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Introduction

Durant la période communiste, la plupart des enfants en situation de handicap des pays de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) étaient placés dans des internats d'État et se voyaient attribuer un statut d'orphelin, même s'ils avaient encore des parents. En effet, lorsqu'un enfant venait au monde avec un handicap, le corps médical encourageait les parents à le placer en internat car il était considéré comme « inéducable », voire « grabataire » lorsque l'enfant présentait un polyhandicap (Tobis, 2000). On entend ici par polyhandicap un handicap multiple associant une déficience intellectuelle sévère, une déficience motrice d’origine cérébrale et des problèmes de santé (Rofidal et Pagano, 2018, p. 42). De plus, les parents ne recevaient que peu de soutien matériel et financier pour s’occuper de leur enfant, ce qui encourageait les abandons. Même si les enfants placés en internat d’État y recevaient des prestations de base en étant nourris, lavés et habillés, ils demeuraient toute la journée dans leur lit et ne recevaient que très peu de stimulations et d’attention. Ils développaient alors des carences affectives, des altérations physiques liées à une position couchée continuelle ainsi que des retards de développement (Tobis, 2000).

Après la chute du mur de Berlin, de nombreux projets en faveur des personnes en situation de handicap des pays d’Europe centrale et orientale et d’ex-URSS se sont développés, dans le cadre de partenariats internationaux (Alexiu, 2013 ; Makharadze, 2009). Des structures financées par des groupes religieux, des associations, des fondations et des organismes privés ont émergé. Ces organisations visaient à soutenir les familles de personnes en situation de handicap et à améliorer les conditions d’accueil de celles qui vivaient en institution (Ciot et Van Hove, 2010 ; Lami, 2009). Progressivement, elles se sont orientées vers la désinstitutionnalisation (Alexiu, 2013).

La désinstitutionnalisation désigne un mouvement issu des milieux de la santé mentale et du handicap ayant pour objectif de remplacer progressivement les soins ou la prise en charge en institution par un accompagnement de proximité (Verdier, 2013). Elle implique un changement radical de posture vis-à-vis de l’accompagnement traditionnel en institution, en privilégiant la mise sur pied de projets de vie en milieu ordinaire (Loubat, 2013). La désinstitutionnalisation favorise ainsi l’inclusion, la participation sociale, la qualité de vie et l’égalité des droits des personnes concernées (Alexiu, 2013 ; Loubat, 2013). L’adoption de la Convention relative aux droits des personnes handicapées de l’ONU (CDPH) par l’Assemblée générale de l’ONU en 2006 a renforcé ce mouvement, de nombreux pays ayant signé et ratifié cette convention. Il s’agit de proposer un autre type d’accompagnement que l’internat aux personnes en situation de handicap, tout en veillant à respecter leurs droits et leurs besoins (Alexiu, 2013 ; Ciot et Van Hove, 2010 ; Lami, 2009).

Dans ce contexte de désinstitutionnalisation, trois projets pilotes ont été mis sur pied par des organisations locales dans trois pays : le Kazakhstan, la Russie et la Géorgie. Par « projet », nous entendons ici « un effort délibéré de réaliser des changements positifs dans la situation des personnes handicapées » (Alexiu, 2013, p. 14, notre traduction). Le premier projet est porté par le Centre Kenes, situé au Kazakhstan. Il vise à promouvoir l’intervention précoce auprès d’enfants en situation de handicap et de leur famille dans le but de prévenir leur abandon à la naissance ou en bas âge. En Russie, le projet du Foyer Sainte-Sophie propose une alternative à l’internat sous la forme d’un lieu de vie de type familial. Enfin, en Géorgie, des centres de jour ont été développés par l’association RHEA en vue d’accompagner les enfants et adolescents, leur permettre de s’intégrer dans la communauté et ainsi prévenir leur retour en internat à l’âge adulte. Les trois projets contribuent également à la promotion des droits des personnes en situation de handicap dans leurs pays respectifs, par des actions de sensibilisation de la population et de lobbying politique. Tout en bénéficiant de diverses sources de financement locales, nationales et internationales, ils sont soutenus depuis 2016 par le Bureau International Catholique de l’Enfance (BICE), dont le siège se situe à Genève, dans le cadre de son programme intitulé « Changer une vie » (BICE, 2016). Cette ONG défend les droits de l’enfant et promeut notamment des projets en faveur d’enfants en situation de handicap. Le BICE assure également la coordination entre les trois projets, dont les acteurs se rencontrent régulièrement pour mutualiser leurs expériences, réaliser de la formation continue et élargir le spectre des prestations offertes aux enfants et aux jeunes (Masse et al., 2017).

