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Introduction

Il est généralement admis dans les débats exégétiques portant sur la théorie keynésienne que la conception que Keynes se fait de l’incertitude n’est pas réductible aux notions usuelles de risque mesurable ou de probabilité numérique. Dans la théorie économique de Keynes, en effet, l’individu agit malgré l’incertitude, l’ignorance et les bases fragiles de ses anticipations, tandis que les facteurs contextuels de possibilité d’action gagnent en importance. Par conséquent, l’application de concepts constitutifs rigides se révèle inappropriée pour lui. C’est pourquoi Keynes se démarque clairement de la philosophie de G. E. Moore et de celle de David Hume. Contrairement à Hume, Keynes met l’accent sur la rationalité puisque, selon lui, la raison parvient à la décision en usant de l’analogie et de la comparaison. Keynes s’oppose à l’esthétisme formel, car avec lui toute référence à l’expérience disparaît. La prise de décision individuelle exige le recours au jugement conventionnel de même qu’à l’opinion la plus répandue, mais sans pour autant parvenir à éliminer l’incertitude. Ce recours renforce l’aptitude à décider : « Il est probable que nos décisions de faire quelque chose de positif (…) ne peuvent pour la plupart être prises que sous la poussée d’un dynamisme naturel – d’un besoin spontané d’agir plutôt que de ne rien faire – et non en conséquence d’une moyenne pondérée de bénéfices quantitatifs multipliés par des probabilités quantitatives » (Keynes, 1936 : 173). Quels sont les motifs à l’opposition keynésienne à la constitution de concepts rigides? Quelles raisons en donne-t-il lui-même? Le présent article tente de répondre à ces questions. Il montre que ces raisons sont à chercher dans la position épistémologique de Keynes, celle-ci n’étant aucunement fondée sur les catégories de l’empirisme classique et du constructivisme.

Les contributions majeures aux questions métathéoriques concernant la théorie économique de Keynes datent maintenant de plus d’une décennie. Cependant, la discussion portant sur sa position épistémologique n’a guère été concluante. Alors que Carabelli (1985) emploie les termes d’« anti-rationaliste » et d’« anti-empiriste », Hodgson (1985) qualifie Keynes d’« empiriste » et O’Donnell (1989) affirme quant à lui que Keynes est un « rationaliste ». D’autres auteurs le décrivent par ailleurs comme un « rationaliste constructiviste ». Keynes s’exprime sur ce point de la manière suivante : « le fait que nous dépendions en dernière instance de notre intuition ne doit pas nous conduire à supposer que nos conclusions n’ont de ce fait aucun fondement rationnel, ou que leur validité est aussi subjective que leur origine » (JMK, 8 : 76). Fitzgibbons (1998) critique le fait que les exégètes de Keynes se disputent au sujet de leur interprétation de sa pensée et que, ce faisant, ils perdent de vue l’oeuvre de Keynes elle-même. Hillard (1992) soutient par exemple que Keynes a dépassé le réductionnisme cartésien. Selon lui ce progrès ne pouvait pas se faire au sein de la théorie économique dominante. Celle-ci demeure à un niveau de développement comparable à celui de la physique d’avant la révolution théorique d’Einstein : « Keynes adopta une façon de penser les sujets économiques profondément différente des stéréotypes classiques » (Hillard, 1992 : 66).

Suite à cet aperçu, certes non exhaustif, je consacrerai la première partie de cet article à décrire les caractères fondamentaux de l’empirisme classique et du constructivisme. Dans la deuxième partie, je présenterai les objections principales de Keynes à l’encontre de la philosophie de G.E. Moore. Dans la troisième partie, la position keynésienne concernant les probabilités se verra précisée[1]. Dans la quatrième partie, je montrerai quelles relations conceptuelles existent entre les réflexions métathéoriques de Keynes et son rejet des conceptions rigides en matière de politique monétaire internationale.

