Corps de l’article

1. Introduction

La Loi modernisant le régime de santé et de sécurité du travail (LMRSST), aussi désignée comme la Loi 27, adoptée le 30 septembre 2021 par l’Assemblée nationale du Québec, est venue modifier tant la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles (LATMP) que la Loi sur la santé et la sécurité du travail (LSST). Cet article examine certains des changements apportés au régime de prévention, principalement ceux qui concernent les « mécanismes de prévention » et les « mécanismes de participation », ceci dans une perspective critique sensible aux inégalités sociales de santé, lesquelles prennent racine dans des inégalités de pouvoir, dont des inégalités de genre.

À l’adoption de la LSST en 1979, les secteurs d’activité économique ont été répartis en six groupes[1], aux fins d’une application progressive des dispositions visant le contrôle interne (programme de prévention, ci-après « PP »), le soutien externe mandaté (le programme de santé spécifique à l’établissement, ci-après « PSSE »), élaboré par le Réseau de santé publique en santé au travail et les mécanismes de participation et de représentation des travailleur.euse.s (Comité de santé et de sécurité, ci-après « CSS » (voir l’art.68 et ss, LSST) et Représentant.e à la prévention, ci-après « RP » (art. 87, LSST)). Après les groupes 1 et 2, très majoritairement masculins (couverts par le PP, le PSSE, le CSS et le RP), l’application de ces mécanismes n’a été que partielle pour le groupe 3 (PP et PSSE), et s’est arrêtée abruptement en 1985, faute d’appui politique au sein même du gouvernement qui l’avait fait adopter (art. 58, LSST et Règlement sur le programme de prévention, S-2.1, r. 10, art. 2, Annexe I). Pendant plus de quarante ans, la majorité des travailleurs (66%), et la très grande majorité des travailleuses (84%) n’ont été couverts par aucun de ces mécanismes[2].

Avant même la pandémie, il fallait constater l’insuffisance des efforts de prévention : on regrettait au Québec, en 2019, près de 2,5 fois plus de décès par accident du travail ou maladie professionnelle reconnus par la CNESST (190) que par homicide (77)[3]; les lésions reconnues, en hausse depuis 2015, ne représentent pourtant que la pointe de l’iceberg, leur sous-déclaration et leur sous-reconnaissance étant attestées (Cox et Lippel, 2008; Vézina et al., 2011).

L’ampleur, comme la répartition des efforts de prévention, souffrent de la sous-estimation des risques présents dans les emplois occupés majoritairement par des femmes : l’étude de Stock et al. (2020) montre ainsi que « la proportion de salariés ayant souffert de [douleurs musculosquelettiques d’origine non traumatique dans les 12 mois précédents] est aussi importante, sinon plus importante, au sein des groupes 4, 5, 6 que des groupes 1, 2, 3. ». Or, au total, les groupes 1, 2 et 3 sont l’objet de 60,8% des dossiers d’intervention traités par des inspecteurs de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST 2020, Tableau 9.5, données de 2019), où travaillent 25% des salariés (16% des femmes), contre 37,7% pour les groupes 4, 5,6 où travaillent 75% des salariés, mais 84% des femmes (Stock et al., 2020, données de 2011). Messing (2000) a bien démontré le cercle vicieux de l’invisibilité des risques des emplois des femmes, de ce fait moins étudiés et moins facilement reconnus dans le cadre du processus d’indemnisation. Les phénomènes de sous-déclaration et de sous-reconnaissance, solidement documentés au Québec comme ailleurs, touchent particulièrement les femmes et les travailleurs précaires (Cox et Lippel, 2008). Examinant des décisions de tribunaux d’appel dans des cas de troubles musculosquelettiques, Lippel (2003) a montré que les lésions subies par des femmes avaient une probabilité significativement plus faible d’être reconnues que celles des hommes.

La pandémie de COVID-19 a confirmé que les risques du travail ne sont pas également répartis ni également prévenus; cela ne relève pas seulement de la nature du travail, mais aussi de facteurs tels que le statut d’emploi. Ainsi, le recours aux travailleuses et travailleurs d’agence de placement de personnel a joué un rôle dans la propagation de la COVID-19 au sein des établissements de soins (Protecteur du citoyen, 2021 : 47), tout en mettant à risque les travailleur.euse.s d’agence eux-mêmes (Lippel 2020). De même, les travailleur.euse.s étrangers temporaires, employés dans divers secteurs, dont l’agriculture, les industries manufacturières, mais aussi le commerce de détail, l’hébergement et la restauration, etc., ont été particulièrement touché.e.s (Martin, 2021), et ce, même si leur travail n’implique pas d’emblée le contact avec des personnes atteintes de la COVID-19.

De plus, au Québec, en 2016, 9,8% des travailleuses et 7,5% travailleurs déclaraient effectuer du « travail à la demande » (Jeon, Liu et Ostrovsky, 2019). Comme les autres travailleur.euse.s « autonomes », ils étaient (et demeurent) exclu.e.s de la protection de la LSST, et ce, même lorsqu’ils sont en situation de dépendance économique envers leur donneur d’ouvrage, comme le sont souvent les travailleur.euse.s de l’économie de plate-forme (Uber, Lyft, Foodora, DoorDash, etc.).

C’est dans ce contexte qu’était déposé, le 27 octobre 2020, le projet de loi 59, devenu la LMRSST. Or, pour la première fois, il s’agissait de modifier à la fois les régimes de prévention et de réparation des lésions professionnelles, au risque que les avancées en prévention soient faites aux dépens de reculs en matière de réparation (Lippel, 2013 : 393). Malgré le contexte pandémique, le projet de loi a été l’objet d’intenses débats et de manifestations d’opposition. Même amendé, il a été rejeté en bloc par les grandes associations syndicales et celles représentant les travailleur.euse.s accidentés et malades, et par tous les partis d’opposition.

2. Questions de recherche

Dans cet article, nous cherchons à répondre aux questions suivantes, à la lumière d’un bilan du régime antérieur et, à l’occasion, de sa capacité à protéger les travailleur.euse.s au cours de la pandémie. Ce faisant, nous proposons une perspective théorique qui pourra être reprise pour examiner d’autre régimes de prévention en santé et sécurité du travail (SST), soit un renouvellement du modèle de Tucker (2003, 2007) à l’aune d’une perspective féministe, sensible aux inégalités sociales (Kergoat, 2011; Messing, 2021; Lippel, 2013; Gravel et al., 2017).

  1. Quel est le potentiel du régime de prévention du Québec, tel que modifié par la LMRSST, pour assurer un droit effectif à la participation représentative de l’ensemble des personnes au travail, de même que l’identification, l’élimination, sinon le contrôle des risques pour la santé et la sécurité du travail par les employeurs?

  2. Dans quelle mesure les conditions de la mise en oeuvre réelle des obligations des employeurs en matière de prévention et des droits des travailleur.euse.s à la participation et à la représentation ont-elles été prévues par la réforme?

