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Introduction

Que reste-t-il de Keynes? Nous traiterons cette question en étudiant un aspect de la lecture que cet auteur propose de Malthus, le « premier des économistes de Cambridge » (JMK, 10 : 101). À la lumière de ses propres préoccupations, il n’est guère surprenant que Keynes ait particulièrement apprécié l’opposition de Malthus à Ricardo concernant la possibilité d’une déficience de la demande effective et le rôle attribué à cette dernière dans l’explication des variations du niveau de l’emploi[1]. Et si Keynes estime que Malthus, négligeant le rôle fondamental du taux d’intérêt, fut « incapable d’expliquer clairement (…) comment et pourquoi la demande effective pouvait être insuffisante » (JMK, 10 : 102)[2], il n’en proclame pas moins que Malthus a élaboré une « notion d’insuffisance de la demande effective (qui) acquiert une place certaine comme explication scientifique du chômage » (JMK, 7 : 362).

Tout cela a maintes fois été souligné. Cependant, la multitude et la variété des commentaires et des analyses que l’on trouve dans la littérature sur la nature de cette parenté dont Keynes se réclame témoigne de l’absence de consensus sur ce sujet[3]. Cette variété et cette multitude ont de nombreuses causes dont l’étude n’entre pas dans le cadre de cet article. Nous n’en mentionnons que deux : celles qui nous permettent d’introduire aux raisons qui justifient à nos yeux une nouvelle analyse de cette parenté. La première renvoie à la diversité des interrogations que les économistes privilégient ou sélectionnent pour étudier la proximité des analyses de ces deux auteurs. Quant à la seconde, elle concerne la multiplicité des interprétations de la théorie de la demande effective que Malthus élabore[4].

L’interrogation que nous privilégions dans cet article prend sa source dans l’affirmation de Keynes selon laquelle ses affinités avec l’analyse de Malthus proviennent du souci de ce dernier de prendre en compte la réalité du monde réel « jour après jour »[5], et ce, en traitant « de l’économie monétaire dans laquelle nous vivons », contrairement à Ricardo qui traite « de l’abstraction d’une économie à monnaie neutre » (JMK,10 : 97).

Or, tout d’abord, la réalité dont Malthus cherche à rendre compte ne concerne pas ce qui se passe dans le monde « jour après jour », pas plus que celle dont Keynes rend compte d’ailleurs, comme il apparaît dans la première section, où nous comparons la façon dont chaque auteur pose la question de l’insuffisance de la demande effective, en particulier en ce qui concerne les liens entre micro et macroéconomie.

Mais surtout, la réalité dont Malthus cherche à rendre compte n’est pas liée au caractère monétaire de l’économie. Nous montrons en effet dans la deuxième section que, bien que Malthus insiste à plusieurs reprises sur la nécessaire prise en compte de la monnaie, il est néanmoins possible d’interpréter ses propositions concernant la possibilité d’une insuffisance de la demande effective, ou de la surproduction générale, en termes réels. De plus, nous mettons en évidence ce que nous appelons la forme forte de la surproduction générale sur la base d’un comportement spécifique des capitalistes que l’on peut trouver chez Malthus, mais dont, à notre connaissance, on ne trouve aucune trace dans la littérature.

Dans la troisième section, nous analysons les raisons pour lesquelles, de notre point de vue, Malthus insiste sur le fait que « dans la réalité, le travailleur de ce pays est payé en monnaie ». Il est ainsi possible de conclure à la neutralité de la monnaie dans l’analyse de Malthus.

Dans la quatrième section, à la lumière de cette analyse, dépassant le simple constat d’une erreur de la part de Keynes, nous proposons une interprétation de sa lecture de Malthus concernant la prise en compte de la réalité qui l’amène à gratifier son prédécesseur d’une monnaie non neutre. En effet, notre analyse nous permet d’identifier la réalité « du monde dans lequel nous vivons » privilégiée par Malthus, qui le conduit à rejeter la loi de Say, et de la comparer avec celle de Keynes. Si nos deux auteurs sont proches lorsqu’ils partagent l’idée d’une menace pesant sur le monde économique ainsi que le souci de voir la théorie en rendre compte, ils se différencient quant à la nature de cette menace.

