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Introduction

Avec l’émergence durant les années soixante-dix de la stagflation, coexistence du chômage et de l’inflation, les nouveaux économistes classiques ont pu décréter la « mort de l’économie keynésienne ». En effet, les politiques de stop-and-go d’après-guerre, reposant sur un arbitrage entre inflation et chômage, et visant ainsi au « réglage fin » (fine tuning) de l’économie, n’étaient plus à même de lutter simultanément contre ces deux fléaux. C’est donc l’inefficacité de ces politiques contra-cycliques dites keynésiennes qui enclencha, dans un premier temps, le rejet de la théorie keynésienne elle-même.

Qu’en est-il de Keynes lui-même? Quelle aurait été son analyse du chômage persistant, des années soixante-dix jusqu’à nos jours? Quelle politique de l’emploi aurait-il préconisé? Et surtout, quel regard aurait-il porté sur ces politiques de stop-and-go? À défaut de pouvoir répondre directement à ces questions, il nous paraît intéressant de revenir sur la politique de l’emploi défendue par Keynes dans ses écrits politiques. En effet, Keynes n’est pas seulement un théoricien pur, mais aussi un économiste intéressé par les questions pratiques, très influent dans les milieux officiels. Il est l’un des premiers, mais non le seul, à défendre une politique de travaux publics pour lutter contre le sous-emploi, dès le milieu des années vingt, et il s’oppose violemment au retour de l’Angleterre au système de l’étalon-or à la parité d’avant-guerre. Dans son rôle de conseiller du Prince, Keynes propose sa propre analyse du krach boursier de 1929, puis de la Grande Dépression des années trente. Mais Keynes est aussi un opposant constant à l’inflation, car celle-ci porte en elle les germes de la récession à venir. C’est la raison pour laquelle il s’oppose à une politique de relance globale en 1937, alors que le taux de chômage est encore de 13 %, lui préférant une politique régionale de l’emploi. Enfin, Keynes est loin de préconiser l’abandon de l’arme monétaire : si la maîtrise des taux d’intérêt est fondamentale, il n’est cependant pas question de l’utiliser comme une arme de court terme. En particulier, manipuler les taux d’intérêt de court terme, en espérant de cette façon freiner un boom inflationniste revient, pour Keynes, à « jouer avec le feu », en hypothéquant l’efficacité d’une baisse des taux lorsque le retournement du cycle se fera sentir. Une telle politique est donc à proscrire. L’objectif de la politique monétaire se restreint pour Keynes au maintien à un niveau stable et faible des taux de long terme.

Durant les années trente, Keynes prend donc des positions contrastées concernant la politique de l’emploi, dont certaines, notamment au sujet de la politique monétaire ou de l’inflation, peuvent surprendre. L’objectif de cet article est d’analyser la politique de l’emploi préconisée par Keynes durant cette période, afin de mettre en évidence la cohérence de ses positions pratiques avec l’analyse théorique développée dans la Théorie générale. Pour cela, nous distinguerons deux périodes, à savoir les années de forte récession de 1930 à 1933, et la période de risques inflationnistes de 1937 à 1939. L’étude de la première période mettra en évidence l’objectif précis assigné à une politique de travaux publics pour lutter contre le chômage involontaire, à savoir la relance de l’initiative privée, à travers un signal fort de l’État. Ensuite, l’analyse des positions défendues par Keynes dès 1937, un an seulement après la publication de la Théorie générale, montrera la pertinence du concept de chômage volontaire pour mieux comprendre les causes et, de là, les remèdes au sous-emploi.

1. La question des salaires et la lutte contre le chômage involontaire : 1930-1933

Les années vingt sont marquées en Angleterre par un fort chômage qui culmine, en 1932, à un taux d’environ 22 % (Kahn, 1976 : 24). Le parti libéral de Lloyd George propose un programme de travaux publics pour lutter contre le sous-emploi dès 1924, et Keynes contribue au débat et soutient Lloyd George avec la publication la même année de son article « Does Unemployment Need a Drastic Remedy? ». Il faut cependant attendre la brochure écrite en 1929 avec Henderson Can Lloyd George do it? pour voir émerger un raisonnement en termes d’emplois secondaires induits par la vague initiale d’emplois primaires, et la réponse au « point de vue du Trésor ».