Étant donné l’opposition manifestée au Projet de loi 59, en particulier par les groupes représentant les travailleur.euse.s, l’adoption de dispositions clés a été repoussée. En conclusion, nous examinerons donc les enjeux à venir à ce sujet.

3. Cadre théorique

La perspective adoptée ici est celle de la construction sociale des risques du travail (Vogel, 2015 :475, Baril-Gingras, 2013) : les inégalités sociales de santé associées au travail et à l’emploi qui se répercutent tant au quotidien que sur l’espérance de vie (Flynn et al., 2022) sont comprises comme l’effet de la répartition inégale des risques et la conséquence ultime des inégalités de pouvoir dans les rapports sociaux de travail (voir Kergoat, 2011), dont les inégalités de classe et de sexe (Messing, 2021; Lippel, 2013; Gravel et al., 2017) et celles vécues par les personnes racisées (Flynn et al., 2022 : 350; Lee et Tapia, 2021). Nous postulons qu’il faut examiner non seulement les droits et obligations formels, mais aussi le contexte et les conditions requises pour qu’ils génèrent les effets attendus. Des travaux portant sur le régime pré-LMRSST (Walters et al., 2011, chapitre 10; Lippel, 2013; Gravel et al., 2017) ont montré qu’au-delà du texte de la loi, la manière dont elle est mise en oeuvre (entre autres par l’inspectorat) détermine largement ses effets, ce que conclut également Tucker (2003, 2007) en examinant différentes juridictions au Canada.

Notre analyse s’appuie sur une typologie des modes de régulation de la prévention (Baril-Gingras, 2013, référant à Sullivan et Frank, 2000), soit :

  1. Le contrôle externe (réglementation, action de l’inspectorat)

  2. Le contrôle interne (obligations des employeurs quant à l’organisation de la prévention)

  3. La participation et la représentation des travailleur.euse.s en matière de prévention en SST

  4. Le soutien externe (ressources spécialisées, mandatées ou non, obligatoires ou volontaires, commerciales ou non)

  5. Les incitatifs financiers liés au mode de financement du régime d’indemnisation (ex. : la tarification par incidence)

Pour caractériser un régime particulier selon la combinaison, le niveau d’exigence et l’application effective de chacun des mécanismes, nous nous référons à Tucker (2003, 2007) qui propose d’examiner les régimes selon deux axes : le premier s’intéresse, d’une part, au droit à la participation des travailleur.euse.s, à son exercice réel et au pouvoir dont ils disposent (voir c) plus haut), et d’autre part au niveau d’exigence du système de responsabilité interne (voir b)); le second axe correspond à l’importance des droits en matière de protection de la SST, et à l’intensité de leur application par le système de contrôle externe (voir a) et, par extension, d)). Lorsque les dispositions sont faibles quant aux deux critères, on a affaire à un régime où la citoyenneté au travail est subordonnée au marché. La Figure 1 situe le régime pré-LMRSST sur ces deux axes. À la suite de l’analyse que nous avons effectuée et que nous exposerons dans la Section 5, nous avons placé, à titre indicatif, les différents groupes prioritaires sur les deux axes du modèle de Tucker.

Figure 1

Caractérisation du régime québécois pré-loi 27 selon le modèle de Tucker (Figure 2, 2007), adapté dans une perspective de genre prenant en compte les transformations des formes d’emploi

Caractérisation du régime québécois pré-loi 27 selon le modèle de Tucker (Figure 2, 2007), adapté dans une perspective de genre prenant en compte les transformations des formes d’emploi

-> Voir la liste des figures

La perspective féministe nous amène à prolonger l’axe horizontal du modèle proposé par Tucker, pour caractériser la manière dont le régime participe soit à reproduire soit à mettre en question la sous-estimation des risques des emplois des femmes (Messing, 2021). Par ailleurs, sur l’axe vertical, pour véritablement refléter la capacité d’influence des travailleur.euse.s et l’intégration de la prévention par les employeurs, nous proposons de prendre en compte la couverture ou non par un syndicat et les mécanismes d’externalisation des risques de haut en bas des chaînes de valeur (D’Amours, 2021), entre autres par le recours à des formes d’emploi précaires et à des statuts autres que celui de salarié régulier. Ces deux extensions nous apparaissent comme des défis majeurs des régimes de SST aujourd’hui.

Faute d’espace, dans cet article, nous traiterons des changements qui concernent l’axe vertical, mais pour le second, seulement du soutien et du contrôle externe. Les changements concernant les risques qui sont visés par le régime, leur portée et leurs limites potentielles quant à la prévention des risques « invisibilisés » des emplois majoritairement féminins (Équipe SAGE, 2021) seront traités dans un article subséquent[4].

4. Méthodologie

Nous nous appuyons sur un état des connaissances quant à la portée et aux limites des stratégies étatiques en prévention (Frick et al. 2000; Tompa, Trevithick et McLeod, 2007; Walters et Nichols, 2009; Walters et al., 2011, Johnstone et Tooma, 2012; Baril-Gingras, 2013; MacEachen et al., 2016) et sur une revue de littérature sélective examinant l’application, la portée et les limites du régime pré-LMRSST (Walters et al., Chapitre 10, 2011; Baril-Gingras, Vézina et Lippel, 2013[5]). Nous avons également pris en compte les travaux ayant examiné les précédentes tentatives de réforme du régime de prévention (Lippel, 2013; Baril-Gingras et al. 2013; Naud 2015).

Afin d’identifier les grands enjeux et les points de vue des acteurs, nous avons aussi consulté les mémoires déposés à l’occasion des consultations publiques qui ont été menées sur le projet de loi 59[6], en nous concentrant sur les commentaires traitant des modifications à la LSST. Comme l’indique le tableau 1, 74 mémoires ont été déposés à la Commission de l’économie et du travail, par une diversité d’acteurs[7].

Tableau 1

Nombre de mémoires soumis à la Commission de l’économie et du travail de l’Assemblée nationale du Québec concernant le Projet de loi 59, Loi modernisant le régime de santé et de sécurité du travail, par catégorie d’acteurs

Nombre de mémoires soumis à la Commission de l’économie et du travail de l’Assemblée nationale du Québec concernant le Projet de loi 59, Loi modernisant le régime de santé et de sécurité du travail, par catégorie d’acteurs

-> Voir la liste des tableaux

5. Analyse et discussion

5.1 La LSST de 1979 : une application incomplète, le recul de l’État et la montée du marché comme mode de régulation

Pour comprendre la réforme introduite par la LMRSST, il importe de distinguer le régime en vigueur dans les groupes désignés prioritaires de celui, incomplet, qui s’est appliqué aux autres[8]. Ainsi, jusqu’à la LMRSST, on a vu que la grande majorité des établissements, des travailleurs et surtout des travailleuses (groupes 4, 5, 6) n’ont été couverts par aucun des mécanismes clés de la LSST. La protection se limitait à l’obligation générale de l’employeur (article 51 de la LSST) et aux droits généraux des travailleur.euse.s (droit de refus, droit de retrait préventif de la travailleuse enceinte ou qui allaite, etc.). Étant donné le fait que les mécanismes clés de la LSST n’y ont pas été promulgués et la faiblesse relative de l’intervention de l’inspectorat (voir plus haut) dans les groupes 4, 5, 6, on peut penser que la régulation de la santé et de la sécurité y est essentiellement volontaire et soumise aux enjeux et rapports de force entre les parties, le marché (au sens de notre cadre théorique) y jouant de facto un rôle important sinon prédominant.