En 2016, le BICE a mandaté une évaluation des trois projets, à la demande des organisations qui les ont initiés. Les porteurs des projets souhaitaient en effet, après un an de mise en oeuvre, identifier les points forts et les aspects à améliorer dans chaque projet. Ils désiraient également contribuer au développement d’un modèle de désinstitutionnalisation valide dans le contexte post-soviétique, concernant les enfants depuis la naissance jusqu’à l’entrée dans l’âge adulte et basé sur les bonnes pratiques identifiées dans les trois projets. Une recherche évaluative a ainsi été réalisée par une équipe d’expertes du domaine du travail social de la Haute école spécialisée de Suisse occidentale, en collaboration avec la responsable du programme « Changer une vie » et les coordinatrices locales du BICE. Comme la demande émanait des porteurs des projets et visait l’amélioration de leurs pratiques, le choix s’est porté sur une méthodologie d’évaluation participative, qui s’appuie sur une co-construction du processus et permet de renforcer la validité écologique de l’évaluation (Alexiu, 2013 ; Depover, Karsenti et Komis, 2015). Le mandat comprenait également la rédaction d’un ouvrage (Masse et al., 2017) mettant en lumière les bonnes pratiques identifiées dans les projets et proposant des recommandations pour le développement d’actions de projets similaires dans d’autres pays de l’ex-URSS. Cet ouvrage, publié au terme de la démarche et fruit de la collaboration entre les partenaires des projets, l’équipe de recherche et l’ONG internationale genevoise, a été rédigé en français et traduit par le BICE dans les trois langues locales pour une meilleure diffusion. Les éléments de contextualisation ainsi que la présentation de la méthodologie et des résultats sont tirés de cet ouvrage.

Plusieurs défis ont été identifiés autour de cette recherche évaluative menée par des expertes occidentales dans des pays d’ex-URSS. Le premier concerne la diversité des représentations de l’accompagnement des personnes en situation de handicap : dans un contexte interculturel, il s’agit d’éviter d’imposer son propre cadre de référence aux situations évaluées (Piérart, 2013). Le deuxième défi réside dans la mise en oeuvre d’une démarche participative dans un contexte de distance à la fois culturelle (comme nous venons de le mentionner) et géographique (Alexiu, 2013). Le troisième défi est lié à l’interprétariat : cette recherche a nécessité des doubles, voire des triples traductions (le russe ayant été utilisé comme lingua franca en Géorgie et au Kazakhstan), ce qui soulève des enjeux non seulement sur le plan de la fidélité des traductions, mais aussi sur celui de la difficulté à traduire certains concepts (Spillner, 2012). Enfin, il faut également tenir compte de la temporalité liée à ce mandat. Sa réalisation dans un délai extrêmement restreint (novembre 2016 à juin 2017) a posé le défi de la validité de la démarche effectuée.

Cet article vise à analyser les différents défis posés par ce type de démarche. Il propose dans un premier temps une présentation de la méthodologie appliquée et des résultats de l’évaluation, puis il aborde les différents défis et enjeux découlant du processus évaluatif, en mobilisant différents concepts théoriques liés aux approches interculturelles et aux méthodologies participatives.

Méthodologie de l’évaluation

Une évaluation participative

Cette recherche s’est inscrite dans une démarche d’évaluation participative. Cette méthode consiste en une co-construction de l’évaluation par les personnes mandatées et les acteurs du projet (Depover, Karsenti et Komis, 2015). Selon cette approche, les acteurs du projet ne sont pas considérés comme des co-chercheurs mais collaborent activement au processus de recherche en étant mobilisés principalement durant les étapes de problématisation, de discussion et de diffusion des résultats, alors que les chercheurs pilotent principalement la collecte et l’analyse des données (Bonny, 2015). L’objectif d’une démarche d’évaluation en contexte international est de proposer un examen critique des améliorations réalisées grâce à la mise en oeuvre des projets et de fournir une analyse approfondie des dynamiques de changement à l’oeuvre, en donnant la parole aux personnes concernées par le handicap et à leur entourage familial et professionnel (Alexiu, 2013).

