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L’assassinat de Samuel Paty, professeur d’histoire-géographie et d’enseignement moral et civique, le 16 octobre 2020 devant son collège d’exercice, a réactivé les débats publics houleux sur la laïcité en France, plaçant au premier plan la question des « contestations d’enseignements » et autres situations où le religieux fait conflit (Lamine, 2013) dans le cadre éducatif. L’institution scolaire, engagée dans un processus de laïcisation avant la loi de séparation des Églises et de l’État de 1905, puis objet privilégié du conflit des « deux France », a toujours été au centre des controverses publiques nationales sur la laïcité (Lorcerie, 1996 ; Baubérot, 2017). À la fin des années 1980, avec les « affaires du foulard » dans les établissements scolaires (Ferhat, 2020), l’École est par ailleurs le principal espace de remodelage de l’appréhension de la laïcité au contact d’un islam plus visible, construit par le haut en « problème public » (Beaugé et Hajjat, 2014). Cette re-problématisation de la question religieuse dans l’Éducation nationale au prisme de l’islam (Bozec, 2020) s’exprime notamment dans les débats autour de la loi de mars 2004 d’interdiction du port de signes religieux ostensibles par les élèves et par l’émergence de « nouveaux vocabulaires de la laïcité » (Koussens, Mercier et Amiraux, 2020). Elle s’inscrit dans une dynamique plus générale de retour de l’État dans la régulation du religieux (Portier, 2016), observée dans des travaux portant sur des acteurs des secteurs hospitalier (Chantin, 2017), carcéral (Béraud, de Galembert et Rostaing, 2016), de l’intervention sociale (Guélamine, 2014 ; Limam 2016), du droit (de Galembert et Koenig, 2014), du contrôle des migrations (Jouanneau, 2009 ; Darley, 2014), ou encore dans les pratiques d’acteurs de collectivités territoriales (Frégosi, 2006). Le secteur scolaire n’est pas en reste. Il est le théâtre d’une politisation (Lagroye, 2003) particulièrement accrue de la thématique laïque[1], accentuée par les débats postérieurs aux attentats survenus en 2015 (Lorcerie et Moignard, 2017) : nombre d’observateurs ont remarqué qu’ils étaient le fait d’« enfants de l’École républicaine ».

Dans ce contexte, les ministres de l’Éducation nationale successifs ont affiché leur volontarisme (Bezes, 1994), communiquant amplement autour de politiques publiques de laïcité, non sans entretenir certaines ambiguïtés à des fins politiques (Bianco, 2015). Plusieurs dispositifs de laïcité ont vu le jour dans l’Éducation nationale : charges de mission autour de la « pédagogie de la laïcité » à partir de 2012 (Bidar, 2013), Charte de la laïcité en 2013, création des référents laïcité en 2014, « Grande mobilisation de l’École pour les valeurs de la République » et Enseignement moral et civique (qui font une place centrale à la laïcité) l’année suivante, plan de formations à la laïcité entre 2015 et 2017, production de ressources (telles que le Livret laïcité sous le mandat de Najat Vallaud-Belkacem ou encore le Vademecum laïcité plus récemment).

Nouvellement ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, particulièrement investi dans plusieurs polémiques autour de la laïcité[2], annonce la mise en place d’un nouveau dispositif. Ce dernier, présenté publiquement en début d’année 2018, vise à faire remonter toutes les « atteintes à la laïcité » survenues dans le cadre scolaire.

Au niveau des écoles et établissements scolaires, cette politique installe des procédures de signalement des « atteintes à la laïcité » par quatre canaux, utilisables par tous les personnels : l’application Faits Établissement (outil de transmission d’informations créé en 2016, non exclusivement dédié à la laïcité), une adresse mail permettant d’entrer en contact avec les personnels chargés du dossier laïcité dans l’administration intermédiaire (rectorat), un numéro vert (rapidement supprimé car peu utilisé) et une plateforme internet[3] de saisine directe d’un service ministériel dédié.

Schéma du montage institutionnel du dispositif étudié

Schéma du montage institutionnel du dispositif étudié
Source : Dossier de presse de présentation de l’équipe académique laïcité et fait religieux, fév. 2018, ac. d’Aix-Marseille, p. 5

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À l’échelle des rectorats, des équipes académiques laïcité et faits religieux (EAL)[4] sont créées : placées auprès du recteur et structurées autour du référent laïcité, ces cellules pluricatégorielles ont la responsabilité de prévenir (par des actions de formation), de « répondre aux situations d’atteintes à la laïcité »[5] (délai maximum de réponse de 24 heures après le signalement) et d’accompagner les équipes confrontées à des difficultés. Leurs missions comportent un volet intervention : après recueil d’un signalement, les membres de l’équipe sont chargés de « réagir rapidement en se déplaçant sur site en cas de dérives graves »[6] ou si la demande est formulée par les personnels concernés. Les EAL ont enfin pour tâche de transmettre chaque mois au ministère un bilan chiffré des situations signalées, ainsi que des indications sur les modalités de leur prise en charge.

Enfin, au niveau central, une équipe nationale laïcité et fait religieux (ENL) est placée sous l’autorité du secrétariat général du ministère : elle « anime le réseau des référents laïcité, recueille les bilans académiques afin d’établir un état des lieux, d’élaborer le programme national de formation et d’actualiser les pistes de réflexion et d’action »[7]. Celle-ci est en contact direct avec le « Conseil des sages de la laïcité », instance composée de personnalités désignées par le ministre en leur qualité d’experts.

Ces dix dernières années, de nombreuses prises de position publiques de personnels de l’Éducation nationale condamnaient l’inaction de la hiérarchie scolaire face aux problématiques posées par les revendications religieuses des publics scolaires[8], souvent associées à une montée de l’islamisme[9]. Ces mises en accusation, au fort écho médiatique, s’inscrivent dans un contexte plus global de dénonciation du manque de soutien apporté par l’administration aux personnels exerçant en établissement, parfois sujets à des actes malveillants (insultes, violence physique et psychologique). Le dispositif de signalement des « atteintes à la laïcité » répond à ces griefs : J.-M. Blanquer le justifie par une volonté d’en finir avec la tendance de ses prédécesseurs à « mettre la poussière sous le tapis »[10]. L’enjeu est d’afficher le soutien hiérarchique apporté par l’administration centrale aux personnels présents sur le terrain. La légitimation du dispositif passe notamment par une pratique de quantification des signalements. Déterminante dans la publicisation du « problème » (Desrosières et Kott, 2005), elle permet de justifier l’utilité du dispositif et la pertinence de la réponse qu’il apporte. Ainsi, le ministère communique régulièrement à partir de ces données chiffrées, par des dossiers de presse périodiques[11]. La création de ces statistiques occupe de ce fait une part considérable du temps de travail des principaux acteurs de la mise en oeuvre du dispositif de l’échelon intermédiaire (référent laïcité et chargés de mission laïcité). Les acteurs locaux sont pris dans ce qu’ils appellent une « course aux chiffres », jugée nécessaire pour légitimer, via l’expression hyperbolique qu’ils permettent, une action publique offensive en matière de laïcité scolaire, mais aussi pour mettre en scène la maîtrise des problèmes — ce qui n’est pas sans rappeler des logiques observables dans la police (Bonelli, 2010 ; de Maillard, 2020).

La forte médiatisation du dispositif explique la vigilance importante que lui accordent les élites sectorielles. Celle-ci se manifeste par la commande de plusieurs audits ministériels visant à améliorer les procédures de remontées d’« atteintes », par des injonctions récurrentes au signalement adressées aux acteurs scolaires, ainsi que par des incitations à se saisir des outils mis à leur disposition. Afin qu’« aucune atteinte au principe de laïcité ne reste sans réponse »[12], le dispositif promeut une « culture systématique du signalement »[13].

En partant des acteurs qui mettent en oeuvre ou se saisissent de ce dispositif dans les administrations scolaires, cet article cherche à contribuer à l’analyse des formes de régulation du religieux par l’État. L’objet religion a longtemps été déprécié par la science politique française (Frégosi et Silhol, 2017 ; Barb, 2018)[14] et délaissé par les sociologues de l’action publique (de Galembert, 2018). La sociologie politique a quant à elle, jusqu’à récemment, placé au second plan l’École (Buisson-Fenet, 2007 ; Sawicki, 2012). Les acteurs scolaires sont donc une entrée originale pour contribuer aux travaux sur la régulation des comportements religieux par les institutions publiques, qui se sont principalement focalisés, dans différents contextes nationaux, sur la prison (Ajouaou et Bernts, 2015 ; Beckford et Gilliat-Ray, 1998 ; de Galembert, 2016), l’hôpital (Cadge, 2013) ou l’armée (Hassner, 2013 ; Michalowski, 2015).

