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Introduction

Les problèmes posés par le Traité sur la probabilité[1] aux historiens de la pensée économique ne manquent pas. Le délai écoulé entre sa conception (1906-1911) et sa publication (1921) ouvre la porte aux commentaires; l’absence de référence explicite au Traité dans la Théorie Générale – à l’exception du trop célèbre exemple du concours de beauté et d’une note au chapitre 12[2], – surprend, compte tenu du rôle joué dans cette dernière oeuvre par l’incertitude et les croyances des opérateurs sur les marchés; enfin, mise à part sa brève recension de l’ouvrage de Ramsey (1926), Keynes n’a plus écrit sur le sujet, bien qu’à en croire certains de ces biographes, il n’ait jamais cessé de poursuivre une réflexion sur les probabilités commencée avec sa dissertation[3].

La place exacte du Traité sur la probabilité dans l’évolution des idées sur ce sujet reste aujourd’hui encore un objet de controverse en raison des ambiguïtés qui l’entourent. On est évidemment tenté de le considérer comme un ancêtre naturel des probabilités subjectives, en raison de l’opposition radicale de son auteur au fondement fréquentiste des probabilités. Ce serait faire fi de l’inspiration logiciste qui a conduit Keynes à rejeter toute forme de mesure subjective des degrés de croyances que représentent pour lui ces probabilités. Les critiques dont l’ouvrage a fait l’objet, loin de faciliter cette tâche, la compliquent encore. Attaqué, d’un côté, par Jean Nicod pour sa défense de l’induction (Nicod, 1924), il est malmené, d’un autre côté, par Ramsey pour son traitement des probabilités comme une relation logique entre deux propositions (Ramsey, 1926). Ces critiques visent les erreurs techniques qui entachent le Traité et le caractère hasardeux de certaines de ses hypothèses. Elles ne remettent pas en cause le projet de Keynes lui-même, dont l’ambition, n’était pas d’écrire un Traité sur la probabilité, mais un essai sur ses fondements épistémologiques.

Cet article vise moins à revenir sur ce passé qu’à scruter l’avenir des idées lancées par Keynes dans le Traité. Il se propose de réexaminer ce que voulait faire Keynes en l’écrivant et de confronter son projet aux développements contemporains sur l’analyse des croyances dans un univers de connaissance incomplète. Pour y parvenir, on s’efforce, dans une première partie, de reconstituer la filiation leibnizienne du projet keynésien. Cette approche permet d’éclairer l’architecture d’ensemble du projet examiné dans une seconde partie. Dans une troisième partie, nous montrons comment ce nouveau regard sur le Traité sur la probabilité ouvre des perspectives inattendues sur l’analyse des croyances.

1. Le véritable projet de Keynes

1.1 Prévenir une méprise

Une partie des malentendus suscités et entretenus par le Traité tient aux difficultés rencontrées lorsque l’on cherche à appréhender l’objet de la réflexion de Keynes. La réaction de Borel est, à cet égard, significative. Dans le long compte rendu qu’il lui consacre dans la Revue Philosophique, Borel écrit :

C’est un livre touffu dont le titre n’indique qu’imparfaitement le sujet. Si j’avais à le définir brièvement, je dirais que c’est un essai philosophique et logique sur l’idée de probabilité et sur ses relations avec les théories mathématiques dites du calcul des probabilités.

Borel, 1924 : 321

Ce qui le conduit à s’étonner que Keynes n’accorde aucune attention aux probabilités associées à divers phénomènes physiques (gaz, émulsions radioactives, etc.) tandis que :

(La) question de savoir si, lorsque je prends un billet de loterie, on doit parler de la probabilité pour que je gagne, ou de la probabilité de jugement que j’énonce en affirmant que je gagnerai, (…), paraît essentielle à M. Keynes.

ibid

D’une certaine manière, le sujet qu’il aborde n’a qu’un rapport contingent avec les probabilités. Dès le chapitre 1, Keynes définit clairement son objectif. Il s’agit pour lui de déterminer la crédibilité que l’on peut accorder à la validité de propositions dont l’intelligence renvoie à des connaissances limitées et qui peuvent varier d’une circonstance à l’autre. Formulée en termes plus larges, la recherche de Keynes porte sur le traitement philosophique de ce pan de la connaissance sur laquelle le modus operandi de la logique aboutit à des résultats qui ne sont pas complètement concluants, d’où leur parenté avec l’incertain. En retenant l’hypothèse de degré de croyance, il en déduit que l’objet de sa recherche recouvre l’étude des probabilités (Keynes, 1921 : 3).

Oublions les degrés de croyance et les probabilités et remplaçons dans la terminologie du Traité la relation de probabilité par une simple relation d’ordre définie sur un espace de croyances correctement circonscrit. Rien ne sera changé au fond du propos de Keynes. Il est possible de suivre le développement de son argumentation sans jamais se référer de manière directe au calcul des probabilités. Cette manipulation terminologique permet d’éclairer l’inversion de perspectives dont nous sommes victimes, avec la complicité de Keynes lui-même. L’objet du Traité ne concerne la notion de probabilité, avec le protocole de calcul qui lui est associé, que latéralement. Le projet intellectuel de Keynes concourt, certes, à une élucidation de la signification qu’il convient d’accorder aux probabilités, mais cela ne modifie en rien la perspective initiale. Le Traité recherche les fondements logiques d’une connaissance incomplète, dont la formulation en termes de probabilités, si elle n’est pas impossible, n’est cependant pas nécessaire.

La lecture du chapitre 2 (Probability in Relation to the Theory of Knowledge) confirme cette interprétation. Le problème que Keynes se propose de résoudre est celui des relations logiques entre la connaissance et les croyances ou, plus précisément, les croyances qu’il nomme « rationnelles » et que nous qualifierions aujourd’hui de croyances rationnellement justifiées. En qualifiant de certaine une proposition dont on croit rationnellement qu’elle est une certitude, il est tentant d’interpréter ensuite les différents degrés de croyance rationnelle comme autant de degrés de connaissance probable. On ne fait rien d’autre aujourd’hui lorsqu’on cherche à distinguer de manière instrumentale la croyance de la connaissance en considérant que la connaissance est une croyance de probabilité 1 (Aumann, 1999).