1. Insuffisance de la demande effective et équilibre des marchés

Commençons par préciser un point commun et une différence entre les deux auteurs dans la façon même de poser la question d’une possible insuffisance de la demande effective, sur lesquels Keynes n’éprouve pas le besoin de s’attarder.

1.1 Équilibre des marchés

Pour nos deux auteurs, l’insuffisance de la demande effective ne doit pas être imputée à une quelconque défaillance des mécanismes concurrentiels d’allocation des ressources. Malthus exprime clairement qu’il s’agit pour lui de montrer la possibilité d’une déficience de la demande effective, qu’il nomme surproduction générale,

en dépit de (…) l’égalisation des taux de profit, en dépit de l’intelligence de nos marchands et de nos manufacturiers qui ne peuvent pas rester obstinément inattentifs à leurs intérêts, et en dépit d’une abondante quantité de capital flottant prêt à saisir n’importe quelle chance de profit. (…) La doctrine de l’égalisation des profits nous enseigne que les surproductions partielles ne peuvent pas durer longtemps. L’intérêt des producteurs individuels à déplacer leurs capitaux vers les emplois les plus profitables est si évident et si pressant qu’il ne peut pas être longtemps négligé.

Malthus, 1823 : 204-205

De manière très proche, Keynes affirme :

Pour exprimer les choses concrètement, nous ne voyons pas de raisons de supposer que le système existant ferait un très mauvais usage des facteurs de production employés. (…) Lorsque neuf millions de personnes sont employées sur dix millions désireuses et capables de travailler, il n’est pas évident que le travail de ces neuf millions soit mal orienté. Le reproche au système n’est pas que les neuf millions devraient être employées à des travaux différents, mais qu’il devrait y avoir du travail pour le million restant.

JMK, 7 : 379

Envisager un dysfonctionnement macroéconomique sans dysfonctionnement du marché dans son rôle d’allocation des ressources[6] procède d’un choix théorique dont on voit mal comment il pourrait s’expliquer par un quelconque souci de coller à la réalité; l’observation du monde réel ne nous enseignant évidemment pas que le marché joue bien ce rôle. Si Malthus, comme Keynes, choisit de raisonner sous l’hypothèse d’équilibre des marchés, on ne peut l’expliquer par son désir de rester au plus près des « faits observés, jour après jour, dans le monde réel dans lequel nous vivons », ou parce qu’il « détestait s’égarer trop loin de ce qu’il pouvait tester par référence aux faits. » (JMK, 10 : 95). Notons d’ailleurs que ce choix théorique n’est pas évident : il suffit de rappeler qu’un contemporain de Malthus, Torrens, élabore une théorie des crises de surproduction générale en s’appuyant sur l’hypothèse contraire : l’échec du marché dans son rôle d’allocation des ressources. Pour Malthus comme pour Keynes, il s’agit d’un choix théorique qui ne peut se comprendre que dans le cadre des débats avec les économistes dont ils cherchent à remettre les thèses en cause[7].

1.2 Lien micro-macro

Cependant, Malthus, contrairement à Keynes, considère que les problèmes afférents à la grandeur du produit et au niveau de l’emploi (en fait, à leurs variations) ne doivent pas être traités séparément de la théorie des prix. Au contraire. Pour montrer la possibilité d’une insuffisance de la demande effective, il s’appuie sur les propositions élaborées lors de son étude de la formation des prix (en particulier, l’intensité de demande, « le sacrifice que les demandeurs doivent faire pour rendre effective l’offre régulière d’une marchandise » [Malthus, 1827 : 245]), et transpose au niveau macroéconomique certaines propositions établies au niveau microéconomique. Nous verrons en particulier le rôle crucial joué par l’hypothèse d’une baisse de prix plus que proportionnelle à l’accroissement de la quantité produite et offerte dans l’explication de la surproduction générale[8].

