance de certains enjeux, comme par exemple les luttes visant à réformer une Constitution héritée[9]. En tout état de cause, il faut retenir que la question politique de savoir si la transition était achevée ou pas, notamment à la suite de la parole autorisée du président Aylwin (1990-1994) qui considérait clôturé le processus transitionnel au beau milieu de son mandat, ne pouvait pas ne pas avoir une incidence sur le champ intellectuel et la problématique de recherche des sciences sociales chiliennes, compte tenu des phénomènes de symbiose qui font d’un certain nombre de sociologues et de politologues de véritables hommes politiques.

En effet, il faut bien comprendre que les sciences sociales au Chili ont eu un rôle très important sous la dictature[10], notamment dans le cadre d’organisations non gouvernementales et d’un certain nombre de think tanks liés à l’opposition de l’époque, dans la mesure où ce sont ces praticiens qui ont élaboré la stratégie électorale du plébiscite d’octobre 1988 qui a vu la défaite du général Pinochet[11] et qui ont produit, un an plus tard, le premier programme de gouvernement. Ce n’est donc pas un hasard si, dès le premier gouvernement d’Aylwin installé au mois de mars 1990, nombre de ces spécialistes des sciences sociales ont occupé des positions gouvernementales centrales, y compris des portefeuilles ministériels, sans abandonner pour autant le rapport réflexif à la politique qui était le leur auparavant, ce qui s’est traduit en un passage depuis la recherche scientifique en forme qui était si caractéristique dans les années 1980, à un autre type d’écriture, beaucoup moins exigeant, lequel adoptait la physionomie socialement plus efficace de l’essai.

Si l’on jette un coup d’oeil à l’évolution des enjeux politiques de 1990 à 1998, une période balisée, d’une part, par le « début » formel de la transition et, d’autre part, par la détention de Pinochet à Londres, on constate la mise en place d’un rapport consensuel aux enjeux politiques, lesquels étaient de moins en moins liés aux enjeux transitionnels[12], qui a débouché sur une prolifération d’essais rédigés par des hommes politiques rompus aux sciences sociales et par des « transitologues » qui disposaient désormais de pouvoir politique pour expliquer et justifier les choix finalement adoptés. De cette manière, ces « transitologues » en acte renouaient avec l’ambition classique de l’analyse « transitologique » : expliquer certes, mais aussi entreprendre des politiques et des actions publiques à partir de visées et d’intérêts normatifs. De ce point de vue, la condition des « transitologues » chiliens (spécialistes des sciences sociales et hommes politiques familiarisés avec cette littérature) n’est pas si différente de celle du consultant. En effet, de même que le consultant sommé de répondre à la question de savoir « quelle est la probabilité que le régime politique en place dans un pays X s’écroule » transforme la question pour s’interroger sur « les conditions sous lesquelles les régimes politiques sont susceptibles de devenir plus ou moins vulnérables aux défis venant de groupes rivaux[13] », le « transitologue » reconvertit son approche de l’objet au terme d’un travail à la fois cognitif et politique sur lequel on sait peu de chose. Tout porte à croire que ce travail de reconversion de savoirs scientifiques ou techniques en ressources de gouvernement passe par l’entremise de ce que Maynard et Schaeffer appellent l’« alternance analytique[14] », c’est-à-dire le passage entre les principes formels d’une enquête auxquels tout un chacun doit se plier et les principes réels de réalisation.

Or, cette collusion des intérêts politiques et intellectuels sera défiée par un certain nombre d’essais critiques, là encore sous la plume de sociologues, mais désormais d’historiens, lesquels vont s’évertuer à expliciter les non-dits, les choix et les rapports de force inavouables qui ont fait de la transition chilienne à la démocratie un processus sans doute inachevé et, en tout état de cause, incomplet. À cet égard, l’intérêt du livre à succès de T. Moulian, Chile Actual : anatomía de un mito[15], dont le volume de ventes ne peut manquer de surprendre (plus de 30 000 exemplaires), tient au fait qu’il a été publié au moment où le champ politique était dominé par des enjeux de modernisation économique et étatique au détriment des enjeux transitionnels, avec Pinochet à la tête de l’Armée de terre et dans un cadre légal assez sévère concernant la liberté d’expression[16]. Que le succès éditorial de ce livre n’ait pas trouvé de pendant sur le plan politique est dû à la transformation des luttes politiques, au bénéfice d’enjeux plus portés vers un avenir radieux, moins idéologique, oublieux de l’histoire récente et plus pragmatique, quitte à faire l’économie de politiques de mémoire et de traitement du passé, ce qui trouvera une expression dans les champs universitaire et intellectuel, dont témoigne la disparition progressive de l’objet, et du mot, « transition[17] ».

Certes, le travail scientifique peut toujours revenir sur des objets de recherche pour un temps oubliés, suscitant des redécouvertes, des investissements intellectuels nouveaux, des redéfinitions et des critiques, surtout lorsque ces objets coïncident avec des intérêts des agents politiques et du champ des médias. Or, ce sont bien ces retours sur l’objet transitionnel qu’il convient d’analyser, notamment à partir de 1998, dans le sillage de l’affaire Pinochet au Royaume-Uni, puisque c’est à partir de cette année que devient possible une expansion graduelle du champ du dicible, du pensable et du publiable. L’année 1998 marque bien l’émergence de moments politiques d’élucidation, lesquels sont autant d’occasions de formuler de nouvelles approches sur cet objet problématique, mais aussi pour mener des entreprises critiques au moyen de nouveaux essais, dont les plus importants sont La mala memoria[18], El Chile perplejo[19] et la très intéressante histoire de la réconciliation au Chili depuis le xixe siècle[20]. En même temps, et surtout, la redécouverte ou le « retour » à la fois politique et intellectuel de la transition montre à l’envi les périls associés à l’obsession de clôturer cet enjeu devenu de plus en plus gênant et politiquement inintéressant, ce qui a permis une entrée en force des études sur la mémoire et la dénonciation de l’amnésie qui aurait régi la conduite des agents politiques et des « transitologues » chiliens de 1990 à 1998. C’est pourquoi il convient de retracer l’histoire à la fois politique et intellectuelle de la transition à la démocratie au Chili, en tant qu’enjeu de lutte et objet de disputes intellectuelles, en restant attentif à ce qui se dit sur elle, mais aussi aux silences qui l’entourent, afin de déboucher sur une sociologie de l’objet, des approches qu’il a suscitées, des agents qui l’ont investi de sens et du traitement politique que cet enjeu a rendu possible, au terme d’un chassé-croisé rarement interrogé entre politique et sciences sociales.