Loin de fonder les probabilités, une telle assertion permet seulement de faciliter le traitement opérationnel de la distinction entre connaissance et croyance. Keynes en est lui-même conscient, puisqu’il reconnaît que l’analyse des liens entre les degrés de croyance rationnelle et la connaissance n’épuise pas la notion de probabilité qui, dans la perspective qu’il a retenue, est susceptible de recouvrir trois acceptions sensiblement différentes (Keynes, 1921 : 11-12).

1.2 Aux origines leibniziennes

Le Traité sur la probabilité doit s’entendre comme un essai de philosophie logique sur la connaissance lorsque celle-ci est incomplète. Keynes entend y réexaminer la question classique de l’entendement, qui occupe une place de choix dans la tradition philosophique britannique dans laquelle il a été éduqué, à la lumière d’outils analytiques récents, forgés par la logique moderne, et, en tout premier lieu, par Bertrand Russell (ce qu’on appelle la logique des prédicats du premier ordre). Une référence s’impose pour comprendre pourquoi cette quête se trouve étroitement reliée aux probabilités dans la pensée de son auteur. Il s’agit de Leibniz. Loin de Locke et de Hume, c’est à Leibniz que Keynes emprunte son intuition centrale : relier dans une même construction la théorie de la connaissance et celle des probabilités, au moyen d’une logique appropriée.

Le Traité se trouve en quelque sorte enserré dans la pensée de Leibniz. Dès les premiers mots de la brève préface rédigée par Keynes, Leibniz est invoqué. Le chapitre 1 est tout entier placé sous l’autorité d’une citation de Leibniz, tirée des Nouveaux essais sur l’entendement humain : « J’ai dit plus d’une fois qu’il faudrait une nouvelle logique qui traiterait les degrés de probabilités » (1704 : 368)[4]. Leibniz, enfin, est l’un des deux auteurs dont Keynes écrit en conclusion du Traité qu’il pense qu’il aurait pu lire l’ensemble de ses développements avec sympathie (Keynes, 1921 : 468)[5].

Par-delà l’hommage rendu aux premières tentatives d’un traitement des probabilités en logique symbolique, l’empreinte de la pensée leibnizienne sur la réflexion de Keynes s’observe d’abord dans le choix du domaine de référence. Comme chez Leibniz, la question des probabilités se pose à Keynes, à l’occasion des jugements émis par les jurisconsultes et les juges qui disposent, par hypothèse, d’une information incomplète sur les situations sur lesquelles ils statuent. L’exercice judiciaire fournit l’illustration la plus directe de la relation entre l’entendement et le recours aux probabilités.

Pour Keynes, tout jugement s’effectue par référence à une connaissance de base dont il se propose de fournir une définition logique. Cette connaissance de base permet à Keynes d’énoncer ce qu’il est rationnel de croire, en distinguant, à ce niveau, le jugement en probabilité, qui porte sur les croyances et aboutit à identifier des degrés, du jugement en vérité qui porte sur les conséquences et ne comporte pas de degré. On peut croire plus ou moins aux conjectures que l’on formule, compte tenu de la connaissance partielle dont on dispose, mais cette appréciation est logiquement indépendante de la vérité du contenu des propositions qu’elles énoncent.

Le point de départ du raisonnement développé par Keynes se révèle proche de celui utilisé par Leibniz dans les Nouveaux essais sur l’entendement humain. Leibniz, en effet, définit l’entendement comme une faculté qu’il nomme « intellection », dont l’exercice, à l’occasion d’un jugement, fait conjointement intervenir la perception et la réflexion (Leibniz, 1704 : 136). Au niveau où Leibniz, se place : « la perception des signe ne mérite pas d’être distinguée des idées signifiées » (ibid.). L’entendement, selon Leibniz, correspond au référentiel de connaissance dans la formulation de Keynes[6].

Cette filiation leibnizienne se précise lorsque Keynes développe sa problématique dans la perspective d’une analyse des actions, où les croyances rationnelles qui guident les actions sont nécessairement confrontées à leurs conséquences. Keynes, en effet, ne présente pas cette confrontation de la manière qui nous est familière depuis Ramsey (1925), et plus encore, Savage (1954). Il ne s’agit pas pour lui d’induire le choix d’une action d’une formule mathématique permettant de combiner les probabilités, qui mesureraient les croyances du décideur sur les états du monde, à l’évaluation des conséquences de ses actions. Keynes conteste que les croyances puissent faire l’objet d’une mesure numérique et soutient surtout que l’évaluation des croyances et l’estimation des conséquences représentent deux opérations rigoureusement distinctes, dont la mise en relation directe entretient une confusion logique. Cela le conduit à rejeter l’idée d’associer un équivalent certain aux conséquences possibles d’une action. Selon lui, c’est seulement parce qu’elles émanent d’un jugement rationnel que les probabilités sont à prendre en compte dans le choix d’une action (Keynes, 1921 : 356). Comprendre le raisonnement de Keynes nécessite de revenir à Leibniz.

Pour Leibniz, comme pour Keynes dans le Traité, la traduction en termes de probabilité de la notion de degré de croyance prend un sens lorsqu’elle se trouve appliquée à l’univers des actions, dans la mesure où les croyances engendrent des conséquences incertaines. En se référant implicitement aux auteurs scholastiques, Leibniz prend soin de distinguer ici le « conséquent » des « conséquences ». Rappelons que ces termes renvoient à des considérations hétérogènes et que, pour cette raison, on ne saurait comparer la grandeur de la conséquence avec celle du conséquent (Leibniz, 1704 :161)[7].

Que faut-il entendre par là? Le conséquent désigne l’implication éthique du résultat d’une action, quelle que soit la nature de cette éthique, tandis que les conséquences représentent les résultats que cette action est susceptible d’engendrer, indépendamment de tout jugement moral. Le conséquent et les conséquences ainsi distinguées font intervenir deux types de mesure différents. Connaître le conséquent permet d’estimer la valeur des biens et des maux attachés à ses résultats. Connaître ses conséquences permet d’évaluer les degrés de probabilités associés à ses résultats. Si décider une action requiert pour Leibniz un jugement (1704 : 162; v. Keynes, 1921 : 341), ce jugement nécessite, à son tour, de recourir à la fois à une estimation des probabilités (degré de croyance) et à une évaluation morale (valeur certaine).