La défense d’un programme de travaux publics nécessite de prouver que les politiques salariale et monétaire sont, pour des raisons et à des degrés divers, inefficaces pour résoudre le sous-emploi, et que la politique de travaux publics n’évincera pas l’investissement privé. Ensuite, l’objectif d’un tel programme n’est pas tant de se substituer à l’investissement privé que de le relancer, en « amorçant la pompe ».

1.1 La question des salaires en 1930

Notons tout d’abord que, à cette époque, Keynes se déclare favorable à une réforme du système d’assurance chômage, du fait de la rigidité des salaires et celle de la localisation de la main-d’oeuvre qui en découle : une réforme de ce système s’impose. Keynes considère également que les salaires réels sont trop élevés, du fait de la forte baisse des prix et du retour à l’étalon-or, à une parité identique à celle d’avant 1914. Ainsi, « les statistiques disponibles suggèrent qu’il y a eu un degré remarquable de stabilité de la division proportionnée du rendement »[1] (Keynes, 20 : 293), c’est-à-dire des salaires réels.

D’un côté, Keynes met en garde le gouvernement et les syndicats contre les effets pervers induits par des salaires réels trop élevés, tels que le découragement de l’initiative privée du fait de la réduction des profits, et la réduction de la compétitivité de l’Angleterre, par rapport au salaire d’efficience de pays comme l’Allemagne; il s’oppose également aux revendications salariales des syndicats. De l’autre, il est farouchement opposé à une baisse des salaires monétaires pour lutter contre le chômage massif, parce qu’une telle mesure est impraticable, et qu’elle entraîne des effets pervers[2].

Dans la Théorie générale, le rejet d’une politique salariale flexible ne reposera plus essentiellement sur la difficulté pratique à mettre en oeuvre une telle politique, mais sur les effets dévastateurs d’une telle mesure sur les anticipations des entrepreneurs. De plus, Keynes préconisera une politique salariale rigide, et non flexible, pour stabiliser les prix, et donc le système économique dans son ensemble[3]. En fait, en 1930, tout se passe comme si Keynes reconnaissait que, en présence de sous-emploi, les salaires réels sont trop élevés, mais qu’une réduction salariale – nécessairement monétaire – serait extrêmement difficile à mettre en oeuvre. Sa position, sur ce point, se modifiera profondément au cours des années trente.

1.2 Les travaux publics

Dans « The Great Slump of 1930 », Keynes insiste sur l’extrême violence de la récession. Le chômage apparaît de façon aussi massive parce que les entrepreneurs anticipent qu’ils ne vendront pas une éventuelle production supplémentaire, les prix ayant plus diminué que les coûts. Pour Keynes, « la cause fondamentale du problème réside en l’absence de nouvelle entreprise, à cause d’un marché de l’investissement insatisfaisant » (Keynes, 9 : 131).

En effet, les prêteurs exigent des taux d’intérêt trop élevés et les emprunteurs sont eux aussi méfiants, du fait de la baisse des prix. Dans un tel contexte, l’action isolée d’une banque centrale ne suffit pas. Si les banques centrales d’Angleterre, des États-Unis et de la France agissaient ensemble, il serait possible de rétablir la confiance sur le marché des prêts de long terme. Une baisse des taux d’intérêt pourrait alors « revitaliser l’entreprise et l’activité partout et restaurer les prix et les profits, de telle sorte que les roues du commerce mondial fonctionneraient à nouveau » (Keynes, 9 : 134). Or, la politique monétaire n’est pas toujours efficace. En effet, dans tous les débats autour de la dépression, Keynes fait l’hypothèse d’un petit pays ouvert : le retour à la parité-or empêche l’Angleterre de réduire à elle seule les taux d’intérêt. Ensuite, une augmentation de la masse monétaire peut s’avérer inefficace en raison de la spéculation à la baisse sur les marchés financiers. Enfin, même si la politique monétaire pouvait diminuer le taux d’intérêt de long terme, les anticipations des entrepreneurs sont si pessimistes que la baisse des taux d’intérêt se révélerait à elle seule insuffisante. Il est donc nécessaire pour l’État d’envoyer un signal fort de reprise économique, afin de relancer l’initiative privée. Tel est l’objectif d’une politique de travaux publics.

