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Jerome Klassen cherche dans Joining Empire à développer un modèle théorique marxiste pour expliquer la politique étrangère canadienne. Plus exactement, il tente de montrer comment, depuis vingt ans, les gouvernements canadiens successifs ont élaboré une politique correspondant au nouveau système international néolibéral, caractérisé par l’extension globale du capitalisme comme mode de production et la domination politique des États-Unis. Selon Klassen, il s’agit là d’une nouvelle forme d’empire, définie comme « une économie mondiale et un système d’États-nations de plus en plus menés par des entreprises transnationales et l’infrastructure politico-militaire de l’État américain » (p. 3). De ce constat initial, il serait aisé de conclure, avec les théoriciens de la dépendance, que le Canada est au service de la politique étrangère américaine et que l’État canadien plus généralement serait au service du capital américain. Or, Klassen avance que c’est en fait le capital canadien qui est la cause première de la nouvelle politique étrangère canadienne : « la thèse centrale de ce livre est que, pour comprendre la nouvelle politique étrangère canadienne, il est nécessaire de cartographier et d’analyser les processus de formation de classe capitaliste au Canada » (p. 6). C’est à cette fin que Klassen mobilise une théorie marxiste du capital, de l’État et de l’empire, qu’il conçoit comme le seul cadre théorique apte à étudier la politique étrangère sous l’angle des relations sociales à l’intérieur des États qui composent le système international.

Selon l’auteur, l’histoire des vingt dernières années, et donc de la « nouvelle politique étrangère canadienne », va comme suit : dans les années 1990, avec la fin de la guerre froide, les gouvernements canadiens se font les défenseurs du néolibéralisme (dérégulation des marchés, privatisation, libéralisation du commerce et des investissements). La politique étrangère canadienne, à cette époque, se préoccupe surtout de questions économiques. Le 11 septembre 2001 entraîne un changement de priorités et la politique étrangère canadienne se concentrera désormais sur la guerre à la terreur, ce qui implique l’abandon des missions de maintien de la paix au sein de l’Organisation des Nations Unies et une forte croissance des dépenses militaires. Dès lors, Klassen voit émerger une « approche systématique » de la politique internationale du Canada, combinant l’économique, le diplomatique et le militaire et visant explicitement l’extension mondiale du capitalisme, la garantie de l’accès au marché américain, la sécurité continentale et la projection de la puissance militaire contre les groupes terroristes et les États voyous.

Prise sous l’angle de la théorie marxiste, l’ère néolibérale a marqué « l’internationalisation » de l’économie canadienne, processus par lequel les firmes canadiennes en viennent à concevoir le marché mondial comme le lieu de l’organisation de l’accumulation du capital. Cette internationalisation, conséquence naturelle des mécanismes de l’accumulation du capital, a eu pour effet la création d’une classe capitaliste transnationale dont l’intérêt consistait non seulement en l’intégration nord-américaine, mais aussi en la transformation néolibérale de l’économie mondiale. La stratégie internationale du Canada s’est ainsi développée suivant les intérêts du capital canadien ou, dans les mots de Klassen, d’un « bloc de pouvoir corporatif internationalisé ». La formation de cette classe et son influence sur l’État canadien sont les deux facteurs principaux qui expliquent notamment la signature des traités de libre-échange avec les États-Unis et le Mexique. Après les attentats du 11 septembre 2001, et dans le but de préserver l’accès au marché américain, l’État canadien s’est restructuré suivant la logique de ce que Klassen nomme le « néolibéralisme blindé » : plus grande intégration canado-américaine en termes de sécurité et d’économie ; centralisation de l’État canadien autour des « appareils de défense et de sécurité nationale » ; « exploitation globale » et « militarisme disciplinaire » dans la politique étrangère canadienne. C’est en ces termes que Klassen explique les missions canadiennes en Afghanistan et en Haïti, qu’il dit motivées par le besoin d’ouvrir ces espaces aux capitaux canadiens et américains et d’exploiter les ressources naturelles locales.

C’est surtout en Afghanistan que se révélerait la nature de ce nouvel impérialisme de « néolibéralisme blindé ». Pour Klassen, outre les intérêts du capital au sens strict, c’est le projet d’une restructuration militariste de l’appareil de politique étrangère canadienne qui explique la mission à Kandahar : cette guerre a permis d’augmenter les dépenses militaires, de renforcer l’interopérabilité avec les États-Unis et d’autres membres de l’OTAN et, enfin, de « s’entraîner au militarisme disciplinaire ». Plus encore, cette mission a été l’occasion de réorganiser la hiérarchie au sein de l’appareil de politique étrangère canadienne en subordonnant les programmes de développement international aux besoins militaires.