Nous porterons la focale sur ces cadres intermédiaires de la fonction publique (Barrier, Pillon et Quéré, 2015) que sont les acteurs de l’administration locale de l’Éducation nationale (exerçant au rectorat, en tant que membres de l’EAL, chefs de service, chargés de mission laïcité ou autres « nouveaux professionnels » de la laïcité à l’École) et les personnels ayant des fonctions d’encadrement (principaux de collèges, proviseurs de lycées, inspecteurs de l’Éducation nationale, et dans une acception extensive, directeurs d’écoles primaires[15]). Ces derniers sont les acteurs principaux de la mise en oeuvre du dispositif étudié. D’une part, parce qu’ils font office de passeurs de politiques publiques, du fait d’une position à l’interface entre élites sectorielles et acteurs de terrain (les street-level bureaucrats (Lipsky, 1980) de l’École, c’est-à-dire les personnels en contact direct avec les publics scolaires), ce qui leur confère une importance significative dans les mécanismes de régulation effective de l’action publique. D’autre part, parce qu’ils constituent la majorité des signalants d’« atteintes à la laïcité » pour les uns[16] ou qu’ils ont la charge du traitement administratif de ces signalements pour les autres, absorbant ainsi, dans une large mesure, le changement induit par la mise en place du dispositif.

À quelques exceptions près (Laurens, 2008), les travaux francophones sur le pouvoir discrétionnaire des fonctionnaires ont centré leurs analyses sur les agents de première ligne, mettant en évidence la manière dont ils traduisent en pratique l’action publique et lui confèrent son contenu concret (Dubois, 2010), notamment selon leurs caractéristiques propres et leur socialisation au métier (Spire, 2007 ; Serre, 2010). Nous proposons de déplacer le regard vers les cadres intermédiaires, pour identifier les marges d’autonomie dans lesquelles se déploie leur jeu avec les règles (Bourdieu, 1990). Du fait de leur positionnement, ils sont pris en étau entre d’un côté des intérêts propres ou locaux, de l’autre la volonté de représentants politiques et institutionnels d’en faire des relais de l’affichage d’une action sur la laïcité. Que fait cette logique d’affichage d’un volontarisme ministériel à la manière dont les acteurs scolaires de la laïcité investissent le dispositif ? En posant la question de leurs marges de manoeuvre, dans le cadre d’une politique publique fortement médiatisée, il s’agit d’articuler l’analyse des « façades institutionnelles » (Codaccioni, Maïsetti et Pouponneau, 2012) à celles des « jeux de la mise en oeuvre » (Bardach, 1977).

Nous prendrons appui sur une recherche empirique initiée en septembre 2017, principalement menée dans une académie du Sud de la France. Notons que les spécificités de l’académie d’Aix-Marseille, aussi bien territoriales[17] qu’en termes de pilotage administratif des politiques de laïcité[18], empêchent une transposition mécanique de l’analyse à d’autres académies. Le choix d’une seule académie a cependant permis un engagement ethnographique sur le terrain d’enquête, au plus près des pratiques des acteurs : pendant cinq mois, le service de l’administration intermédiaire (rectorat) en charge de la déclinaison locale de la politique de laïcité scolaire a été observé quotidiennement. Cette phase d’immersion s’est prolongée avec des observations plus ponctuelles, lors des déplacements de l’EAL en établissement, de réunions des cadres intermédiaires ou de formations d’enseignants. À cela s’ajoutent un important travail sur les documents administratifs de remontées d’« atteintes à la laïcité » et un dépouillage exhaustif des signalements réalisés entre septembre 2018 et décembre 2019. Enfin, des entretiens (n = 141), parfois répétés (avec huit personnes), ont été menés avec deux types d’acteurs : les principaux professionnels locaux de la laïcité (référent laïcité, chargés de mission, inspecteurs, formateurs laïcité) et autres cadres intermédiaires (personnels d’encadrement « sur le terrain ») ; les acteurs de l’administration centrale de l’Éducation nationale (membres de l’ENL, membres du Conseil des sages de la laïcité, inspecteurs généraux, cadres administratifs du ministère, etc.).

L’attention portée aux réappropriations du dispositif de signalement des « atteintes à la laïcité » montre des pratiques concrètes éloignées des mots d’ordre politiques ; elle témoigne de stratégies d’investissement non cadrées par l’échelon central, voire inattendues. Nous en développerons deux, qui témoignent de la diversité des façons de « jouer le jeu de la laïcité » : une stratégie du détournement consistant à se saisir du dispositif en vue de buts différents de ceux affichés par le dispositif (1), et une stratégie de contournement destinée à jouer avec les marges de manoeuvre pour diluer la thématique laïque tout en affichant une adéquation avec les attendus officiels (2). À rebours d’une tendance à essentialiser et réifier la laïcité, il s’agira donc de saisir une « laïcité au concret », en portant une attention particulière aux pratiques concrètes des acteurs, qui révèlent ces ruses de la mise en oeuvre.

1. la stratégie du détournement : investir le dispositif pour interpeler la hiérarchie

L’enquête a permis de distinguer différents cas de figure donnant à voir une stratégie du détournement consistant en un usage alternatif du dispositif de signalement des « atteintes à la laïcité », généralement mobilisé comme ressource dans les relations verticales dans l’institution scolaire.

1.1 Détourner le dispositif pour signaler « ce qui gêne »

Un flou entoure la principale catégorie sur laquelle repose ce dispositif placé sous le feu des projecteurs médiatiques et institutionnels : l’étude de la littérature administrative fait apparaître une ambiguïté dans la définition des « atteintes à la laïcité », qui ouvre la voie à une appréciation subjective des situations devant faire l’objet d’un signalement (Laborde, 2019). Comme le montre J. G. Padioleau (1982) au sujet de la notion d’« équilibre biologique », une telle zone d’incertitude accroît la marge de manoeuvre des acteurs de la mise en oeuvre. L’analyse des signalements réalisés atteste de cette marge d’interprétation laissée par le halo d’incertitude entourant la catégorie. Sont par exemple catégorisées en « atteintes à la laïcité » de simples demandes d’aménagement du cadre scolaire du fait de la pratique religieuse : un parent qui sollicite la mise à disposition d’un réfrigérateur au réfectoire de son enfant, dans lequel ce dernier pourrait stocker un repas conforme aux prescriptions religieuses ; ou encore une mère d’élève qui s’informe de la possibilité d’accompagner une sortie scolaire à la piscine avec un « maillot de bain couvrant » par exemple. Certaines demandes de conseil émanant de personnels le sont également, comme en atteste le cas d’un chef d’établissement saisissant sa hiérarchie pour savoir comment réorganiser la restauration scolaire en période de ramadan, comptabilisé parmi les « atteintes à la laïcité ». Les signalements portent parfois sur des faits qui ne contreviennent pas aux normes juridiques qui dessinent le principe laïque dans le cadre scolaire. Les directeurs d’école, chefs d’établissement et enseignants se saisissent des instruments mis à leur disposition pour porter à la connaissance de la hiérarchie une situation ayant occasionné chez eux un malaise, à l’instar d’une proviseure qui signale avoir été « dérangée par la présence de mères voilées au Conseil d’administration »[19] de son établissement, même si le droit français actuel n’exige pas la neutralité vestimentaire des parents d’élève.