2. Surproduction générale en termes réels

Nous nous proposons maintenant de rendre compte des propositions de Malthus concernant la possibilité d’une insuffisance de la demande effective, ou de la surproduction générale, en termes réels, en l’absence de toute monnaie. Nous avons identifié deux formes de surproduction générale, que nous qualifions respectivement de « faible » et « forte », la seconde étant de loin la plus intéressante.

2.1 Forme faible de la surproduction générale

D’après Malthus, les capitalistes peuvent affecter leur revenu à deux types de consommation. La consommation productive (« emploi de la richesse en vue de la production future », en particulier l’embauche de travailleurs productifs), et la consommation improductive (« consommation de richesse comme revenu, avec en vue la subsistance et le plaisir, mais pas le profit », en particulier l’embauche de travailleurs improductifs, cuisiniers, musiciens, etc.) (Malthus, 1827 : 248). Partons d’une situation dite naturelle, le taux de profit étant « naturel », la demande effective n’étant pas insuffisante. À cette situation est associé un certain partage du revenu en consommation improductive et consommation productive. Puis, envisageons une modification de ce partage au profit de la consommation productive[9] :

les capitalistes ont résolu d’être économes et, se privant de leur luxe ordinaire, d’épargner sur le revenu et d’ajouter à leur capital. (…) Dans le cas supposé, il y aurait évidemment sur le marché une quantité inhabituelle de marchandises de toutes sortes, due au fait que ceux qui étaient auparavant embauchés dans les services personnels ont été convertis par l’accumulation du capital en travailleurs productifs; tandis que le nombre de l’ensemble des travailleurs restant le même, (…) les marchandises devraient nécessairement baisser de valeur comparées avec le travail, de façon à grandement baisser les profits (…). Mais c’est justement ce qu’on entend par (…) surproduction générale. (Malthus, 1836 : 316, notre traduction, ainsi que pour les autres passages tirés de cette édition[10])

La situation décrite ci-dessus correspond à ce que nous appelons la forme faible de la surproduction générale, en ce qu’elle se caractérise par une simple baisse du taux de profit. Dans ce passage, le nombre de travailleurs embauchés reste le même avant et après la surproduction. La baisse du taux de profit correspond à une modification de la distribution du produit en faveur des salariés au détriment de la consommation des capitalistes. Ce passage appelle plusieurs commentaires.

Tout d’abord, la baisse du taux général de profit est associée pour Malthus à une mesure de la valeur des marchandises en termes de travail commandé[11]. Ensuite, il semble qu’une hypothèse soit nécessaire à l’obtention du résultat ci-dessus : le nombre de travailleurs disponibles pouvant être embauchés consécutivement à l’accroissement de la production doit rester le même[12]. Les marchandises produites sont échangées contre du travail. Une quantité plus grande de produit s’échangeant contre la même quantité de travail, le salaire réel augmente et le taux de profit diminue. Au contraire, si, face à la nouvelle production, plus de travailleurs étaient disponibles, il semblerait alors que l’accroissement de la production pourrait être compatible avec un maintien du taux de profit et ne pas engendrer de déficience de la demande effective ou de surproduction générale (au sens faible : simple baisse du taux général de profit). Enfin, pourquoi voir un problème dans la situation décrite dans ce passage, et la qualifier de surproduction générale? C’est, comme chacun sait, ce qu’objecte Ricardo[13]. En effet, soit les capitalistes peuvent continuer à avoir un motif d’accumulation avec un taux de profit plus faible, et il n’y pas de problème, soit ils jugent ce taux insuffisant, et libre à eux de rétablir, à la période suivante, une affectation du produit conforme à la structure consommation improductive-consommation productive (et donc travail improductif-travail productif) souhaitée.