En somme, depuis les années 1990 et de manière accélérée à partir de 2001, un « nouveau bloc de pouvoir » composé de la classe capitaliste et du lobby de la défense a redéfini la politique étrangère canadienne. Klassen résume cette nouvelle stratégie impériale en cinq points : protection du marché néolibéral, sécurisation continentale, spécialisation coopérative avec les États-Unis, multilatéralisme stratifié (c’est-à-dire apporter du soutien aux organisations internationales en autant qu’elles promeuvent les intérêts des capitalistes canadiens) et militarisme disciplinaire (défini comme des interventions dans les États « en déliquescence » ou « voyous » qui menacent la liberté du capital).

Klassen ne fait pas que proposer une analyse scientifique marxiste du système international et de la politique étrangère canadienne : il propose une critique du nouvel impérialisme dans le but de faire advenir un autre monde. Mettre fin au « néolibéralisme blindé », pour lui, implique de transformer les relations sociales du capitalisme canadien, de les remplacer « par des modes démocratiques de production et d’échange – autrement dit, une transformation socialiste de l’État et de la société » (p. 257). Que l’on partage ou non cet objectif, le versant « scientifique » de l’analyse proposé par Klassen demeure très convaincant, à tout le moins au niveau de la description du système économique mondial. Les choses sont toutefois plus compliquées lorsque vient le temps d’expliquer des décisions de politique étrangère et, surtout, des politiques militaires, par la variable « capitaliste ». Les mécanismes de l’internationalisation du capital forment une base solide pour expliquer l’impérialisme américain et le désir canadien de « joindre l’empire » par une politique de « néolibéralisme blindé ». De la même manière, la formation d’un bloc de pouvoir capitaliste internationalisé au sein de la société canadienne fournit une excellente explication du mouvement vers le libre-échange continental incarné par l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA). Klassen est le plus convaincant lorsqu’il démontre empiriquement le rôle de la classe capitaliste canadienne dans la signature de cet accord. Là où il est le moins convaincant, c’est lorsqu’il tente de montrer « l’absence de variance à Ottawa », notamment en termes de « guerre et de militarisme depuis 2001 » (p. 252). Ainsi, il n’y aurait pas de « variance » entre la décision de Jean Chrétien de ne pas participer à l’intervention américaine en Irak et celle de Stephen Harper de participer à l’intervention de l’OTAN en Libye. Klassen affirme que le Canada a peut-être refusé publiquement d’aider les États-Unis en 2003, mais qu’il les a soutenus « militairement à la marge », et il traite cette politique de Chrétien comme une simple « contingence » ou une « contradiction » (p. 202-203). Mais en refusant publiquement de soutenir l’invasion, Chrétien a privé les Américains de la seule chose dont ils avaient besoin et que le Canada pouvait leur fournir, soit une certaine légitimité politique. Klassen aura fort à faire pour convaincre qui que ce soit que le comportement canadien en 2003 correspond à son modèle, en particulier en ce qui a trait au « militarisme disciplinaire ».

La notion de « variance » ouvre la voie à une autre critique des implications potentielles de la thèse de Klassen. On a vu que les lois qui régissent l’accumulation du capital mèneraient inexorablement, depuis les années 1990, au développement d’une politique de « néolibéralisme blindé ». C’est ce que Klassen démontre dans le cas du Canada. Cela est-il vrai pour tous les États capitalistes occidentaux ? Pour tous les États capitalistes occidentaux alliés des États-Unis ? Klassen décrit la mission canadienne en Afghanistan, avec son mélange de missions de combat et de projets de reconstruction des infrastructures et des institutions politiques, comme participant du nouvel impérialisme, et ce, en grande partie en raison du « militarisme disciplinaire » qui serait sa caractéristique principale. Or, il y a certainement une « variance » entre l’action des troupes canadiennes en Afghanistan et celle des troupes allemandes, par exemple. Si la nouvelle politique étrangère canadienne est le fruit des lois du capitalisme, comment expliquer la variance dans le comportement de deux États capitalistes alliés des États-Unis ? Cette interrogation dépasse certainement le cadre de la thèse de Jerome Klassen, mais celle-ci est assez convaincante pour que l’on cherche à la généraliser, pour autant qu’on soit en mesure de combler ses lacunes explicatives. Klassen, qui cherche à expliquer la politique étrangère à partir des relations sociales à l’intérieur des États, pourrait certainement constituer un interlocuteur pour les théories constructivistes de la politique étrangère qui cherchent à expliquer celle-ci à travers la notion de culture. Mais, à lui seul, le capital est une explication nettement insuffisante pour la politique étrangère et la politique de défense canadienne.