Corps de l’article

Introduction

Cet article s’inscrit dans le cadre complexe des relations entre les théories du handicap et de la culture comme conceptions du monde et de la société. Ces relations se déclinent de façons multiples et nous ne présenterons ici qu’un aspect des liens qu’entretiennent, dans le domaine de la surdité, les visions organicistes et anthropologiques de l’écart à un corps jugé « normal » (Canguilhem, 1966). Au cours des dernières décennies, le regard porté par la société sur la surdité a considérablement évolué, notamment en France. Officiellement reconnue par les pouvoirs publics français en 2005 (Légifrance, 2005a), la langue des signes a bénéficié d’une légitimation institutionnelle tardive, intervenant en parallèle de l’amélioration fulgurante des techniques de réhabilitation auditive. Au niveau international, une grande disparité de reconnaissance des langues des signes existe (Major, 2014), liée notamment à des représentations contrastées concernant la surdité, perçue exclusivement en tant que handicap fonctionnel invalidant, déficience auditive à réparer.

Nous proposons, dans cet article, de questionner l’opposition fréquemment établie entre, d’une part, une posture compensatrice de la surdité et d’autre part, des positionnements anthropologiques de la surdité, qui ont en commun un rapport culturel à la surdité. Certains positionnements anthropologiques se situent ainsi du point de vue d’une communauté linguistique minoritaire, quand d’autres situent la surdité en tant que différence à intégrer par la société (Stiker, 2013). La mise en oeuvre de la loi et des droits qu’elle octroie est alors au coeur de l’accessibilité des personnes handicapées, par le droit à la compensation. L’évolution de ces positionnements fait apparaître, nous le verrons, des frontières plus mouvantes, notamment en ce qui concerne la compensation du handicap, qui nous amènent à reconsidérer la possibilité d’un regard médian à l’intersection de ces frontières, afin de mieux comprendre et appréhender les situations familiales de parents entendants d’enfants sourds en France. Ces derniers pourraient alors, à la suite de l’annonce de la surdité de leur enfant, envisager un parcours familial à la lumière de la diversité des trajectoires linguistiques et éducatives aujourd’hui possibles. Cet article s’inscrit dans une construction interdisciplinaire des connaissances entre deux visions de la surdité encore parfois établies comme étant antagonistes : celle de la surdité comme déficience et celle de la surdité comme écart à une norme culturelle entendante. Le néologisme « entendant » vient dans ce contexte s’opposer aux sourds, sur une échelle de valeur auditive.

Dans cette perspective, nous présentons dans un premier temps une formulation théorique des dimensions du handicap à travers l’évolution de ses modèles au niveau international. L’analyse que nous proposons s’appuie sur les travaux scientifiques ayant mené à la classification du handicap proposée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) en 1980 et actualisée en 2001. Nous évoquons, dans une deuxième partie, les enjeux et les apports du modèle différentialiste de la surdité, qui porte sur les dimensions culturelles et linguistiques des minorités Sourdes. Dans ce contexte, l’emploi du « s » majuscule renvoie à la volonté de faire reconnaître cette singularité. Enfin, dans la troisième partie, nous étudions le cadre régissant l’information apportée aux parents d’enfants sourds.

L’individu et la société : l’évolution des modèles du handicap au niveau international

La notion de handicap, apparue dans le domaine législatif à la fin des années 1950, était auparavant désignée en termes d’ « incapacité » individuelle d’une personne « déficiente » (Fougeyrollas, 2010). Son entrée dans les textes de loi en 1957 marque « le passage d’une conception de la déficience renvoyant à l’incapacité, à l’inaptitude, à une perception fondée sur l’atteinte compensée et compensable grâce à la rééducation et la réadaptation » (Stiker, 2013, p. 57). Cette évolution met en lumière le déplacement des approches du handicap centrées sur la personne elle-même, déficiente et donc « incapable », vers une focalisation sur une atteinte de la personne, pouvant être corrigée. Il ne s’agit plus dès lors d’une personne déficiente, mais d’un organe déficient et réparable. L’atteinte auditive serait compensable grâce aux appareillages et à une rééducation auditive. Dans une perspective strictement biomédicale, la surdité est un handicap à compenser individuellement par une rééducation auditive, voire une maladie à réduire ou à soigner depuis l’apparition, en France, de la catégorisation « surdité permanente néonatale » dans le registre des maladies de santé publique (Meynard, 2016, p. 271). Précisons que le dépistage de la surdité fait l’objet d’une catégorie à part dans le programme national de dépistage néonatal mis en place par le Ministère des Solidarités et de la Santé.