L’analyse des signalements de l’académie d’Aix-Marseille révèle par ailleurs que, dans plus d’un fait sur quatre, le facteur religieux du comportement incriminé relève de l’interprétation de l’acteur scolaire effectuant le signalement, mais ne résulte pas d’une mise en avant de cette appartenance religieuse par le(s)dit(s) « auteur(s) de l’atteinte ». Par exemple, une directrice émet un signalement laïcité car un père, nouvellement arrivé sur le territoire français et dont le signalement précise qu’il est « d’origine tchétchène », s’oppose à ce que sa fille s’assoie à côté de garçons — sans justifier sa prise de position par la référence à un précepte religieux, mais en arguant de traditions culturelles. Deux élèves refusant de se rendre à la piscine, restés muets sur les motivations de leur refus, font également l’objet d’un signalement, ou encore un enseignant parlant arabe à des élèves. Ces différents cas de figure attestent finalement de signalements « atteinte à la laïcité » qui embrassent une acception très extensive des comportements que la catégorie recouvre, voire qui se caractérisent parfois par une certaine déconnexion de la question de la religion à l’école. Ils montrent l’essor du religieux comme grille de lecture des situations scolaires problématiques et révèlent une des modalités du processus d’ethnicisation des relations scolaires (Lorcerie, 2011) : la dimension religieuse du comportement signalé résulte d’un processus d’étiquetage et d’une attribution d’appartenance religieuse par le signalant.

À la Direction générale de l’enseignement scolaire (Dgesco), chargée d’élaborer la politique éducative et pédagogique du ministère de l’Éducation nationale en étroite liaison avec le cabinet politique[20], le dossier laïcité est placé entre les mains des personnels du Bureau de l’égalité et de la lutte contre les discriminations. Composé de quatre personnes, il a pour mission, selon les mots de sa directrice, d’ accompagner le déploiement de la politique de « défense du principe de laïcité ». En entretien, cette cheffe de Bureau reconnaît le caractère discrétionnaire de l’usage des outils de signalement, investis de façon très hétérogène :

Dès lors qu’on ouvre une possibilité de signaler des choses, de déclarer des problèmes, ben il y a des gens [des personnels de l’Éducation nationale] qui déclarent… […] Alors… donc du coup, dès lors que les gens ont la possibilité de déclarer, ils se disent : « Ouais, ça rentre pas dans « laïcité », mais moi je suis un peu… je suis quand même un peu [embêté] avec ça. Donc je déclare ! Je le déclare en atteinte à la laïcité ! ».

Elle évoque la situation de directeurs d’école signalant en « atteinte à la laïcité » le refus de certains enfants de tenir la main d’un autre enfant, souvent de sexe opposé, reconnaissant que la plupart du temps, le facteur religieux n’est pas manifeste, et qu’il s’agit plutôt d’une question de « règles minimales de la vie en société ».

[…] Ça n’a pas à voir avec la laïcité, mais au fond, quand même, de près ou de loin, ça percute des questionnements sur le… sur le religieux. Voilà ! Bon, maintenant, je pense que quand on est chef d’établissement ou directeur d’école et qu’on doit [insistance sur ce verbe d’obligation] remonter des trucs, je pense qu’on fait comme on peut…[21]

L’existence même d’un dispositif ouvrant « la possibilité de signaler des choses » (sans que le périmètre des faits devant faire l’objet d’un signalement soit bien délimité), mais également les pressions verticales à réaliser de tels signalements (implicitement mises en avant dans sa dernière phrase), incitent à se saisir de ces procédures pour signaler des situations professionnelles vécues comme déstabilisatrices. Certaines personnes investies dans le pilotage national de ce dispositif admettent donc un usage lâche et extensif de celui-ci, mettant en avant une disjonction entre d’un côté les cas d’« atteintes à la laïcité » signalés et de l’autre ce que serait la réalité empirique des problématiques de laïcité survenant dans le cadre scolaire.

1.2 Détourner le dispositif pour négocier des conditions d’enseignement

Parce qu’il n’existe pas de tels canaux d’interpellation des services administratifs de l’Éducation nationale face à d’autres problématiques impactant le climat scolaire, les outils de signalement des « atteintes à la laïcité » sont investis pour attirer l’attention institutionnelle sur des difficultés distinctes de la thématique laïque, en particulier les questions de violence scolaire, le sentiment d’insécurité ou les problèmes dans les relations aux familles. Les séquences d’observation réalisées auprès de l’EAL d’Aix-Marseille donnent à voir plusieurs cas d’utilisations stratégiques et inattendues du dispositif. Au début du mois de mai 2019, un inspecteur de l’Éducation nationale (IEN) saisit le référent laïcité de l’académie, se faisant le relai du signalement d’une directrice d’école maternelle. Sur le fichier rempli par la chargée de mission laïcité du rectorat consécutivement à une conversation téléphonique avec les acteurs dont émane le signalement d’« atteinte », la situation est présentée en ces termes, donnant à penser qu’une évolution présumée des pratiques religieuses des élèves aurait occasionné le signalement : En ces premiers jours de ramadan, des enfants de plus en plus jeunes refusent de participer à des activités obligatoires de type chorale[22].

Une semaine plus tard, la chargée de mission laïcité intervient dans ce groupe scolaire du sud de Marseille, dans un quartier prioritaire de la politique de la ville, caractérisé par une population particulièrement jeune et un très fort taux de pauvreté. Elle converse pendant deux heures avec les deux directrices (de la maternelle et de l’élémentaire), les questionnant sur les situations ayant motivé le signalement, de façon à dresser un état des lieux des problématiques de laïcité rencontrées et à proposer des ressources pédagogiques. Dès le début de l’entretien, les directrices justifient l’interpellation de l’EAL par un « climat global » dont elles perçoivent avec inquiétude la dégradation. Pendant la première demi-heure, elles relatent des difficultés rencontrées par l’équipe pédagogique du fait de comportements qu’elles relient aux caractéristiques d’un public scolaire majoritairement musulman : selon elles, certains garçons ne veulent pas donner la main aux filles, l’activité piscine est parfois esquivée, des pressions sur les enfants mangeant du porc ont été repérées à la cantine et quelques élèves ont récemment refusé de chanter, prétextant que cette activité était interdite durant la période de ramadan. Cependant, sans qu’elles y soient invitées par la représentante des services académiques, les directrices atténuent la portée de ces attitudes réfractaires aux activités proposées par l’école. L’une d’elles précise que le refus de chanter « ça s’est résolu tout seul, en expliquant que toutes les activités étaient obligatoires. Et finalement, tout le monde a participé. » L’autre convient que cette situation a en réalité constitué l’élément déclencheur du signalement par l’IEN (« la goutte d’eau qui a fait déborder le vase »)[23]. La suite de la conversation entre les deux directrices et la représentante de l’EAL (environ une heure et demie) s’avère en revanche notablement éloignée du domaine d’intervention de la chargée de mission. Les directrices listent ainsi leurs préoccupations quotidiennes, considérées comme des empêchements à l’action plus déterminants que les problématiques de laïcité pour lesquelles elles ont réalisé le signalement : difficultés avec certains parents, maltraitances intrafamiliales, jeunes élèves accoutumés à des jeux vidéo particulièrement violents et « traumatisés », et surtout un grand sentiment d’insécurité, du fait de la proximité d’une mosquée qualifiée de « salafiste », mais surtout du fait de l’activité liée au trafic de stupéfiants dans les abords immédiats de l’École, qui déborde parfois sur le territoire scolaire. Les directrices semblent espérer de cet entretien une prise en considération institutionnelle des nombreuses difficultés rencontrées — bien au-delà de la thématique laïque —, la chargée de mission de l’EAL faisant office d’« oreille attentive et bienveillante »[24] au sein d’une institution qui peine parfois à écouter ses enseignants.

Directrice de la maternelle — [le trafic de stupéfiants] C’est à la vue de tout le monde, juste devant l’école ! On voit les transactions et tout. Parfois, il y a même des queues qui s’installent. Tout le monde le sait ! Nous, on fait des Faits Établissement[25] chaque semaine ! Et personne ne fait RIEN !

Chargée de mission laïcité — Et le référent police, vous l’avez sollicité ?

Directrice de la maternelle — Alors oui, on est en contact avec lui, mais il ne fait rien ! Ils disent qu’il n’y a pas assez de moyens… Le problème, c’est aussi que parfois, ils [les policiers] débarquent sans nous le dire, et ça, c’est problématique.