De l’enjeu de lutte à l’objet théorique : une histoire intellectuelle de la transition

Bien avant le coup d’État du 11 septembre 1973, la politique chilienne avec ses avatars et ses enjeux a suscité beaucoup d’intérêt parmi les intellectuels et les hommes politiques en Europe et aux États-Unis. C’est dire encore une fois comment se reproduit ce véritable commerce entre savoir et politique ou, si l’on veut, entre sciences sociales et pouvoir, ce qui ne va pas sans poser problème au chercheur qui s’intéresse à la genèse de la démocratie au Chili, de ses enjeux et de ses agents, de ses luttes et des ressources au moyen desquelles la politique acquiert une certaine physionomie. C’est cet intérêt qui s’est exprimé en une sorte de rapport admiratif de la part des élites intellectuelles américaines à l’égard de la démocratie chilienne, notamment dans les années 1960, la période d’apogée des approches « politologiques » sur la modernisation politique qui faisaient des régimes démocratiques chilien et uruguayen de véritables laboratoires destinés à saisir les logiques de réussite. C’est d’ailleurs ce rapport élogieux qui explique en même temps, et sans contradiction, la préoccupation politique de l’administration nord-américaine dans les années 1960 à l’égard de la montée en force des mouvements révolutionnaires et d’une gauche radicale en Amérique latine, au Chili notamment. C’est là où résident l’importance et l’intérêt du rôle joué par le plan Camelot dans le continent latino-américain, au terme d’une fascinante alliance entre les militaires, la politique et les sciences sociales aux États-Unis afin de comprendre et de prévenir des situations révolutionnaires. Or, c’est cette alliance qui a été vivement dénoncée aussi bien par le Sénat que par des intellectuels chiliens en 1965, ce qui montre bien l’usage politique des savoirs scientifiques afin de « protéger » une démocratie menacée[21]. Près de vingt-cinq ans plus tard, on ne peut donc être surpris qu’une fois déclenché le processus transitionnel au Chili, le même intérêt se retrouve à propos de ce nouvel enjeu politique devenu objet de recherche, surtout quand on sait que la transition chilienne est l’une des dernières à avoir eu lieu en Amérique du Sud.

Si l’on entend par transition un processus qui adopte la forme d’un « intervalle qui s’étend entre un régime politique et un autre[22] », la question concernant ses limites temporelles ne peut manquer de se poser, aussi bien à partir d’un intérêt politique, qui est celui des nouveaux gouvernants, qu’au moyen d’un problème de recherche, qui permet de dire à partir de paramètres objectifs quand une transition comme la transition chilienne est achevée. De cette question constitutive d’un enjeu politique se dégage un éventail de réponses qui prennent sens dans le cadre de luttes de concurrence opposant les agents politiques à un certain nombre d’agences publiques et privées, par exemple les forces armées, le patronat et l’Église catholique. Dès lors, on s’explique que la question concernant les limites temporelles de la transition ait suscité des rivalités et des conflits souvent passionnés, notamment à propos de la question de savoir si, à la fin du gouvernement de Patricio Aylwin (1990-1994), le Chili était encore en transition ou s’il avait déjà complété le processus transitionnel, ce qui lui aurait permis de s’acheminer vers les enjeux propres d’une démocratie consolidée.

Force est de reconnaître que la question générale relative au début et à la fin de la transition se prête à des réponses politiques qui désignent ce processus comme trajet ou comme parcours préalablement balisé et défini (par la Constitution de 1980), c’est-à-dire avec un point de départ (les élections présidentielles et législatives en 1989) et un point d’arrivée (des gouvernants dûment investis d’autorité). Il s’agit donc bien d’un enjeu de luttes opposant les forces politiques, dans un premier temps, la coalition au pouvoir à l’opposition de droite, pour ensuite susciter des controverses au sein même de la Concertation. C’est ainsi que, pour certains agents de cette coalition de centre-gauche, les luttes principales étaient de plus en plus centrées sur les défis de l’avenir (par exemple autour de l’utopie de l’accès au statut de pays développé sur le moyen terme, notamment par le biais de traités de libre-échange avec les États-Unis et l’Union européenne), alors que, pour d’autres, les enjeux étaient toujours rapportés au passé (violations des droits de l’homme, justice et réparation, mais aussi réformes constitutionnelles). Or, au beau milieu de ces luttes proprement politiques entre des agents désireux de dépasser les enjeux transitionnels et des concurrents enclins à les préserver, on trouve des « transitologues » et des hommes politiques rompus à la « transitologie », intéressés à justifier l’évanescence des luttes en cours. Il faut bien comprendre, en effet, que ces experts et ces hommes politiques familiarisés avec la littérature « transitologique » et les processus transitionnels des pays voisins ont occupé des positions politiques centrales sous l’administration Aylwin, ce qui leur a permis d’élaborer un discours de justification de la fin de la transition au moyen de catégories rationnelles qui mettaient en exergue aussi bien la nécessité du « consensus » que l’émergence d’enjeux de modernisation. Il s’ensuit qu’au milieu des années 1990 le déclin progressif au Chili de l’approche du politique à partir de questions « transitologiques » coïncide avec l’installation d’une définition des enjeux du moment qui faisait comme si le processus transitionnel était clôturé. En effet, c’est le président Aylwin qui, le premier, allait asseoir cette définition, au moyen d’un énoncé qui bénéficiait d’un effet statutaire[23] – la position institutionnelle d’un chef d’État – et des propriétés d’un énoncé performatif[24], ce qui contribuait largement à produire des conditions de plausibilité et de réception parmi les élites politiques.