Keynes défend pour la première fois un programme de travaux publics pour relancer l’activité économique en 1924, dans « Does Unemployment Need a Drastic Remedy? » puis dans Can Lloyd George do it?, écrit avec Henderson et publié en 1929. Le projet défendu dans cette brochure consiste en un programme de travaux publics de 100 millions de £. Keynes et Henderson ne manquent pas de souligner la modestie de cette proposition, eu égard au 2 000 millions de livres sterling que représente le coût total du chômage – assurance chômage, paiement de salaires et donc impôts perdus, chute de la production, etc. Le programme libéral consiste en la mise en oeuvre de projets d’investissements publics, mais aussi semi-publics, en particulier concernant les routes et les voies de chemin de fer, afin de favoriser la « coopération entre l’État et les autres intérêts » (Keynes, 9 : 96). Il ne s’agit donc pas de se substituer à l’investissement privé, mais de le faciliter, en renversant les anticipations des entrepreneurs, en « amorçant la pompe ». Dans la suite de leur article, Keynes et Henderson répondent au point de vue du Trésor qui soutient l’existence d’un effet d’éviction de l’investissement public sur la dépense privée, en mettant en avant les sources d’épargne supplémentaire disponibles. Enfin, dans la section intitulée « Is it Socialism? », Keynes et Henderson affirment clairement que :

Whether we like it or not, it is a fact that the rate of capital development in the transport system, the public utilities and the housing of this country largely depends on the policy of the Treasury and the government of the day.

Keynes, 9 : 113

Cependant, « l’objectif n’est pas de développer l’entreprise d’État » (Keynes, 9 : 114), mais seulement de « faciliter l’entreprise privée » (Keynes, 9 : 113).

L’ensemble des articles politiques de Keynes postérieurs à Can Lloyd George do it? reprendront ce thème, en le perfectionnant. Il s’agira en particulier d’affiner la réponse au « point de vue du Trésor », de préciser le type de projets d’investissement envisageables dans un tel programme et de quantifier le multiplicateur d’emploi.

Ainsi, dans « A Programme for Unemployment » publié en février 1933, Keynes dénonce le programme du ministère de la Santé consistant à interrompre la construction immobilière et à ordonner aux autorités locales de réduire leurs programmes normaux de dépenses en capital, et il appelle à une réactivation des programmes de développement local. En fait, toutes les initiatives pour « briser le cercle vicieux » (Keynes, 21 : 158) doivent être entreprises. Ensuite, Keynes préconise de profiter de la baisse des coûts de construction de 20 % à 30 % et de celle du taux d’intérêt d’environ 1/3 pour instaurer un Bureau national du logement (National Housing Board) qui pourrait mettre en oeuvre une vaste politique de logement, grâce à un emprunt garanti par le Trésor, en collaboration étroite avec l’initiative privée. En effet :

It should work in close co-operation with the building societies, they providing in the main the bridge between the Board and private individuals, the guarantee of the Board making possible the provision through building societies of houses to be let.

Keynes, 21 : 160

La création de cet Office national du logement constitue un premier exemple de ce qu’il faut entendre par socialisation de l’investissement, même si le terme n’apparaît pas ici : il s’agit d’intervenir sur le volume total de l’investissement, en facilitant et en coordonnant l’initiative privée, bien que cela n’engage pas la nationalisation des moyens de production.

Les articles « The Means to Prosperity » et « The Multiplier », publiés respectivement en mars et avril 1933 reprennent de façon systématique l’ensemble des arguments développés précédemment. Tout d’abord, Keynes se déclare en faveur de la décentralisation la plus large possible de la politique de travaux publics, mais sous l’égide d’une autorité centrale pour la sélection et le financement des projets. Ensuite, les travaux publics constituent la première étape de la reprise des dépenses financées sur fonds d’emprunt, les autres conditions de cette reprise étant, tout d’abord, un crédit bancaire souple et abondant afin de faire face aux dépenses de capital circulant (working capital)[4] et, ensuite, un taux d’intérêt de long terme très bas. De plus, hausse de l’emploi et équilibre budgétaire ne sont pas des objectifs paradoxaux, bien au contraire. En effet, les problèmes budgétaires rencontrés par l’Angleterre sont selon Keynes essentiellement dus à la baisse des impôts perçus, précisément à cause de la chute de l’emploi, et donc du revenu global. Et, bien que le budget de l’aide aux chômeurs et celui du gouvernement soient séparés, la hausse de l’emploi réduit le coût de l’assurance chômage et donc, en un sens, le déficit global de l’État.