Le programme national de dépistage néonatal concerne tous les nouveau-nés qui naissent en France. Il vise à détecter et à prévenir des maladies rares, sévères et le plus souvent génétiques.

Ministère des Solidarités et de la Santé, 2020

Le programme, qui concerne six maladies débutant précocement après la naissance, est « complété par le dépistage de la surdité permanente néonatale », non qualifié en tant que maladie, mais pourtant présent au sein du programme de détection des « maladies graves de l’enfant ».

Si certaines approches anthropologiques de la surdité refusent le qualificatif « handicapé », pour donner l’exclusivité à l’existence d’une culture et d’une identité, toutes les approches anthropologiques de la surdité ne nient pas nécessairement l’existence d’un handicap, ni la nécessité de faire un diagnostic pour cerner l’atteinte. Elles prennent appui sur une réflexion scientifique internationale en pleine mutation, portée par les travaux de l’OMS, dans une prise en compte du rôle de l’environnement social dans la constitution du handicap, qui marque ainsi une différenciation fondamentale entre « handicap » et « déficience ».

1980 : naissance de l’International Classification of Impairments, Disabilities and Handicaps

Les conséquences de la Seconde Guerre Mondiale amènent à la création de nouveaux instruments d’enregistrement de l’état de santé des populations. À cette période, « la Classification internationale des maladies [CIM] s’avère en effet insuffisante à rendre compte des problèmes de santé chroniques et des incapacités fonctionnelles liées aux séquelles de maladie, aux maladies d’étiologie encore inconnue, aux accidents, au vieillissement » (Barral, 2007, p. 234). Dans les années 1970, l’OMS commande des travaux pour que soient établies une définition et une classification des « conséquences invalidantes des maladies », fournissant un langage uniformisé et normalisé pour rendre compte des conséquences du handicap. Traduite en français sous le nom Classification internationale des handicaps : déficiences, incapacités, désavantages en 1988, la CIH (1980) voit le jour et donne une place aux conséquences sociales des déficiences et incapacités et met en évidence le volet non médical de la question du handicap (Ravaud, 1999, p. 67). La CIH se construit autour de trois niveaux d’expérience du handicap : la déficience, l’incapacité et le désavantage (figure 1).

Figure 1

Schéma de Wood pour la classification internationale des handicaps – 1980

Schéma de Wood pour la classification internationale des handicaps – 1980

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La déficience, auparavant nommée « infirmité », est définie par une atteinte, une « perte de substance ou une altération physiologique, anatomique ou mentale, provisoire ou définitive : elle peut donc se situer au niveau intellectuel, verbal, comportemental ou sensoriel, moteur ou viscéral » (Ébersold, 1997, p. 18). Elle correspond à l’aspect lésionnel ou médical du handicap, qui peut être provisoire ou définitif, et n’implique pas forcément que l’individu soit considéré comme malade. Cette formulation est présente officiellement dans le texte de la loi de 2005 (Légifrance, 2005b). À partir de cette classification, on a catégorisé les sourds en tant qu’handicapés, moins en tant que malades qu’en tant que porteurs d’un organe déficient.

L’incapacité, qui remplace la notion d’invalidité, constitue le deuxième niveau. Elle est définie comme toute réduction, partielle ou totale, de la capacité à accomplir une activité d’une façon considérée comme « normale » pour un être humain (Jover, 2014, p. 12). L’incapacité résulte d’une déficience, elle objective les perturbations qui en résultent. Ce niveau constitue l’aspect fonctionnel du handicap. Une déficience auditive peut ainsi être la cause d’une incapacité à entendre et donc à communiquer sous la forme vocale.