Cette « invisibilisation » des enjeux transitionnels au terme de véritables « tours de passe-passe » politiques n’aurait pas été possible sans le concours d’un travail proprement rationnel qui redéfinissait le processus transitionnel, ses enjeux, mais aussi sa durée, souvent sous la forme d’interprétations politiquement intéressées à justifier le cours qu’il avait finalement adopté. Tel est le cas, paradigmatique, du travail à la fois politique et interprétatif (à défaut de se parer d’attributs scientifiques) entrepris par Boeninger[25], ancien ministre démocrate-chrétien de la présidence sous l’administration Aylwin et ancien recteur de l’Université du Chili, un agent crédité d’une énorme influence sur la trajectoire et la logique négociée, ou pactisée, de la transition chilienne, ainsi que par certains politologues oeuvrant à ses côtés, notamment Ignacio Walker (Parti démocrate chrétien – PDC) et Angel Flisfisch (Parti pour la démocratie – PPD)[26]. À cet égard, l’élaboration en amont de la transition de ce que le langage politique indigène a fini par appeler des « cartes de navigation » rédigées par ce ministre constituait déjà un effort de mise à plat de préférences rationnelles largement partagées par les différents ministres et le président lui-même, au moyen de références implicites aux autres processus transitionnels latino-américains, ce qui aboutissait à une rationalisation complète du travail gouvernemental au moyen d’un livre qui à la fois objective l’administration Aylwin et justifie ses acquis et ses omissions. Mais ce sont également des agences centrales, étatiques ou non (forces armées et institutions ecclésiastiques), qui ont tenté d’objectiver et de rationaliser la transition chilienne à des fins de compréhension et d’intervention politique, l’enjeu étant de l’orchestrer et de la rendre prévisible, sans oublier le rôle joué par des agences installées dans la « société civile », notamment cet ensemble d’institutions privées dont les sigles deviendraient célèbres[27]. Cet ensemble d’agents individuels, mais aussi d’institutions et d’agences, chacun à sa manière et à partir des logiques et des intérêts qui leur étaient propres, allait produire un grand nombre d’objectivations partielles du processus transitionnel lui-même, sous la forme de rapports d’études, d’avis et de diagnostics sur une multitude d’objets (réformes constitutionnelles, stratégies politiques à entreprendre, mais aussi initiatives législatives de décentralisation, réforme éducationnelle, modes d’élaboration des politiques sociales, etc.), participant ainsi de la rationalisation radicale des enjeux des luttes politiques, au point de faire oublier ce que ces objets devaient aux enjeux transitionnels. L’importance de cette transfiguration des enjeux, lesquels étaient parfois interprétés par certains « transitologues » comme des enjeux de « consolidation », réside dans le fait qu’ils privilégiaient le rapport à l’avenir au détriment de la genèse et de la mémoire du présent[28], au terme de quoi ce sont les frontières du politiquement correct qui étaient ainsi redéfinies.

Il convient d’insister sur les effets politiques et sociaux produits par la « transitologie » par l’intermédiaire d’hommes politiques qui, sociologues ou politologues de formation familiarisés avec cette littérature, ou encore au moyen d’une fonction de conseil du prince exercée par ces spécialistes, participaient très largement du déploiement du processus transitionnel[29]. Si cela a été possible, c’est à cause du rôle tout à fait paradoxal accompli par les sciences sociales au Chili, dont les principaux produits sous forme de livres, d’articles, de symposiums ou de colloques ont atteint, au cours des années 1987-1989 et plus tard sous l’administration d’Aylwin, des rendements politiques remarquables, parvenant à s’immiscer, à « formater » ou à produire de la « réalité » sur le champ politique selon des logiques sociales et cognitives qu’il faudrait mettre au jour. On sait qu’une partie de l’explication réside dans le fait que de nombreux spécialistes des sciences sociales au Chili sont aussi des hommes politiques, ce qui leur permet de convertir du savoir scientifique en connaissances et en ressources politiques utiles[30]. Certes, si la relation entre un énoncé efficace dans le champ politique et sa réception dans le champ intellectuel et universitaire peut être analysée à partir des enjeux et des institutions qui font fonction de médiation entre ces champs, il reste qu’on trouve au Chili, à partir du début des années 1990, une remarquable coïncidence historique entre des agents dominants au sein des champs politique et intellectuel. C’est sans doute cette imbrication étroite entre les deux champs qui explique, au moins en partie, les complexités du discours politique chilien, dont le caractère codifié et l’invention de catégories indigènes destinées à en rendre compte dans les années 1990 sont le résultat de modes « politiques » et « théoriques » de production où il est parfois difficile de faire la part entre ce qui relève de la lutte politique et ce qui appartient aux discussions théoriques, intellectuelles ou scientifiques[31]. Et, pourtant, on sait peu de chose sur la manière dont cette conversion est accomplie, surtout en ce qui concerne les savoirs spécialisés qui sont employés comme des savoirs de gouvernement. À cet égard, il faudrait s’interroger plus longuement sur l’usage qui est fait par exemple des savoirs économiques produits dans les pays du Nord, notamment aux États-Unis, avec toutes les retraductions locales que peuvent en faire les élites intellectuelles chiliennes formées dans les grandes universités américaines[32] et dont on sait qu’elles sont en même temps proches des partis politiques.

Mais ce type d’interrogations oblige aussi à formuler de nouvelles questions de recherche, cette fois-ci dans la foulée des sciences du gouvernement, concernant notamment la question de savoir de quelle manière les rapports de pouvoir sont modifiés et transformés par le biais de connaissances spécialisées forgées à d’autres fins. Plus précisément, il faudrait entreprendre sur la « transitologie », en reprenant le programme scientifique des sciences du gouvernement, « une analyse critique située au croisement de l’histoire et de la philosophie des sciences », vouée à interroger « la construction des catégories intellectuelles elles-mêmes » et « à saisir non pas seulement des matrices cognitives, mais bien plutôt des “idées en action”, autrement dit des dispositifs pratiques et des usages concrets »[33]. Dès lors, c’est tout un chantier de recherche qui s’ouvre concernant les rapports entre « transitologie » et « transitologues » occupant désormais des positions gouvernementales. Tel est le cas d’Eugenio Tironi (PPD), sociologue qui a fait ses études doctorales en France à l’EHESS (École des hautes études en sciences sociales), mais aussi ancien directeur des communications sous le gouvernement d’Aylwin, devenu depuis un influent conseiller politique auprès des deux administrations postérieures. Pas très différente est la situation de Mario Fernández (PDC), politologue qui a obtenu son doctorat à l’Université de Heidelberg en Allemagne, devenu sous l’administration d’Aylwin conseiller auprès du ministre de la Défense, puis secrétaire d’État à la Défense sous l’administration Frei (1994-2000), pour devenir ministre de la Présidence sous l’administration Lagos. Mais c’est sans doute le cas de José Joaquín Brunner (PPD) qui mérite d’être retenu, tant l’imbrication en sa personne du sociologue et de l’homme politique est impressionnante. Sociologue de formation, largement reconnu grâce à l’obtention de certaines récompenses internationales comme la bourse Guggenheim, Brunner fait partie de cette brillante génération d’intellectuels chiliens réunis à la Faculté latino-américaine des sciences sociales (FLACSO), qui, sous l’administration Frei, deviendra ni plus ni moins ministre-secrétaire général du gouvernement et, ce faisant, son porte-parole.