1. Éléments de l’empirisme classique et du constructivisme

Pour l’empirisme, toute connaissance du réel résulte de l’expérience des sens (sensation, perception). La version classique de l’empirisme est représentée par les philosophes britanniques J. Locke, D. Hume, et J. S. Mill. Les deux thèses suivantes en résument le noyau théorique. La première thèse postule un empirisme de la signification pour lequel tous les concepts sont déduits de l’expérience des sens. Par conséquent, une expression acquiert un sens lorsque les règles du langage la mettent en relation avec une donnée de l’expérience, directement ou indirectement par l’intermédiaire d’autres expressions. L’existence de concepts a priori se voit donc exclue d’emblée. Les concepts a priori sont, en effet, indépendants de l’expérience, et ils se trouvent ainsi directement donnés à la conscience (au langage). La seconde thèse affirme que tout énoncé qui exprime une connaissance d’état de choses est fondé dans l’expérience. Ainsi, l’existence de jugements synthétiques a priori, c’est-à-dire de jugements qui, à la fois, disent quelque chose de la réalité et sont logiquement indépendants de l’expérience, est également exclue d’emblée. Il s’ensuit donc que, pour l’empirisme, toute vérité établie indépendamment de l’expérience, et en ce sens nécessaire, est analytique, c’est-à-dire est une vérité tautologique. Une telle vérité est seulement fondée sur des conventions de signification des termes. En ce sens, les mathématiques et la logique sont considérées comme donnant accès à des vérités formelles, analytiques. D’autre part, le caractère privé de l’expérience subjective conduit à un problème puisqu’on ne peut expliquer comment la connaissance objective du monde extérieur est possible. Le problème de l’empirisme classique réside alors dans le fait que les raisonnements fondés sur l’expérience ne peuvent être justifiés sans provoquer un raisonnement inductif circulaire. Et c’est là précisément que se situe l’attaque empiriste de David Hume contre le rationalisme. Et c’est aussi là que se trouve le point de départ de la philosophie kantienne.

La philosophie transcendantale kantienne dépasse le point de vue dichotomique de l’empirisme selon lequel la connaissance des faits est opposée à la connaissance théorique. Kant écrit dans la Critique de la raison pure : « Intuition et concepts constituent (…) les éléments de notre connaissance » (Kant, 1787 : B75) De cela suit de manière paradigmatique que : « Des pensées sans contenu sont vides; des intuitions sans concepts sont aveugles » (ibid. : B76). La connaissance selon Kant ne s’oriente pas vers les objets, ce sont plutôt les objets qui s’orientent vers la connaissance. Le monde extérieur ne se forme pas dans le sujet comme si celui-ci était un récipient vide, mais plutôt le sujet de la connaissance structure les objets du monde extérieur. Dans ce processus sont engagés les concepts a priori ainsi que les jugements synthétiques a priori. Les connaissances qui ne relèvent que de l’entendement, détachées de toute expérience, demeurent de pures connaissances spéculatives, des artefacts. La référence à l’expérience est nécessaire et centrale dans la philosophie transcendantale kantienne, dont la tâche est d’exposer les conditions de possibilité de la connaissance et de l’expérience.

Tournons-nous maintenant vers la différence entre la philosophie transcendantale kantienne et le constructivisme. Malgré la multiplicité de ses formes, on peut identifier le noyau dur du constructivisme de la manière suivante : le constructivisme défend l’idée que le savoir est le résultat de procédés scientifiques et de la pensée. Par conséquent, les procédés scientifiques ne peuvent dévoiler des faits. Cette supposition s’appuie sur deux idées :

  1. tout procédé scientifique est une construction sociale;

  2. les facteurs sociaux ou communautaires ne pourront jamais être mieux compris que la nature elle-même.

Dans la version forte du constructivisme, il n’y a aucun lien conceptuel avec le monde réel, car celui-ci est toujours déjà le produit d’un processus de pensée. Une version plus faible du constructivisme fait de la vérité factuelle le critère du jugement critique. Toutefois, ce critère lui-même reste une construction sociale. Il s’ensuit que les interprétations, la perception et la vérité dépendent de leur acceptation par la communauté scientifique. Pour résumer, on peut dire que l’empirisme nie la pertinence des concepts a priori et des jugements synthétiques a priori, tandis que le constructivisme nie pour sa part toute référence à l’expérience. La philosophie kantienne postule quant à elle l’unité de la raison et des sens, de l’intuition et des concepts. L’usage des concepts synthétiques a priori est ainsi limité par l’expérience.