La notion d’activité « normale » n’est pas définie dans cette classification et peut faire l’objet d’une interprétation plus ou moins explicite et applicable. Dans le cas de la surdité, les orientations des modèles individuel, d’une part, et social, d’autre part, fournissent par exemple des interprétations diverses de la notion d’« activité normale » à propos de la communication. Les représentations polysémiques de la surdité font intervenir un large spectre de nuances, contenues dans les représentations dichotomiques que nous avons présentées. Ainsi, bien que des échelles de valeurs nuancent le regard porté sur la compensation (interprètes, preneurs de notes, codeurs LPC [de langue française parlée]) et son rôle dans les représentations liées au handicap, dans une vision anthropologique de la surdité, la langue des signes permet une activité « normale » de communication entre locuteurs signeurs alors que la représentation médicoréeducative, dite « déficitaire », induit quant à elle la correction d’un corps, à travers une rééducation vocale.

Le troisième niveau du handicap, le désavantage, correspond à la dimension situationnelle du handicap. Il résulte de l’un des deux niveaux supérieurs : une déficience ou une incapacité qui « limite ou interdit l’accomplissement d’un rôle normal en rapport avec son âge, son sexe, compte tenu des facteurs sociaux et culturels qui lui sont propres. Ce niveau constitue l’aspect situationnel du handicap. » (Jover, 2014, p. 12) Le handicap peut alors porter sur l’indépendance interactionnelle, dont la limitation implique la dépendance à une tierce personne. C’est dans ce cadre que l’on considère par exemple le recours aux interprètes, aux preneurs de notes et aux codeurs LPC comme « aides humaines » dans la prise en charge de la surdité en France, au nom du droit à la compensation, présent dans les textes de la loi de 2005 pour le handicap (Légifrance, 2005a et 2005b).

En France, cette classification reçoit un accueil particulièrement favorable, ce qui s’explique par le fait que le découpage conceptuel et l’enchaînement causal qu’elle propose confirment (en sa qualité de norme internationale) l’organisation de nos politiques publiques de santé et d’action sociale et notre système institutionnel de prise en charge des personnes handicapées, fondé en premier lieu sur l’identification diagnostique de la déficience : le champ hospitalier et médical se chargeant du traitement de la déficience, le champ médico-social et son équipement institutionnel traitant la rééducation des incapacités, le système de compensation (allocation aux adultes handicapés, allocation d’éducation spéciale) constituant la réponse au désavantage social (Barral, 2007, p. 235).

Dans le contexte de la surdité, ce découpage conceptuel et l’enchaînement causal qui en découle rappellent la filière de soin mise en place dans le cadre du dépistage néonatal de surdité. Le champ hospitalier et médical se chargent du traitement de la déficience de surdité par la systématisation du dépistage en maternité et l’implantation cochléaire rendue quasiment systématique à l’annonce d’un diagnostic de surdité. Parallèlement, le champ médico-social et son équipement institutionnel traitent la rééducation des incapacités par une prise en charge immédiate après l’annonce du diagnostic et par l’intervention d’orthophonistes, psychologues et éducateurs spécialisés. Enfin, le système de compensation, proposé en France par les mécanismes d’évaluation de la Maison Départementale des Personnes Handicapées (MDPH) créée par la loi de 2005, constitue la réponse au désavantage social.