Directrice de l’élémentaire — Oui, parce que du coup, ils jouent au chat et à la souris avec les dealers ! Donc ils sautent dans la cour de l’école, ils cassent le matériel, ils viennent s’y cacher… Regardez ça, ça a été cassé la dernière fois [elle montre du matériel endommagé près de la fenêtre de son bureau]. Aussi la dernière fois, ils avaient caché leur drogue dans le local de gaz de l’école, du coup ils avaient fait un gros trou dans le truc du gaz pour pouvoir tout cacher et y passer les mains. Et ça, c’est super dangereux niveau sécurité ! Bref, on cumule vraiment les problèmes en fait… [d’un air désemparé]

Directrice de la maternelle — Et on ne voit personne de la police directement. Alors, ils nous envoient des médiateurs… mais c’est pas de médiateurs dont on a besoin ! Il y a quelque temps, il y a un type qui planquait sa came sous les poubelles, juste devant le portail de l’école. Et à la sortie de classe, le soir, une ATSEM [agente territoriale spécialisée des écoles maternelles] commence à bouger la poubelle, elle ne savait pas et elle voulait aller la vider. Le mec arrive et il sort un couteau : « Touche pas à la poubelle ! » Elles sont terrifiées, les ATSEM, elles n’en peuvent plus.

Directrice de l’élémentaire — On fait tout remonter, on fait des signalements sans arrêt, et rien ne change[26] !

Comme dans cet extrait de conversation, et à de nombreuses reprises durant la rencontre, les directrices récriminent le manque de réactivité de leur hiérarchie face aux divers signalements réalisés par leurs soins ou par leur IEN, aussi bien auprès de la mairie, auprès des forces de l’ordre, qu’auprès des services académiques, par des voies plus classiques et généralistes[27]. Le signalement laïcité effectué, ayant cette fois entraîné le déplacement d’une actrice du rectorat, elles semblent profiter de cette venue pour attirer l’attention de celle qu’elles considèrent comme une représentante des services de l’administration intermédiaire sur ce « climat général » dans lequel elles enseignent. Dans leurs propos, cette « ambiance » insécurisante et peu propice à l’accomplissement de leur mission d’enseignement est systématiquement reliée aux caractéristiques du territoire d’implantation de l’école. En fin d’entretien, cette récurrence trouve une piste d’explication et un enjeu inattendu du signalement laïcité se révèle en ces termes :

Directrice de l’élémentaire — Parlez-en, de tous nos problèmes, s’il vous plaît !

Directrice de la maternelle — Oui, parlez-en au rectorat ! Parce que nous, on est en REP[28], mais lors de la dernière carte scolaire, on nous a sortis du REP.

Directrice de l’élémentaire — On a fait un gros scandale, on a occupé l’école avec les parents, on a été au rectorat et tout. Ça a marché, on nous a re-rentrés en REP en cours d’année. Mais l’année prochaine, on a peur que la logique de réseau joue et qu’on nous en sorte de nouveau. Alors qu’en termes de conditions, on est une vraie REP, voire REP+ ! Le problème c’est qu’on dépend de deux collèges CSP+. Alors, c’est très bien pour la suite de la scolarité de nos élèves, parce que pour le coup, plus tard, ils connaîtront la vraie mixité […]. Mais ce qui est vraiment dommageable, c’est que nous, en primaire, on en pâtit ! Sortir de REP, ça serait une vraie catastrophe ! On a besoin de notre statut de REP, et en plus de ça, l’équipe est plutôt stable, et si on n’est plus en REP, il y a de fortes chances pour que ce soit plus le cas. Travailler dans ces conditions, sans avoir la gratification financière d’exercer en REP… Bon les gens, ils vont finir par s’en aller, c’est normal. [La cité dans laquelle est implantée l’école], c’est quand même une enclave très pauvre, avec des habitants quasiment tous en CSP-- ! […] On a essayé de voir ce qu’on pouvait faire, avec [notre IEN]. Il fait tout ce qu’il peut, mais on a bien compris qu’il n’avait pas la main là-dessus. Ça serait une catastrophe ! Si vous pouvez en parler, de notre situation… à [la directrice de cabinet de l’inspecteur d’académie] par exemple, pour qu’elle sache et qu’elle garde dans un coin de la tête notre situation.

Ainsi, l’entretien consécutif au signalement laïcité représente l’occasion de négocier un maintien de l’école en réseau d’éducation prioritaire, statut que les directrices craignent que leur école perde du fait d’une évolution de la carte locale de l’Éducation prioritaire. Leur hiérarchie de proximité directe (l’IEN) ayant peu de moyens de peser dans cette décision, les directrices tentent d’utiliser ce dispositif de laïcité pour trouver, par l’intermédiaire d’une membre de l’EAL, des relais à leur préoccupation au sein de l’administration intermédiaire, demandant à cette dernière d’évoquer nommément leur situation auprès des personnes se trouvant en haut de la hiérarchie locale. Si l’enquête ne permet pas d’attester une intentionnalité d’utilisation stratégique du dispositif qui serait antérieure à la venue de la chargée de mission laïcité, l’entretien avec cette dernière ouvre néanmoins la voie à ce détournement.

Finalement, cette utilisation stratégique du dispositif de laïcité, par des directrices soucieuses d’interpeler leur hiérarchie sur les diverses problématiques rencontrées dans l’école et de négocier de meilleures conditions d’enseignement, s’avère payante. À la suite de l’entretien, la chargée de mission laïcité contacte la directrice de cabinet de l’inspecteur d’académie et plusieurs autres personnes exerçant au rectorat. Conformément à sa mission, elle les alerte des « problèmes de laïcité » témoignés, mais au-delà, elle dresse auprès d’eux un panorama des conditions d’exercice très difficiles relatées durant la rencontre (« Je leur ai dit que je m’inquiétais de leur situation ! »). Elle rédige un mail résumant la situation, dans lequel elle met en copie différents acteurs institutionnels. Neuf mois plus tard, le recteur décide de se rendre dans l’établissement avec toute une délégation (des membres de son cabinet, l’adjointe au directeur académique des services de l’Éducation nationale, l’IEN de l’école) ; il y rencontre l’équipe enseignante et les parents d’élèves, et leur assure un total soutien institutionnel et l’effort qui sera mis en oeuvre pour solutionner leurs difficultés. Au cours de cette réunion, la thématique de la laïcité ne sera pas abordée, malgré les tentatives pudiques des représentants administratifs d’engager la discussion dans ce sens. Par ailleurs, sans affirmer une relation de cause à effet avec le signalement « atteinte à la laïcité » effectué en mai 2019, notons que pour l’année scolaire 2020-2021, l’école demeure en réseau d’éducation prioritaire.

Ainsi, la forte attention institutionnelle qui entoure ce dispositif de signalement des « atteintes à la laïcité », qui n’existe pas pour d’autres problèmes de climat scolaire, favorise l’appropriation de ce dernier par des acteurs scolaires poursuivant des buts distincts de ceux prévus par le dispositif. Du fait de la lâcheté du signifiant « atteinte à la laïcité » et dans un contexte de forte tension budgétaire pesant sur le secteur scolaire, les dispositifs de laïcité peuvent être investis et détournés pour négocier des conditions d’enseignement. Dans le cas décrit précédemment, pour aller chercher des moyens matériels faisant défaut, les acteurs scolaires retraduisent les tensions survenant dans le cadre scolaire dans un vocabulaire de la « laïcité en danger » — alors que la laïcité, si elle fait dans cette situation l’objet d’une préoccupation réelle, est loin d’être cadrée par les acteurs scolaires comme principale source d’inquiétude. Ils acceptent de « jouer le jeu de la laïcité » et d’ainsi reformuler leurs préoccupations suivant une grille de lecture institutionnellement plus porteuse.

1.3 Détourner le dispositif pour court-circuiter sa hiérarchie de proximité

Le rapport de subordination vertical semble déterminant dans l’investissement stratégique du dispositif. Si nous avons constaté l’utilisation du dispositif dans le but d’interpeler la hiérarchie scolaire sur des problématiques autres que la laïcité, l’observation révèle d’autres modalités d’usages de la laïcité comme « prétexte » permettant d’influer sur la relation hiérarchique.