2. Keynes versus Moore

C’est sur le fond des bouleversements théoriques majeurs qu’ont subis les sciences sociales au début du vingtième siècle que Keynes commence son travail de restructuration conceptuelle. Une caractéristique essentielle de sa nouvelle conception est la mise à distance de toute prétention à l’universalité par une mise en valeur du jugement individuel. Pour le lecteur de Keynes, son cheminement apparaît comme une démarche conceptuelle pour s’éloigner des conceptions traditionnelles. Ses manuscrits datant des années 1904-1911 sont autant de preuves de ses réflexions portant sur certains aspects des philosophies de B. Russell et G. E. Moore. Je souhaite m’arrêter en particulier sur « Ethics In Relation To Conduct » (Keynes, 1904) et sur « Egoism » (Keynes, 1906). Ce qui m’intéresse ici en premier lieu, c’est la réplique keynésienne à l’exigence de Moore pour qui les comportements devraient se conformer à des règles générales; deuxièmement, c’est la discussion portant sur le concept de probabilité; troisièmement, c’est l’insistance de Keynes sur la capacité de jugement individuel; et, en quatrième et dernier lieu, c’est la défense de l’égoïsme que Keynes oppose à la maxime utilitariste[2].

Keynes refuse la prédominance d’une règle universelle qui dicterait les comportements à suivre. Dans le jugement, la référence ne peut être faite qu’au seul cas particulier. « Mais », écrit Keynes à ce propos, « il est clair que, dans tout cas particulier, nous disposons de beaucoup plus d’éléments pour nous aider à former notre jugement que dans le cas général, et c’est pourquoi les possibilités en ce qui concerne le cas particulier et le cas général peuvent être différentes » (Keynes, 1904 : 19). En outre, Keynes critique l’individu impuissant construit par Moore. Un désaccord supplémentaire se trouve dans la notion de probabilité. Le dictum keynésien énonce que la probabilité implique l’ignorance : « mais à tout moment, nous devons juger de ce qu’il est probablement correct de faire sur la base des preuves que nous possédons. L’ignorance ne peut nous empêcher de nous former une idée sur cette probabilité. La probabilité implique l’ignorance » (Keynes, 1904 : 13). Keynes souligne son scepticisme à l’égard d’une fondation empirique des jugements de probabilité et insiste sur l’importance du jugement individuel. Dans Principia Ethica (1903), Moore postule la concordance du bien universel et du bien individuel, et il en déduit l’exigence de maximisation du bien universel. « Cela », soutient Keynes, « est une petitio principii. La relation entre le devoir et le bien général est précisément ce que l’égoïste nie » (Keynes, 1906 : 1). Keynes refuse la maxime utilitariste et la philosophie morale concomitante puisque la congruence suggérée entre bien individuel et bien universel ne saurait être fondée. Renoncer au « bien privé » impliquerait qu’il existe un vide au sein de l’individu. Mais les jugements et les actions individuels seraient alors impossibles. À ce propos, Keynes écrit : « Dois-je choisir d’être mauvais en moi-même afin que quelques pauvres diables, que je ne connais pas ni ne veux connaître, puissent aller au paradis? Dois-je aller en enfer afin qu’un étranger puisse s’asseoir à la droite de Dieu? » (Keynes 1906 : 4). Keynes ne cautionne pas la préférence de Moore en faveur du bien universel au détriment du bien individuel :

Despite Moore’s claim to have refuted egoism, my good stand off more clearly differentiated from your good than ever before. (…) My goodness and your goodness no longer consist in obedience to a common law; my goodness demands that my states of mind should be as good as possible, and yours depend upon your states of mind; and there is nothing whatever to prevent these two competing.

Keynes, 1906 : 9

La référence à l’individu est pour Keynes paradigmatique et conditionne sa méthode de recherche. Celle-ci est considérée, dans l’introduction de l’édition française de la Théorie générale, comme l’analyse de l’interaction entre les éléments du système considéré « comme un tout ». Il abandonne ainsi la perspective atomiste de l’orthodoxie[3]. L’accentuation de l’égoïsme peut être également interprétée comme une exagération délibérée faite dans le but de remettre en question la prédominance postulée de l’universel. Keynes s’exprime ainsi sur ce point : « Nous pourrions être suffisamment forts pour sacrifier notre propre plaisir, mais jamais assez forts pour sacrifier délibérément notre propre bonté. Nous devrions, mais nous ne pouvons pas. Le bien universel est suprême – au Ciel. Le bien individuel est suprême sur Terre » (Keynes, 1906 : 12). Keynes montre que le renoncement à l’individualité dans la philosophie de Moore engendre une dialectique contradictoire. Si le particulier est nié, l’universel n’a alors plus aucune base substantielle. Existe-t-il un lien entre « Ethics in Relation to Conduct », « Egoism » et A Treatise on Probability? C’est effectivement le cas selon moi, et cela apparaît clairement dans la conception du champ d’action individuel à laquelle Keynes adhère résolument comme en fait foi la citation suivante :

In fact the meaning of judgment, that we ought to act in such a way as to produce most probably the greatest sum of goodness, is not perfectly plain. Does this mean that we ought so to act as to make the sum of the goodnesses of each of the possible consequences of our action multiplied by its probability a maximum?