De l’été 2016 au mois de janvier 2017, sur la base des documents fournis par les partenaires locaux responsables des projets, traduits et transmis par le BICE, l’équipe de recherche a pris connaissance des projets et de leur contextualisation. Une liste des personnes à rencontrer sur le terrain a été dressée et validée par les partenaires selon des critères de faisabilité et de pertinence pour le processus évaluatif. Des guides d’entretien et des grilles d’observation ont également été conçus par l’équipe de recherche et validés par les partenaires. Les chercheuses se sont rendues sur place en février 2017. La récolte de données sur le terrain s’est déroulée sur deux semaines et demie (cinq jours entiers par projet), durant laquelle des entretiens et des observations ont été menés avec les partenaires et les autres acteurs des projets : enfants et jeunes, intervenants socio-éducatifs et thérapeutes des projets, membres des familles des enfants, représentants politiques et professionnels d’autres secteurs tels que médecins ou enseignants. Les échanges et observations ont été traduits en français. L’équipe de recherche a consigné le contenu des entretiens et des observations durant le séjour dans les trois pays. Une partie de la retranscription des données a été réalisée sur place et l’autre au retour en Suisse. Enfin, de mars à mai 2017, l’équipe de recherche a analysé les données récoltées : les transcriptions des entretiens ont fait l’objet d’une analyse catégorielle de contenu sur la base d’indicateurs relatifs aux domaines d’évaluation présentés ci-après puis une validation inter-juges a été effectuée. Pour les observations, des analyses de contenu ont été réalisées sur la base de grilles mobilisées durant la récolte des données puis une confrontation des résultats ainsi obtenus a été effectuée entre les chercheuses et avec les partenaires de terrain présents lors de ces observations (Tétreault et Guillet, 2014). L’ensemble des résultats a été mis en discussion et validé par les partenaires des projets.

Thèmes de recherche et d’analyse

À la demande du BICE, l’évaluation de ces projets a été axée sur cinq thèmes, qui ont structuré la recherche :

  • Les enfants (bien-être, qualité de vie)

  • Les familles (vécu, besoins)

  • Les professionnels (formation, charge de travail, réseau)

  • La communauté (politique, accessibilité, informations sur le handicap)

  • Les perspectives des projets

Le modèle écosystémique du développement humain de Bronfenbrenner (1979 ; 1986) ainsi que le modèle d’analyse de la production de Farand (2009) ont servi à la structuration des outils de récolte et d’analyse des données. Le modèle écosystémique de Bronfenbrenner (1979 ; 1986) part du postulat qu’une personne est reliée à ses environnements (proches et éloignés) et que ceux-ci s’imbriquent mutuellement. Il décrit les relations entre les différents environnements (ou « systèmes ») au sein desquels l’individu évolue, par exemple la famille, l’école, la société plus large. Le modèle de Farand (2009) permet d’analyser la production de services au sein de dispositifs socio-sanitaires. Il a été mobilisé dans le but d’évaluer l’accessibilité financière, géographique, culturelle, informationnelle et temporelle des prestations des différents projets évalués.

Présentation des résultats de l’évaluation

Les résultats de la recherche sont présentés ci-après par projet, sur la base des cinq thèmes abordés lors de l’évaluation. Les points forts et limites de chaque projet sont également évoqués.

Le service d’intervention précoce du Centre Kenes (Kazakhstan)

Le projet évalué au Kazakhstan s’adresse à la petite enfance. Le Centre Kenes, situé à Almaty, mène des actions de sensibilisation afin de faire évoluer les représentations du handicap et les politiques qui en découlent. Il fait notamment de la prévention auprès du personnel des orphelinats d’État, des médecins des hôpitaux et des représentants politiques. Il offre des prestations à des personnes en situation de handicap de différents âges, dont un service d’intervention précoce (SIP), qui constitue le projet ayant été évalué. Le SIP accompagne environ 175 enfants de la naissance à trois ans ; ceux-ci peuvent être porteurs d’une déficience (trisomie 21, infirmité motrice cérébrale, etc.), être considérés comme « à risque » en raison d’une naissance compliquée ou présenter un retard de développement. Le SIP propose également un soutien aux parents. Ceux-ci sont majoritairement issus de la classe moyenne ou supérieure mais certaines familles de milieux socio-économiques défavorisés sont également accompagnées. Le SIP souhaite développer des formations en intervention précoce dans les orphelinats et les hôpitaux et a débuté une campagne de prévention de l’abandon des enfants en situation de handicap, qui concerne environ 2 000 enfants par année au Kazakhstan, dont 600 à Almaty.