Dans les groupes 1, 2 et 3 s’est appliquée une forme d’« autorégulation partielle mandatée » reposant sur une obligation d’identification des risques et d’organisation des mesures d’élimination sinon de contrôle des risques, via le PP, celui-ci étant obligatoire, quelle que soit la taille de l’établissement.

Cependant, une analyse détaillée de l’implantation du PP a montré que son potentiel a été affaibli par différents facteurs pouvant mener à une conformité formelle, de papier, dont l’absence d’exigence de formation en prévention pour l’employeur et l’élaboration du PP par des consultants externes, avec un apport seulement minimal des acteurs du milieu de travail (Walters et al., 2011, chap. 10). Par ailleurs, au fil du temps, l’inspectorat a cessé de contrôler le contenu des PP, puis d’en vérifier systématiquement l’application réelle, tâches devenues trop exigeantes au regard du petit nombre d’inspecteurs (ibid.).

Quant à la participation représentative des travailleur.euse.s, même dans les secteurs où ces dispositions ont été promulguées (groupes 1 et 2), la LSST (pré-LMRSST) était affaiblie par l’absence d’obligation ferme : la Loi indiquait qu’un CSS « peut » être formé (art. 68, LSST); contrairement aux autres juridictions au Canada, cela ne devenait une obligation que lorsque qu’une association accréditée ou un certain nombre ou pourcentage de travailleur.euse.s le demandait. La LSST prévoyait certains pouvoirs décisionnels pour le CSS, ce qui suppose cependant l’accord des deux parties (programme de formation et d’information, choix du médecin élaborant le PSSE, approbation de ce programme, choix des équipements de protection individuelle (art. 78 et 79, LSST). Pour le reste, le comité ne pouvait que faire des recommandations à l’employeur. Il n’y a donc pas de commune mesure avec la Suède, par exemple, l’un des pays aux taux d’accident de travail mortel les plus bas (Hämäläinen, Saarela et Takala, 2009), où les représentant.e.s des travailleur.euse.s ont une majorité d’une voix sur les comités de SST (SJöström et Frick, 2017).

Une caractéristique unique de la LSST est cependant d’avoir prévu la désignation, parmi les membres du CSS, d’un représentant.e des travailleur.euse.s à la prévention (RP) (art. 87, LSST), disposant de formation et d’un nombre d’heures de libération hebdomadaires dont le minimum est fixé par règlement. Les RP ont une contribution importante à l’activation des dispositions de la LSST (Simard, 1986; Brun et Loiselle, 2002). En revanche, on sait que la présence réelle comme l’efficacité d’une telle représentation est sensible à la présence syndicale et à la capacité comme la volonté des syndicats de prioriser la prévention (Nichols, Walters et Tasiran 2007 : 211). Or, en 2019, dans le secteur privé, le taux de présence syndicale n’était que de 29,1% pour les hommes, et de 17,5% pour les femmes (Labrosse, 2020).

La promulgation des règlements concernant les CSS et les RP s’est arrêtée en 1985, au moment où ils devaient s’appliquer à l’État employeur (administration provinciale, groupe 3), alors que le gouvernement s’orientait vers « l’allègement réglementaire » et qu’une grande association patronale s’opposait aux quelques pouvoirs décisionnels accordés au CSS et jugeait trop coûteuse l’obligation de nommer un.e RP (Walters et al. 2011, chapitre 10).

Une autre caractéristique unique de la LSST de 1979, en comparaison avec les autres juridictions canadiennes, est d’avoir prévu un soutien externe mandaté, indépendant de l’employeur, concrétisé par le mandat donné au Réseau de santé publique en santé au travail (RSPSAT) d’entrer dans les établissements priorisés pour y identifier les risques pour la santé et y élaborer un programme de santé (PSSE), devant être approuvé par le CSS et intégré au PP (art. 112 et ss, LSST). L’existence du PSSE peut être entre autres liée à la lutte des travailleurs de l’amiante pour faire reconnaître le caractère professionnel de leurs problèmes pulmonaires, alors qu’ils étaient examinés par des médecins associés aux compagnies minières (Mergler et Desnoyers, 1981). L’objectif était également que les travailleur.euse.s des petites entreprises aient aussi accès à des services de santé au travail, indépendamment des capacités de leur employeur, donc autrement que sur la base du « marché ». La présence du RSPSAT permet l’identification et la prévention de risques majeurs (bruit excessif, cancérogènes, etc.), qui pourraient autrement passer inaperçus (Vergara, 2013), la prévention des troubles musculosquelettiques et, plus récemment, des risques psychosociaux. Elle contribue ainsi aux deux axes du modèle de Tucker : influence des travailleur.euse.s (par le biais de l’approbation du PSSE), droit à l’information, et contrôle externe, au moyen des signalements à la CNESST par le RSPSAT.

Quant au contrôle externe, il faut souligner la faiblesse des amendes prévues par la LSST, largement inférieures à celles prévues dans les autres juridictions au Canada (Lippel, 2013 : 374 référant à VGQ, 2019 : 49). Par ailleurs, on a observé une stagnation des ressources de l’inspectorat (autour de 300 inspecteur.trice.s depuis les années 1980 alors que le nombre de travailleur.euse.s et d’établissements connaît une augmentation marquée : cela équivaut, dans les faits, à une réduction, qui n’est probablement pas étrangère au choix de l’inspectorat de prioriser certains risques dans des campagnes dites de « tolérance zéro » (Walters et al. 2013 : 241 ; le nombre de 300 inspecteurs était toujours mentionné en 2021 : Bussières-McNicoll, 2021). Elles s’adressaient cependant essentiellement à des risques pour la sécurité (plutôt que la santé) dans des emplois à prédominance masculine. Cela contraste avec la faiblesse des efforts dédiés à la prévention des troubles musculosquelettiques, de la violence et les troubles de santé mentale liés au travail, particulièrement prévalents dans les emplois des femmes (Cox et Lippel, 2008), lacune soulignée par la Vérificatrice générale (2019 : 29-30). Dans la typologie proposée par Tucker (2007), le régime québécois, sur papier comme dans son implantation réelle, apparaît donc également faible sur l’axe du contrôle externe.