JMK, 8 : 346

On peut donc légitimement interpréter la mise à distance de la philosophie de Moore comme un élément théorique important à la base de la conception que Keynes se fait des probabilités.

3. Probabilités, ignorance et incertitude

Bien que le Treatise on Probability ait été très critiqué, c’est un ouvrage dont l’importance dans l’histoire des théories de la probabilité a été amplement reconnue. Keynes se distingue des défenseurs de l’approche empirique par deux innovations théoriques : a) il note que les probabilités doivent être fondées a priori, c’est-à-dire sur la base de la structure logique des énoncés; b) il souligne que les probabilités sont quantifiables uniquement de manière limitée (JMK, 8 : 49). Son insistance sur l’aspect non numérique des probabilités le conduit à d’autres réflexions :

I have argued that only in a strictly limited class of cases are degrees of probability numerically measurable. It follows from this that the « mathematical expectations » of goods or advantages are not always numerically measurable; and hence, that even if a meaning can be given to the sum of a series of non-numerical « mathematical expectations », not every pair of such sums are numerically comparable in respect of more or less. (…) If, therefore, the question of right action is under all circumstances a determinate problem, it must be in virtue of an intuitive judgment directed to the situation as a whole, and not in virtue of an arithmetical deduction derived from a series of separate judgments directed to the individual alternatives each treated in isolation.

JMK 8 : 344-5[4]

Cet argument est dirigé contre la théorie classique des probabilités et contre le principe de Bernoulli qui la fonde – « principe de raison non suffisante[5] », que Keynes rebaptise « principe d’indifférence » (JMK, 8 : 60). Pour déterminer des probabilités numériques et mesurables, l’hypothèse de probabilités égales – ou d’indifférence – est nécessaire. Selon la règle de Bernoulli, les probabilités sont égales s’il n’y a aucune raison d’attribuer aux alternatives en présence des probabilités inégales. Dans un jeu de hasard ayant un nombre de résultats n-concevables, chaque résultat a la probabilité de 1/n (ibid. : 44-45). Les probabilités selon Keynes ne se laissent pas mesurer numériquement lorsqu’il n’existe pas de dénominateur commun : « Si notre expérience et notre connaissance étaient complètes, nous n’éprouverions pas le besoin du calcul des probabilités. Et là où notre expérience est incomplète, nous ne pouvons espérer en dériver des jugements probables sans recours à l’intuition ou à quelques principes a priori. L’expérience, contrairement à l’intuition, ne fournit pas de critère qui permettrait de juger, sur la base d’un indice donné, si les probabilités de deux propositions sont égales ou non » (ibid. : 94). La prémisse rigide assignant en l’occurrence des probabilités égales est inacceptable à ses yeux. De plus, il est problématique que l’indifférence ne puisse exister que dans le cas d’alternatives de même valeur et d’un univers logique atomique (ibid. : 73). Cette prémisse de l’atomisme logique n’est donc pas aux yeux de Keynes une hypothèse qui ait du sens du point de vue du jugement individuel et de la raison humaine[6]. La raison juge sur la base d’analogies et de comparaisons[7]. Les théories ne sont pas définitives, mais seulement probablement vraies. Il s’ensuit que nous ne pouvons pas savoir quand deux tests sont parfaitement identiques. L’objection de Keynes au principe de Bernoulli est dirigée contre son mode d’application, qu’il décrit comme relevant de « règles mécaniques » (ibid. : 57). Comme je l’ai fait remarquer plus haut, ce principe serait en dernière instance pour Keynes une pure et simple « petitio principii » (ibid. : 59). Du reste, pour lui le jeu de hasard ne constitue un exemple adéquat de probabilités numériques que si les prémisses identifiées comme définissant la situation sont effectivement satisfaites (ibid. : 42 et suiv.)[8]. Le concept de probabilités non numériques, si important pour Keynes, est précisément à distinguer de ce type de cas.