Le SIP est fort d’une équipe multidisciplinaire proposant un accompagnement individualisé à l’enfant. Des professionnels de l’ergothérapie, de la psychologie, de l’éducation spécialisée et du travail social collaborent dans l’accompagnement des enfants et des familles. Les locaux sont aménagés pour stimuler l’éveil des enfants avec des panneaux sensoriels ainsi que du matériel éducatif et thérapeutique, principalement issu du recyclage. Le SIP offre des consultations, des activités de groupe et de la guidance parentale. Il fait connaître ses prestations par des brochures distribuées dans les maternités et par son site internet.

Les résultats de l’évaluation montrent que le SIP est un modèle d’accompagnement multidisciplinaire innovant dans le contexte local. Il fournit aux parents des outils pour accompagner leur enfant au quotidien et le soutenir dans son développement, limitant ainsi le risque de placement en institution. La principale limite de ce projet est sa difficulté à atteindre les familles défavorisées sur le plan socio-économique et à travailler en partenariat avec les services sociaux intervenant auprès de ces familles. La politique du Centre Kenes en matière d’accompagnement des personnes en situation de handicap tend à s’imposer comme un modèle au niveau national. Cependant, il est peu soutenu par l’État sur le plan financier, ce qui entrave le développement de ses prestations.

Le Foyer Sainte-Sophie (Russie)

Le projet implanté à Moscou s’inscrit dans une politique de création de lieux de vie pour les enfants en situation de handicap en alternative à la vie en institution d’État. Ouvert en 2015, le Foyer Sainte-Sophie offre un lieu de vie à une vingtaine d’enfants, dont la majorité est issue d’un internat moscovite. Ces enfants présentent une déficience intellectuelle ou un polyhandicap. Fondé par une association caritative d’obédience religieuse, le Foyer collabore avec le Centre de Pédagogie Curative de Moscou (CPC), situé à proximité, qui propose un accompagnement interdisciplinaire en réadaptation aux enfants de la ville. Le projet repose sur l’importance de proposer aux enfants un foyer s’approchant d’un modèle familial, au sein d’un quartier comprenant diverses écoles, afin de favoriser l’inclusion. Les jeunes résidents sont répartis dans des groupes reproduisant le fonctionnement d’une cellule familiale et sont encadrés par des intervenants formés et des bénévoles. Ils bénéficient des services du CPC ainsi que d’activités sportives et culturelles inclusives dans la ville. Par contre, les écoles se trouvant dans le quartier ne leur sont pas accessibles. Ils fréquentent donc une autre école, plus éloignée mais davantage outillée pour l’enseignement spécialisé, et qui offre également des cours à distance. Malgré différentes lois promulguées en Russie depuis la ratification de la CDPH en 2012 pour promouvoir l’inclusion scolaire des enfants en situation de handicap, celle-ci reste peu développée dans le pays et s’applique principalement aux centres urbains. Elle a surtout permis d’améliorer l’accessibilité des bâtiments scolaires aux enfants ayant des déficiences physiques ou sensorielles, mais peu de mesures ont été prises en faveur des enfants ayant des déficiences intellectuelles. De plus, l’inclusion correspond davantage à de l’intégration dans la mesure où les enfants à besoins éducatifs particuliers sont regroupés dans des classes spécialisées au sein des établissements ordinaires.

L’évaluation montre que l’impossibilité actuelle de fréquenter les écoles du quartier constitue un frein à la participation sociale des enfants du Foyer. Cependant, l’inclusion se réalise de manière progressive. Le Foyer met l’accent sur la restauration des liens des enfants avec leur famille et certains intervenants du Foyer ont fait le choix d’accueillir chez eux ou d’adopter l’enfant dont ils avaient la référence. Le Foyer vise ainsi à devenir un lieu de transition entre la sortie de l’internat et une vie familiale, touchant de cette manière un nombre croissant d’enfants.