Il existe pour Leibniz un motif supplémentaire de ne pas confondre les degrés de probabilités avec l’évaluation morale. Le jugement moral repose sur le certain dont la logique est établie, tandis que le fondement logique du probable reste à construire. Cette lacune des probabilités se trouve répétée par Leibniz en plusieurs endroits des Nouveaux essais sur l’entendement, qui hasarde quelques suggestions sur la direction qui pourrait être empruntée pour élaborer cette logique.

Leibniz soutient, en premier lieu, que les fondements des probabilités sont à rechercher dans la vraisemblance et dans la conformité à la vérité. Mais vraisemblance et conformité ne signifient pas équivalence. C’est pourquoi il propose de préciser cette notion de conformité en creusant l’idée de degré d’assentiment, qui va de l’assurance à la défiance, en passant par la conjecture et le doute. Pour mener à bien ce travail, Leibniz suggère de revenir sur la notion de jugement, telle que l’entendent les jurisconsultes et de rechercher une base analytique aux termes de preuves, de présomptions et d’indices, tels qu’ils sont utilisés dans la pratique judiciaire. L’intuition de Leibniz est sur ce point claire : « toute la forme des procédures en justice n’est autre chose qu’une espèce de logique appliquée aux questions de droit » (Leibniz, 1704 : 367). On peut y discerner une anticipation de ce que l’on nomme aujourd’hui logiques « déontiques » comme cas particulier des logiques modales[8].

Keynes fait un double usage de cette approche leibnizienne des probabilités, l’un critique, l’autre positif. La manière dont Leibniz pose le problème logique des probabilités lui fournit d’abord un argument à l’encontre du modèle de l’espérance mathématique comme guide dans le choix d’une action en information incomplète. Pareil usage a de quoi surprendre, lorsqu’on sait, par ailleurs, que Leibniz fut à l’origine lointaine de ce modèle et en proposa lui-même quelques applications à des situations particulières, ce que Keynes prend, du reste, soin de rappeler (Keynes, 1921 : 343-344, n. 1). Mais l’emprunt qu’il fait ici de Leibniz ne se situe pas au même niveau. Pour Keynes, en effet, l’utilité d’une action et le degré de croyance dans ses conséquences sont aussi incommensurables que le sont, pour Leibniz, l’évaluation du conséquent et la mesure des conséquences. Or, pour Leibniz, les probabilités n’ont pas trouvé leur fondement logique. L’expression numérique qui leur est conventionnellement attribuée repose donc sur une base fragile. Keynes en tire argument pour la contester.

L’apport positif de Leibniz est plus évident. Keynes reprend, à sa manière, dans le Traité le programme de recherche sur les probabilités déjà esquissé dans les Nouveaux essais sur l’entendement. Pour Keynes, le probable est une notion relative, dont le référent ultime est constitué par la connaissance. Son estimation résulte d’un jugement concernant la relation entre un énoncé et la validité qui peut être accordée à sa connaissance (Leibniz, 1704 : chap. xiv). Keynes traduit, dans le Traité, par « degrés de croyance rationnelle » ce que Leibniz nomme, dans ses Nouveaux essais, « degrés d’assentiment ». Pour fonder un tel jugement, il faut, selon Leibniz, disposer d’un système logique approprié dans lequel l’idée d’un degré plus ou moins grand d’assentiment puisse prendre un sens. Or la logique classique à deux valeurs, vrai/faux, héritées d’Aristote, n’est pas suffisante pour en rendre compte. La construction imaginée par Keynes dans le Traité vise précisément à combler cette lacune.

Pour Keynes, la probabilité doit être appréhendée comme une relation logique R définie entre toutes les paires de propositions p, q appartenant à un ensemble K représentant les connaissances premières, qui servent de référentiel initial. Cette formulation logique s’inscrit dans le droit fil des Nouveaux essais sur l’entendement. Le fait que la voie choisie par Keynes dans le Traité, qui consistait à étendre la logique de Bertrand Russell de manière à conférer une interprétation à cette relation R, se soit finalement révélée inappropriée n’est de nature à remettre en cause ni le programme de recherche de Leibniz sur les probabilités, ni le projet du Traité de Keynes qui s’en est inspiré. On peut seulement regretter que Keynes ait préféré adopter, de manière parfois naïve, l’approche logiciste de Russell, plutôt que de creuser les intuitions de Leibniz sur la logique du droit, qui l’auraient peut-être conduit sur la voie des notions de modes et de modalités.

2. Les forces et les faiblesses de ce projet tel qu’il est réalisé

Une fois admis que le projet de Keynes n’était pas d’écrire un traité de probabilités, ni même d’élaborer un système logique complet traitant des degrés de croyance rationnellement probables, il reste à évaluer ce qu’il a effectivement réalisé dans le Traité sur la probabilité par rapport à l’objectif fixé. Même ce que Keynes considère comme la partie constructive du Traité, c’est-à-dire les sept chapitres (11 à 17) qui représentent le noyau dur de sa construction, doivent s’entendre davantage comme des prolégomènes à ce que pourrait être une logique des degrés de croyance, plutôt que la formulation de cette logique elle-même. Le problème posé par le Traité est dès lors de savoir si la voie choisie par Keynes, en accomplissant cette première étape, est pertinente ou non, et pourquoi.

La réponse à cette question n’est pas simple. Keynes combine dans le Traité, de manière difficilement dissociable, deux traitements distincts de sa problématique des probabilités. D’un côté, il définit un univers de référence formé par l’ensemble des connaissances directes dont dispose un individu i que nous noterons ki[9]. En recourant à la logique propositionnelle de Russell, il considère que cet ensemble forme un groupe de propositions supposées vraies qu’il note h[10]. C’est par référence à h qu’il traduit l’idée de croyance rationnelle, c’est-à-dire croyance « argumentée ». Soit, en effet, une proposition p quelconque, si, pour reprendre l’écriture de Keynes pIh = 1, p est nécessairement vrai, si pIh = 0, p est nécessairement faux (ou impossible). À strictement parler, ces valeurs ne représentent pas des croyances, mais expriment plutôt une nécessité au sens logique. C’est donc entre ces deux extrêmes qu’interviennent les croyances, lorsque p appartient à un sous-groupe h’ de h. Keynes propose d’interpréter cette relation d’appartenance à h comme l’expression d’un jugement de croyance, d’où le caractère subordonné de cette croyance à la connaissance de h, et le recours à la raison (croyance rationnelle) pour relier p à h par l’intermédiaire de h’. En ordonnant de manière hiérarchique les différents h’, h’’, …, ⊂ h on obtient des degrés de croyance auxquels Keynes associe un indice α (Keynes, 1921 : 141).