5.2 La couverture des travailleur.euse.s vulnérables

Finalement, le régime pré-LMRSST n’offrait que des possibilités limitées de prendre en compte les changements dans les formes d’emploi et les vulnérabilités que cela crée (Laflamme, 2015), au point où l’on peut parler de déréglementation de facto. À titre d’exemple, en Australie, le champ d’application de la législation en matière de SST a été élargi considérablement pour couvrir les travailleur.euse.s autonomes et freiner l’externalisation des risques par la sous-traitance ou le recours à des agences de placement de personnel (Johnstone, 2011). A contrario, le régime québécois permet que les employeurs utilisent de tels stratagèmes (Visotzky-Charlebois, 2021; MacEachen et al., 2012; Gravel et al., 2017; DSP, 2016, 2021), le recours à la tarification en fonction de l’expérience incitant à cette externalisation (Charbonneau et Hébert, 2020).

Adopté en vertu de la Loi sur les normes du travail (LNT), depuis janvier 2020, le Règlement sur les agences de placement de personnel et les agences de recrutement de travailleurs étrangers temporaires prévoit que le titulaire d’un permis d’opération d’agence doit rappeler à l’entreprise cliente ses obligations en matière de SST. Toutefois, on est loin de la responsabilité solidaire imposée à l’agence et à l’entreprise-cliente lorsqu’il s’agit plutôt d’obligations pécuniaires (art. 95, LNT). Cela contribue à la répartition inégale des risques, et les agences demeurent un secteur dont le degré de risque est élevé (CNESST, 2021; DSP, 2021).

5.3 La tarification par incidence

En l’absence d’extension des mécanismes au coeur de la LSST, la Commission de la santé et de la sécurité du travail (maintenant CNESST) s’est tournée, à partir des années 1990, vers la tarification par incidence, afin d’inciter les employeurs à la prévention. Les « mutuelles de prévention » ont été créées pour rendre ces incitatifs accessibles aux petites et moyennes entreprises, qui devaient alors mettre en oeuvre un PP, mais pas de mécanismes de participation. La régulation par le marché est devenue la stratégie dominante, encourageant la réduction des coûts par la « gestion de l’indemnisation ». La Vérificatrice générale (2019 : 22) a souligné qu’« [i]l existe donc un risque que les employeurs déploient plus d’efforts pour la contestation au détriment d’efforts pour la prévention. ». La recension faite par Charbonneau et Hébert (2020) suggère en effet que la tarification par incidence aurait le potentiel de générer des effets délétères tels que la sous-déclaration, l’accentuation des mécanismes de sélection sur le marché du travail, l’externalisation (sous-traitance, location de personnel), la judiciarisation et la contestation des réclamations, celles-ci ayant des effets négatifs à la fois financiers et sur la santé, pour les travailleur.euse.s accidentés ou malades.

5.4 La modification du régime de prévention par la LMRSST : l’extension des obligations de l’employeur en prévention, au prix d’une réduction des moyens pour les travaiilleur.euse.s, des coûts d’indemnisation et des droits des travailleur.euse.s accidentés et malades

Ce qui précède ne laisse pas de doute quant à la nécessité de renforcer la LSST. La réforme était cependant à la fois attendue et crainte, entre autres parce que le choix du gouvernement de la Coalition Avenir Québec (CAQ), parti décrit comme de « centre droit », a été de modifier en même temps le régime de prévention et le régime d’indemnisation (la LATMP). Les quelques avancées réalisées en matière de prévention ont été analysées comme faites aux dépens des travailleur.euse.s accidentés et malades : dans son mémoire déposé à la Commission de l’économie et du travail de l’Assemblée nationale du Québec, la titulaire de la Chaire éminente en droit de la santé et de la sécurité du travail, la professeure Katherine Lippel, indiquait que « [l]a seule manière d’éviter l’impression que les victimes de lésions professionnelles financeront l’amélioration du régime de prévention est de séparer les deux enjeux, en discutant, dans un premier temps, des réformes à la prévention et ensuite, en regardant plus tard les réformes de l’indemnisation, après avoir pu constater les bienfaits des nouvelles stratégies de prévention » (Lippel, 2021 :4). L’Analyse d’impact réglementaire (MTESS, 2020) annonçait en effet une réduction globale des coûts pour les employeurs, indépendamment de la réduction anticipée des lésions professionnelles, et ce, malgré les coûts engendrés par les nouvelles dispositions en matière de prévention.

Le projet de loi 59, dans sa version initiale, ne prévoyait pas l’application à tous les secteurs d’activité économique des mécanismes de prévention et de participation tels que définis et appliqués dans les groupes déjà priorisés, mais celle de mécanismes révisés. Leur application devait se faire de manière progressive, selon un indicateur de « niveau de risque » (faible, moyen, élevé) basé sur les lésions indemnisées d’une part, et sur la taille des établissements d’autre part. Or, le recours à ce critère de « niveau de risque » a soulevé une large opposition, tant chez les syndicats que chez les groupes de femmes. En effet, selon l’analyse produite dans le mémoire de l’Équipe de recherche interdisciplinaire Santé – Genre – Égalité (2021, p. 15-16), 69,3% de femmes contre 50,2% d’hommes se retrouvaient dans les secteurs considérés à « risque faible », couverts par des obligations réduites, reproduisant la sous-estimation des risques des emplois de femmes.

Devant l’impossibilité d’une solution consensuelle entre les associations syndicales et les associations patronales, le ministre a alors choisi de repousser le débat et d’établir un régime intérimaire, jusqu’à ce que la CNESST et ses comités réglementaires paritaires aient adopté les éléments manquants de la réforme, par l’entremise du futur Règlement sur les mécanismes de prévention. Y seront entre autres définis le nombre minimal de membres du comité de SST et de réunions par année et les ressources allouées en temps aux représentant.e.s des travailleur.euse.s en matière de SST. La CNESST dispose de trois ans après la sanction de la loi (donc jusqu’au 6 octobre 2024) pour adopter le Règlement sur les mécanismes de prévention, à défaut de quoi le gouvernement aura un an pour procéder (article 300, LMRSST). On demande donc aux parties syndicale et patronale représentées au CA de la CNESST de s’entendre, alors qu’elles n’ont pas pu le faire pendant les quarante années écoulées depuis l’adoption de la LSST et qu’elles ont toutes deux manifesté leur opposition à ces aspects de la réforme, mais pour des motifs contraires. La mobilisation de groupes de femmes (CIAFT, 2021) et de chercheures féministes (Équipe SAGE, 2021) aura cependant permis l’adoption d’un amendement indiquant que le règlement devra « prendre en compte les réalités propres aux femmes et aux hommes » (art. 300, LMRSST). Il reste à voir si cet amendement au projet de loi initial permettra, dans les faits, de sortir du cercle vicieux imposé par le recours aux données d’indemnisation et de lever l’invisibilisation des risques auxquels sont exposées les femmes (Messing, 2021; Équipe SAGE, 2021).