En résumé, en 1933, le multiplicateur est évalué précisément, grâce à la mise en évidence des fuites du circuit, à la suite des travaux de Kahn en 1931. À cette date, les tenants d’une politique d’investissement public possèdent des arguments à opposer au point de vue du Trésor. L’un des problèmes sérieux rencontrés par un tel programme concerne « les difficultés pratiques d’initiative et d’organisation, (…) toutes les sortes de difficultés, de frictions et de délais » (Keynes, 20 : 305). C’est la raison pour laquelle il est impératif de mettre en place un Office national de l’investissement :

We think that efficiency and forethought might be much increased if a body were to be set up which might be designated the Board of National Investment, in the hands of which all matters relating to the deliberate guidance of schemes of long-term national investment would be concentrated.

Keynes, 20 : 307

Un point fondamental apparaît dès 1933, à savoir la question des goulots d’étranglement engendrés par un programme de travaux publics. Keynes est déjà conscient que l’ampleur du multiplicateur décroît avec le chômage, du fait de l’augmentation des prix. Cette hausse des prix est le « symptôme que les ressources en surplus ne sont plus adéquates dans certaines directions » (Keynes, 9 : 343). Mais surtout, cette décroissance du multiplicateur au fur et à mesure que l’emploi augmente traduit précisément l’efficacité de la politique de travaux publics. C’est la raison pour laquelle il est essentiel de distinguer une politique anti-déflationniste (Keynes, 20 : 440) d’une politique inflationniste (Keynes, 20 : 441). Une politique anti-déflationniste, telle qu’un programme de travaux publics en période de sous-emploi, conduit à une hausse modérée des prix. Cette dernière est pleinement souhaitable en période de sévère déflation, car « on ne peut pas espérer rétablir l’emploi tant que les employeurs se pensent incapables de produire sans subir des pertes » (Keynes, 20 : 441). En effet, la hausse modérée des prix est favorable aux anticipations des entrepreneurs et rétablit des profits normaux. En revanche, si les profits et l’investissement ont atteint un niveau « normal », une hausse future de l’investissement et des prix crée des « profits d’aubaine », aux dépens des consommateurs. Une telle situation peut alors être qualifiée d’inflationniste.

If there is still unemployment, inflationary measures may contrive to reduce it, just as anti-deflationary measures had previously; but there is now important disadvantages due to the social and other repercussions of inflationary conditions to be weighted on the other side. Thus inflationary methods of remedying unemployment would be open to objections which do not apply to anti-deflationary methods.

Keynes, 20 : 441

Keynes est en effet un adversaire farouche et constant de l’inflation[5], et son opposition à une politique de relance globale en 1937, alors que le taux de chômage est de près de 13 %, est à rapprocher de son opposition en octobre 1930 à une politique inflationniste de réduction du chômage.

2. La lutte contre l’inflation et la politique de réarmement : 1937-1939

En 1937, l’Angleterre connaît sa quatrième année consécutive de reprise. Il existe, selon Keynes, des risques inflationnistes, bien que le taux de chômage soit encore au-dessus de 12 % (Peden, 1980 : 570). En 1939, l’effort de guerre nécessite des investissements importants, qui entraîneront une augmentation du revenu global de 15 % à 20 %. Là encore, Keynes craint l’inflation malgré un taux de chômage toujours de 12 %. Alors, pour éviter la spirale inflationniste, Keynes propose un plan d’épargne forcée sur le principe d’une paye différée à la fin de la guerre.

Deux notions sont fondamentales pour comprendre les positions anti-inflationnistes de Keynes à une époque de fort chômage : la question des goulots d’étranglement ainsi que le concept de chômage volontaire élaboré dans la Théorie générale.