D’un autre côté, la probabilité (ou la croyance rationnelle qui la fonde), se résout formellement en ensembles de séries ordonnées où au moins deux éléments, a et b, appartiennent à un même ensemble bien ordonné. On peut en déduire que, de deux éléments, l’un est plus ou moins proche de h que l’autre. Keynes soutient que, de la même manière, la probabilité de p est plus grande que celle de q, à condition d’interpréter cet ordre comme une relation de probabilité. La probabilité n’est rien d’autre pour Keynes qu’une relation d’ordre particulière définie entre ces deux propositions, dont l’interprétation est rendue possible par une référence commune à h. Elle n’en demeure pas moins le résultat d’un jugement rationnel. Cette manière propre au Traité de glisser des croyances aux probabilités, loin de clarifier son exposé, est au contraire génératrice de malentendus.

2.1 Vrais et faux procès

La présentation adoptée par Keynes inverse l’importance respective de ces deux traitements. Tandis que son idée forte consiste à considérer la probabilité comme le résultat d’un jugement rationnel qui évalue un degré de croyance à partir d’une connaissance première, l’accent est mis dans le Traité sur le fait que la probabilité traduit une relation logique d’un type particulier entre des propositions.

Ou bien on considère avec Borel que ce second traitement représente seulement une tentative maladroite effectuée par Keynes pour traduire son intuition dans le formalisme de Russell, ce qui ne lui ajoute à peu près rien. On s’en tient alors au premier traitement (Borel, 1924). Ou bien, on le prend au sérieux, comme Ramsey, et on a guère de peine à montrer que la recherche d’une nouvelle relation logique entre la proposition p « a est rouge » et la proposition q « b est rouge » a peu de chance de nous mettre sur la voie du degré de croyance respective à accorder à l’une de ces propositions par rapport à l’autre (Ramsey, 1926).

Il est toutefois possible de répondre à Ramsey. Cette relation est le résultat d’un jugement rationnel. Indépendamment de toute référence à Russell, l’idée que ce jugement rationnel se fonde sur une relation entre ce que nous qualifions de probabilité et une logique épistémique des croyances n’a donc rien d’incongrue.

Cette lecture rétrospective du Traité fait surgir une autre difficulté. Les probabilités ont-elles, pour Keynes, une origine subjective, comme le suggère, en première analyse, le référentiel de la connaissance et la notion dérivée de croyance qui renvoient à un individu, ou ont-elles un statut objectif, en tant qu’elles émanent d’une opération d’inférence logique? L’histoire même des probabilités semble avoir donné raison à Keynes sur un point. À côté des probabilités objectives, qui traitent des fréquences, se sont développées des probabilités subjectives grâce, précisément, aux travaux de Ramsey et d’autres mathématiciens comme de Finetti (1937). Ce sont les mêmes règles de calcul qui régissent les unes et les autres. Si l’on pense avec Ramsey qu’il s’agit d’objets théoriques différents, force est alors de reconnaître que Keynes avait raison lorsqu’il prenait soin de distinguer soigneusement ses recherches sur les fondements des croyances rationnelles du calcul des probabilités lui-même. Reste la question suivante : les recherches de Keynes portent-elles sur les probabilités subjectives ou offrent-elles une manière différente d’appréhender les probabilités objectives?

Pour la majorité des contemporains de Keynes, c’est la première thèse qui s’imposait (Borel, 1924; Ramsey, 1926) alors que Keynes adhérait à la seconde (Keynes, 1921 : 4). Ceux-ci fondaient leur interprétation sur le fait que les probabilités relèvent pour Keynes d’un jugement nécessairement subjectif, du type « i pense (ou croit penser) que la proposition p est plus ou moins probable que q ». Sans nier cette évidence, Keynes soutenait l’objectivité de ces probabilités sur la base du caractère objectif des règles logiques du raisonnement mises en oeuvre pour effectuer un tel jugement. Selon Keynes, dans des conditions données et sur la base de sa connaissance initiale, n’importe qui aboutirait au même jugement en utilisant les principes objectifs d’un enchaînement logique. C’est en ce sens que Keynes qualifie ces croyances de « rationnelles », selon une acception assez différente de ce que nous appelons aujourd’hui « rationalité » en économie et en théorie des jeux.

La rationalité, dans le sens où Keynes l’entend dans le Traité, est définie sans référence aux préférences individuelles. Être rationnel pour Keynes ne désigne pas un comportement, mais une simple soumission aux lois de la logique. Keynes défend le caractère objectif des probabilités tout en soutenant que les probabilités ne sont pas mesurables. Les tenants des probabilités subjectives comme Ramsey, et tous ceux qui l’ont suivi jusqu’à Savage, se sont, au contraire, efforcés de montrer, qu’en dépit de leur caractère subjectif, les probabilités pouvaient être mesurées dans le cadre d’une théorie de la décision[11].

2.2 Par delà les probabilités

Le vrai problème quant à l’objectivité ou à la subjectivité des probabilités concerne la définition de l’univers de référence que nous avons noté ki. Keynes reconnaît lui-même, dans plusieurs passages du Traité, qu’une certaine ambiguïté persiste sur ce point (Keynes, 1921 : 18-19; 142). Cette connaissance supposée vraie qui sert de support à son raisonnement est nécessairement relative à une personne particulière i. Cette connaissance se trouve, pour cette raison, entachée d’un biais subjectif irréductible. Mais le fait que l’individu i connaisse le système logique qui lui permet d’effectuer son jugement ne confère aucune subjectivité à ce système. Keynes pense résoudre cette difficulté en distinguant les lois logiques de l’esprit humain, selon une conception proche de celle développée par Boole (1854), de son appropriation partielle par tel ou tel individu particulier.