Les centres de jour de l’association RHEA (Géorgie)

La Géorgie est le premier pays de l’ex-URSS à être entré dans une politique de désinstitutionnalisation des enfants en situation de handicap, si bien qu’il ne reste plus que deux orphelinats d’État dans le pays. Les conditions de vie des personnes en situation de handicap qui sont retournées chez elles ou qui ont été placées en famille d’accueil restent cependant précaires, en particulier chez celles qui présentent une déficience intellectuelle (Makharadze, 2009). L’association RHEA, partenaire du BICE, est active dans la lutte pour l’égalité pour les personnes en situation de handicap en Géorgie. Elle a développé diverses entreprises sociales, dont un café et un atelier artisanal. Elle soutient également un projet de centres de jour visant à accueillir des jeunes récemment sortis d’institution et à les préparer à la vie adulte en les insérant dans la communauté. Deux centres ont déjà été implantés à Aspindza et Bolnisi, des villages situés dans des régions rurales. Ils proposent de l’enseignement spécialisé et une formation professionnelle passant par la confection de produits artisanaux et ils favorisent également la participation en soutenant l’inclusion scolaire des jeunes dans les écoles locales, en organisant des événements sportifs ou culturels, en fournissant des conseils aux proches et en développant un réseau de familles d’accueil. Les professionnels encadrant ces jeunes dans leurs apprentissages sont soutenus par RHEA et se voient proposer des formations continues. Les centres de jour constituent également une offre de répit pour les familles des jeunes, permettant aux parents d’exercer une activité professionnelle.

L’évaluation montre qu’à l’échelle locale, l’inclusion des jeunes à la vie du village se développe, comme l’ont mis en évidence les éléments suivants : le travail de sensibilisation réalisé par les centres auprès des écoles et de la population a contribué à faire connaître le handicap, à susciter des contacts (participation de la population à des activités et événements organisés par les centres), à créer de l’emploi (engagement de villageois par les centres) et à augmenter le nombre de familles se proposant d’accueillir des jeunes (le projet a débuté avec le placement de 11 jeunes et en comprenait 43 au moment de l’évaluation). La principale limite du projet réside dans le manque de perspectives pour les personnes devenues adultes, les prestations des centres étant actuellement destinées à des mineurs.

L’analyse des résultats a mis en évidence différents facteurs favorisant les objectifs de désinstitutionnisalisation et d’inclusion des enfants et des jeunes dans les trois projets, notamment : la présence d’un professionnel de référence pour chacun, faisant le lien entre l’enfant, sa famille, les différents services et la communauté ; la prise en compte de la famille dans sa globalité, incluant une perspective intergénérationnelle et le respect de ses spécificités socioculturelles ; la création d’occasions et activités variées (école, culture, sport, loisir, travail, etc.) permettant la rencontre et le partage d’activités entre enfants et jeunes avec et sans handicap ; l’accès à une alimentation équilibrée et à des soins médicaux et enfin la formation initiale et continue des professionnels. Les éléments limitant la portée des projets sont notamment liés à l’absence de liens avec les réseaux d’entraide orientés vers les familles précarisées ; les difficultés de communication entre les professionnels engagés dans les projets et ceux d’autres institutions concernées (hôpitaux, écoles) et enfin le manque de soutien politique et financier, limitant les possibilités de développement et de pérennisation des projets, qui s’adressent à un petit nombre d’enfants et de jeunes (pour plus de détails, consulter le rapport d’évaluation, Masse et al., 2017).

Les défis d’une démarche évaluative en contexte interculturel

Comme nous l’avons mentionné en introduction, la mise en oeuvre de la démarche a soulevé différents défis et enjeux d’ordre interculturel, liés au caractère potentiellement normatif sous-jacent au processus évaluatif.