Keynes analyse le concept de probabilités non numériques au moyen des notions de « capacité de perception » (ibid. : 4; 19) et de « jugement relativement au contexte », et, qui plus est, en se référant au processus individuel d’acquisition de la connaissance : « une première partie de notre connaissance est obtenue directement, une autre par raisonnement » (ibid. : 3). C’est donc dans le cadre de sa théorie de la connaissance que Keynes caractérise de telles relations de probabilité (ibid. : 19). Dans cette perspective, la probabilité est le résultat de relations logiques opérées par l’individu entre énoncés et perception :

(…) probability may be called subjective. But in the sense important to logic, probability is not subjective. It is not, that is to say, subject to human caprice. (…) The theory of probability is logical, therefore, because it is concerned with the degree of belief which it is rational to entertain in given conditions, and not merely with the actual beliefs of particular individuals, which may or may not be rational.

JMK, 8 : 4

La référence au sujet conduit Keynes à l’étude de l’induction et de la philosophie de Hume (ibid. : 246). La probabilité produit un continuum de jugements, qui fonde la croyance en une certaine hypothèse en fonction des éléments qui s’avèrent disponibles : « Aucune proposition n’est en elle-même probable ou improbable, de la même manière qu’aucun lieu ne peut être intrinsèquement distant; et la probabilité d’un même énoncé varie selon l’évidence présentée, élément qui constitue en quelque sorte son origine de référence (...) » (ibid. : 7). Le jugement de probabilité lui-même n’est pas identique au « degré rationnel de croyance » (rational degree of belief) en un jugement de probabilité :

As the relevant evidence at our disposal increases, the magnitude of the probability of the argument may either decrease or increase, according as the new knowledge strengthens the unfavourable or favourable evidence; but something seems to have increased in either case (…) I express this by saying that an accession of new evidence increases the weight of an argument.

JMK, 8 : 77[9]

Le « poids d’un argument » exprime le degré de croyance en un jugement de probabilité. Si le nombre d’éléments de preuve sur lequel les prémisses de l’argument de probabilité sont basées augmente, cela a pour effet d’augmenter le degré de croyance, mais non le degré de probabilité de l’état du monde sur lequel porte ce jugement.

Keynes est parvenu à une transformation terminologique qui est caractéristique aussi bien du Treatise on Probability que de sa théorie économique : « Dès lors que nous sommes passés de la logique de l’implication et des catégories du vrai et du faux à la logique des probabilités et aux catégories de la connaissance, de l’ignorance et de la croyance rationnelle, nous portons notre attention à une nouvelle relation logique, à laquelle nous n’étions pas intéressé en dépit de son caractère logique, et qui ne peut être expliquée ou définie dans les termes de notre conception antérieure » (JMK, 8 : 8)

Cette transformation conceptuelle permet de classer la théorie de Keynes comme se situant au-delà de l’approche empirique et du constructivisme.

Pour mieux justifier mon interprétation, je souhaiterais maintenant évoquer certaines divergences de vue entre Keynes et Hume. Hume interprète les arguments probables et moraux comme étant des énoncés logiquement non valides car produits par l’imagination. Pour Keynes, au contraire, les énoncés probables et moraux sont des arguments valides. Keynes accepte leur aspect imaginé et n’adhère pas à l’exigence de Hume qui fait de la rigueur mathématique une condition sine qua non de la validité d’un énoncé de probabilité. L’un des postulat centraux de Keynes est le suivant : « Les probabilités commencent et finissent avec les probabilités (…) L’importance des probabilités peut être déduite uniquement à partir de l’affirmation qu’il est rationnel d’être guidé par elles dans nos actions; et la dépendance pratique vis-à-vis d’elles peut être justifiée uniquement par l’affirmation que, dans l’action, nous devons agir en en tenant compte jusqu’à un certain point. C’est la raison pour laquelle les probabilités sont, selon nous, un “guide de vie” » (JMK, 8 : 356).