Si elle anticipe la problématique de l’omniscience logique qui se pose dans un cadre logique différent (Hintikka, 1962; Kripke, 1963), la réponse de Keynes à cette question n’est pas tout à fait convaincante. Elle n’explique pas comment s’effectue la partition entre la composante subjective et la composante objective de cette connaissance de référence. Plusieurs solutions sont concevables pour résoudre cette difficulté. On peut, par exemple, considérer les règles de la logique comme des « connaissances de base », au sens des théories modernes de l’information. Leur indépendance par rapport à la représentation que peut en avoir tout individu leur confère une objectivité. Mais peut-on, dans la construction imaginée par Keynes, réduire son groupe de référence h à ce seul type de connaissance? La réponse est malheureusement négative, en raison du rôle joué par l’induction dans le raisonnement de Keynes, ce qui nous ramène à l’autre critique à l’encontre du Traité développée par Nicod (1924 : 66 et s.).

Une manière plus subtile de présenter les choses consiste à introduire une distinction entre ki et K. Tout individu dispose d’un référentiel de connaissance ki, qui contient ce qu’il sait sur le monde. La connaissance de cette connaissance notée K, renvoie à quelque chose qui s’apparente à un vaste dictionnaire de signes que sont supposés partager tous les hommes. K ne fournit à proprement parler aucune information, ni même aucune connaissance à i, mais la connaissance de K s’avère nécessaire à toutes les connaissances que peut détenir i et sur lesquelles il appuie son jugement (Aumann, 1999)[12]. Cette approche contemporaine est compatible avec les vues de Keynes. Elle justifie la qualification d’« objective » que Keynes attribuait à son approche de la probabilité en termes de degré de croyance rationnelle. Pareille justification, cependant loin de prendre sa source dans la logique russellienne, s’inscrit dans une perspective intuitionniste, opposée à celle de Russell et soutenue à cette époque par quelques mathématiciens. K s’interprète alors comme un opérateur permettant aux agents de construire leur proposition, au sens où l’entendent les intuitionnistes.

Presque personne ne discute plus aujourd’hui la possibilité d’une mesure des probabilités subjectives. On ne trouve pas davantage dans les rangs des logiciens contemporains beaucoup d’auteurs prêts à soutenir que la clef d’un jugement de probabilité se trouve dans l’identification d’une relation logique aux propriétés particulières. Ce double constat donne partiellement raison aux critiques de Keynes. Il n’empêche pas le Traité d’éclairer l’analyse des croyances et, plus généralement, la logique de la connaissance. Mais pour pouvoir exploiter ces intuitions du Traité, il faut se placer sur un plan différent de celui à partir duquel ont été énoncées les critiques, le plus souvent justifiées, qui lui ont été faites.

3. Un point de départ pour de nouvelles recherches

Selon Keynes, toute information qui véhicule une connaissance partielle n’est intelligible que par rapport à une connaissance initiale qu’il appelle « de base ». Cette connaissance de base est caractérisée par un ensemble de propositions considérées comme vraies, sans avoir besoin d’être justifiées par une argumentation quelconque. Il s’agit, en quelque sorte, d’évidences.

La seconde spécificité du schéma intellectuel conçu par Keynes concerne la nature de la relation entre ces informations partielles, qui font l’objet de croyances, et le noyau initial de connaissance de base. Keynes soutient que cette relation relève de la stricte application des règles de la logique. Elle fait intervenir un jugement, puisque ces croyances se trouvent justifiées par un argument. Ce jugement renvoie à un critère, qui ne peut être ni celui de la vérité, puisque, par hypothèse de telles propositions ne sont jamais tout à fait vraies, ni celui du probable, puisqu’il s’agit, pour Keynes, de mettre en évidence la logique sous-jacente des degrés de confiance destinés à fonder la notion de probabilité. Keynes propose le critère de pertinence (relevance). Le poids accordé à la justification d’une croyance varierait, ainsi, en fonction de son degré de pertinence par rapport à la connaissance de base, moyennant un certain nombre d’hypothèses intermédiaires (Keynes, 1921 : 143). La clef de cette articulation entre les croyances rationnelles et le référentiel de connaissance ne consiste pas à identifier les propositions dans des groupes et d’ordonner hiérarchiquement ces groupes par rapport au groupe de connaissance de base au moyen d’une relation d’appartenance en s’inspirant de la démarche logiciste de Russell.

Le projet de Keynes repose en définitive sur deux piliers : d’une part, l’existence d’une connaissance de base qui opère comme la référence indispensable à toute espèce de connaissance (ou de croyance); d’autre part, le critère de pertinence qui relie les croyances attachées aux informations susceptibles d’être recueillies sur un sujet à cette connaissance de base. Keynes n’a élaboré ni l’une ni l’autre de ces deux notions. Il soutient même que toute l’argumentation logique du Traité peut être conduite sans référence à cette connaissance de base, et que les lois de probabilité ne sont rien d’autre qu’une généralisation des lois d’inférence, indépendantes par conséquent, de tout jugement de pertinence. (Keynes, 1921 : 142). Cette foi logiciste ne l’a pas empêché d’identifier les questions que soulève le traitement de ces deux notions.

3.1 La connaissance de l’univers de référence

Bien qu’il ne soit pas parvenu à dégager une définition claire de ce qu’il nomme « univers de référence », Keynes insiste en plusieurs endroits du Traité sur son rôle central. Dès le chapitre 1, il souligne que la connaissance que l’on peut avoir du caractère « vrai », « faux », ou « probable » d’une proposition s’appuie sur un corpus de connaissances logiquement antérieur à cette proposition (Keynes, 1921 : 4). Lorsqu’il explicite ses emprunts à la théorie des types de Russell, il prend quelque distance avec la construction russellienne. Il précise que, dans sa perspective, les propositions n’ont de sens que par rapport à un corps de connaissances spécifique qui constitue cet « univers de référence » (Keynes, 1921 : 127). Il ajoute, en conclusion du chapitre 10, que cet univers de référence est composé de quelques propositions de base admises comme vraies, indépendamment de tout calcul (Keynes, 1921 : 142). La connaissance de ces propositions conditionne curieusement pour Keynes l’approche logiciste qu’il adopte dans le Traité – un constat qui conforte notre interprétation, selon laquelle les intuitions fondatrices de Keynes sont plus profondes et largement extérieures au langage logique dans lequel elles sont formulées dans le Traité.