2.2 Surproduction générale et « mise au chômage des classes travailleuses »

Malthus répond aux objections de son ami :

Si dans le processus d’épargne, tout ce qui était perdu par le capitaliste était gagné par le travailleur, le frein au progrès de la richesse serait seulement temporaire, comme l’a établi Ricardo. Et on n’aurait pas besoin d’en redouter les conséquences. Mais si la conversion du revenu en capital poussée au-delà d’un certain point doit, en diminuant la demande effective pour le produit, jeter les classes travailleuses au chômage, il est évident que l’adoption d’habitudes parcimonieuses au-delà d’un certain point doit être accompagnée par les effets les plus pénibles d’abord, et ensuite par une dépression manifeste de la richesse.

Malthus, 1836 : 326

Il récuse donc le fait que l’insuffisance de la demande effective puisse n’engendrer qu’une simple modification de la répartition du produit en faveur des travailleurs au détriment des capitalistes. La situation dont Malthus veut rendre compte ne se caractérise donc pas par une simple baisse du taux général de profit (forme faible). L’insuffisance de la demande effective doit s’accompagner d’une mise au chômage de travailleurs, puis d’une diminution de la richesse produite. Ce que nous baptisons forme forte de la surproduction générale.

2.3 Forme forte de la surproduction générale

Pour obtenir un tel résultat Malthus doit faire en sorte que l’objection de Ricardo à la forme faible n’ait plus de raison d’être. En d’autres termes, les capitalistes ne doivent pas avoir le choix que leur autorise Ricardo. Ils doivent se trouver dans l’impossibilité soit d’accumuler autant avec un taux de profit plus faible, soit de restaurer la situation initiale à la période suivante en cas d’insatisfaction. En particulier, les capitalistes doivent se trouver dans « l’impossibilité »[14] d’embaucher autant qu’avant la décision de transformer les travailleurs improductifs en travailleurs productifs :

Il est bien connu que l’effet de l’accroissement de la quantité sur le prix et la valeur est fréquemment de baisser la valeur des marchandises bien plus que proportionnellement à l’accroissement de la quantité. Mais quand c’est le cas, la masse de ces marchandises doit, après l’accroissement de leur quantité, commander une plus petite quantité qu’avant de n’importe quel objet qui n’a pas changé de valeur. Supposons maintenant que cet accroissement a eu lieu (…) dans le fond spécifiquement destiné au maintien du travail; la conséquence nécessaire sera que, au lieu d’une demande inhabituellement grande de travailleurs, il y aura une demande diminuée, et la masse de ces fonds ne sera pas adéquate pour embaucher autant de gens qu’auparavant. Ou une partie des travailleurs sera complètement débauchée, ou la totalité devra être employée seulement partiellement.

Malthus, 1823 : 200-1

Dans la forme faible de la surproduction générale étudiée plus haut, une quantité accrue de marchandises commandait la même quantité de travail qu’avant la transformation des travailleurs improductifs en travailleurs productifs, Malthus faisant l’hypothèse que le nombre de travailleurs restait le même. Dans la forme forte, une quantité accrue de marchandises en commande moins. Dans la forme faible, la valeur globale de cette quantité plus importante de marchandises restait la même. Dans la forme forte, la valeur globale de cette quantité plus importante de marchandises est diminuée. Ce qui correspond à une baisse de valeur plus que proportionnelle à l’accroissement de la quantité produite et écoulée. Cette situation est clairement décrite aussi dans le passage suivant :

Bien qu’un homme puisse vendre sa marchandise pour plus de blé et de vêtements qu’elle ne lui en a coûté, il peut néanmoins se trouver dans la situation fâcheuse où le blé et les vêtements, une fois qu’il les a obtenus, ne peuvent pas, en raison d’un changement de leur relation au travail, commander le service du même nombre d’hommes que ceux qui ont été employés dans la production de la marchandise contre laquelle ils ont été échangés; dans ce cas, le profit (…) serait grandement réduit et pourrait même disparaître. Il est alors vain pour nous de mesurer la demande pour une marchandise par la quantité de n’importe quelle autre marchandise que l’on peut obtenir en échange, puisque nous devons en dernier ressort en référer au travail comme le seul étalon de la valeur réelle de toute chose et de sa demande effective.