D’une part, la dimension interculturelle peut constituer un défi à la réalisation d’une recherche évaluative, le risque consistant à imposer son propre cadre de référence aux situations évaluées (Piérart, 2013). L’enjeu que l’on peut cerner en filigrane concerne la « décolonisation des savoirs » (Luste Boulbina, 2013). Son pendant, la colonisation des savoirs, fait référence au principe consistant à imposer à d’autres régions du monde (principalement les anciens pays colonisés) des savoirs et manières de faire issus des pays occidentaux. Un changement de posture s’avère nécessaire afin de revaloriser les savoirs issus des expériences locales. L’auteure (2013, p. 19) évoque que la décolonisation des savoirs implique le questionnement « [des] transferts de connaissance, la circulation des idées » conduisant à « se demander ce que l’on a appris, ce que l’on apprend, ce qu’on peut apprendre d’autrui quel qu’il soit et d’où qu’il vienne ». Dans son ouvrage Le handicap dans le monde, Denis Poizat (2009) relève les influences multiples – historiques, culturelles, politiques, économiques – qui s’exercent sur les modalités d’accompagnement des personnes en situation de handicap dans les pays non occidentaux. Dans notre recherche, avoir recours à des experts occidentaux pour évaluer des projets conduits dans d’autres contextes socioculturels, avec à terme l’essaimage de pratiques identifiées comme « bonnes », pourrait faire penser à ce que Luste Boulbina nomme de « la provincialisation ». Celle-ci consiste à situer les représentations occidentales comme jauges de ce qui se fait de « bien » ou de « moins bien » ailleurs : une distillation de connaissances qui n’est pas sans rappeler une forme de mondialisation. La démarche participative a tenté d’éviter cet écueil en prenant en compte le point de vue des différents acteurs concernés. Il ne s’agissait pas d’un audit classique visant à vérifier la présence ou l’absence d’indicateurs prédéfinis par les évaluateurs, mais d’une évaluation co-construite avec les partenaires locaux, qui ont ainsi pu faire part des éléments importants pour eux, des contraintes et ressources contextuelles ainsi que de leurs souhaits en termes de développement de leurs projets, comme il est recommandé de le faire dans les démarches participatives (Bonny, 2015). L’externalité de l’équipe de recherche a contribué à l’apport d’un regard critique sur ces différentes dimensions, tout en incluant les représentations multiples présentes dans chaque projet. En effet, ceux-ci s’inscrivent dans des contextes socioculturels variés. Ainsi, ils se sont développés dans un dispositif d’échanges internationaux : les partenaires ont eu recours à l’expertise d’intervenants de pays étrangers pour mettre sur pied leur projet et se sont inspirés de méthodes éducatives ou de modèles en vigueur dans des pays africains, en Italie, en Allemagne, en Suisse, en Bosnie-Herzégovine et en Pologne. Les bénéficiaires des projets sont aussi caractérisés par une forte diversité socioculturelle : les familles concernées par le handicap viennent parfois de loin pour faire bénéficier leurs enfants de prestations. Par exemple, le Centre Kenes reçoit des enfants venus du Kirghizistan, de Russie et d’Ukraine. Les centres de jour de Géorgie accueillent eux aussi des personnes venant de pays voisins, l’Azerbaïdjan et l’Arménie (elles représentent respectivement 6 % et 5,7 % de la population géorgienne, mais sont davantage représentées dans les régions où sont implantés les centres de jour) (World Population Review, 2021). La mixité culturelle y est soutenue par la présence de travailleuses sociales issues de ces pays et parlant l’azéri ou l’arménien. Leur présence favorise la prise en compte et le respect des caractéristiques socioculturelles, économiques et religieuses du milieu d’origine de l’enfant. Pour ce qui est du foyer moscovite, le fait d’avoir vécu dans un orphelinat d’État a contribué à niveler les différences socioculturelles entre les enfants, un phénomène caractéristique de ce que Goffman nommait les « institutions totalitaires » (Goffman, 1961, cité par Spenlehauer, 2017). Le Foyer Sainte-Sophie, très empreint de christianisme orthodoxe, impose au personnel éducatif et aux enfants de pratiquer cette religion, contribuant ainsi à une forme d’assimilation culturelle. L’étroite collaboration du Foyer avec le CPC, neutre sur le plan confessionnel, et la place accordée aux familles d’origine des enfants atténuent toutefois ces pratiques d’assimilation. La prise en compte de cette complexité socioculturelle a ainsi favorisé, au sein de l’équipe de recherche, une posture de décentration vis-à-vis de ses propres références.