L’intuition générale de Keynes consiste à dériver le degré de croyance attaché à une proposition à partir d’une connaissance de base. Nous savons aujourd’hui que l’exploration de cette voie ne peut s’effectuer qu’en recourant à une logique épistémique, qui n’a émergé qu’un demi-siècle après la publication du Traité. Pour y parvenir avec les moyens logiques dont il disposait, Keynes pensait pouvoir distinguer, d’une part, une connaissance de base propre à chaque individu et, d’autre part, la simple application de la logique classique des propositions en recourant à l’inférence conditionnelle. C’est, en définitive, l’ensemble du projet de Keynes qui relève d’une logique épistémique. Il ne s’agit pas pour lui de traiter n’importe quelle proposition, comme, par exemple, « Il fera beau demain », et d’en circonscrire ensuite l’interprétation au domaine couvert pas l’univers de référence d’un individu. Il lui faut traiter directement de propositions différentes, du type « i croit (avec un argument plus ou moins convaincant) qu’il fera beau demain ».

En dépit de ces lacunes, les quelques développements que Keynes consacre à cette connaissance de base utilisée comme univers de référence, frappent, rétrospectivement, par leur justesse. Cette connaissance de base est d’abord appréhendée comme un rassemblement des propositions reconnues comme vraies par l’agent i. Son premier domaine d’interprétation est naturellement le monde réel. Mais, se rendant compte du caractère arbitraire de cette définition, Keynes suggère que les propositions supposées vraies de la connaissance de base le sont également dans l’ensemble des mondes possibles. Il envisage ainsi que la connaissance de base soit également applicable à des univers de référence hypothétiques (Keynes, 1921 : 142).

On trouve dans le Traité les traces d’une autre interrogation qui concerne le statut logique de cette connaissance de base. Keynes distingue la connaissance de (of ) quelque chose, de la connaissance à propos (about) de quelque chose (Keynes, 1921 : 15-16). Dans le premier cas, le sujet est certain de la validité de la proposition qui l’intéresse. Ainsi la proposition p qui énonce « Il fait beau temps dans le lieu s au temps t » transmet une connaissance météorologique sur le lieu s à l’agent i, si ce dernier considère p comme certaine. Si i n’accorde à p qu’une crédibilité relative cette proposition ne véhicule qu’une connaissance à propos de la météorologie. Keynes en tire un critère original de démarcation entre la connaissance et les croyances sur la base de leur objet.

En prolongeant cette idée, on aboutit à formuler deux propositions différentes. L’une prend la forme « i sait… », ou « i croit… » et s’attache à la connaissance de i, l’autre, la forme « Il fait beau… » et porte sur l’objet de cette connaissance. Pour résoudre cette difficulté, Keynes suggère que l’objet de la connaissance se trouve transformé par la nature de cette connaissance (ici, certaine ou probable).

La connaissance de base qui définit l’univers de référence de l’agent i est pour Keynes « self evident », c’est-à-dire qu’elle ne repose sur aucune argumentation (Keynes, 1921 : 18). Quel est dès lors l’objet de cette connaissance de base? Keynes distingue à cet effet la connaissance réflexive (knowledge) de la connaissance directe (aquaintance). Il suppose ensuite l’existence d’un processus mental permettant de transformer en connaissance réflexive une connaissance directe ou sensitive. Les connaissances « évidentes par elles-mêmes » (self evident) qu’il qualifie de connaissances de base peuvent ainsi être traitées comme des connaissances réflexives.

Cette transformation fait toutefois intervenir une autre forme de connaissance qui n’appartient à aucune de ces deux catégories. Cette forme de connaissance n’apprend rien à proprement « sur » ou à « propos de », mais se révèle indispensable pour connaître la chose « sur », ou « à propos » de laquelle l’individu s’interroge. On retrouve, se faisant, la connaissance de base, qui fournit à l’individu i un univers de référence. En identifiant de cette manière l’ultime référent de cette connaissance de base, on retrouve d’une certaine manière le problème posé par l’omniscience logique. La connaissance de cette connaissance s’étend-elle à toutes ses implications possibles connues ou inconnues?

Cette approche épistémique de la connaissance de base n’épuise pas l’analyse de son contenu. L’auteur du Traité insiste sur le fait que cette connaissance de référence n’est pas absolue et donc fixe, mais relative aux individus et aux circonstances (Keynes, 1921 : 18; 142). La connaissance de référence se compose pour lui, d’une part, de données sensibles particulières à chacun et, d’autre part, de données premières objectives comme peuvent l’être, par exemple, les axiomes d’un système formel. Keynes fait observer que cette dernière composante n’est pas elle-même exempte de biais personnels, tous les individus ne disposant pas de la même puissance d’abstraction. Puisque cette connaissance de base n’est pas donnée une fois pour toute, elle ne doit pas, pour Keynes, être traitée comme une constante, mais comme une variable. Sans remettre en cause le statut épistémique de cette connaissance de base, les idées de Keynes s’opposent au traitement traditionnel de la connaissance de base telle que l’entendent le plus souvent aujourd’hui logiciens et théoriciens de l’information. Pour eux, cette connaissance porte exclusivement sur des structures logiques, qui sont données au départ et qui sont considérées comme autosuffisantes.

On se contentera de dégager quelques-unes des conséquences les plus importantes de la manière originale dont Keynes aborde ce qu’il appelle « connaissance de base ». L’une concerne la révision des croyances. Elle vise l’une des bases sur lesquelles s’est construite la théorie des probabilités subjectives standard. Une autre se rapporte aux croyances sur les autres. Elle intéresse en priorité la théorie des jeux.

Keynes affirme dans le Traité que les propositions qui constituent l’univers de référence d’un individu varient d’un moment à l’autre (Keynes, 1921 : 142). En assimilant l’univers de référence de Keynes au « monde » de Savage et ses propositions aux partitions qui définissent les états du monde, on mesure ce qui sépare Keynes des théoriciens bayésiens de la décision en situation d’incertitude. Pour ces derniers, le monde est supposé identique pendant toute la durée de la délibération et ses partitions fixes. Cette hypothèse permet de réduire le processus de révision des croyances à une simple application de la formule algébrique de Bayes, puisque les probabilités a priori et a posteriori sont définies sur les mêmes partitions. En prenant le contre-pied de cette hypothèse, et en supposant que le monde ou, dans le langage de Keynes, l’ « univers de référence », des individus change à tout moment, l’application de la formule de Bayes ne permet plus de rendre compte des révisions rationnelles de leurs croyances.