D’une part, puisqu’il permet un contact direct avec les plus hautes sphères des administrations locale et ministérielle, le dispositif est parfois utilisé de manière différée dans le temps, dans l’optique de se prémunir d’une possible réprobation de la part de sa hiérarchie, lorsque point le risque qu’une situation s’envenime. Ainsi en est-il d’un signalement effectué par une enseignante, confrontée à deux garçons de sa classe excluant des jeux de récréation un troisième camarade au motif qu’il n’était pas musulman. Elle avait alors contacté les parents de ces deux élèves pour discuter du comportement inapproprié de leur enfant, prévenant qu’elle organiserait, quelques jours plus tard, des excuses publiques devant la classe. À cette occasion, l’enseignante invita les parents de l’élève discriminé à assister aux excuses, ce qui provoqua le fort mécontentement de la mère de l’un des deux enfants, irritée de n’avoir pas été également conviée. Durant une conversation téléphonique, la mère et l’enseignante entrèrent en conflit, après quoi la professeure décida de réaliser un signalement d’« atteinte à la laïcité » relatif à l’événement initial (à savoir l’exclusion d’un élève par deux camarades sous prétexte qu’il ne partageait pas la même religion qu’eux). Dans cette situation, le déclencheur du signalement n’est pas l’événement en lui-même, mais bien le constat postérieur de la colère d’un parent d’élève. Le dispositif semble constituer une façon, pour l’enseignante, de rapporter aux autorités hiérarchiques un état de la situation lorsque celle-ci semble sur point de se détériorer et lui fait craindre une mise en accusation ultérieure de ses choix professionnels. La dernière phrase de son signalement indique d’ailleurs que la « signalante attend de cette démarche un soutien hiérarchique »[29] : il s’agit ainsi en partie de partager la responsabilité de la gestion d’une situation à l’aboutissement incertain, mais également de « se couvrir » auprès de sa hiérarchie et se prémunir de ses potentiels reproches.

D’autre part, le signalement d’« atteinte à la laïcité » vise parfois à forcer le soutien hiérarchique lorsque la réponse apportée à une situation est jugée inadéquate ou insuffisante. Le cas d’une saisine réalisée dans un lycée professionnel apparaît emblématique. Un enseignant saisit l’ENL en utilisant la plateforme de signalement en ligne. Recontacté par les membres de la cellule de veille du ministère dans les heures qui suivent, le verbatim de l’entretien téléphonique indique :

D’après les déclarations de l’appelant, l’incident suivant s’est déroulé le mercredi 20 mars 2019 :
– L’un de ses collègues rentre dans la classe de l’appelant, pour lui demander s’il avait utilisé une perceuse qu’il ne trouvait plus. Les élèves de la classe (qui pose beaucoup de problèmes de nature disciplinaire) se mettent alors à crier. […] Plusieurs élèves, d’un commun accord, crient en même temps « Allah Akbar » ! […]

– La cheffe d’établissement est donc alertée, d’autant que la CPE lui a également signalé l’incident, mais n’a toujours pas réagi ;
– L’appelant a appris l’existence du dispositif par sa messagerie électronique, il en attend que sa hiérarchie directe se saisisse enfin du problème ;
– Les autres classes de l’établissement ne posent pas de problème. Il signale enfin que, rien que pour la semaine du 1er avril 2019, deux conseils de discipline se tiennent dans le lycée, pour des élèves de la classe susmentionnée[30].

L’acte de signalement d’un fait spécifique (le cri « Allah Akbar ») est ainsi réinscrit par le signalant dans des problèmes d’indiscipline collective bien plus larges, le dispositif de signalement des « atteintes à la laïcité » permettant ainsi de porter ceux-ci à la connaissance de l’administration scolaire, tout en court-circuitant une hiérarchie de proximité jugée défaillante (« La cheffe [bien que prévenue] n’a toujours pas réagi »). Dans le compte-rendu rédigé par un membre de l’ENL, la justification profonde du signalement (une classe qui met régulièrement l’enseignant en difficulté) demeure cependant suggérée, placée entre parenthèses (« (qui pose beaucoup de problèmes de nature disciplinaire) ») : cela manifeste la tentative de recréer a posteriori de l’adéquation aux buts initiaux, en minorant la sortie du cadre prévu par le dispositif. Celle-ci s’avère pourtant manifeste lors de l’entretien postérieur entre les membres de l’équipe académique et le signalant ; les deux conseils de discipline évoqués dans le verbatim n’avaient par exemple aucun lien avec la laïcité ou les faits religieux. Le référent laïcité d’Aix-Marseille, ayant pris le relai de la gestion du dossier et s’étant entretenu avec les différents protagonistes de l’établissement concerné, met en avant l’instrumentalisation du dispositif par le signalant :

En fait, comme l’enseignant avait parlé à la cheffe et à la CPE [des problèmes récurrents rencontrés avec cette classe], mais qu’il a estimé que ça n’a pas été traité, en tout cas pas aussi rapidement qu’il l’aurait voulu, et pas comme il l’aurait voulu… Du coup quand un élève crie « Allah Akbar », c’est une indiscipline parmi bien d’autres, mais là : « okay, il y a un plafond et un fait que je peux rapporter plus haut, donc j’écris ! » Ça permet de suppléer au fait qu’en interne la réponse ne le satisfait pas[31].

La saisine constitue ainsi un moyen de forcer le soutien hiérarchique en référant la situation à un échelon supérieur.

Parfois, la mise en cause de la hiérarchie de proximité auprès d’un échelon hiérarchique supérieur s’avère encore plus explicite. Bien qu’il n’avait aucun fait relatif à la laïcité à relater, un enseignant avait par exemple saisi la plateforme « atteintes à la laïcité » afin d’être recontacté par la cellule de veille ministérielle de l’ENL : au début de l’entretien téléphonique, il évoquait son attachement aux valeurs de la République, qu’il jugeait bafouées par l’administration locale, puis déviait rapidement la conversation sur une mise en cause franche et acérée des personnels du rectorat, au premier plan desquels le recteur d’académie. En réalité, cet enseignant était bien connu de ces derniers et qualifié par certains d’entre eux de « dysfonctionnant » : il avait fait l’objet de plaintes de la part de ses collègues auprès du service local de Ressources humaines, et avait été convoqué au rectorat, risquant plusieurs fois des sanctions. Par la suite, l’enseignant avait demandé une mutation, cette dernière lui ayant été refusée par le recteur au prétexte qu’aucun poste conforme à sa demande n’était disponible. Durant l’entretien avec des personnels du ministère, l’enseignant accusa avec véhémence le recteur et ses services, qu’il tenait pour responsables du « lynchage public » dont il estimait faire l’objet :

« le recteur a menti ! » [au sujet du fait qu’aucun poste ne soit disponible pour la mutation]. L’enseignant déclare que ses activités politiques sont à l’origine d’une vengeance que lui font subir certains enseignants, avec « une violence psychologique inouïe ». Il a porté plainte auprès du procureur de la République contre le recteur de l’académie[32].

De manière plus générale, le dispositif fournit un espace de parole pour des enseignants entrés en conflit ouvert avec leurs supérieurs et désireux qu’un fonctionnaire du ministère « prenne leur déposition »[33] au sujet du manque de professionnalisme de la hiérarchie de proximité.

Ainsi, au-delà du court-circuitage de la hiérarchie directe ou locale, l’étude des signalements d’« atteinte à la laïcité » révèle comment le dispositif est utilisé comme un espace de mise en cause de ses supérieurs, dans une tentative, mise en oeuvre par les dominés des rapports de subordination dans l’institution, de se saisir de cet instrument pour contrebalancer des relations verticales vécues comme oppressantes, en trouvant des ressources dans l’échelon supérieur.

Ces usages stratégiques du dispositif de laïcité reposent sur une utilisation des procédures de signalement d’« atteinte à la laïcité » tout en les détournant de leur périmètre d’action initial : les acteurs locaux de la laïcité scolaire prétextent ainsi de la laïcité pour alléguer leurs difficultés professionnelles et interpeler la hiérarchie scolaire sur des problèmes ayant un lien plus ou moins distendu avec la laïcité (sentiment d’une « fracture culturelle » avec les publics scolaires source d’inconfort, malaise dans la relation verticale à sa hiérarchie directe, conditions d’enseignement déplorables, etc.). Il s’agit d’« accepter le jeu de la laïcité », en s’en faisant acteur stratège et en utilisant les contraintes qu’il recouvre (les injonctions à faire remonter des « atteintes ») comme source de pouvoir dans l’institution.

2. la stratégie du contournement : les acteurs de la laïcité de l’administration intermédiaire face à leur marge de manoeuvre

La double face du dispositif de laïcité étudié, à la fois contraignant et habilitant, se repère dans une autre modalité de réappropriation de la politique par des cadres intermédiaires, consistant à jouer avec les marges de manoeuvre dont on dispose en tant que prescripteur de comportement dans l’institution, pour « contourner » la thématique laïque.