2.1 Les risques inflationnistes et la politique régionale de l’emploi

Malgré un taux de chômage très élevé, Keynes prétend, dans « How to Avoid a Slump », qu’il n’y a « plus d’avantage à appliquer une stimulation générale au centre », c’est-à-dire une politique de demande globale, car « la structure économique est malheureusement rigide » (Keynes, 21 : 385). Il préconise de mettre en place ce qu’il convient aujourd’hui d’appeler une politique régionale de l’emploi. En effet, le chômage est très élevé au nord de l’Angleterre et relativement faible au sud. Selon lui, « nous avons plus besoin aujourd’hui d’une demande mieux distribuée que d’une demande plus importante » (Keynes, 21 : 385). Pour réduire le chômage dans les zones frappées par la crise économique, « des mesures ad hoc sont nécessaires » (Keynes, 21 : 385). Dans ce contexte, Keynes tente d’expliquer à la fois comment arrêter le boom et stabiliser le revenu global à ce niveau, afin d’éviter une éventuelle récession : l’investissement doit être maintenu à un niveau correspondant à l’épargne de plein emploi. Pour cela, il est nécessaire de retarder certains projets de développement en capital, pour réduire les risques inflationnistes actuels et, dans le même temps, « préparer la voie à une hausse des investissements sains » (Keynes, 21 : 387) lorsque les investissements non récurrents – comme les dépenses en capital circulant – auront diminué, de même que les investissements hasardeux dus à des profits anormaux. L’objectif de Keynes est donc de planifier l’investissement pour éviter la dépression et, dans le même temps, contrôler le boom.

Soulignons tout d’abord que Keynes s’oppose catégoriquement à la hausse des taux d’intérêt[6]. Pour lui, la dépression suivrait nécessairement la mise en oeuvre d’une politique de loyer de l’argent cher, du fait des conséquences du resserrement du crédit sur l’investissement.

The long-term rate of interest must be kept continuously as near as possible to what we believe to be the long-term optimum. It is not suitable to be used as a short-period weapon.

Keynes, 21 : 387

Relever les taux d’intérêt revient, pour Keynes, à « jouer avec le feu » (Keynes, 21 : 389), à cause des effets dévastateurs d’une telle mesure sur « toute la structure de la confiance et du crédit » (Keynes, 21 : 389). Les véritables moyens de contrôle du boom sont en fait les suivants : tout d’abord, rembourser la dette de l’État, grâce à une augmentation des impôts; ensuite, retarder tous les projets dont les autorités locales peuvent s’abstenir, pour les réactiver aux premiers signes de retournement de la conjoncture; enfin, favoriser dans une certaine mesure les importations, même si cela entraîne une détérioration de la balance commerciale.

La stabilisation de l’activité économique à son niveau actuel nécessite d’agir sur la consommation et sur l’investissement. D’un côté, il faut maintenir le niveau de consommation atteint, en reconstruisant le système social, et en accroissant la propension à consommer de « ceux qui ont le plus besoin de consommer davantage » (Keynes, 21 : 394). Mais surtout, il s’agit de planifier l’investissement. De nombreux secteurs sont à mi-chemin entre le secteur privé et le secteur public; ils ont donc tout autant besoin de « la stimulation d’une politique publique » (Keynes, 21 : 394) que d’un faible taux d’intérêt. Puisque la mise en oeuvre d’investissements sains prend du temps, le Bureau de l’investissement public (Board of Public Investment) pourrait organiser l’investissement global en coordonnant les initiatives privées et publiques. Il ne s’agit cependant pas d’initier des projets non rentables pour la collectivité :

In special cases subsidies may be justified; but in general it is the long-term rate of interest which should come down to the figure which the marginal project can earn.

Keynes, 21 : 395

Quelques mois plus tard, en mars 1937, lorsqu’il publie « Borrowing for defence », le contexte politique s’est en grande partie modifié, puisque le Chancelier de l’Échiquier souhaite maintenant lancer un emprunt de 80 millions de livres sterling, afin de financer sa politique de réarmement. Dans la situation de quasi-plein-emploi décrite par Keynes quelques mois auparavant, existe-t-il ou non des capacités de production excédentaires suffisantes pour absorber une telle augmentation de la demande? Ou cette dernière va-t-elle se traduire essentiellement par une hausse des prix? Pour Keynes :

If we suppose the full rate of Government spending to begin immediately, without any improvement in the export industries or any reduction in other activities, unsupported by organised overtime, by careful planning and an interval for the planning to take effect, there is a risk of what might fairly be called inflation.