Il faudrait également ajouter une longue liste d’acteurs politiques qui, sans être tout à fait des professionnels des sciences sociales, se sont très tôt familiarisés avec la littérature « transitologique » : Genaro Arriagada (PDC), Edgardo Boeninger (PDC) et Enrique Correa (Parti socialiste – PS), tous anciens ministres, le dernier nommé de manière tout à fait suggestive directeur de la FLACSO après avoir quitté son portefeuille ministériel en 1994. Il serait facile d’allonger la liste de « transitologues » devenus hommes politiques ou de professionnels de la politique rompus à la « transitologie » dans les années 1980, dans le cadre d’organisations non gouvernementales, qui allaient devenir par la suite d’influents acteurs gouvernementaux. Mais il faut retenir que c’est un espace de positions gouvernementales qui, pour certaines, sont redéfinies par des savoir-faire tirés des sciences sociales et reconverties en ressources de pouvoir utiles et pratiques, au double sens du terme. Ce sont ces acteurs qui marqueront de leur sceau le cours de la transition, d’abord au moyen d’un travail d’invention d’un mode de gouvernement fondé sur la logique de la négociation, ensuite par le biais de l’installation d’enjeux qui renvoyaient aux oubliettes de l’histoire les défis transitionnels, au bénéfice de nouveaux enjeux, plus portés sur la modernisation, donc sur l’avenir.

Ce déplacement progressif des enjeux transitionnels au bénéfice d’enjeux plus consensuels comme la modernisation de l’État ou la démocratisation des communes (à partir de 1992, avec l’élection des maires et des conseillers municipaux au suffrage universel[34]) se trouvera à l’origine du déclin de l’intérêt politique et intellectuel de la transition, au point que le vocable lui-même sera utilisé de plus en plus rarement. Or, ces nouveaux enjeux politiques, désormais très éloignés des enjeux transitionnels, vont se transformer rapidement en objets de recherche ou d’expertise, renforçant encore une fois, et à de nouveaux frais, la subordination du champ intellectuel au champ politique pour ce qui est du choix des objets de recherche et de la manière de les aborder, la plupart du temps à partir de questions normatives et au moyen d’études destinées à produire des effets sur ces objets. Mais, surtout, la disparition, politique et intellectuelle, de la transition comme enjeu de lutte et comme objet de réflexion devenait ainsi possible, ce qui permettait d’asseoir des jugements qui, à la manière d’une self-fulfilling prophecy, faisaient comme si le processus transitionnel était achevé. Cela était par ailleurs relayé en « transitologie » par la parole autorisée et sévère d’O’Donnell qui consistait à dire que ces écrits spécialisés avaient atteint leurs limites, tout comme leur objet, lequel se trouvait sur la voie de l’extinction, politique et historique[35].

Arrêtons-nous un moment pour illustrer les effets politiques et intellectuels de cette véritable évanescence de la transition chilienne. Au fur et à mesure que l’on assiste au déplacement des enjeux politiques vers un axe modernisateur, largement relayé par l’installation de nouvelles catégories politiques – la « gouvernance » étant la plus sollicitée –, préalablement justifiées par des savoirs spécialisés (notamment au sein de la Banque interaméricaine de développement et de la Banque mondiale) dont l’usage est souvent dépolitisé[36], de nouveaux enjeux normatifs commencent à voir le jour. Tel est le cas du débat, précocement lancé au Chili et rapidement oublié par les élites politiques, sur les formes « désirables » du régime politique chilien, lequel a donné lieu à l’organisation d’un grand colloque international et à la publication d’un livre[37]. L’intérêt de cet exemple est double. Tout d’abord, parce que, grâce à celui-ci, on voit apparaître pour la première fois une réflexion favorable au parlementarisme au Chili, dont la mise en oeuvre permettrait aux élites politiques chiliennes de sceller un nouveau pacte et, ce faisant, de conclure la transition. Or, et c’est la deuxième raison, ce débat exprime la volonté, politiquement inavouable à l’époque, de faire l’économie des enjeux proprement transitionnels, passant à un autre registre de discussion, plus porté sur l’avenir (en l’occurrence, sur les formes politiques durables du régime et, par surcroît, de la communauté des citoyens).

Il est vrai que ce type de controverse éclairée a suscité de l’intérêt parmi les professionnels des sciences sociales, ainsi que de la part de cette frange de professionnels de la politique antérieurement très impliqués dans le travail intellectuel. Mais, au-delà de ceux-ci, il s’agit d’un débat qui a eu un très faible écho sur le champ politique. Pourtant, cet exemple montre comment, dès le début de la transition, se trouvaient présents l’idée et l’intérêt de déplacer les enjeux politiques vers l’avenir au détriment du passé et des responsabilités qui lui étaient afférentes. Dès lors, on peut comprendre que l’administration Frei et son projet modernisateur participent de cette même logique d’évanescence de la transition[38], tout comme en sciences sociales les approches relatives à la « gouvernance[39]», dans la mesure où, dans ces deux cas, il s’agit de mettre l’accent sur les capacités institutionnelles de gouverner de manière efficace.

On ne peut donc être surpris qu’à terme, moyennant ces « tours de passe-passe » entre des enjeux et des intérêts indissociablement politiques, intellectuels et théoriques, ce qui prime, c’est un rapport réaliste au processus transitionnel, d’abord sous le gouvernement Aylwin (1990-1994) avec le rôle crucial joué par le ministre-secrétaire général de la présidence Edgardo Boeninger et ses « cartes de navigation[40] », ensuite sous l’administration Frei (1994-2000) avec son axe modernisateur qui fait advenir dans les faits la fin de la transition. Or, il convient de le signaler, exception faite de ce petit mot performatif lancé par Aylwin en 1992 consistant à dire que la transition était terminée, l’évanescence des enjeux transitionnels n’exigeait pas de le dire, mais de la faire surgir à partir de ressources et de savoirs spécialisés qui, au gré des trajectoires d’un certain nombre de professionnels des sciences sociales devenus hommes politiques, permettaient de rationaliser et de déplacer les enjeux de lutte, de les redéfinir et de les projeter vers un avenir radieux.