2.1 Se réapproprier les prescriptions ou « choisir ses combats »

Les travaux fondateurs de sociologie relatifs à la mise en oeuvre de l’action publique ont démontré l’accroissement du pouvoir discrétionnaire dont jouissent les acteurs du fait de leur confrontation à des normes contradictoires (Lipsky, 1980). Dans le cas étudié, l’empilement de dispositifs de laïcité scolaire traduisant des sensibilités laïques très différentes résulte notamment de la succession de mandats de ministres de l’Éducation nationale prompts à mettre en place de nouvelles mesures dans une logique d’affichage de l’action — et suivant un motif de la « rupture » avec la politique de laïcité du prédécesseur. Les dispositifs mis en oeuvre sous le président F. Hollande (2012-2017), principalement durant les mandats des ministres V. Peillon et N. Vallaud-Belkacem, marquaient un certain aggiornamento de la laïcité (Lorcerie, 2015), s’éloignant d’une conception toujours plus extensive de la neutralité imposée aux publics scolaires, en particulier musulmans[34]. Ils prônaient une « pédagogie de la laïcité »[35] dont il était escompté qu’elle fasse valoir la laïcité comme source de libertés, et non comme principe exclusivement contraignant, vecteur d’interdictions et de relégations symboliques. En 2017, les catégories sur lesquelles se fonde l’intervention publique dans ce domaine évoluent de nouveau, témoignant de la diversité des conceptions de la laïcité dont sont porteurs les instruments d’action publique. Alors que l’accent était précédemment mis sur le « respect de la laïcité » et le « vivre-ensemble », la catégorie « atteinte à la laïcité », qui implique un changement de focale vers les comportements de ceux considérés comme entravant ce principe, s’impose au gré d’une inversion des rapports de force intra-institutionnels en faveur de la mouvance militante laïque, permise par l’alternance politique et l’arrivée du ministre J.-M. Blanquer[36]. La superposition d’instruments de laïcité prescrivant différentes logiques d’action aux acteurs scolaires locaux est alors vécue sur le mode de la confrontation à des injonctions contradictoires difficiles à tenir ensemble, parmi lesquelles il conviendrait donc d’arbitrer.

Les cadres intermédiaires sont pris en étau entre d’un côté des logiques d’affichage et de légitimation de l’action publique, qui tendent à réduire la complexité de la transformation du monde social, et d’un autre côté ce qu’ils perçoivent comme les problèmes effectivement rencontrés par les personnels scolaires de première ligne (ceux en contact direct avec les publics de l’École), avec lesquels ils sont en relation dans le cadre de leurs fonctions d’encadrement. Dans l’académie d’Aix-Marseille en particulier, compte tenu des conceptions laïques des pilotes locaux (« complètement en phase avec l’équipe de la ministre [précédente] » et « dans le même cheminement qu’eux »[37]), ces acteurs à l’interface vont jouer avec la marge de manoeuvre inhérente à leur positionnement dans la hiérarchie administrative pour « choisir leurs combats » et organiser une certaine continuité de l’action publique locale, tout en ne délaissant pas l’exercice consistant à donner des gages d’obéissance à l’administration centrale.

La réappropriation des dispositifs d’action publique passe notamment par le fait de se montrer force de proposition dans la déclinaison locale des injonctions centrales. Les acteurs locaux de la laïcité scolaire, pour la plupart fonctionnaires au rectorat de l’académie étudiée, vont ainsi oeuvrer à promouvoir leurs orientations propres dans la politique locale, en développant leurs instruments singuliers. Dans l’académie étudiée, la mise en place de l’équipe académique laïcité a ainsi été arrimée à un dispositif local appelé « schéma laïcité-esprit critique ». Il installe huit groupes de travail thématiques et pluricatégoriels, censés concevoir des formations et participer à une entreprise de production de ressources susceptibles d’alimenter le travail des membres de l’EAL intervenant en établissements à la suite de signalements. Les objets dont traitent ces différents collectifs témoignent d’un cadrage (Goffman, 1986) du « problème » de laïcité et de la réponse à y apporter, qui s’éloigne du cadrage promu par le niveau central. L’un des groupes s’intéresse par exemple à la posture enseignante et à l’éthique des personnels scolaires, qui constituent des angles morts du discours ministériel et des prescriptions centrales, comme le déplore un inspecteur général spécialiste de la question, qui regrette que « ça n’infuse pas au niveau institutionnel »[38]. La liaison avec la thématique de laïcité s’opère du fait de l’hypothèse défendue par le pilote du groupe et par le référent laïcité académique, selon laquelle un grand nombre des situations qui dégénèrent et remontent parmi les « atteintes à la laïcité » est en partie occasionné par des crispations d’enseignants face au religieux des élèves ou par un positionnement du personnel d’éducation qui favorise la survenue de tels conflits.

Très souvent, tu t’aperçois que les cas d’atteinte sont des réactions à des gestes maladroits ou des mauvais positionnements des enseignants, ou des personnels de direction. […] Et comme on n’a pas travaillé la posture sur la laïcité, ils se positionnent de manière catastrophique[39].

Les membres du groupe « Éthique et déontologie des enseignants » s’efforcent de convoquer la capacité réflexive des praticiens et de les inciter à la prise en compte de la dimension interactionnelle des situations difficiles autour du religieux, y compris en requestionnant leur propre rôle dans cette interaction conflictuelle. Travaillant à partir de descriptions de situations soulevant des dilemmes professionnels, ils invitent les stagiaires des formations proposées à s’interroger sur les gestes professionnels propices à éviter une mise en conflit du discours de l’École et des croyances personnelles, sur la façon d’arbitrer la tension entre éthique de conviction et éthique de responsabilité en contexte éducatif, ou de gérer la conflictualité des convictions, si possible en la traitant pédagogiquement. Alors même que le dispositif promu nationalement attribue largement la responsabilité des « problèmes » de laïcité scolaire aux publics de l’école — les élèves et familles dits « auteurs d’atteintes à la laïcité » —, la question des savoir-faire et savoir-être professionnels de l’enseignant est ainsi placée au coeur des réflexions. En témoignent, dans le contenu des formations mises en place par l’EAL, les trois questions faisant suite à la description d’un dilemme, posées aux participants durant le stage :

  1. L’attitude d’un ou plusieurs protagonistes peut-elle être qualifiée d’atteinte à la laïcité ? [à la suite de quoi les intervenants de l’EAL montrent le caractère flou et subjectif de ce qui constitue une « atteinte », participant par là même à se distancier des termes dans lesquels est formulée la politique publique] ;

  2. Quelles mesures prendriez-vous à l’égard de cette élève ? ;

  3. Quels outils/moyens/stratégie(s) mettriez-vous au point pour prévenir ce genre de situation ou aider à la résoudre si elle se reproduisait ?

Au-delà d’un simple ajustement contextuel, les pilotes locaux de la politique de laïcité cherchent à s’aménager un enclos d’autonomie, notamment négocié auprès du recteur d’académie, par une activité de plaidoyer auprès de ce haut fonctionnaire. Pour cela, ils expliquent leur distorsion de la commande par une volonté d’« aller au-delà de la missive prescriptive »[40]. Pour justifier une réappropriation de la prescription qui tend finalement à un contournement de celle-ci, ils mettent en avant leur expertise des problématiques scolaires, convoquant une logique pragmatique qu’ils présentent comme faisant défaut aux représentants institutionnels les plus proches de la sphère politique. Cette tendance à arguer d’une compréhension pratique des « réalités du terrain » vise à légitimer leur arbitrage en faveur d’un certain contournement des prescriptions. Les cadres intermédiaires mettent en avant les ressources d’expertises développées par le contact direct avec les street-level bureaucrats pour convaincre de la justesse de leur diagnostic de la situation laïque en établissement, alors même que la vision alarmiste portée par les représentants ministériels serait avant tout liée à des enjeux électoralistes qu’il conviendrait de tenir éloignés des considérations administratives locales.