On pourrait penser que le débat n’est que reporté, mais le gouvernement en a déjà défini les termes, puisque, comme on le verra, le régime intérimaire impose des reculs importants par rapport aux dispositions initialement prévues par la LSST et ses règlements. Le tableau 2 résume les mesures qui s’appliqueront à l’issue de cette période d’au maximum quatre ans (commençant au plus tard le 6 octobre 2025); les colonnes centrales du tableau présentent les mesures transitoires applicables entre temps, en vigueur à partir du 6 avril 2022.

Tableau 2

Synthèse de l’application des mécanismes de prévention et de participation-représentation prévus par la LSST à la suite de l’adoption de la LMRSST

Synthèse de l’application des mécanismes de prévention et de participation-représentation prévus par la LSST à la suite de l’adoption de la LMRSST

-> Voir la liste des tableaux

5.5 Le « contrôle interne » : une extension des obligations à tous les secteurs d’activité, mais des pouvoirs exclusifs à l’employeur amplifiant les risques de conformité de papier

Quant aux « mécanismes de prévention », le régime intérimaire devrait être l’occasion de réaliser une première étape de la démarche préventive : dans tous les établissements de moins de 20 travailleur.euse.s, l’employeur devra identifier les risques présents, alors que dans les établissements de 20 travailleur.euse.s et plus, il devra également les analyser (soit en évaluer la probabilité et la gravité pour les prioriser). Après l’expiration du régime intérimaire, le plan d’action que devront élaborer et mettre en oeuvre les employeurs des petits établissements est une version allégée du PP, les deux devant respecter la hiérarchie des moyens de prévention qui privilégie l’élimination du danger à la source (art.147, LMRSST, ajoutant les art. 61.1 et 61.2 à la LSST). Les obligations de ces employeurs y sont allégées, en particulier quant aux traitement des risques pour la santé (plutôt que la sécurité)[9], alors que les travailleur.euse.s des petits établissements sont plus exposés aux risques du travail (Champoux et Prud’homme, 2017). Si les capacités des employeurs des petits établissements sont souvent plus limitées, cela justifie des initiatives ciblées plutôt qu’un simple allègement des exigences (Hasle et Limborg, 2006). Outre le déploiement prévu de nouvelles associations sectorielles paritaires[10], il faut espérer qu’un rehaussement des ressources du RSPSAT et de l’inspectorat permettront le contact personnel proactif, non tarifé au service, ce que recommande la synthèse des études qu’ont faite Hasle et Limborg (2006).

Par ailleurs, un employeur aura la possibilité de choisir, sans égard à l’avis des travailleur.euse.s et de leurs représentant.e.s, de mettre en place un seul PP pour tous ses établissements, plutôt qu’un PP pour chaque établissement, à certaines conditions[11], dont le fait que les activités exercées y soient de même nature, soit des fonctions et des conditions d’exercice comparables. Cela risque de compromettre la prise en compte de la variabilité des conditions de réalisation du travail réel et la décentralisation en profondeur nécessaires à une prévention efficace (Simard et al., 1988; Daniellou, Boissière et Simard, 2010; Lauver et Trank, 2012).

L’identification des risques constitue l’une des premières étapes d’un « système de gestion de la SST ». Divers travaux, dont ceux recensés par Côté (2010), ont mis en évidence les limites du « contrôle interne », ou autorégulation. Sa portée serait conditionnelle à la présence du contrôle externe effectif et de la participation représentative des travailleur.euse.s (Baril-Gingras, 2013). En l’absence de telles conditions, Frick et al. (2000) indiquent qu’il pourrait alors s’agir d’un « tigre de papier ». Dans une récente revue réaliste de la norme OHSAS 18001, Madsen et al. (2020) indiquent que les études recensées ne confirment pas nécessairement les retombées positives attendues selon la théorie du programme, plusieurs organisations ayant implanté la norme pouvant ne les observer que partiellement et dans des circonstances particulières.

5.6 La participation et la représentation des travailleur.euse.s : des obligations, une extension à tous les secteurs et tailles d’établissements, mais des moyens affaiblis pour les travailleur.euse.s et toujours des obstacles pour les non-syndiqué.e.s

Comme l’indique le tableau 2, les travailleur.euse.s des secteurs déjà désignés prioritaires conservent temporairement leurs acquis, mais seulement pour un maximum de quatre ans, à moins que le futur Règlement sur les mécanismes de prévention prévoie une « clause grand-père ». Cependant, si aucun CSS ni aucun RP n’était présent dans un établissement des groupes 1 et 2, les dispositions transitoires s’appliquent; elles supposent la création obligatoire de CSS pour les établissements de 20 travailleur.euse.s et plus, et dans ce cas la désignation, par les travailleur.euse.s également, d’un représentant.e en SST, fonction qui remplace celle du RP.

Si l’employeur décide de mettre en place un seul PP pour plusieurs établissements (voir 5.3), il pourra ne créer qu’un seul CSS et ne reconnaître qu’un RSS, dans la mesure où ils peuvent exercer adéquatement leurs fonctions, notamment eu égard à la distance entre les établissements. Les membres des CSS comme les RSS pourraient mal connaître chaque établissement et avoir de la difficulté à établir une relation de confiance avec les travailleur.euse.s (Ollé-Espluga et al., 2015).

i. Représentant.e en SST

Comme les RP précédemment, les RSS disposent de temps pendant lequel ils sont libérés de leurs tâches pour agir en prévention. Cependant, ce temps est réduit à environ 25% de celui prévu dans les groupes 1 et 2 : par exemple, dans un établissement de 20 à 50 travailleur.euse.s, le régime transitoire accorde 45 minutes par semaine à une représentante (si on reporte sur une base hebdomadaire ce qui est prévu par trimestre) (LMRSST, art. 291), comparativement à 3h dans les secteurs majoritairement masculins déjà désignés prioritaires (Règlement sur le représentant à la prévention, S-2.1, r. 12, art. 2); pour un établissement de 101 à 200 travailleur.euse.s, elle disposera de 2h30 par semaine plutôt que de 10h. Or, une revue des études sur l’activité des représentant.e.s des travailleur.euse.s, réalisée à l’échelle internationale, montre que le temps dont ils disposent est un facteur clé de leur efficacité (Pelchat, 2018). Une étude menée dans sept pays européens rapporte une relation positive entre le temps disponible et le niveau d’activité de ces représentants (Walters et Wadsworth, 2016). Une étude ontarienne constate que les représentants les plus efficaces pour générer des changements sont ceux disposant du plus de temps libéré; ils y consacrent également le plus de temps non rémunéré (Hall et al., 2016). Cette réduction majeure du temps de libération dévolu aux RSS, en comparaison avec ce qui s’est appliqué dans les groupes 1 et 2 depuis l’adoption de la LSST, apparaît donc comme paradoxale, étant donné que la LMRSST a élargi les risques devant être prévenus (voir note 4).