Malthus, 1836 : 319

Dans la forme forte, la décision de transformer des travailleurs improductifs en travailleurs productifs a pour conséquence que le travail commandé par le produit devient inférieur au travail qu’il incorpore[15]. D’une part, des travailleurs sont alors inéluctablement et immédiatement mis au chômage[16], d’autre part, à la période suivante moins de marchandises seront produites[17]. Sous sa forme forte, la surproduction générale ne laisse pas de prise aux objections de Ricardo. Mais comment une telle situation peut-elle advenir? La réponse à cette question est cruciale pour comprendre la « réalité » de la société dont Malthus veut rendre compte.

2.4 Forme forte de la surproduction générale et formation du salaire réel

Une telle situation est rendue possible sur la base d’un comportement particulier que Malthus attribue aux capitalistes en tant que demandeurs de travail salarié. D’après lui, comme il l’expose dans les développements consacrés à la formation des prix, la concurrence que se font les capitalistes, en tant que vendeurs de marchandises, peut les conduire à baisser les prix plus que proportionnellement à l’accroissement de la quantité produite et offerte, et ce, d’autant plus que l’impatience de vendre ou la crainte de ne pas vendre est importante. De même – autre face de la médaille[18] – la concurrence que se font les capitalistes sur le marché du travail, en tant que demandeurs de travail, peut les conduire, dans la crainte de ne pouvoir embaucher autant de travailleurs qu’ils le désirent, à proposer des salaires réels si élevés, qu’ils se trouvent dans l’impossibilité d’embaucher autant de travailleurs qu’auparavant. Le salaire réel ne se forme donc pas mécaniquement par simple confrontation d’une quantité de biens salaire et d’une quantité de travail. Des capitalistes, que l’on pourrait qualifier de « real wage makers », peuvent par leur comportement engendrer une situation de crise. L’hypothèse avancée par Malthus dans la forme faible[19], et soulignée par Torrens, n’est plus nécessaire. Il apparaît donc que, dans son refus de la loi de Say, Malthus met au coeur de son raisonnement une modalité spécifique de formation du salaire réel[20]; c’est elle qui lui permet d’obtenir le résultat souhaité : la possibilité d’une déficience de la demande effective accompagnée d’une diminution du niveau d’emploi.

3. Mais où est passée la monnaie… non neutre?

3.1 Introduction de la monnaie

On peut s’étonner de trouver chez Malthus une analyse de la surproduction générale en termes réels, non seulement parce que Keynes le crédite d’une conception de la crise dans le cadre d’une économie monétaire (avec monnaie non neutre), mais surtout parce que Malthus lui-même considère que :

Les auteurs théoriques en Économie Politique, par crainte de sembler attacher trop d’importance à la monnaie, ont peut-être eu trop tendance à la rejeter hors de leur considération dans leurs raisonnements (…). (Ce) moyen de circulation joue un rôle si important (…) qu’il n’est pas sans danger de le laisser de côté dans nos raisonnements, et que toutes les tentatives d’illustrations (…) (qui procèdent de la sorte) ne peuvent manquer de nous induire en erreur.