2.2 De la dilution de la thématique laïque à une extension du domaine de ce qu’elle recouvre ?

Outre le fait de s’intéresser à des impensés de la politique centrale, la prise de distance avec le cadrage national se donne à voir dans la tendance à « décaler » le regard porté sur des phénomènes faisant effectivement l’objet d’une forte attention institutionnelle, mais au sujet desquels les cadres intermédiaires développent une analyse des facteurs et des causalités différente de celle défendue par leurs représentants politiques et par la majorité des membres du Conseil des sages de la laïcité. En témoigne leur interprétation de ce qu’il est courant d’appeler les « contestations d’enseignement », situations dans lesquelles des élèves mettent en avant leur appartenance ou croyances religieuses pour s’opposer au discours enseignant (par exemple sur l’évolution des espèces, sur la création de la Terre, sur l’égalité de genre, etc.). Alors que le discours des acteurs en position dominante au ministère repose sur l’idée que ces comportements traduisent une « contamination islamiste »[41] et qu’il est nécessaire de « faire cesser ces contestations »[42], voire de « sanctionner les élèves »[43], le groupe de travail « Croyances des élèves » du dispositif local, tout comme le coordinateur de l’EAL, développe une compréhension alternative du phénomène. Ils mettent non seulement en avant l’importance de laisser s’exprimer les élèves et leurs mises en doute de la parole enseignante (pour en faire des occasions de moments pédagogiques visant à expliquer la distinction entre croire et savoir), mais tendent également à s’éloigner de l’explication de ces situations par la seule dimension religieuse de l’identité des élèves. Ainsi, ils élargissent la focale pour porter attention à ce qu’ils considèrent comme un changement majeur du rapport des publics aux savoirs scolaires, occasionné notamment par l’usage massif et quotidien d’internet : l’École n’est plus le seul canal via lequel transitent les connaissances (sous-entendu légitimes) et les élèves sont confrontés à un flot continu d’informations de sources variées, qu’ils peinent souvent à passer au crible de leur esprit critique. Cela participe à une déconsidération du discours scolaire et à un bouleversement plus général du rapport au savoir, pouvant effectivement s’exprimer sur le registre de l’adhésion à des croyances religieuses, mais non exclusivement. Finalement, les acteurs repensent le rapport de causalité des phénomènes sur lesquels il leur est demandé d’agir, tentant de replacer le facteur proprement religieux de ces « contestations » à ce qui leur paraît constituer sa « juste place ». Ils dévient de la représentation majoritaire, légitimée par les instruments d’action publique actuels, qui tend à privilégier une focalisation sur le religieux. Au contraire, ils investissent ces commandes publiques comme une opportunité de travailler sur des enjeux qui, bien que révélés de façon emblématique par les comportements mis en cause, donnent à penser des problématiques plus structurelles, perçues par ce petit groupe d’acteurs comme ayant davantage d’incidence sur le climat scolaire. Leur « recadrage » consiste finalement en un passage du « religieux qui fait problème » à un « problème mis en lumière sur un registre religieux » ; il tend à dé-spécifier l’appréhension du religieux et à le dissoudre dans des enjeux professionnels estimés plus prégnants. Ainsi, leur volonté de se réapproprier la commande publique en matière de laïcité, en réinscrivant leur action dans des réflexions plus larges et proprement pédagogiques, consiste non seulement en un renversement de la perspective par rapport au cadrage national, mais consiste aussi à diluer la thématique laïque, appréhendée parmi d’autres thématiques connexes, voire elle-même traitée comme une thématique connexe à leurs préoccupations effectives.

Cette dilution opère donc par la création d’instruments d’action publique locaux (tels que le « schéma laïcité-esprit critique »). La commande publique (mettre en place le dispositif des EAL chargées de répondre aux signalements) est envisagée par les acteurs comme une « opportunité » de dégager des moyens, humains et budgétaires, leur permettant de poursuivre leur agenda local. Un chargé de mission du rectorat, également pilote du groupe de travail « Esprit critique et sciences », mettait en avant la manière dont l’investissement du dispositif de laïcité a été l’occasion de poursuivre d’autres objectifs, relatifs à un travail déjà engagé dans l’académie sur l’esprit critique :

Est-ce que de manière pragmatique ça a été une manière de faire ce qu’on voulait faire à travers une prescription nationale ? La réponse est oui. Clairement, oui ! Moi en tout cas je l’ai vécu comme ça. Parce que dans les faits, les moyens étaient donnés pour l’équipe laïcité quoi… donc okay, on va faire de la laïcité ! […] C’était un peu une opportunité[44] !

L’opposition entre « faire ce qu’on voulait faire » et « on va faire de la laïcité » montre la manière dont les réappropriations stratégiques des acteurs intermédiaires prennent en compte et intègrent les enjeux d’affichage traversant les prescriptions centrales. En donnant des gages d’obéissance, ils participent de l’entretien de la façade institutionnelle (Codaccioni et al., 2012) par un exercice de présentation de l’action locale mettant en avant le motif de la laïcité, alors que les objectifs réellement poursuivis diffèrent du cadrage de leur action par le niveau ministériel. Ainsi, la laïcité constitue dans ce cas aussi un prétexte, mobilisé pour travailler à la continuité de l’action publique et recentrer les efforts sur des actions qui « font sens » (selon l’expression souvent utilisée par les acteurs enquêtés), tout en mimant la conformité de leurs pratiques aux attendus.

Cette stratégie du contournement, par effet boomerang, peut néanmoins participer à faire de la laïcité un « mot-valise » aux contours particulièrement larges. Le cas de la retraduction locale du dispositif des « Journées de la laïcité »[45] est une illustration emblématique de cet effet paradoxal de la dilution de la thématique laïque. Dans l’académie d’Aix-Marseille, les pilotes locaux des politiques de laïcité scolaire ont opté pour une « Semaine de la laïcité » plutôt qu’une journée, de manière à « ne pas tomber dans le travers d’une espèce de commémoration de la laïcité, […] qui avait quelques ressemblances avec le religieux justement », et trouvant dans cette réappropriation un pare-feu « interdisant d’être dans la célébration, pour être plutôt dans la formation pédagogique[46] ». La décision fut prise d’attribuer chaque année à cette Semaine de la laïcité une thématique distincte.

Intitulés des Semaines de la laïcité de l’académie d’Aix-Marseille

Déc. 2016. La laïcité, la Marseillaise et les rituels républicains

Déc. 2017. Semaine de la laïcité : Le sport, enjeu de citoyenneté

Déc. 2018. Laïcité et esprit critique

Déc. 2019. Citoyenneté et esprit critique : les réponses aux tensions dans l’école ?

Les thématiques, faisant office de fil rouge des différentes activités organisées durant lesdites semaines, attestent de la manière dont la laïcité s’accole comme un label. Elles laissent entrevoir une volonté de répondre à la commande tout en s’émancipant, de manière progressive mais nette, de la thématique imposée par le niveau central, la réappropriation se faisant au fil des années de manière plus assumée — comme en témoigne la disparition du mot « laïcité » dans le titre de la Semaine de 2019. L’observation des réunions préparatoires, ainsi que du déroulé concret des semaines (conférences, ateliers de formation des personnels, intervention d’associations partenaires dans les classes, journée « temps fort », etc.), montre que le sujet choisi par l’équipe locale éclipsait la laïcité au profit de l’entrée annuelle. Le référent laïcité et coordonnateur de l’EAL expliquait ainsi aux partenaires associatifs et aux personnels investis dans l’organisation et le portage institutionnel de la Semaine de la laïcité de 2018 (inspecteurs, conseillers pédagogiques, membres de l’équipe académique laïcité) que le choix d’un thème différent chaque année visait à « profiter de la journée de la laïcité pour faire passer autre chose »[47]. En entretien individuel, il développait :

Parce qu’il y a une semaine de la laïcité, c’est le moment de faire quelque chose d’un peu important, donc on utilise ça pour faire quelque chose d’un peu différent. Ça permet de travailler les valeurs par exemple, et pas uniquement la laïcité. La laïcité, c’est juste un phénomène quoi… moi je le prends comme ça, c’est tout. Et puis ça résulte aussi d’un fonctionnement très jacobin… on nous dit : « Il faut faire quelque chose. » Bon okay, faut faire quelque chose. Donc on le fait à notre sauce[48] !