ii. Agent.e de liaison

La LMRSST introduit une nouveauté visant les travailleur.euse.s des établissements de moins de 20 travailleur.euse.s : ils doivent, dès le 6 avril 2022, désigner un « agent de liaison » (ALSST), qui disposera de formation (contrairement à son vis-à-vis employeur) et du « temps nécessaire » pour exercer ses fonctions, qui sont une version allégée de celles du RSS, où les verbes « coopérer » et « collaborer » avec l’employeur ont été utilisés. Cette mesure n’était pas prévue au projet de loi 59, et répond aux critiques (Équipe SAGE, 2021: 21) selon lesquelles la formule combinant taille et « niveau de risque » aurait fait en sorte qu’« un peu plus d’une très petite entreprise [soit de moins de 20 travailleur.euse.s] sur deux n’aurait aucune obligation de mettre en place un mécanisme de prévention ou de participation » (MTESS, 2020 : 49). Si l’élargissement peut être salué, les conditions d’efficacité sont plus qu’incertaines; outre les difficultés d’organisation de la prévention dans les petits établissements (Hasle et Limborg, 2006; Champoux et Prud’homme, 2017), on doit signaler que ces établissements sont très peu syndiqués. Or, l’absence de représentation syndicale est associée à des effets négatifs en SST (Renaud et St-Jacques, 1986; Zoorob, 2018); à l’inverse, sa présence a des effets favorables (par exemple, Robson et al., 2022). Le ministre a cependant refusé la création d’un organisme indépendant, dédié au soutien des représentant.e.s des travailleur.euse.s dans les établissements non syndiqués, qui se serait inspiré du modèle éprouvé des réseaux de représentant.e.s des travailleur.euse.s itinérants, régionaux ou sectoriels, dans différents pays d’Europe (Walters, Frick et Wadsworth, 2018). La responsabilité qu’a la CNESST d’« élaborer et de mettre en oeuvre un programme d’aide à l’implantation et au fonctionnement des mécanismes de participation (…) » inclut cependant dorénavant « des mesures de soutien pour les travailleur.euse.s non représentés par une association accréditée » (LSST, article 167). On ne sait pas encore en quoi consistera ce programme et surtout, s’il sera à la hauteur des difficultés rencontrées par les travailleur.euse.s en situation de vulnérabilité (Gesualdi-Fecteau et Visotzky-Charlebois, 2021).

Ainsi, si les mesures visant la participation représentative des travailleur.euse.s sont devenues obligatoires, de même que le sera la formation des membres des CSS et des ALSST, des conditions nécessaires à leur mise en oeuvre réelle et à leur efficacité, établies par la recherche sur le plan international font toujours défaut.

5.7 Le soutien mandaté, indépendant de l’employeur : un droit de gérance renforcé pour l’employeur, une influence réduite pour les travailleur.euse.s, incertitudes quant à la prévention des risques pour la santé

Malgré les démonstrations quant à l’apport des actions déployées par le RSPSAT (Vergara, 2013, Baril-Gingras, Vézina et Lippel, 2013) dont le mandat répond intégralement à la Convention (no 161) de l’Organisation international du travail de 1985 sur les services de santé au travail, on a vu le Conseil du patronat réaffirmer sa position à l’effet que la réforme devait « éliminer les interventions de la santé publique dans les milieux de travail » (CPQ, 2021 : 21). De fait, la version initiale du projet de loi 59 éliminait le PSSE, qui concrétisait le mandat donné au Réseau de visiter les établissements pour y identifier les risques pour la santé. Cette responsabilité était transférée à l’employeur, qui devait intégrer les « éléments de santé » à son PP ou PA. De même, le « médecin responsable des services de santé », relevant du RSPSAT et donc indépendant de l’employeur, était remplacé par un « médecin chargé de la santé au travail », choisi par l’employeur seul. Le mémoire signé par les directrices et directeurs de santé publique du Québec (RSPSAT, 2021 : 24) recommandait de modifier le projet de loi afin d’assurer l’indépendance professionnelle de ce médecin, puisque la LSST avait justement « voulu mettre fin à une pratique médicale d’entreprise, centrée sur une approche individuelle des problèmes de santé et sur l’absence de neutralité d’un médecin payé par la partie patronale » (ibid : 22) Dans la perspective théorique retenue ici, il aurait s’agit d’une orientation suivant le principe du marché, les services de santé au travail étant en quelque sorte « privatisés ».

Cette orientation a été critiquée par plusieurs acteurs, par exemple, une association de travailleur.euse.s accidentés (UTTAM, 2021 : 121), des syndicats (ex : CSN, 2021 : 13). Le projet de loi a été amendé, de telle sorte que la LMRSST telle qu’adoptée revient en partie sur ces reculs. Des clarifications indiquent que le « médecin chargé de la santé au travail » devra être membre du département clinique de santé publique d’un centre intégré de santé et de services sociaux et détenir des privilèges de pratique en santé au travail (art.177, LMRSST, modifiant l’art. 117, LSST). Cependant, le PSSE disparaîtra toujours (art. 177, LMRSST), à la fin du régime intérimaire, pour être remplacé par des « programmes de santé » élaborés par la CNESST en collaboration avec le ministère de la Santé et des Services sociaux (art. 172, LMRSST, modifiant les art. 107 à 109, LSST). Les employeurs des établissements de 20 travailleur.euse.s et plus devront identifier et prévenir l’ensemble des risques pour la santé, dont ceux visés par les « programmes de santé », alors que l’obligation faite par aux établissements de moins de 20 travailleur.euse.s ne concerne que les risques visés par ces programmes. Il reste donc beaucoup d’inconnu quant à ces programmes de santé : seront-ils structurés par risque, par secteur d’activité? L’employeur pourra, à sa guise, demander le soutien du médecin chargé de la santé au travail, et le CSS ne pourra que lui recommander de le consulter.

À la suite des consultations et des débats en commission parlementaire, un amendement apporté au projet de loi a cependant attribué au Directeur de la santé publique le pouvoir d’évaluer les éléments de santé d’un programme de prévention ou d’un plan d’action, notamment en ce qui concerne la prise en compte des programmes de santé au travail, et de faire des recommandations à l’employeur, au CSS et à la CNESST. Il reste à savoir comment ce pouvoir pourra s’exercer, en l’absence des visites systématiques auparavant requises par le PSSE. Finalement, quant à l’obligation prévue pour le médecin du RPSAT à l’article 123 de la LSST de signaler à la CNESST, à l’employeur, aux travailleur.euse.s, au CSS et à l’association accréditée « toute déficience dans les conditions de santé, de sécurité ou de salubrité susceptible de nécessiter une mesure de prévention », la LMRSST y remplace « déficience » par « danger », ce qui est plus restrictif. Cependant, l’obligation incombera non plus seulement au RSPSAT, mais également « à toute personne qui n’est pas un intervenant en santé au travail [défini par la loi comme provenant du RSPSAT] et qui offre des services en santé au travail à un employeur » (art. 182, LMRSST, modifiant l’art. 123, LSST).