Malthus, 1836 : 324, note

et rappelle à plusieurs reprises : « Dans la réalité, le travailleur de ce pays est payé en monnaie » (Malthus, 1827 : 248). Effectivement, Malthus fournit aussi une explication de la surproduction générale dans un monde où les salariés sont payés en monnaie, « comme dans la réalité ». Nous ne traitons que de la forme « forte » qui est la plus intéressante, puisqu’elle seule implique la mise au chômage de travailleurs. L’histoire racontée en termes monétaires s’en trouve alors modifiée comme suit. Les capitalistes transforment les travailleurs improductifs en travailleurs productifs, et leur versent désormais comme salaires monétaires ce qu’ils leur versaient auparavant comme gages monétaires. La concurrence qu’ils se font, en tant que vendeurs, dans la crainte de ne pas vendre la quantité accrue de marchandises ainsi produites, les conduit à baisser les prix monétaires plus que proportionnellement à l’accroissement de la quantité produite. Ce qui, à salaire monétaire inchangé – hypothèse sous laquelle Malthus raisonne, comme nous allons le voir – les met dans l’impossibilité d’embaucher autant de travailleurs qu’avant. Pour déterminer s’il est ou non légitime d’attribuer à Malthus une monnaie non neutre, il nous faut préalablement identifier les raisons qui le conduisent à souligner qu’on ne peut indûment négliger la monnaie. Nous en voyons principalement deux.

3.2 Constance du salaire monétaire et variation du salaire réel : « l’hypothèse fatale »

La première vise à souligner qu’il ne faut pas se laisser abuser par la constance du salaire monétaire « dans la réalité » :

Bien qu’on puisse dire que la dépense du travailleur (…) consiste presque entièrement en nourriture et habillement, pourtant le pouvoir de commander une quantité donnée de travail ne peut jamais être représenté par une quantité de blé et d’habillement. Dans la réalité, le travailleur de ce pays est payé en monnaie, et tandis qu’il arrive fréquemment que pendant plusieurs années consécutives le prix monétaire du travail reste le même, le prix monétaire du blé varie continuellement, et le travailleur peut recevoir une année une valeur deux fois plus grande de blé que l’année précédente.

Malthus, 1827 : 55

Le fait que dans la réalité le salaire soit payé en monnaie risque donc d’occulter cette autre réalité fondamentale : les salaires réels peuvent varier, et varient effectivement.

Il n’y a pas d’hypothèse aussi fatale à une juste explication de ce qui se passe réellement dans la société que celle qui considère que les salaires (…) en blé et en vêtements sont toujours les mêmes (…). Toutes les causes les plus communes d’une accélération ou d’un retard dans les mouvements de la grande machine de la société humaine impliquent des variations, et souvent de grandes variations, dans les salaires réels du travail.

Malthus, 1827 : 60-61

Ainsi, l’hypothèse ou l’erreur « fatale » concerne, non pas l’omission de la monnaie, mais la non-prise en compte des variations du salaire réel. De plus, il ne s’agit pas de n’importe quelles variations.

3.3 Deux causes de variation du salaire réel

En effet, la seconde raison pour laquelle Malthus introduit le paiement du salaire en monnaie dans son explication de la crise vise à mettre l’accent sur deux modalités différentes de hausse du salaire réel, comme il l’exprime clairement dans le passage suivant :

M. Ricardo semble toujours penser que cela revient au même pour le travailleur qu’il puisse acheter plus de biens grâce à un accroissement du prix monétaire du travail ou grâce à une diminution du prix monétaire de ces biens; mais ces deux événements, bien qu’apparemment similaires dans leurs effets, peuvent être et sont en général tout à fait différents.

Malthus, 1836 : 393

Seule la hausse du salaire réel liée à la baisse du prix monétaire des biens (et précisons : une baisse plus que proportionnelle comme celle envisagée plus haut) peut correspondre à une situation de crise, et engendrer du chômage[21].

3.4 La monnaie malthusienne est neutre

Les raisons identifiées ci-dessus, qui conduisent Malthus à introduire la monnaie dans son explication d’une possible insuffisance de la demande effective, ne devraient donc pas autoriser Keynes à en déduire que « Malthus traite de l’économie monétaire dans laquelle nous vivons » (JMK, 10 : 97), d’une monnaie non neutre. En effet, nous avons vu que Malthus propose une analyse de la possibilité de la crise en termes réels, et que lorsqu’il introduit la monnaie dans cette analyse, il nous met en garde contre l’erreur qui consiste à inférer de la constance « dans la réalité » du salaire monétaire celle du salaire réel, souligne qu’il ne faut pas se laisser abuser par ce fait, et distingue deux types différents de hausse du salaire réel. Contrairement à Keynes, Malthus rejette la loi de Say sur la base d’une analyse où la monnaie est neutre.