L’étiquette laïque agit donc comme une justification ex post d’un travail parallèle mené dans l’académie, qui permet de bénéficier du soutien institutionnel nécessaire pour approfondir la thématique de leur choix. Néanmoins, les programmes des semaines, ainsi que les entretiens réalisés avec des personnels au sortir des événements organisés dans ce cadre, donnent à voir la manière dont cette dilution de la laïcité entraîne son amalgamation avec diverses thématiques ayant trait à la conception républicaine de l’individu (la citoyenneté, l’engagement — par le sport notamment —, les valeurs de la République, le collectif, etc.). Si, en interne, les cadres intermédiaires légitiment cet écart à la norme bureaucratique et assument d’envisager les Semaines de la laïcité comme un « effet d’aubaine » permettant un engagement institutionnel sur un sujet de leur choix, cette tendance à prétexter la laïcité a donc des effets inattendus : elle participe à banaliser l’usage de la laïcité comme leitmotiv recouvrant tout le vocabulaire de la « bonne posture républicaine ». Recréer ex post des justifications suivant le motif de la laïcité, pour faire apparaître l’action en adéquation avec les prescriptions ministérielles tout en opérant par ailleurs un intense travail de retraduction, participe à légitimer une acception très extensive du domaine de la laïcité, totalement extraite de son référentiel religieux.

conclusion. jeux de dupes dans l’institution

La laïcité, dans le discours des acteurs scolaires enquêtés, n’apparaît que très rarement comme une préoccupation centrale du quotidien scolaire, à rebours de la place accordée à la thématique dans les discours publics et dans les politiques de l’Éducation nationale. Sa forte politisation a cependant des effets sur l’action des acteurs scolaires agissant à tous les échelons de l’administration. Conscients de la prégnance des enjeux de visibilisation de l’action et du fort investissement politique de ce pan d’action publique, les acteurs enrôlés dans les dispositifs se savent sous le feu des projecteurs institutionnels. Ils apprennent à jouer dans cette pièce, en faisant de la laïcité un atout pour poursuivre leurs buts propres, négociant singulièrement leur rôle de façon stratégique. Au niveau local, ils s’emparent de dispositifs dédiés à la laïcité pour traiter d’autres problèmes scolaires, voire défendre des conceptions éducatives qui contrastent avec celles de certains représentants ministériels. Leurs investissements des dispositifs de laïcité donnent alors à voir différentes façons de jouer le jeu de la laïcité, qui consistent à reformuler un agenda personnel ou local dans le vocabulaire laïque. Ce « jeu de dupes » infra-institutionnel vise à transformer les contraintes (signaler, focaliser son action sur les « atteintes à la laïcité ») en capacités d’action (Giddens, 1987), sources de pouvoir dans l’institution. Il peut d’abord s’agir de détourner le dispositif de ses finalités supposées, afin de peser dans la relation hiérarchique verticale et d’interpeller la bureaucratie scolaire sur des problématiques distinctes, ne faisant pas l’objet d’une telle attention institutionnelle. Cela n’est pas sans participer à faire exister le « problème » de laïcité et à alimenter la rhétorique d’une laïcité en danger dans le cadre scolaire, notamment du fait du chiffrage prévu par le dispositif et de la mise en avant des statistiques ainsi produites. Le jeu de la mise en oeuvre peut aussi adopter une autre modalité, repérable en particulier chez les cadres intermédiaires de la bureaucratie scolaire : elle consiste à contourner la prescription en apposant le label « laïcité » de façon à mimer la conformité des actions aux attendus ministériels, tout en s’employant à retraduire en profondeur les commandes politiques. En voulant, selon l’expression employée par une enquêté, « donner du sens » aux dispositifs dans lesquels ils sont pris, mais dont ils dénoncent l’inadéquation aux « réalités du terrain » et la dimension avant tout symbolique, les acteurs intermédiaires de la laïcité scolaire contournent plus ou moins discrètement les mesures politiques. Ils travaillent in fine, sans risquer de réprobations et en bénéficiant des moyens humains et budgétaires mis à disposition pour leurs actions sur la laïcité, sur des thématiques connexes, davantage en lien avec leur agenda local (l’esprit critique, l’éthique enseignante, l’épistémologie des connaissances, le rapport des élèves aux savoirs scolaires).

L’académie d’Aix-Marseille a constitué un terrain privilégié pour l’observation de ces formes de réappropriation, dont la saillance tient aux spécificités du territoire tout autant qu’à la sociologie des acteurs enrôlés dans ces dispositifs d’action publique à l’échelle locale. D’une part, les caractéristiques sociodémographiques de l’académie, avec une forte proportion de publics scolaires musulmans et une surreprésentation de catégories socialement défavorisées, ont participé à faire d’Aix-Marseille une académie particulièrement exposée au regard médiatique (et par suite institutionnel) ; il était attendu qu’elle soit l’une des plus sujettes à ces « atteintes à la laïcité ». L’enquête auprès des acteurs du rectorat montre que la stigmatisation récurrente du territoire rend d’autant plus manifeste l’existence d’un hiatus entre, d’un côté, la situation telle que dépeinte dans beaucoup de discours publics (y compris de représentants scolaires) et, de l’autre, leur perception de la situation laïque comme relativement apaisée, ou comme révélatrice d’autres problématiques auxquelles l’École se heurte avec plus d’acuité. D’autre part, les trajectoires des membres de l’équipe laïcité d’Aix-Marseille détonnent de celles d’autres académies par leur stabilité dans ce domaine de l’action scolaire. Le référent laïcité endosse ainsi cette mission depuis 2014 (année d’installation de ces référents dans tous les rectorats) : sa permanence lors de l’alternance contraste avec l’important turn-over constaté dans les autres académies[49]. Or, le changement de mandat a occasionné un important bouleversement de la hiérarchie des priorités de l’action scolaire en termes de laïcité, et par suite des instruments déployés. Dans l’académie étudiée, cela est entré en confrontation avec la forte socialisation des acteurs locaux à la manière de cadrer le « problème » de laïcité héritée du mandat antérieur — la laïcité comme problème pédagogique et professionnel —, réfrénant leur adaptation à la redéfinition du problème — la laïcité comme problème émanant du public scolaire — et de ses solutions — faire primer la remontée d’incidents sur les enjeux proprement pédagogiques. Enfin, la prosopographie de l’équipe montre la prédominance d’une perception du métier comme prolongeant un engagement citoyen, voire des expériences militantes dans des courants antiracistes et d’éducation populaire. La plupart des acteurs enrôlés dans cette politique à l’échelon intermédiaire critiquent la « dérive » d’une partie de la gauche française (dans laquelle ils se reconnaissent pourtant) vers une laïcité utilisée comme instrument de préservation de l’identité majoritaire. Ces conceptions de la laïcité, portées en premier lieu par un référent laïcité témoignant d’un rapport très réflexif aux prescriptions, participent à expliquer les prises de distance du groupe avec les normes centrales, jugées en décalage par rapport aux besoins émanant de la vie en établissement. Se développent ainsi, à l’échelon intermédiaire, des discours reprenant le motif de la loyauté à l’institution pour justifier le contournement des prescriptions ministérielles.

Ces résultats engagent à repenser le rôle des acteurs intermédiaires dans la régulation de l’action publique en éducation (Dutercq et van Zanten, 2001), qui s’avère déterminant pour apprécier les conditions et modalités de mise en oeuvre des dispositifs promus nationalement. Si l’encadrement hiérarchique central n’a pas de prise sur toutes les dimensions du travail des street-level bureaucrats de l’Éducation nationale, une explication est à rechercher du côté de l’encadrement hiérarchique intermédiaire. En effet, les choix de pilotage et de déclinaison locale des dispositifs de laïcité semblent primordiaux : ils montrent que la marge de manoeuvre discrétionnaire des fonctionnaires de l’échelon intermédiaire peut se déployer à l’encontre du système relationnel et des normes institutionnelles infra-juridiques qui l’orientent. Porter la focale sur cette intermédiation permet d’analyser la façon dont l’administration intermédiaire peut agir comme un « filtre au changement ». En diluant la thématique laïque pour centrer l’effort institutionnel local sur d’autres thématiques éducatives (et bien que ce ne soit pas sans effet sur l’extension de la portée de la laïcité dans les représentations de leurs subordonnés), les cadres intermédiaires étudiés oeuvrent discrètement à la continuité de l’action publique, dans un contexte où ces politiques dépendent pourtant fortement de la sensibilité laïque des dirigeants de l’institution.