Le retour de la transition : de l’objet théorique à l’enjeu politique

Au milieu des années 1990, la persistance des « enclaves autoritaires » (pour reprendre la terminologie, désormais consacrée au Chili, destinée à relever la continuité de procédés et d’institutions dépourvues de légitimité démocratique) était loin de constituer un obstacle qui empêchait de concevoir – notamment à l’étranger – la transition chilienne comme un véritable « modèle ». Du point de vue des indigènes du champ politique chilien, un rapport de résignation à ces enclaves autoritaires primait, en dépit de certaines escarmouches critiques menées par la gauche « extra-parlementaire » (notamment communiste) et, parfois, par le Parti socialiste, pourtant membre de la coalition au pouvoir, à l’occasion d’enjeux relatifs aux politiques du pardon[41], de réconciliation et de justice concernant les violations des droits de l’homme. Pourtant, ce rapport de résignation, qui était périodiquement secoué par des « irruptions de mémoire[42] » qui échappaient à l’emprise des gouvernants (découverte de fosses clandestines, emprisonnement d’un certain nombre de chefs des anciens services de sécurité) et par des luttes commémoratives autour du 11 septembre[43], allait faire l’objet d’une critique systématique depuis certaines régions du champ intellectuel et universitaire chilien, surtout depuis celles qui restaient éloignées des logiques de subordination au champ politique[44] à partir d’une revendication d’autonomie du travail intellectuel. À cet égard, le succès à la fois éditorial et social du livre de Moulian, Chile Actual : anatomía de un mito[45], est tout à fait révélateur de cette critique en train de devenir explicite, ainsi que des malaises qui commencent à être nommés comme tels… dans l’attente d’être dûment reconnus par une partie des élites politiques au pouvoir. On ne peut donc être surpris que le livre de Moulian, suivi des essais d’Alfredo Jocelyn-Holt[46] et de Marco Antonio de la Parra[47], ait fait l’objet d’une réplique sévère de la part d’agents à la fois politiques et intellectuels qui occupaient des positions gouvernementales[48].

De manière assez inattendue, c’est du côté des résultats électoraux lors des élections législatives de décembre 1997 qu’il faut chercher la première manifestation de malaise reconnu, bon gré mal gré, par les élites gouvernementales. À cette occasion, on assiste à une augmentation tout à fait surprenante des votes blancs et nuls qui, ajoutée au taux de non-inscription sur les listes électorales (environ deux millions de personnes, pour la plupart âgées de moins de 32 ans) et aux abstentionnistes, faisait de cette élection une joute électorale marquée par l’indifférence[49]. Qui plus est, pour la première fois, la coalition au pouvoir a failli perdre la majorité absolue des voix, face à une opposition de droite qui ne s’érigeait pas encore en rivale susceptible de menacer la Concertation. Il y avait là, par conséquent, des données électorales qui faisaient fonction d’alertes politiques. Mais c’est surtout à partir de la publication du rapport sur le développement humain par le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) en 1998, intitulé Desarrollo Humano en Chile-1998. Las paradojas de la modernización, que le diagnostic sur le malaise (malestar) allait s’installer ; on avait trouvé pour la première fois le mot pour nommer un ensemble de transformations de rapports sociaux qui avaient eu lieu sous la transition à la démocratie. L’importance politique de ce rapport du PNUD réside dans le fait qu’il interroge le modèle transitionnel chilien à partir de ses connexions avec les rapports sociaux fondés sur la confiance dans des situations quotidiennes d’interaction. Ce faisant, l’intérêt du rapport est que la dimension explicitement politique de la transition est absente, puisqu’il s’intéresse moins aux évaluations politiques des citoyens ordinaires concernant la trajectoire de la transition qu’aux rapports d’interaction qu’ils établissent entre eux et avec un certain nombre d’institutions, le sens politique de ces rapports sociaux venant donc en sus. Dès lors, c’est tout un ensemble de questions de recherche, mais aussi de doutes politiques sur le cours adopté par la transition qui deviennent possibles, par exemple à propos du constat de déclin de la confiance dans les rapports interpersonnels et de son incidence sur le rapport au politique, avec toutes les possibilités d’imputation de responsabilités adressées aux dirigeants de la Concertation au pouvoir.

S’il est vrai que le modèle théorique qui inspire le rapport chilien du PNUD est une prolongation locale du Rapport mondial sur la « sécurité humaine » publié en 1994, il se nourrit aussi largement de la réflexion menée par Lechner sur les tensions entre « modernisation » et « subjectivité[50] », dont la traduction empirique est un décalage entre des processus modernisateurs en cours et la subjectivité des agents individuels, devenant ainsi la source d’un ensemble de méfiances sociales, y compris éventuellement à l’égard de la transition. On peut donc comprendre la réplique incisive de José Joaquín Brunner, alors ministre et influent sociologue, au moyen d’un article publié dans une des principales revues scientifiques chiliennes en 1998[51] ; il convient de s’y arrêter afin de montrer l’usage politique du savoir sociologique et « transitologique » destiné à neutraliser, sous l’apparence de la controverse intellectuelle, le rapport du PNUD.

Dans un article sociologiquement très élaboré, Brunner réplique au rapport du PNUD de 1998 à partir d’une position de ministre et de sociologue, ce qui explique la difficulté à déterminer le statut de cet article. Brunner y soulève la question méthodologique de savoir de quoi l’on parle lorsqu’on évoque la figure diffuse du « malaise », ce qui lui permet d’emblée de jeter le soupçon sur le diagnostic général du PNUD. Selon ce ministre-sociologue, il s’agirait moins d’un malaise généralisé à la suite de tensions entre modernisation et subjectivité que d’une disjonction entre les grandes attentes créées par la modernisation et la satisfaction inégale et partielle des demandes engendrées par ce processus[52].