Selon Keynes, la raison est l’horizon de référence pour la prise de décision et pour l’action dans l’incertitude. Ce qui est important dans la citation précédente, c’est la référence à l’action par laquelle Keynes se démarque de Hume. Dans la philosophie de Hume, l’individu agit sur la base d’un savoir probable sans pouvoir expliquer la vérité, tandis que le philosophe, lui, connaît la vérité. Keynes refuse cette dichotomie non seulement dans le Treatise on Probability (JMK, 8 : 55), mais aussi dans sa théorie économique. L’individu agit malgré l’incertitude, l’ignorance et les fondements fragiles de sa capacité d’anticipation[10] :

Nor can we rationalise our behaviour by arguing that to a man in a state of ignorance errors in either direction are equally probable, so that there remains a mean actuarial expectation based on equi-probabilities. For it can easily be shown that the assumption of arithmetically equal probabilities based on a state of ignorance leads to absurdities.

JMK, 7 : 152

Keynes affiche encore ici son scepticisme à l’égard de l’approche mathématique des anticipations, et cela fonde son insistance sur l’importance de la rationalité, des « esprits animaux » et du « jugement conventionnel » pour l’action. En terminant cette section, il importe de faire le constat suivant : Keynes oppose le « principe de variété indépendante limitée » (Principle of Limited Independent Variety) au principe de Bernoulli. Comme Kant, il affirme que les objets s’orientent vers la perception et non le contraire. Keynes reprend à son compte la position épistémologique que Kant développe dans la Critique de la raison pure (1787) en réponse à Hume et à l’erreur de l’empirisme[11].

4. La théorie économique de Keynes

Nous considérerons à présent plus précisément la thèse de départ – le refus qu’oppose Keynes aux concepts rigides parce qu’inadéquats – dans le contexte de sa théorie économique. La reconstruction de l’argument aspire à montrer qu’aucune « règle de Keynes », qui serait analogue à la « règle monétaire des k-pour cent », n’est indispensable pour Keynes. La raison en est que Keynes conçoit le processus monétaire comme discrétionnaire et comme étant une activité engageant les banques centrales elles-mêmes. On ne trouve nulle part dans son oeuvre la représentation néoclassique selon laquelle la fonction de la banque centrale serait de tromper le marché. Si Keynes procède par abstraction, ce qui est le cas en partie dans l’analyse de la politique monétaire contenue dans la Théorie générale, c’est en raison de la méthode basée sur la clause ceteris paribus. La prise de décision en contexte d’incertitude et d’insécurité est une composante essentielle de la situation même pour les banques centrales. Dans la théorie moderne, la demande monétaire ne peut être prévue ex ante (Tobin, 1983). Dans cette mesure même, l’analyse conjoncturelle sur laquelle se fonde l’offre monétaire ne peut être qu’approximative. Or, il existe une règle formelle concernant l’offre monétaire qui exige que la demande monétaire s’exprime en conformité avec la « politique de la fenêtre ouverte par le taux d’escompte », même à des taux d’intérêt élevés. Bagehot (1873) parle pertinemment à cet égard de « taux de pénalité ». Cette politique monétaire et la fonction de la banque centrale en tant que prêteur de dernier recours ont été décrites par Bagehot grâce à l’exemple de la Banque d’Angleterre[12]. La stratégie d’une banque centrale doit être de diriger l’attente du marché et de ne pas se laisser prendre en otage par le marché. Dans ce jeu entre des acteurs non homogènes, aucun concept rigide n’est nécessaire pour pouvoir satisfaire la fonction de stock monétaire et la stabilité des prix. Au contraire, le processus d’équilibre des attentes du marché relativement aux buts fixés par la banque centrale exige de celle-ci à la fois proximité et distance par rapport aux événements du marché. Un des caractères de la politique monétaire est le non-synchronisme entre l’action de la banque centrale et les réactions qu’elle produit sur le marché, qui se manifeste dans la structure des taux. La structure des taux résulte selon Keynes des « enseignements du passé et les prévisions courantes de la politique monétaire future » (Keynes, 1936 : 211-212).

Il faut noter que le plaidoyer de Keynes en faveur d’une politique monétaire discrétionnaire concerne aussi l’interdépendance internationale, également importante dans l’action des banques centrales. Son intérêt se concentre sur le procédé complexe d’harmonisation des prix relativement aux restrictions de l’économie extérieure, établies par le système du cours des changes (JMK, 21 : 367). Keynes rejette les taux paritaires de change fixe pour favoriser le commerce et préfère une politique discrétionnaire. Dans son article « The International Note Issue and the Gold Standard », Keynes argumente en faveur d’une politique monétaire discrétionnaire et contre un système de cours fixes ou fondé sur l’étalon-or[13]. Dans A Tract on Monetary Reform, il dénonce l’illusion d’utiliser l’étalon métallique comme substitut à la stabilité des prix dans l’économie interne. Les « règles du jeu » appartiennent à la théorie pure sans expérience et sont donc pour Keynes des « concepts vides ». À l’encontre du mythe de l’étalon-or, les banques centrales ont pratiqué une politique active de taux d’intérêt. Par conséquent, la prétendue règle « devenait précaire à cause de son artificialité – bien longtemps avant la guerre » (JMK, 1923 : 171). Pour la politique des banques centrales, « les étalons non métalliques dont nous avons l’expérience ont été tout sauf des expériences scientifiques menées dans le calme » (ibid. : 170).