Mais il est intéressant pour notre propos de souligner qu’on peut aboutir à la même conclusion sur la base des arguments de Keynes. Ce dernier lie le rejet de la loi de Say à la non neutralité monétaire :

Il est pertinent de se demander si la fluctuation de la demande effective peut être correctement décrite comme un phénomène monétaire. (…) (soit) si les fluctuations peuvent survenir en l’absence de monnaie. La difficulté de répondre à cette question est en partie due à l’ambiguïté ou à l’obscurité de ce qu’il faut entendre par l’expression « utiliser de la monnaie » (…). Peut-être que toute chose en termes de laquelle les facteurs de production passent contrat pour être rémunérés, qui n’est pas et ne peut pas être une partie du produit courant et peut être utilisée autrement qu’à l’achat du produit courant, est, en un sens, monnaie. S’il en est ainsi, mais pas autrement, l’utilisation de la monnaie est une condition nécessaire des fluctuations de la demande effective.

JMK, 29 : 85-86

Logiquement, la possibilité de rendre compte, chez Malthus, d’une éventuelle insuffisance de la demande effective en l’absence de toute référence à la monnaie, les salariés pouvant tout aussi bien être payés en biens salaire, « partie du produit courant », aurait dû conduire Keynes à conclure que ce dernier raisonne dans le cadre d’une économie à monnaie neutre.

4. Rejet de la loi de Say et « réalité(s) du monde »

Est-ce l’évidence aux yeux de Keynes que la loi de Say ne peut être rejetée qu’avec une monnaie non neutre qui l’amène à créditer Malthus de cette dernière? Et par là même de toutes les qualités qu’il associe à un tel rejet, en particulier l’aptitude de sa théorie à rendre compte de la réalité du monde dans lequel nous vivons? On peut le penser. Quoi qu’il en soit, cette attitude l’empêche d’accéder à la spécificité de l’analyse de Malthus, puisque pour ce dernier le rejet de la loi de Say ne se fonde pas sur un refus de la neutralité monétaire, mais sur la prise en compte d’une caractéristique, essentielle à ses yeux, de l’économie qu’il étudie et qui n’est pas inhérente à son caractère monétaire. Avant de préciser en quoi consiste cette caractéristique, un détour est nécessaire. En effet, lorsque Malthus affirme :

(Les partisans de la loi de Say) sont tombés dans quelques erreurs fondamentales (…) (en particulier) ils ont considéré les marchandises comme si elles étaient des figures mathématiques ou des caractères arithmétiques dont les relations doivent être comparées, au lieu d’articles de consommation qui doivent naturellement être comparés au nombre et au désir des consommateurs.

Malthus, 1836 : 316-317

il convient de ne pas se méprendre sur la nature du désir des consommateurs qui importe pour Malthus. Le passage suivant l’éclaire sans ambiguïté :

Considérons ce qu’on entend par montant de la demande effective (…). A. Smith nous dit justement que le travail a été la monnaie originelle avec laquelle toute chose a été achetée. Si certaines marchandises, objets de désir, ne pouvaient être obtenues autrement qu’en travaillant, la personne qui les désirerait aurait ou non une demande effective pour elles, suivant qu’elle serait capable ou désireuse de les acheter moyennant le sacrifice nécessaire de travail; et la quantité de travail qu’elle serait capable ou désireuse de donner pour les obtenir pourrait (…) être considérée comme le montant de sa demande.