La LMRSST ne prévoit rien quant aux ressources du RSPSAT. La conclusion d’un ouvrage portant sur les services de santé au travail dans onze pays européens indiquait que l’ambition des gouvernements quant à la couverture des travailleur.euse.s par de tels services dépendait au moins en partie de la conception même de la santé au travail, soit comme une question de santé publique, soit comme un produit sur le marché (Westerholm et Walters, 2007 : 182). Si la « privatisation » de ces services a été freinée, le contrôle de l’employeur est largement accru, laissant en effet le « marché » jouer un rôle dans la prise en compte des risques pour la santé, alors même qu’ils ont potentiellement moins d’effets sur la rentabilité, leurs conséquences apparaissant souvent à long terme, ou étant attribuées à des conditions personnelles en raison de leur origine multifactorielle.

5.8 La protection des travailleur.euse.s rendus vulnérables par la nature de leur relation d’emploi : une disposition incomplète pour protéger les travailleur.euse.s d’agence, toujours pas de protection adéquate pour les autres

Comme on l’a vu précédemment, le régime pré-LMRSST ne permettait pas de prendre en compte adéquatement les changements dans les formes d’emploi. La réforme de la LSST offrait l’occasion d’introduire une responsabilité solidaire entre l’agence et l’entreprise cliente en matière de SST, semblable à celle récemment créée en matière pécuniaire, et ainsi freiner l’externalisation des risques à des travailleur.euse.s en situation souvent hautement précaire. Le législateur n’a pas été jusque-là. La LMRSST fait néanmoins quelques pas. Elle prévoit que : « Est sans effet toute clause d’un contrat ou d’une convention qui limite ou transfère les obligations qui, en vertu de la présente loi, incombent à l’employeur qui loue ou prête les services d’un travailleur à son emploi ou à la personne qui utilise ces services » (art. 51.1.1, LSST). En principe, la CNESST applique le critère jurisprudentiel de la « gestion effective » (Olymel et Hamel St-Hilaire, 2013 QCCLP 6838) pour décider qui, entre l’agence et l’entreprise cliente, est imputable des obligations prévues par la LSST. Or, dans les faits, c’est l’entreprise cliente qui est mieux à même de connaître les risques engendrés par l’activité de travail et, par conséquent, d’informer et de former les travailleur.euse.s d’agence sur ces risques ainsi que de leur fournir l’équipement et le matériel nécessaire pour se protéger (Lippel et al., 2011). La nouvelle disposition élimine toute possibilité de manipulation contractuelle du critère de la gestion effective soustrayant l’entreprise cliente de certaines obligations imposées par la LSST.

De plus, aux termes de la LMRSST, les mécanismes de prévention et de représentation varient selon le nombre de travailleur.euse.s dans un établissement. La nouvelle version de l’article 58 (qui entrera en vigueur au plus tard le 6 octobre 2025) prévoit qu’: « Aux fins de déterminer le nombre de travailleurs, doivent être considérés ceux dont les services sont loués ou prêtés à l’employeur » (art. 143, LMRSST). Toutefois, aucun mécanisme n’est prévu pour assurer la représentation et la participation des travailleur.euse.s « loués ou prêtés à l’employeur ». La prise en compte des risques auxquels ils sont exposés dans le PP ou plan d’action de l’entreprise cliente reste nébuleuse, car la disposition portant sur le contenu du plan de prévention évoque simplement « l’identification et l’analyse des risques pouvant affecter la santé des travailleurs de l’établissement… » (art 144, LMRSST, modifiant l’art. 59, LSST) [nos soulignements]. Or, un plan de prévention créé par l’agence pour son personnel est susceptible de comporter des limites importantes, car la capacité d’une agence à identifier, à analyser et à gérer les risques pour la santé et la sécurité chez l’ensemble de ses clients est tout simplement un leurre (Mémoire de l’Équipe SAGE, 2021 : 52-55; MacEachen et al., 2012).

La LMRSST intègre aux fonctions de la CNESST la mise en oeuvre d’un programme d’aide à l’implantation et au fonctionnement des mécanismes de participation, lequel doit inclure des mesures de soutien pour les travailleur.euse.s non représentés par un syndicat (article 167(3), LSST). Si de telles mesures de soutien prenaient en considération les particularités des conditions de travail des travailleur.euse.s d’agence et permettaient à ceux-ci de participer à l’atteinte de l’objectif de la LSST sans mettre en péril leur lien d’emploi on ne peut plus précaire, ce sera extrêmement utile. Il reste à voir si, dans les faits, les ressources et les approches de la CNESST lui permettront de formuler une réponse à la hauteur de la situation.

Finalement, les travailleur.euse.s d’agence ne sont pas seuls à se retrouver dans un contexte de relations triangulaires. Aucune disposition de la LMRSST ne vient clarifier les obligations respectives des sous-traitants et donneurs d’ouvrage. Le critère jurisprudentiel de la gestion effective fait qu’un « gestionnaire de l’entreprise dont les installations ne sont pas adéquates se verra imputer la responsabilité de les rendre conformes, même si c’est un tiers travailleur qui est en cause » (Olymel et Hamel St-Hilaire, 2013 QCCLP 6838, para 49). Toutefois, en matière de méthodes de travail non sécuritaires, la responsabilité de la gestion effective des obligations de l’employeur peut revenir au sous-traitant, au donneur d’ouvrage ou au deux, ce qui rend la loi difficilement intelligible et imprévisible dans ses effets.

Ces nouvelles dispositions créent des droits pour les travailleur.euse.s qui, pour différentes raisons, sont en situation de précarité. Il reste à voir s’ils seront en mesure de mobiliser ceux-ci sans un droit à la participation représentative ou un soutien externe notamment de la part de la CNESST.

5.9 Le grand absent de la réforme : le contrôle externe

Ni la LMRSST, ni l’Analyse d’impact réglementaire (MTESS, 2020) ni, au moment d’écrire ces lignes, la CNESST, ne fournissent d’indications sur les ressources dont disposera l’inspectorat et sur l’approche qui sera utilisée pour mettre en oeuvre la réforme. Or, cela joue un rôle déterminant dans les effets des dispositions légales en prévention (Tompa, Trevithick et McLeod, 2007 ; MacEachen et al., 2016). En 2019, sur environ 300 inspecteur.trice.s, autour de 280 étaient opérationnels sur le terrain; sur la base des statistiques annuelles de la CNESST (2020 : 24), cela représenterait un inspecteur.trice pour plus de 14 000 travailleur.euse.s et 974 établissements, alors qu’en moyenne, chacun avait pu s’occuper de 61 dossiers d’intervention. Avec l’extension des obligations quant à l’organisation de la prévention, il est difficile d’imaginer que l’inspectorat puisse véritablement contrôler la prise en charge de la prévention sans que le nombre d’inspecteur.trice.s soit rehaussé.