Alors qu’il recherche des solutions aux problèmes qui se posent dans la période d’après-guerre et notamment à celui de la restructuration du système monétaire international, Keynes se trouve confronté aux constructions théoriques classiques dont il nie la possibilité pratique et la clarté théorique (JMK, 25 : 21-22). Cette dysfonctionnalité des concepts théoriques touche également l’économie basée sur le papier-monnaie, dans laquelle il n’y a pas d’équivalents or aux billets de banques (JMK, 1923 : 170). « Il aurait été absurde », écrit Keynes, « de réguler les taux bancaires en référence à une mesure qui avait perdu toute signification (…) » (ibid. : 172). Le sacrifice des taux d’intérêt à des fins d’équilibre économique externe est inacceptable : « Il est essentiel qu’ils soient utilisés dans le futur en tenant compte exclusivement des conditions intérieures et, en particulier, de la situation de l’emploi » (JMK, 21: 366). Pour éviter une course à la dévaluation entre systèmes économiques, Keynes considère possible de stabiliser le cours des changes, mais dans certaines limites seulement (ibid. : 368). Notons, par ailleurs, qu’il refuse les cours de change flexibles comme méthode de liquidation du marché. Les efforts de Keynes lors des négociations de Bretton Woods témoignent de sa distance à l’égard des règles rigides et restreintes au champ d’action d’un pays particulier. Moggridge montre bien que, dans ses notes, Keynes critiquait les règles du plan White et réclamait pour les divers États une certaine latitude d’intervention (Moggridge, 1986 : 68). La conception keynésienne du multilatéralisme peut être étudiée en détail dans ses notes datant des années 1942-1944 (JMK, 25 : 74-75). La conception multilatérale est ici préférée à la conception bilatérale, car Keynes voyait poindre dans le bilatéralisme le danger d’une nouvelle guerre[14]. Pour illustrer mon propos, je voudrais brièvement mentionner l’International Clearing Union (ICU) dont le but était d’éliminer les déséquilibres de bilan de paiement à l’aide de sanctions positives et négatives. Dans la perspective keynésienne, il n’est pas tolérable pour l’économie mondiale qu’un pays ait en permanence un excédent de production, car cela implique qu’il y a au moins un autre pays qui doit supporter un déficit permanent. L’ICU était un moyen de résoudre les problèmes monétaires internationaux, résultant des déséquilibres persistants de bilan de paiement. Keynes ne met pas le concept d’équilibre en relation avec une solution formelle, mais avec la capacité d’expérimentation de la réalité économique (JMK, 25 : 77). En dernière instance, on peut juger que Keynes n’a pas simplement refusé les concepts rigides en politique monétaire et dans la constitution des relations monétaires internationales : il a aussi dépassé l’opposition « règles versus pouvoir discrétionnaire » (rules versus discretion).

Conclusion

On peut suivre le détachement conceptuel de Keynes par rapport à la manière de pensée traditionnelle comme s’il s’agissait d’un fil rouge courant à travers ses manuscrits, passant à travers sa théorie des probabilités – qui constitue une véritable théorie de la connaissance – et traversant ses écrits économiques. Keynes parvint à transformer la terminologie, ce qui eut une importance paradigmatique dans la formulation de sa théorie économique. C’est du reste ce qui permet de considérer que, du point de vue épistémologique, la théorie keynésienne se situe au-delà des approches empiriste et constructivisme. Pour Keynes, l’individu agit malgré l’incertitude dans laquelle il baigne, malgré l’ignorance dans laquelle il se trouve et en dépit des fondements fragiles des anticipations qu’il forme, tandis que les facteurs contextuels gagnent en signification. De ce fait, l’application de concepts rigides apparaît tout à fait inadéquate à ses yeux.