Keynes soutient, par ailleurs, le caractère individuel de cette connaissance de base, même dans sa composante objective (axiomes et théorèmes). Selon Keynes, chaque individu dispose d’un corps de connaissances « self-evident » pour lui et qui constitue son univers de référence. L’auteur du Traité s’interroge alors sur la manière selon laquelle un individu peut connaître l’univers de référence des autres :

But many questions are in doubt. Of which logical ideas and relations we have direct acquaintance, as to whether we can ever know directly the existence of other people (…) it is not possible to give a clear answer.

Keynes, 1921 : 14

Pour illustrer la nature des difficultés entraînées par cette lacune, Keynes discute différents exemples empruntés au droit. Il examine, en particulier, la plainte d’une concurrente dans un concours de beauté. Cette dernière a été sélectionnée par vote sur un échantillon de 6 000 parmi les 50 retenues. Mais sur ces 50, seules 12 ont finalement été primées par le choix d’un jury réduit, en la circonstance, à une seule personne, qui n’a pas retenu la candidature de la plaignante. L’argument avancé par cette dernière est que, disposant de 12 chances sur 50 d’être primée, elle aurait subi un dommage dont le dédommagement devrait être calculé sur cette base. Sans retenir cet argument, la justice avait cependant admis ce mode de calcul à titre d’approximation. Keynes conteste ce raisonnement. Les prix décernés résultent de la décision du jury. La possibilité que la plaignante soit primée dépend exclusivement du jugement du juré. Sa justification ne peut se comprendre que par rapport à son univers de référence. Or, comment la plaignante et la Cour de justice peuvent-elles connaître l’univers de référence du juré? (Keynes, 1921 : 27-9) La notion de probabilité peut, certes, trouver ici une application, mais sa détermination reste inaccessible.

Un prolongement direct de cette question avait été envisagé par Borel, peu après la publication du Traité. Keynes ne dit pas que les individus ne savent rien de l’univers de référence des autres, mais qu’ils ignorent comment ils peuvent le connaître. On peut donc imaginer qu’ils développent une croyance sur les croyances des autres. Soit i et j deux individus et ki, l’univers de référence de i. Symboliquement, k’ji représente ce que i croit connaître de l’univers de référence de j. Une formulation symétrique rend évidemment compte de ce que j croit connaître de l’univers de référence de i. Ces croyances réciproques deviennent déterminantes dans des situations de jeu, où, comme l’écrivait Borel, « (L)’événement dont la réalisation n’est pas déterminée peut dépendre des jugements mêmes dont on cherche à définir la probabilité » (Borel, 1924 : 335).

Borel développe cette idée dans son modèle du jeu de poker qui met en évidence l’utilisation stratégique de cette possibilité de porter un jugement de probabilité sur la probabilité d’un événement annoncé par un autre joueur. Dans le cadre du poker cependant, les règles du jeu sont supposées connues des deux joueurs, et, même, supposées former connaissance commune entre eux. Elles garantissent, de ce fait, aux joueurs un univers de référence minimal commun. Dès que l’on abandonne l’hypothèse simplificatrice d’un code partagé, la question posée par Keynes de savoir ce qui peut fonder la connaissance que i peut avoir de kj reste entière.

Différentes réponses ont été proposées à cette question. La première consiste à considérer le problème sous l’angle de la traduction. Ce qui confère son caractère individuel à la connaissance de base est peut-être moins, contrairement à ce que Keynes pensait, son contenu que son intelligibilité. En déplaçant la question sur ce terrain, plusieurs explications deviennent possibles. La connaissance de base dont dispose un individu lui est intelligible à travers le langage privé dans lequel il la formule. Comme il en va de même pour chaque individu, le problème posé par Keynes revient à énoncer les conditions qui permettent de traduire dans le langage référentiel de i une information formulée dans le langage référentiel de j. Il offre ainsi un domaine d’application particulier à la thèse de Quine sur l’indétermination de la traduction (Quine, 1970).

Une manière plus radicale de traiter cette question utilise également cette notion de langage privé. Mais elle conduit à sa réfutation dans une direction explorée par Wittgenstein et développée par Kripke. On peut en effet considérer avec Kripke qu’aucun langage privé ne trouve, en lui-même, de justification logique satisfaisante (Kripke, 1982). Pour Kripke la formulation d’une notion ne revêt un contenu intelligible, même pour celui qui l’énonce, que si elle repose sur le consensus d’une communauté d’individus où chacun contrôle l’usage que chacun fait des notions admises, et ce sur la base des critères externes visant la description des circonstances dans lesquelles ces notions sont utilisées. Chaque individu possède en propre son existence, c’est-à-dire ses émotions, ses compétences et ses expériences. Mais l’intelligibilité de tous ces éléments est inséparable d’un consensus social qui attache un individu à un ensemble d’individus ou l’en exclut. Dans une telle perspective, la question de savoir si l’on peut connaître la connaissance de base des autres devient un faux problème. Les brèves remarques sur l’incertitude que l’on trouve dans la Théorie générale semblent conforter cette argumentation particulière que nous avons empruntée à Kripke. Elle rejoint, par un biais différent, ce que d’autres ont désigné comme « l’hypothèse Wittgenstein » (Favereau, 1985).

Il reste à déterminer de quelle manière chaque individu découpe son univers de référence, et comment cet univers de référence varie en fonction des jugements qu’il permet de porter sur les informations nouvelles qu’il peut acquérir. C’est là qu’intervient le concept de « pertinence » (relevance).