Il importe par ailleurs que l’inspectorat dispose d’outils et de moyens conséquents (Weissbrodt et Giauque, 2017; Tompa, Trevithick et McLeod, 2007; Tompa et al., 2016 : 929; MacEachen et al., 2016). La possibilité d’appliquer des sanctions et leur caractère dissuasif figurent parmi ces moyens (Lafuma et Wolmark, 2018); toutefois, la LMRSST ne prévoit pas d’augmentation des amendes maximales, largement inférieures à celles d’autres juridictions canadiennes (Lippel, 2021). L’extension des risques explicitement couverts nécessitera certainement la formation des inspecteur.trice.s (Weissbrodt et Giauque, 2017) et l’ajustement des critères de recrutement, mais aussi la révision des critères quantitatifs d’évaluation de leur performance. En effet, le temps apparaît aussi comme une ressource importante pour les inspecteur.trice.s (Tompa, Trevithick et McLeod, 2007). Or, comme le soulignait la Vérificatrice générale (VGQ, 2019 : 38), les interventions sur les troubles musculosquelettiques, la violence et la santé psychologique peuvent nécessiter plus de temps; ce sera aussi le cas de celles qui porteront sur la qualité et l’exhaustivité de l’identification des risques, des mesures préventives et sur l’effectivité de la participation représentative des travailleur.euse.s. Comme le montre notamment l’expérience suédoise, de telles inspections posent des défis importants, afin de soutenir une véritable intégration de la prévention et éviter la simple conformité de papier (voir entre autres le chapitre 7 de Walters et al., 2011).

Finalement, le leadership exercé par la CNESST et l’approche retenue importeront grandement. Le rapport de la Vérificatrice générale indiquait que « La CNESST n’exerc[ait] pas de véritable leadership en matière de prévention » (VGQ, 2019 : 11). Le problème semble avoir affecté également la réaction à la pandémie, où les tribunaux ont dû intervenir pour assurer la fourniture d’équipements de protection individuelle appropriés au personnel de la santé et l’application du principe de précaution, intrinsèque à la LSST (Professionnel(le)s en soins de santé unis (PSSU-FIQP) et CHSLD Vigi Reine-Élizabeth, 2021 QCTAT 1401). Ainsi, « [c]e ne sont pas des lacunes dans la LSST qui ont mené aux résultats si catastrophiques pour les patients et les travailleurs, c’est plutôt qu’on a pu ignorer la loi au moment où il aurait été possible d’agir en prévention » (Lippel et Visotzky-Charlebois, 2021 : 78-79).

6. En conclusion

L’adoption de la LSST en 1979 avait été l’objet de grandes tensions sociales. Après que le gouvernement du Parti Québécois a interrompu l’application de ses mécanismes clés au-delà des groupes I et II, en 1985, les gouvernements successifs, quelle que soit leur allégeance, ont pu utiliser la recherche d’un consensus paritaire à la CNESST comme paravent pour ne pas appliquer intégralement la LSST.

Le projet de loi 59 a rencontré une forte opposition. Les mobilisations, bien que limitées par la situation pandémique, ont notamment rassemblé des groupes de femmes et de travailleur.euse.s accidentés, toutes les centrales et grands syndicats indépendants, évitant les divisions entre ceux qui risquaient de perdre des acquis (dans le secteur primaire, majoritairement masculin), et ceux (surtout celles) qui ne pouvaient que gagner (par exemple dans le secteur de la santé, à majorité composé de femmes).

Devant l’opposition, le gouvernement a choisi de donner à la CNESST le mandat d’adopter, avant octobre 2024, diverses dispositions clés en matière de prévention, qui concernent les moyens concrets dont disposeront les représentant.e.s. des travailleur.euse.s; autrement, le gouvernement devra lui-même adopter ce règlement dans l’année qui suivra. Il pourrait en rester aux ressources prévues au régime intérimaire, consacrant le recul qu’il a imposé sous couvert d’en référer au paritarisme. Étant donné que la CNESST devra en même temps établir divers règlements en matière d’indemnisation, le problème éthique soulevé par la professeure Katherine Lippel pourrait encore se poser.

« La seule manière d’éviter l’impression que les victimes de lésions professionnelles financeront l’amélioration du régime de prévention est de séparer les deux enjeux, en discutant, dans un premier temps, des réformes à la prévention et ensuite, en regardant plus tard les réformes de l’indemnisation, après avoir pu constater les bienfaits des nouvelles stratégies de prévention. »

Lippel (2021)

Les discussions à la CNESST se tiendront-elles à huis clos? Étant donné les enjeux, un processus fermé ne paraît ni légitime ni démocratique. Cela ramène le débat historique sur la portée, les limites et les stratégies associées, pour les syndicats, à la participation aux instances paritaires comme la CNESST.

La LMRSST comporte une obligation, pour le ministre du Travail, de faire rapport au gouvernement sur son application, au plus tard le 6 octobre 2026 (art. 312, LMRSST). Il importe que l’implantation du régime intérimaire fasse l’objet d’une analyse différenciée selon les sexes et intersectionnelle, y compris les statuts d’emploi et la présence ou non d’un syndicat, en prenant en compte les ressources déployées par la CNESST.

Étant donné le report de décisions clés, il apparaît trop tôt pour situer précisément le nouveau régime sur les deux axes du modèle proposé par Tucker, dans sa version renouvelée. Cependant, en réponse à nos questions de recherche, notre analyse suggère que la LMRSST représente un paradoxe : elle permettra, à terme, la couverture de l’ensemble des secteurs d’activité économique par des obligations concernant des mécanismes de prévention (contrôle interne) et de participation représentative des travailleur.euse.s; cela se fait cependant au prix d’un important risque de conformité « de papier », formelle plutôt que réelle, quant au contrôle interne, de la perte d’influence des travailleur.euse.s et de l’affaiblissement de plusieurs conditions d’efficacité des mécanismes de participation. On peut anticiper des obstacles importants à l’exercice de leurs droits par les travailleur.euse.s non syndiqués et ceux des petits établissements, alors que le soutien externe indépendant est affaibli (le RSPSAT ayant perdu l’accès systématique aux milieux de travail) et qu’on ne sait rien sur les ressources dont le RSPSAT comme l’inspectorat disposeront.

Cet article proposait de renouveler le modèle élaboré par Tucker (2003, 2007) afin de caractériser la citoyenneté au travail du point de vue du droit à la SST, dans une perspective féministe, sensible aux inégalités sociales. Nous avons examiné en particulier les changements sur l’axe du droit à la participation représentative, de l’influence des travailleur.euse.s et du contrôle interne, en y ajoutant la couverture de toutes les personnes au travail et la responsabilisation du haut en bas des chaînes de valeur. Sur le second axe, nous avons traité du contrôle externe; nous proposons d’étendre l’analyse de la protection de la SST pour tenir compte des risques encore souvent invisibilisés, dont ceux des emplois majoritairement occupés par des femmes. Nous poursuivrons l’examen du nouveau régime sur ce second axe et la validation de ce modèle renouvelé, dans des publications à venir.