Keynes, 21 : 406

Il est donc nécessaire de planifier et d’organiser l’investissement pour éviter l’inflation. Le gouvernement doit adresser ses commandes en priorité aux « zones spéciales », où le taux de chômage est le plus élevé, car « organiser la production dans les zones spéciales est le moyen d’obtenir le réarmement sans l’inflation » (Keynes, 21 : 407). De plus, il faut envisager plus de « planification et de transfert de main-d’oeuvre » (Keynes, 21 : 406). Ainsi :

It is easy to employ 80 to 90 per cent of the national resources without taking much thought as to how to fit things in. For there is a margin to play with, almost all round. But to employ 95 to 100 per cent of the national resources is a different task together. It cannot be done without care and management.

Keynes, 21 : 409

En résumé, bien que le taux de chômage soit de 12 %, Keynes craint maintenant qu’une hausse de la demande globale, sans aucune planification de l’investissement, ne mène à l’inflation. S’il est possible de mettre en oeuvre le programme de réarmement, tout en réduisant le chômage et en évitant l’inflation, cela ne peut se faire qu’avec une organisation stricte de l’économie, et une coopération étroite entre les différents acteurs de l’économie, à savoir l’État, les syndicats, et les entrepreneurs.

2.2 « Comment financer la guerre? »

En 1939, la question de l’inflation est encore plus cruciale, du fait de l’ampleur de l’effort de guerre. Dès lors, deux questions se posent à Keynes. Tout d’abord, la politique de réarmement est-elle susceptible d’éradiquer le chômage, bloqué au-dessus des 10 %? Ensuite, comment financer la guerre sans provoquer de spirale inflationniste?

Dans « Will Rearmement Cure Unemployment? », publié en juin 1939, Keynes pose la question suivante : « combien d’hommes actuellement au chômage sont capables d’être employés pour les emplois particuliers offerts? » (Keynes, 21 : 530). Selon lui, même les observateurs les plus optimistes ne pensent pas que plus des 2/5e ou 3/5e des chômeurs puissent être embauchés sans difficultés. Et même cela n’est possible qu’avec « une très bonne organisation de l’État et de l’industrie, et une très bonne volonté de la part des syndicats » (Keynes, 21 : 530), tant du point de vue de la qualification que de la localisation de la main-d’oeuvre. Avec le programme de réarmement, « la fin du chômage anormal est en vue » (Keynes, 21 : 532), mais cela suppose une véritable coopération des partenaires sociaux et de l’État.

Au début de l’année 1939, Keynes est donc relativement confiant en la possibilité d’éliminer le chômage grâce à l’effort de guerre; l’organisation de l’investissement et la coopération des différents acteurs de l’économie permettant d’éviter l’inflation. Le temps passant, Keynes devient moins optimiste, et il envisage des mesures bien plus radicales pour financer la guerre tout en contrant l’inflation.

À la fin de l’année 1939, l’effort de guerre suppose d’augmenter le revenu global de 15 % à 20 %. Il n’est donc plus possible de faire face à la nécessité du réarmement sans inflation si la consommation augmente proportionnellement au revenu. Des mesures radicales doivent donc être prises. Dans How to Pay for the War, Keynes présente le problème auquel fait face l’Angleterre de la façon suivante :

In peacetime, that is to say, the size of the cake depends on the amount of the work done. But in wartime the size of the cake is fixed. If we work harder, we can fight better. But we must not consume more.

Keynes, 9 : 375

En temps de guerre, l’ensemble des ressources sont nécessairement utilisées; l’économie doit être exclusivement tournée vers l’investissement, et la consommation, en ce sens, n’est plus que résiduelle.

Le taux de chômage étant encore de 12,75 %, il serait possible d’augmenter la production en absorbant une grande part des chômeurs, en mettant au travail des inactifs, et en augmentant l’intensité du travail. Si notre organisation fonctionnait correctement, le revenu global pourrait augmenter des 15 % à 20 % nécessaires à l’effort de guerre en laissant la consommation privée croître de façon proportionnelle, sans risque inflationniste. Mais comme le système n’est pas encore organisé, et qu’une telle organisation prend du temps, les dépenses de l’État ne laissent en fait aucune marge de manoeuvre à la consommation privée. Par conséquent, « alors que les revenus augmentent, la consommation doit diminuer » (Keynes, 9 : 384). Keynes reconnaît en effet qu’il « persiste un volume élevé de chômage », mais que celui-ci est dû à un « échec d’organisation » (Keynes, 9 : 384), et non à la déficience de la demande. Et les obstacles à l’éradication du chômage sont de deux ordres : d’un côté, les rigidités locales concernant la localisation de la main-d’oeuvre et, de l’autre, la façon dont la demande existante devient effective – ce second problème correspond à la question des goulots d’étranglement.