3.2 La pertinence comme critère de jugement

La notion de pertinence est introduite dans le Traité à l’occasion de la discussion du fameux principe de la raison insuffisante, invoquée successivement par Bernouilli et par Laplace, pour justifier l’égalité des valeurs de probabilité de deux ou plusieurs événements, faute d’une connaissance suffisante. Keynes conteste au chapitre 4 le fondement logique de cette justification au moyen de sa propre interprétation des probabilités en termes de croyances. Par raison suffisante, il faut entendre pour lui l’argument qui justifie la croyance rationnelle accordée par un individu i à une proposition p lorsqu’elle est comparée à une ou plusieurs autres propositions q, r, s. Affirmer que cette raison est insuffisante implique que la croyance rationnelle de i en p n’est pas mieux fondée que celle en aucune de ces autres propositions q, r, s. Il faut donc au préalable prouver l’absence de tout argument pertinent susceptible d’intervenir dans la définition de ces croyances.

Keynes illustre la spécificité de son analyse par rapport à la thèse probabiliste classique et montre qu’elle n’aboutit pas exactement aux mêmes conclusions à partir de l’exemple célèbre de l’urne contenant des boules rouges et noires en proportion inconnue. Faute d’information complémentaire, on admet généralement, au nom du principe de la raison insuffisante, que la probabilité de tirer une boule rouge est égale à celle de tirer une boule noire, soit 0,5. Le raisonnement développé par Keynes débouche sur une conclusion différente. Le seul argument pertinent concerne ici la répartition des boules rouges et noires dans l’urne. Une lacune dans cette information, quelle qu’en soit l’origine, prive tout observateur rationnel d’un tel argument. Que doit-il logiquement en déduire? Que toutes les répartitions possibles entre boules rouges et boules noires sont également crédibles. De là à conclure que la probabilité de tirer une boule d’une couleur plutôt qu’une boule de l’autre couleur est égale, il y a un pas que Keynes refuse de franchir. Il s’en explique en comparant cette situation avec celle où l’on sait que l’urne contient une proportion égale de boules rouges et noires (Keynes, 1921 : 58-61). Qu’est-ce qui distingue alors les valeurs de probabilité de 0,5 dans les deux cas? Bien qu’apparemment identiques, le poids de l’argument qui fonde la croyance dans ces valeurs est plus élevé dans la seconde hypothèse (Keynes, 1921 : 82).

La portée de cette idée de pertinence dépasse la question soulevée par cet exemple. Le degré de croyance qu’accorde un individu aux propositions résulte d’un jugement en raison. Ce jugement renvoie à l’univers de référence constitué par sa connaissance de base. Mais, cette connaissance, comme on l’a dit, varie à tout moment. Le problème qui se pose à l’individu consiste alors à trouver un critère qui lui permette de sélectionner, parmi toutes les informations qu’il acquiert, celles qui vont étendre cette connaissance, de manière à affermir ses croyances. La pertinence fournit ce critère. Dans le formalisme de Keynes, où h représente la connaissance de référence, h1 une information supplémentaire et x la proposition incertaine, h1 sera retenue comme pertinente par l’individu i soit si xhh1 accroît directement le poids accordé à sa croyance de x, soit si i peut tirer de h.h1 une inférence logique qui renforcerait cette croyance et que h.h1 ne se trouve pas déjà incluse dans xh (Keynes, 1921 : 59; 78-79). Comme l’explique Keynes dans le chapitre 6 du Traité, h1 confère alors un poids supplémentaire aux arguments qui fondent le jugement de i sur le crédibilité de x.

Cette définition de la pertinence a été récemment redécouverte par quelques chercheurs en science cognitive et utilisée pour résoudre les problèmes posés par une explication cognitive de la communication (Sperber et Wilson, 1986). Chez Sperber et Wilson, la pertinence est une propriété attachée à une hypothèse qui permet à cette dernière d’enrichir l’environnement contextuel de celui qui en dispose, soit directement par l’information qu’elle introduit, soit indirectement par les implications contextuelles qu’elle engendre ou encore qu’elle active (Sperber et Wilson 1986 : 186 et suivantes). Le contexte cognitif contient, selon ces auteurs, un petit nombre d’hypothèses initiales dont la signification est très proche de la connaissance de base qui sert d’univers de référence chez Keynes. Comme chez Keynes, la pertinence cognitive, invoquée par Sperber et Wilson, est essentiellement comparative. Elle est plus ou moins forte selon l’importance de ses effets contextuels (Sperber et Wilson, 1986 : 191). Univers de référence et contexte cognitif renvoient chez Keynes, comme chez Sperber et Wilson, à un individu particulier. La pertinence renforce pour Keynes le jugement qui fonde la croyance de cet individu. Pour Sperber et Wilson, elle active ses stimuli cognitifs.

La pertinence explique comment un individu utilise de manière rationnelle les informations auxquelles il a accès de façon à enrichir sa connaissance de base et à affermir le fondement cognitif de ses croyances. Mais, comment i peut-il savoir que ce qui est pertinent pour lui est également considéré comme pertinent par j? Keynes ne s’aventure pas jusque-là, (Keynes, 1921 : 345). Cette question est en revanche au centre de la réflexion de Sperber et Wilson qui proposent d’y répondre au moyen de ce qu’ils nomment précisément principe de pertinence. Pour ces deux auteurs, la présomption de pertinence optimale du communicateur et du destinataire permet de faire coïncider, sur ce point, les intérêts différents de chacun. Ils le définissent ainsi : « Tout acte de communication extensive qui communique la présomption de sa propre communication » (Sperber et Wilson, 1986 : 237).

Conclusion

Au terme de cette relecture, une question demeure. Pour quelle raison Keynes n’est-il pas allé jusqu’au bout de son analyse des degrés de croyance, en exploitant la notion de pertinence, dont il avait pourtant anticipé l’importance? Keynes fut sans doute la première victime de l’ambiguïté de son projet. Parti d’une réflexion sur la probabilité, le Traité s’est transformé en une construction théorique portant sur les croyances qu’un individu peut rationnellement entretenir à l’égard de propositions incertaines. Une telle mutation impliquait une rupture que Keynes ne s’est jamais décidé à accomplir. Keynes reconnaît, certes, que probabilité et pertinence sont des attributs distincts qui renvoient à des objets différents. Il admet que cette dualité est embarrassante, mais il ne franchit jamais le pas qui aurait consisté à délaisser les probabilités pour les croyances et à fonder ces dernières sur la seule base de la pertinence des arguments qui les fondent (Keynes, 1921 : 82-83). C’est à ce prix seulement qu’il aurait pu, en poussant plus loin sa réflexion, revenir aux probabilités à partir d’une analyse des croyances.