Malthus, 1823 : 190

Que l’on admette ou non avec Smith que le travail ait été la monnaie originelle avec laquelle toute chose a été achetée, ce qui importe est que pour Malthus, finalement, les marchandises s’échangent contre du travail. De plus, pour lui, les marchandises sont essentiellement produites pour acheter plus de travail productif qu’il n’en a été nécessaire à leur production (le désir d’accumulation des capitalistes). La caractéristique de l’économie qu’il met au coeur de son analyse, c’est l’échange capital-travail salarié. C’est dans cet échange que doit être cherchée la possibilité d’une déficience de la demande effective, et non dans le caractère monétaire de l’économie étudiée. Lorsque Malthus décrit des capitalistes qui se font concurrence en tant que vendeurs de produit, ce qu’il privilégie est en fait l’autre face de la médaille : c’est de la concurrence que se mènent les capitalistes en tant que demandeurs de travail que Malthus déduit la possibilité d’une insuffisance de la demande effective. On peut compter sur l’intelligence des propriétaires de capital en ce qui concerne l’allocation des ressources entre les branches[22]; mais il n’en va pas de même en ce qui concerne leur désir d’accumulation, qui peut avoir des effets néfastes pour eux et l’ensemble de la société. La spécificité de l’économie qui en menace le fonctionnement gît dans la relation capital-travail salarié.

À la lumière de cette analyse, nous pouvons revenir à ce que Keynes identifie comme la cause principale de la « défaite » de Malthus, son principal défaut : « il a totalement négligé le rôle joué par le taux d’intérêt » et voilà pourquoi « (si) Malthus a vu ce qui était vrai, il n’a pas vu pourquoi cela était vrai » (JMK, 10 : 102). Mais si Malthus ne voit pas le rôle joué par le taux d’intérêt, c’est tout simplement, si l’on veut bien nous autoriser un anachronisme, parce que Malthus n’est pas keynésien. Pour Keynes, le « défaut fatal » de la théorie classique, c’est « d’échouer à développer une théorie satisfaisante du taux d’intérêt » (JMK, 13 : 489), tandis que pour Malthus, « il n’y a pas d’hypothèse aussi fatale à une juste explication de ce qui se passe réellement dans la société que celle qui considère que les salaires (…) en blé et en vêtements sont toujours les mêmes (…) ».

Pour chacun, « l’erreur fatale » correspond logiquement au fait de ne pas prendre en compte la « réalité » de l’économie étudiée qui, de son point de vue, rend possible une insuffisance de la demande effective. Mais nos deux auteurs privilégient chacun une réalité de nature différente, parce qu’ils ont une représentation différente du fonctionnement du système capitaliste, et par là-même de ce qui le menace. Ce que Keynes ne perçoit pas.

Certes, comme Malthus, il avait le souci de voir la théorie économique prendre en compte la possibilité de dysfonctionnements macroéconomiques dans un système de marché non imputables à des déficiences de ce dernier. Mais il tenait avant tout à donner la primauté aux phénomènes monétaires que la théorie classique niait. Il a cru (voulu?) voir chez Malthus un précurseur de ses propres positions. Mais la réalité de l’économie dont Malthus cherche à rendre compte n’est pas la monnaie- qui finalement reste neutre dans son analyse- mais les spécificités qui caractérisent le rapport capital/travail salarié.

Conclusion

Dans la préface de la Théorie générale, Keynes écrit :

La difficulté est non pas dans les nouvelles idées, mais d’échapper aux anciennes qui ont poussé leurs ramifications, pour la plupart d’entre nous qui avons été élevés comme nous l’avons été, dans tous les coins de nos esprits.

JMK, 7 : xxiii

Il est probablement difficile d’échapper aux idées anciennes; mais la lecture que Keynes nous propose de Malthus illustre qu’il est parfois tout aussi difficile d’y accéder. Or certaines idées anciennes ont encore beaucoup à nous apprendre sur la réalité du monde. D’ailleurs, les idées de Keynes ne sont-elles pas désormais anciennes?