But I repeat that this does not mean we are still in the age of plenty. It means that the age of scarcity has arrived before the whole of the available labour has been absorbed. I am not saying that our output cannot be increased beyond its present level. Surely it can and must be so increased as our organisation improves. But we are already making all we know how. We have to learn how to make more; and that takes time.

Keynes, 9 : 385

Le plein emploi, « l’ère de la rareté », correspond bien à l’absence de chômage involontaire, et l’éradication du chômage volontaire requiert, quant à elle, une organisation de la structure économique. En attendant de résoudre ce défaut d’organisation, de coopération, l’effort de guerre empêche précisément que ces revenus supplémentaires accroissent la consommation privée – d’un montant estimé à 1 000 millions de £. Comment retirer un tel montant de demande privée du circuit économique?

Les solutions spontanément proposées consistent en une augmentation des impôts, l’appel à l’épargne volontaire – stimulée par de la propagande –, ou l’acceptation de l’inflation. Les deux premières mesures, à elles seules, seront de toute façon insuffisantes à réduire la consommation du montant requis. Ensuite, l’inflation est le « remède » à une surconsommation le plus injuste socialement, et le plus dangereux. Ayant rejeté l’ensemble de ces solutions, Keynes propose son propre plan, à savoir l’instauration d’une épargne forcée. En quoi consiste ce plan?

Keynes propose de mettre en place un système de paye différée, pour empêcher la hausse des revenus courants, d’environ 15 % à 20 %, de se transformer en demande de biens de consommation. Il s’agit donc de différer du pouvoir d’achat vers la fin de la guerre, placé à un taux d’intérêt de 2,5 %, qui sera libéré dès les premiers signes de récession. L’argument le plus important aux yeux de Keynes consiste à rappeler que son plan représente pour les syndicats un net avantage par rapport à l’inflation et qu’il donne l’opportunité d’améliorer la distribution sociale des revenus. Son plan permet donc « d’atteindre plus de justice sociale qu’aucun autre » (Keynes, 9 : 390-391). Enfin, à la fin de la guerre, au moment où il s’agira de libérer cette épargne forcée, Keynes propose d’instaurer un prélèvement sur le capital pour éviter une hausse de la dette nationale.

Le plan d’épargne forcée défendu par Keynes constitue donc une mesure fiscale radicale de lutte contre l’inflation en temps de guerre[7].

En bref, durant les années 1937-1939, malgré un taux de chômage élevé, Keynes considère qu’une politique de relance globale conduirait irrémédiablement à l’inflation. Un taux de chômage de 12 % est imputable à la rigidité de la structure économique. Il est donc impératif de trouver des moyens de faire face aux exigences du moment, tout en contenant les risques inflationnistes. Lorsque l’effort de guerre n’est pas trop important, Keynes préconise de différer les projets d’investissement publics et semi-publics qui le peuvent, et de diriger les commandes d’armement vers les zones spéciales, de rembourser la dette publique et d’augmenter en partie les impôts. Il réitère également son projet d’un Office national de l’investissement. En 1939, alors que le réarmement prend des dimensions considérables, de telles mesures s’avèrent insuffisantes; il n’y pas d’autre solution que de contrôler la consommation privée.

Que nous apprennent ces articles, publiés peu après la Théorie générale?

La première conclusion que l’on peut tirer de cette lecture est que la question des goulots d’étranglement (Keynes, 7 : 300-301) se pose pour un niveau de chômage relativement élevé. En effet, bien que le taux de chômage soit de l’ordre de 12 %, une hausse de la demande globale, sous forme de dépense d’armement, qui s’opérerait de façon inorganisée mènerait inévitablement à l’inflation. Il est nécessaire de planifier et d’organiser la hausse de la demande globale pour franchir les points semi-critiques, jusqu’au niveau de plein emploi, si l’on veut échapper à « l’inflation absolue ».