D’autre part, construire de la participation malgré la distance culturelle et géographique ne va pas de soi. Ainsi, les trois projets, bien que gérés par des organisations locales et soutenues par le BICE, subissent une forte pression de l’État, qui décide de leur droit d’exister ou non. Les partenaires locaux ont donc eu besoin de contrôler le processus d’évaluation afin d’éviter que les éléments qui en ressortent n’altèrent leurs relations avec les acteurs étatiques. De plus, la logique de transparence voulue par les démarches participatives s’est parfois heurtée aux logiques de clientélisme encore en vigueur dans ces pays post-soviétiques : ainsi, des thèmes, notamment politiques, n’ont pas pu être abordés avec certains acteurs, à la demande des partenaires de terrain. Comme le souligne Bonny (2015), dans les recherches participatives visant une transformation des pratiques, le chercheur se positionne comme un tiers parmi les autres acteurs, acteurs dont l’expertise est prise en compte au même titre que la sienne, scientifique. En l’occurrence, cette posture de tiers a permis de valider les demandes des partenaires de terrain concernant le processus de récolte des informations et de visibiliser les biais potentiels liés à cette manière de faire (en indiquant clairement dans le rapport les aspects qui n’ont pas pu être abordés).

Un troisième défi réside dans le fait qu’à l’exception d’un seul entretien, toutes les étapes de l’évaluation ont été réalisées avec des interprètes. Une traduction est bien plus qu’un « changement de code linguistique », c’est un véritable échange entre une culture et une autre, ce qui s’apparente à une forme de médiation culturelle (Spillner, 2012). Il faut donc s’assurer qu’il y ait similitude entre les différents concepts dans les langues respectives (Jentsch, 1998) et être attentif à l’interprétation que peut induire le changement de langue (Jentsch, 1998 ; Wallin et Ahlström, 2006). Dans un recensement des recherches interculturelles ayant mobilisé des interprètes, Wallin et Ahlström (2006) relèvent que les enjeux méthodologiques liés à l’interprétariat sont généralement passés sous silence par les chercheurs. Les auteurs invitent à rendre visible le rôle des interprètes et leur impact sur les résultats obtenus, à travers différentes recommandations : parler à la troisième personne au lieu de la première pour relayer les propos de la personne interviewée, afin de clarifier de qui émanent les différents éléments du discours, notamment lorsque l’interprète joue un rôle de médiation en expliquant certains éléments contextuels ; privilégier des interprètes connaissant bien le contexte culturel étudié (et pas seulement la langue) et enfin tenir compte de son point de vue sur la recherche afin d’éviter que celui-ci ne transparaisse de manière indirecte dans les résultats. Dans le cadre de la recherche évaluative, les deux interprètes parlaient le russe et étaient d’origine russe. Elles connaissaient très bien les contextes géorgien et kazakh pour être impliquées dans les échanges internationaux entre les trois projets. Elles ont donc été sollicitées par l’équipe de recherche également pour leur expertise de ces contextes et ont accompagnée l’équipe durant tout le processus (y compris la préparation en amont et les phases d’analyse et de diffusion), ce qui a contribué à l’établissement d’une relation de confiance. Cependant, le fait que les partenaires géorgiens et kazakhs se soient exprimés dans une langue seconde pour eux (le russe) a probablement contribué à un appauvrissement des contenus, de même lorsque les entretiens se sont déroulés en anglais, en français ou avec une double traduction (du géorgien ou du kazakh au russe puis du russe au français et vice-versa). De plus, les membres de l’équipe de recherche ont été conscientes que certaines parties des entretiens contenaient de la métacommunication qui ne leur était pas systématiquement rapportée : il s’agissait vraisemblablement d’éléments de clarification apportés par les interprètes aux personnes interviewées.

Enfin, tenir compte de la distance culturelle et géographique ne va pas de soi dans un mandat dont la temporalité est très courte : il a fallu gérer dans des délais assez brefs des éléments essentiels de la démarche de recherche tels que la prise de contact, la socialisation avec les partenaires, les traductions et l’interprétariat, ainsi que les délais pour obtenir les informations en amont et en aval de la récolte des données sur le terrain. Différents facilitateurs ont permis de relever ces défis : le rôle des coordinatrices du BICE, qui ont collaboré avec les partenaires depuis l’initiation des trois projets, les expériences antérieures de membres de l’équipe de recherche dans les pays de l’ancien bloc soviétique, et surtout le souhait des partenaires de terrain de co-construire cette évaluation afin d’améliorer et de développer leurs projets. Ces facilitateurs rejoignent ceux recommandés par Alexiu (2013) dans le cadre d’une démarche de même type réalisée en Roumanie.