À partir de cette nuance élégante introduite par Brunner, l’enjeu consiste désormais à déterminer s’il s’agit bien de menaces et d’insécurités susceptibles de corroborer une situation de malaise ou s’il s’agit simplement de « disjonctions » redevables d’une logique de décalage entre modernisation et subjectivité qu’il est possible de corriger par le biais de l’action publique de l’État. Il n’est nullement surprenant que ces questions restent sans réponse. Si, dans les deux cas – le rapport du PNUD et la réplique de Brunner –, de nombreuses données statistiques sont mobilisées, il faut signaler que ces deux approches se situent sur des plans méthodologiques très différents. Ainsi, concernant le rapport du PNUD, des données qualitatives étaient mobilisées (des focus groups) préalablement à la réalisation d’un sondage, ainsi que des données d’opinion secondaires et des statistiques officielles, ce qui permettait de produire un type de connaissance (sous la forme d’un diagnostic) qui avait peu à voir avec la réponse politico-méthodologique de Brunner, dans la mesure où celui-ci réinterprète un certain nombre de données fournies par le rapport du PNUD sous l’éclairage de statistiques comparées (par exemple à propos de taux d’inscription sur les listes électorales et de niveaux d’intérêt pour la politique dans d’autres pays) et de données d’enquête non publiées (et, partant, scientifiquement inutilisables). Il s’agit donc bien, de la part de Brunner, d’une stratégie de réfutation qui mobilise des ressources méthodologiques, mais qui en même temps dissimule à peine le dessein d’invalider politiquement le rapport du PNUD. En effet, si Brunner a raison de signaler qu’« il y a une distance réelle entre la politique et les gens, mais [qu’]on voit mal le lien avec une thèse sur le malaise » (compte tenu du fait que les taux de participation politique au Chili sont comparables à ceux qui sont exhibés par plusieurs pays européens[53]), il convient de rappeler en même temps que l’absence de corrélation, voire de causalité, ne se traduit pas forcément en une absence complète de rapport de sens. À cet égard, il faut signaler que l’affirmation banale de Brunner consistant à dire que les gens se sentent « heureux », « contents » ou « satisfaits » de leur situation personnelle d’après des données de sondage constitue une base intimiste méthodologiquement fort douteuse de comparaison avec les données du PNUD, proche de l’ecological fallacy. Or, c’est ce biais méthodologique aux effets politiques évidents qui conduit Brunner à confondre la situation personnelle et biographique immédiate (« je suis heureux au travail… ») avec des inférences concernant des situations politiques et générales (« je suis heureux au travail et j’annule mon vote parce que je suis mécontent de la transition »). Certes, il s’agit d’une caricature, mais elle vise à illustrer, de manière pédagogique, les dimensions politiques implicites de l’argument de Brunner, à savoir l’absence logique de rapport entre une situation individuelle « vérifiable » et un malaise collectif invraisemblable, au terme d’une démonstration où l’intérêt méthodologique du sociologue coïncide avec l’intérêt politique du ministre.

Si l’on s’est attardé sur cet exemple, c’est pour montrer de quelle manière les enjeux transitionnels du débat politique en 1998 trouvent explicitement leur pendant dans les enjeux intellectuels du champ scientifique. En ce sens, il est possible de suggérer que la transition chilienne à la démocratie s’inscrit, avec les logiques et les enjeux qui lui sont propres, dans un état particulier du social que le PNUD a pu appeler, de façon sans doute vague et équivoque, un « malaise », lui-même mis en évidence au moyen d’indices spécifiques, ce qui donne lieu à des rapports de sens complexes, en ce que les enjeux transitionnels sont susceptibles de se combiner avec des enjeux de « consolidation » (c’est l’un des acquis de la littérature « transitologique »), et en l’occurrence avec des rapports sociaux marqués par la méfiance à l’égard d’autrui et envers des institutions. C’est pourquoi il serait naïf de conclure que la transition chilienne serait la « cause » du malaise ou, à l’inverse, que le malaise serait le facteur qui conditionne la transition, puisque chacun informe l’autre à sa manière.

C’est au cours de cette même année 1998, c’est-à-dire au beau milieu du débat suscité par le rapport du PNUD, que le général Pinochet quitte son poste de commandant en chef de l’Armée de terre, pour devenir sénateur à vie comme le prévoyait la Constitution de 1980. Les incidents qui ont eu lieu aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du Congrès ne sont pas parvenus à ternir ce moment transitionnel « fidèlement exécuté[54] ». Quelques jours plus tard, le sociologue Eugenio Tironi publiait un article d’opinion dans un hebdomadaire chilien à propos des événements concernant le changement de statut de Pinochet. Dans cet article au titre fort suggestif (« Le futur l’emporte »), Tironi s’en prenait à son tour à « la critique et au désenchantement à l’égard de la transition », ainsi qu’à « l’irritation que provoque son climat consensuel parmi certains secteurs », pour affirmer que, « contrairement à ce que l’on a pu croire, les sursauts et les convulsions produits par l’arrivée de Pinochet au Sénat ne marquaient pas le retour du passé ; il s’agissait plutôt de la catharsis provoquée par la naissance retardée d’une ère nouvelle : l’ère post-Pinochet[55] ». Une fois investi comme sénateur à vie, et partageant désormais un siège avec des collègues de la majorité présidentielle et de l’opposition de droite, les rares apparitions de Pinochet dans l’hémicycle suscitaient toujours des rejets passionnés de la part d’un certain nombre de sénateurs élus, qui refusaient de le reconnaître comme un égal, sans parvenir pour autant à déjouer le passage irrésistible du temps : la présence de Pinochet étant toujours contestée par une fraction de plus en plus minoritaire de ses collègues, elle devenait aussi largement routinière, qui plus est accompagnée par un succès législatif certain de Pinochet concernant sa capacité à discipliner les sénateurs de droite sur l’élimination du caractère de jour férié du 11 septembre.

C’est donc à la surprise générale que Pinochet a été arrêté à Londres au mois d’octobre 1998, une détention qui, les jours passant, amènerait un retour abrupt des enjeux transitionnels sur la scène politique, ainsi qu’une reconfiguration des enjeux du débat intellectuel, au terme d’un chassé-croisé entre des produits théoriques (le rapport du PNUD, par exemple) qui engendrent des effets politiques et des événements politiques (l’affaire Pinochet) permettant de reconfigurer les objets de réflexion, voire de recherche. Si cela est possible, on l’a dit, c’est parce qu’il existait dans le Chili des années 1990 une imbrication très particulière du champ politique et des champs intellectuel et scientifique, avec des logiques de passage d’acteurs, de produits et d’enjeux entre ces deux espaces qu’il convient de ne pas perdre de vue, sans oublier que les rapports entre ces champs sont largement asymétriques.

L’autonomie du champ universitaire chilien, et donc d’une bonne partie de la recherche en sciences sociales, était en effet devenue très problématique au cours de la deuxième moitié des années 1990, dans la mesure où c’est au sein des universités que l’essentiel du travail scientifique prend place, à la suite du déclin irréversible des principales ONG qui, dans un état ancien du champ (sous la dictature), ont produit des travaux scientifiques très importants. Cette autonomie est d’abord devenue problématique du fait des logiques économiques et idéologiques de propriété des universités privées, ce qui ne peut que donner lieu à un travail de sélection et de découpage des objets de recherche à partir de critères extra-scientifiques (l’objet « transition » ne sera pas du tout construit et abordé de la même manière par des sociologues et des philosophes de l’Université des Andes – liée à l’Opus Dei – et leurs collègues de l’Université ARCIS [Universidad de Arte y ciencias sociales] – plutôt proche de la gauche non gouvernementale). Mais elle s’explique aussi à cause du désengagement financier de l’État à l’égard des universités publiques, ce qui les oblige à mettre en place des fonds de financement de la recherche au moyen de contrats et de fonctions conseils avec des agences étatiques et privées, dont on sait que l’intérêt est moins scientifique que d’intervention intéressée sur le « réel[56] ».