Le second enseignement de ces articles concerne le concept de chômage volontaire. Rappelons que, dans la Théorie générale, Keynes qualifie de volontaire le type de chômage imputable aux imperfections de marché, dont la rigidité du marché du travail (Keynes, 7 : 6). Or, si les goulots d’étranglement apparaissent pour un niveau de chômage élevé, c’est justement parce que le chômage s’explique maintenant en grande partie par la rigidité de la structure économique, les imperfections sur le marché du travail – en particulier concernant la qualification et la localisation de la main-d’oeuvre – et non par le pessimisme des entrepreneurs. Ce sont justement ces imperfections de marché qui expliquent pourquoi une hausse de la demande globale est susceptible de mener à l’inflation : pour Keynes, en 1937, le plein emploi est en passe d’être atteint. Car, rappelons-le, le plein emploi correspond pour Keynes à l’absence de chômage involontaire, et non à l’absence de chômage « tout court » (Keynes, 7 : 15-16). Le concept de chômage volontaire permet donc d’élucider les positions de Keynes, un an seulement après la publication de la Théorie générale.

Conclusion

Dans la Théorie générale, la question des remèdes à apporter au chômage n’est pas abordée au delà de ses grandes lignes : Keynes s’intéresse pour l’essentiel aux causes du sous-emploi. Ainsi, seul le chômage volontaire est imputable au fonctionnement imparfait du marché du travail, à la rigidité salariale. C’est la raison pour laquelle il résulte d’un refus de coopérer au sens de Leijonhufvud[8]. Le chômage involontaire, quant à lui, s’explique par la déficience de l’investissement privé. Outre la rigidité à la baisse du taux d’intérêt et le pessimisme des entrepreneurs, le chômage involontaire est imputable à un défaut de coordination, du fait de l’incomplétude des marchés.

L’analyse des écrits politiques de Keynes datant des années trente permet de jeter un regard nouveau sur la politique de l’emploi préconisée par cet auteur, en montrant la forte cohérence de ses écrits politiques avec l’analyse théorique menée dans la Théorie générale. Tout d’abord, dans les années de forte récession, un programme de travaux publics, sous l’égide d’une autorité publique ou semi-publique, constitue une politique offensive de lutte contre le chômage involontaire. Soulignons que la mise en oeuvre de projets publics ou semi-publics n’a pas comme objectif premier de se substituer à l’investissement privé, mais de le relancer, en envoyant un signal fort de future hausse des prix. L’objectif fondamental d’un Office national de l’investissement est donc de coordonner les anticipations des entrepreneurs, afin de lutter contre le chômage involontaire.

Ensuite, le concept de chômage volontaire a une forte valeur opératoire sur le terrain de la politique économique. En effet, lorsque dans les années 1937-1939, le taux de chômage est encore au dessus de 10 %, il est vain, sinon dangereux, de chercher à le résoudre par une politique de relance globale, car le chômage est alors en grande partie imputable à la rigidité de la structure économique, au défaut d’organisation dont pâtit le système. Cela ne signifie pas qu’il est irréductible, mais cela ne peut s’effectuer sans une forte coopération de l’ensemble des acteurs économiques.

Troisièmement, Keynes s’oppose à la hausse des taux d’intérêt pour contrôler à court terme la surchauffe de l’économie. Dans une perspective de long terme, la politique monétaire est une arme importante de lutte contre le chômage, grâce au maintien du taux d’intérêt à son optimum de long terme. Mais il est hors de question, pour Keynes, de manipuler les taux d’intérêt à court terme. D’une certaine manière, tout comme pour Friedmann, la politique monétaire selon Keynes est fondée sur des règles.

Finalement, cette lecture des écrits politiques de Keynes des années trente nous permet de jeter un regard critique sur les politiques dites keynésiennes de stop-and-go, de l’après-guerre jusqu’à nos jours. Que ces dernières se substituent en dernière instance à l’investissement privé – en mettant trop souvent en oeuvre des projets strictement publics dont la rentabilité à long terme n’est pas assurée –, qu’elles s’attachent à une relance par la consommation, qu’elles s’emploient à manipuler les taux d’intérêt à court terme, ou qu’elles soient fondées sur un arbitrage entre inflation et chômage, ces politiques économiques « keynésiennes » visent à un « réglage fin » de l’économie. En cela, elles s’opposent aux prescriptions de politique économique défendues par Keynes.

En somme, il semble bien qu’une politique de l’emploi fidèle à Keynes, tant du point de vue de l’analyse des causes du chômage que de ses remèdes, reste à inventer.