Discussion

Dans les trois projets évalués, un pôle de compétences est venu renforcer le soutien aux familles en leur fournissant de l’information sur les droits de leur enfant et la manière de soutenir son développement. Les familles sont encouragées à maintenir l’enfant à la maison ou à entrevoir sa sortie d’institution. Le Centre Kenes, le Centre de Pédagogique Curative de Moscou, le Foyer Sainte-Sophie ainsi que l’Association RHEA et ses centres de jours s’imposent dans leur région comme des références sur lesquelles les familles peuvent s’appuyer. Ces projets découlent de réflexions issues de méthodes venues de l’étranger que les partenaires se sont réappropriées en fonction de leurs contextes respectifs d’intervention (Masse et al., 2017). Il ne s’agit donc pas d’une simple reproduction de modèle comme on peut en voir dans certains projets de développement dans le champ du handicap (Poizat, 2009), mais bien d’une démarche interculturelle de construction de nouvelles représentations et pratiques, portées par des acteurs locaux. Comme cela a été relevé, la pérennité de ces projets est menacée par leur dépendance vis-à-vis des structures étatiques qui, si elles ne contribuent que très partiellement à leur financement, ont le pouvoir décisionnel d’autoriser ou non leur poursuite.

Une démarche d’évaluation participative présuppose que les partenaires s’inscrivant directement dans les projets s’avèrent être les plus à même d’en réaliser l’évaluation et ainsi d’en faire émerger les faiblesses, les forces ainsi que d’identifier les améliorations nécessaires (Depover, Karsenti et Komis, 2015). Sur le plan méthodologique, on peut s’interroger sur le choix d’appliquer ce type de démarche dans un contexte interculturel. En effet, comment co-construire les différentes étapes de l’évaluation en grande partie à distance, avec des partenaires que l’équipe de recherche ne connaît pas au départ, et qui sont davantage habitués à se prêter à des évaluations sous forme d’audits ou d’expertises ? Le choix d’une telle démarche comportait le risque, pour l’équipe de recherche, de n’avoir qu’un accès partiel aux informations, selon les intentions des acteurs sollicités. L’équipe était consciente que des rapports de pouvoir risquaient d’émerger, dans la mesure où la poursuite de l’aide fournie aux projets par l’ONG dépendait potentiellement des résultats de l’évaluation. Cela constitue un des enjeux spécifiques aux recherches impliquant une forte différenciation des statuts entre enquêteurs et « enquêtés », comme le souligne Payet (2011) au sujet de ceux qu’il nomme les « acteurs faibles » dans la recherche sociologique. En l’occurrence, les projets ne dépendaient pas uniquement du soutien du BICE pour perdurer et, dans ce cas-ci, l’apport d’une expertise externe par des chercheurs issus de pays occidentaux constituait une plus-value pour la légitimation politique desdits projets. On peut cependant poser l’hypothèse de la persistance d’une forme de « colonisation des savoirs » (Luste Boulbina, 2013) : pour être reconnus par les pouvoirs publics, les projets semblent devoir se montrer conformes à une vision occidentale du handicap qui serait véhiculée par les experts menant les évaluations. Néanmoins, cette posture est vécue comme acceptable par les acteurs locaux dans la mesure où elle renforce le pouvoir d’agir des participants, contribuant ainsi à une amélioration notable des conditions de vie des personnes en situation de handicap. Ce type de « compromis » ferait partie des étapes nécessaires à la reconnaissance, par les autorités, de projets issus de la société civile au sein de pays en transition vers de nouveaux modèles du handicap dans un contexte de désinstitutionnalisation (Alexiu, 2013).

Conclusion

Cette recherche a permis de se rendre compte de l’évolution de certaines pratiques au sein de pays de l’ancien bloc soviétique concernant l’accompagnement des enfants en situation de handicap, avec le passage progressif d’un modèle considérant les enfants comme « inéducables » à un modèle axé sur le respect de leurs droits. Cette évaluation avait également pour but de faire ressortir et valoriser des bonnes pratiques, avec toutes les précautions que requiert le recours à ce concept. Ainsi, elle a permis de mettre l’accent sur les améliorations à apporter et d’établir une base pour différentes actions de sensibilisation à un niveau régional, national et international. De ce fait, des projets similaires pourraient émerger dans d’autres régions, d’autres pays et ainsi poser les jalons d’une approche du handicap autre que celle de l’institutionnalisation. La dimension interculturelle de l’ensemble de la démarche constitue à la fois un défi et une opportunité, révélant l’importance de prendre en compte les contextes d’émergence et d’expression des situations de handicap.