Dès lors, on peut comprendre que les rapports asymétriques entre le champ politique et le champ universitaire produisent sur ce dernier un type de recherche plus régi par la logique de l’importation d’objets depuis le champ politique, bien qu’on puisse toujours trouver des exceptions qui confirment la règle (par exemple, à propos des effets politiques produits par la manière de mesurer le chômage par la Faculté d’économie de l’Université du Chili), ce qui correspond à un type d’exportation d’un objet de recherche économique vers le champ politique et ne manque pas de susciter des débats et des critiques politiques passionnés adressés à cette Faculté, controverse qui a peu à voir avec un registre de discussion scientifique.

Il s’ensuit que la transition a été à la fois enjeu de luttes politiques et objet de disputes théoriques, à partir de coïncidences chronologiques et de logiques largement redevables de l’état des enjeux de concurrence du champ politique à diverses périodes. Le débat sur le malaise chilien le montre bien, dans la foulée de la publication du rapport du PNUD en 1998, lequel mettait en exergue un diagnostic sur les Chiliens et leur rapport au politique à partir de divers indicateurs. On peut donc comprendre que cette même discussion, cette fois-ci rapportée à la signification politique du malaise – et non seulement à un diagnostic méthodologiquement fondé sur la société chilienne –, ait permis au champ politique et à ses agents de coloniser l’objet, au moyen de redéfinitions et d’investissements moins intellectuels que politiques, notamment à partir du moment où il s’est trouvé à l’origine de débats très importants opposant les élites de la Concertation sur la portée du malaise et son rapport à la transition. Tel a été le cas du débat qui a opposé, en 1998, deux groupes transversaux aux partis de la coalition au pouvoir, le premier plutôt porté à justifier le cours adopté par la transition depuis 1990 et à rejeter le diagnostic du malaise de la société chilienne[57], tandis que le second était plus intéressé à relever les déficits du processus transitionnel, ce qui le prédisposait à accepter favorablement le rapport du PNUD[58]. C’est là, sans doute, l’expression la plus spectaculaire des péripéties de la transition chilienne vers la démocratie, tantôt enjeu de luttes politiques, tantôt objet de discussions théoriques, intellectuelles ou scientifiques, voire champ de concurrence mobilisant en même temps les deux registres, ce qui fait du processus transitionnel un enjeu maintes fois objectivé au gré de luttes complexes.

Ce sont ces débats inséparablement politiques et intellectuels qui expliquent le degré très inégal de pertinence historique de la transition, ce qui permettait selon les périodes de la rendre invisible et de lui substituer d’autres enjeux. C’est contre cet arrière-plan qu’il faut comprendre les clôtures anticipées du processus transitionnel, mais aussi son retour abrupt à partir de 1998 dans le sillage de l’affaire Pinochet et avec l’impact du rapport du PNUD sur le malaise chilien. Mais, au bout du compte, est-on sûr de savoir ce qu’est la transition chilienne à la démocratie ? De quoi parle-t-on, au juste, lorsqu’on évoque la figure consacrée d’un intervalle temporel destiné à rendre compte du passage d’un régime politique dit autoritaire à un régime politique de type démocratique ? Mais surtout, quand on raisonne – en bonne logique « transitologique » –, en termes de processus, toute une chronologie du passage de la dictature à la démocratie se trouve ainsi impliquée et donc des dates liées à des événements qui permettent de délimiter historiquement la transition, en la dotant d’un début et en l’inscrivant dans une durée ; ce qui pose la question de savoir quand elle s’achève.

Une transition introuvable ?

Aborder la transition non pas à partir des enjeux politiques, théoriques et intellectuels qui la définissent de différentes manières à divers moments du temps, mais à propos des débats qui visent à la doter d’un début et d’une fin, permet de poursuivre le travail de déconstruction d’un objet apparemment évident, parce que très familier. Or, en procédant de la sorte, on se persuade qu’il s’agit d’un objet complexe, glissant et particulièrement « gélatineux » (pour reprendre une expression de Gramsci), lequel s’érige en obstacle redoutable tant qu’on l’appréhende sur le mode de l’itinéraire ou du trajet préalablement balisé, par la Constitution, par des justifications déguisées en explication et par la « transitologie » elle-même.

À cet égard, l’expérience transitionnelle chilienne montre à l’envi l’importance d’éviter les pièges du calendrier juridique. Si, en effet, la question de recherche sur les limites temporelles de la transition[59] peut se justifier dans le cadre d’un travail de construction de l’objet, cela veut donc dire qu’elle se situe sur un plan méthodologique, et non ontologique. Or, c’est cette confusion entre le rapport méthodologique à l’objet et l’ontologie qui lui est prêtée par certains auteurs qui explique que de nombreux sociologues et politologues, ainsi que les professionnels de la politique, adhèrent tacitement à une philosophie sociale de la transition, entendue comme trajet à parcourir sans surprise puisqu’il est réputé être connu de tous (dans la mesure où il est balisé par la Constitution de 1980). C’est là où réside l’origine du rapport à l’objet, pauvre et naïf parce que non construit, de la part de Garretón, un auteur qui peut proclamer sans aucune ambiguïté que la transition, bien qu’ « incomplète », s’est terminée le jour où le président Aylwin a été investi de ses fonctions, le 11 mars 1990. C’est ce qui ressort de son jugement tacitement juridique (dans la mesure où il reprend à son insu la définition constitutionnelle de la transition[60]), largement imbu de la définition étapiste d’O’Donnell et Schmitter de la transition (entendue comme intervalle temporel), alors même qu’il a l’intuition que beaucoup de choses se jouent lorsqu’on proclame la fin de la transition[61]. Or, en poursuivant cette quête un peu insensée de dates de déclenchement du processus transitionnel sur le mode du mécanisme, le chercheur s’enferme dans la logique d’une causalité appauvrie, quelles que soient par ailleurs les dates finalement choisies.

Dès lors, comment ne pas voir que plusieurs dates se bousculent quant au point de démarrage de la transition ?

  • Septembre 1981, année de promulgation d’une Constitution qui change profondément les règles du jeu politique, puisqu’on passe d’un type de compétition politique proche du jeu à somme nulle (où, pour résumer, tous les moyens sont bons pour l’emporter) à un jeu structurellement plus complexe, réglé et prévisible.

  • 1983, année qui marque le début des protestas (mobilisations massives de la population contre la dictature) et qui est censée provoquer ce que la littérature « transitologique » appelle une « libéralisation » du régime militaire, ce qui par ailleurs rend possible une historiographie « par le bas » de la démocratisation chilienne, notamment sous la plume de Gabriel Salazar au terme d’un rapport à l’histoire d’un petit peuple se trouvant à l’origine de grandes transformations[62].

  • 1988, une année spontanément sollicitée par les sociologues et les politologues, compte tenu que cette année-là a eu lieu un plébiscite (prévu par la Constitution) qui s’est soldé par la défaite du général Pinochet, permettant un réajustement des attentes des élites politiques de l’opposition (c’est le temps de l’acceptation explicite des règles constitutionnelles du jeu politique).

Il serait (trop) facile de multiplier les dates possibles, probables ou simplement vraisemblables permettant de repérer, dans le foisonnement des événements, des transformations des luttes politiques qui autorisent à jouer le jeu politique dans le cadre de règles et en escomptant des gains, et donc de justifier le démarrage de la transition bien avant l’intronisation d’un nouveau président. S’il en est ainsi, c’est parce que l’exercice qui consiste à produire des coupures dans le flux des événements politiques est rarement dépourvu d’effets inattendus, quel que soit l’intérêt de celui qui accomplit le découpage, qu’il s’agisse d’un sociologue, d’un historien, d’un politologue ou d’un homme politique, ou encore de plusieurs d’entre eux à la fois, compte tenu de l’imbrication entre « transitologues », « transitologie » et politique au Chili. Dès lors, on retrouve les rapports entre savoir et politique, tant que l’on prend au sérieux le fait que l’exercice de découpage produit bel et bien des effets politiques, dans la mesure où ce n’est pas du tout la même chose de faire démarrer la transition en 1980, en 1983 ou en 1988, ni de justifier le choix de telle ou telle date, puisque par leur intermédiaire ce sont des intérêts, des victoires et des défaites politiques qui sont avalisés et consacrés.

C’est pour se préserver des effets inattendus suscités par le choix de telle ou telle date que la littérature « transitologique » a précocement installé une batterie conceptuelle très touffue, en cultivant la différence entre ce qui relève de la « libéralisation », de la « démocratisation », de la « transition » et de la « consolidation », autant de catégories qui ont été largement récupérées par les agents politiques chiliens dans le cadre des luttes qui les opposent à divers moments du temps. Tout se passe comme si la « transitologie » cherchait à classer les faits pertinents dans une sorte de boîte à outils faite de catégories, de concepts et de problèmes, si bien que chaque fait finit par s’ajuster et s’emboîter dans une catégorie spécifique.

Il s’ensuit donc qu’au lieu d’insister paresseusement sur une quête de limites temporelles définitives de la transition, il faudrait concevoir tous les points de vue comme autant de perspectives de lutte, y compris lorsque ce sont des politologues et des sociologues qui participent des rapports de concurrence, au moyen d’une reconstruction de l’espace des positions et des points de vue visant à délimiter le processus transitionnel.

Dès lors, à la question de savoir quand commence la transition, il n’est plus possible de répondre de manière simple, par exemple en mobilisant une date. Et il en va de même, faut-il le rappeler, lorsqu’il s’agit de savoir quand elle se termine. En 1990 ? Peut-être, compte tenu de l’entrée en fonction d’un nouveau président élu au suffrage universel. En 1994 ? Pourquoi pas, dans la mesure où les symboles du pouvoir sont transmis entre deux présidents (Aylwin et Frei) également légitimes, tous deux élus par le peuple. En 1998 ? Oui, puisque, au mois d’octobre de cette année, Pinochet est arrêté à Londres, ce qui en retour permet de réinvestir le processus transitionnel (et d’abord le mot lui-même, pour un temps tombé en déchéance) en termes critiques. En 2000 ? C’est possible, parce que cette année-là accède à la présidence de la République un homme politique socialiste (Ricardo Lagos, 2000-2006), trente ans après Salvador Allende, sans scandale ni remous. En 2004, à la suite de la publication d’un document signé par le commandant en chef de l’Armée de terre Juan Emilio Cheyre, dans lequel il se demande si « le scénario de conflit global » des années 1970 permet d’« excuser » les violations des droits de l’homme, en répondant sèchement « non[63] » ? Sans doute, dans la mesure où les enjeux de la transition ont pendant longtemps été liés aux questions des violations des droits de l’homme, si liés que, dès le lendemain de la publication du texte du général Cheyre, le directeur d’un think tank proche de l’opposition de droite pouvait proclamer sans ambages la fin de la transition[64]. En tout état de cause, privilégier une date suppose forcément de négliger d’autres dates, avec tout ce que cela implique d’effets politiques et de rapports intellectuels et théoriques à une transition qui, de ce point de vue, est largement introuvable. Ici comme ailleurs, des questions relatives au début et à la fin d’un processus, en l’occurrence transitionnel, admettent des réponses multiples, alors même que la réponse définitive relève de systèmes de croyances que la littérature « transitologique » ignore superbement.

Conclusion

Il n’est sans doute pas exagéré de dire que la transition à la démocratie au Chili, en tant qu’objet de recherche, enjeu de luttes et prétexte d’écriture intellectuelle, a depuis bien longtemps cessé de susciter des investissements intéressants sous ces trois rapports. C’est ainsi que, en tant qu’objet de recherche, la littérature « transitologique » est devenue largement routinière, répétant à tort et à travers les mêmes questions et stratégies d’analyse. Appréhendée comme enjeu de lutte, la transition chilienne à la démocratie a périodiquement adopté la physionomie de réformes constitutionnelles, véritable cause politique dont la répétition monotone se trouve à l’origine d’une reproduction pratique de la Charte fondamentale et des systèmes de croyance qui accompagnent son déploiement. Finalement, conçue comme prétexte d’écriture, ce n’est pas un hasard si la transition a fini par susciter un véritable boom de l’essai au détriment de la recherche scientifique, précisément parce que celle-ci ne parvenait plus à poser de nouvelles questions. Ce sont ces trois rapports à la transition qui, transformés en objets de recherche, permettent de revenir sur la « transition » à de nouveaux frais, en prenant au sérieux l’idée selon laquelle il existe des connexions, des complicités et des collusions entre « transitologie », « transitologues » et professionnels de la politique ou, si l’on veut, entre savoirs plus ou moins spécialisés et travail politique.