2001 : naissance de l’International Classification of Functioning Disability and Health

En 1995, l’OMS engage un processus de révision de la CIH, afin que la nouvelle classification rende davantage compte non seulement du rôle de l’environnement, mais également « de l’expérience humaine face à un problème de santé, dans sa complexité individuelle et sociale » (Barral, 2007, p. 240). Le handicap devient une question publique et une affaire collective et ne relève plus uniquement de spécialistes de la santé. Contrairement à la CIH, élaborée à partir des travaux d’experts du handicap (presque exclusivement des médecins), l’élaboration de la CIF fait intervenir divers acteurs du champ du handicap. Dans la rédaction de cette nouvelle version, les personnes handicapées elles-mêmes sont sollicitées, de même que des éducateurs, sociologues, représentants associatifs. La CIF fait entrer le concept du handicap dans un paradigme interactionniste entre la personne et l’environnement. Dans l’introduction à la CIF, l’ « état de santé » est cerné à travers deux composantes distinctes : les « domaines de la santé » (tels que la vision, l’audition, la marche, l’apprentissage et la mémoire) et les « domaines connexes de la santé » (comme la mobilité, l’éducation, les interactions en société). Chacun de ces « domaines » s’intéresse à un aspect spécifique de la santé : les domaines de la santé s’intéressent au traitement de la déficience, les domaines connexes portent quant à eux sur les conséquences du traitement de la déficience dans leur dimension environnementale et pas seulement médicale. Un des aspects novateurs de cette classification concerne également les personnes représentées par la CIF :

Un malentendu largement répandu consiste à penser que la CIF ne concerne que les personnes handicapées : en fait elle concerne tout un chacun. Les états de santé et les états connexes de la santé, à quelque pathologie qu’ils se réfèrent, peuvent être décrits au moyen de la CIF. En d’autres termes, la CIF est d’application universelle

OMS, 2007, p. 7

Bien que la prise en compte de l’environnement dans l’élaboration des nouveaux outils de la santé modifie les regards portés sur le handicap, le langage faisant référence au handicap reste fortement attaché, sur le terrain et dans les représentations, à celui de la déviance et de la maladie. Dans le domaine de la santé, les sourds sont ainsi caractérisés par la déficience auditive, définie en tant qu’insuffisance organique.

Le modèle différentialiste comme conception de la surdité

Dans une conception différentialiste du handicap, le droit à la différence vient répondre à la stigmatisation d’une minorité sociale et linguistique. Selon Ravaud (Ravaud, cité dans Jamet, 2003, p. 166), « la responsabilité collective consiste dans ce cas à identifier et réduire les inégalités sociales face au droit commun pour permettre une citoyenneté pleine et entière ». Les Sourds font valoir leur appartenance à la communauté des Sourds, l’existence d’une identité propre et d’une langue singulière. L’émergence au niveau international des disability studies dans les années 1980 (Albrecht, Ravaud et Sticker, 2001), puis des deaf studies et du mouvement Deaf gain, porté notamment par des ouvrages tels que Deaf gain: Raising the stakes for human diversity (2014), ouvrent un débat nouveau sur ce que représente « être Sourd » et sur le rapport entre surdité et déficience ainsi que surdité et handicap. Si les Sourds ont une culture, une langue, une identité propre, peuvent-ils être considérés comme handicapés ? La surdité ne repose pas sur une base organique, mais sur une base culturelle et linguistique (Rannou, 2020).

Dès les années 1800, les Sourds ont affirmé qu’ils étaient normaux dans tous les sens du terme, sauf pour ce qui est de ce petit inconvénient de ne pas pouvoir entendre […]. À l’époque, croyaient-ils, comme c’est encore le cas aujourd’hui grâce à l’utilisation de la langue des signes, cet inconvénient devient si insignifiant qu’ils ne sont plus handicapés du tout […].

Holcomb, 2016, p. 318

La quête des Sourds vers une émancipation linguistique par la langue des signes est marquée par le mouvement du Réveil Sourd des années 1980 (Mottez, 1976), regroupant personnes sourdes, parents d’enfants sourds, professionnels, sociologues et chercheurs, qui vont oeuvrer à une modification des représentations liées à la surdité et faciliter les discussions menant à un changement de paradigme. Caractérisée par une opposition à une filière de soin exclusivement tournée vers la rééducation vocale, cette quête d’émancipation s’accompagne du refus de la dénomination « handicapés », qui révèle pourtant un amalgame fréquent entre l’altération de la fonction organique et la dimension idéologique du handicap. Par le refus de cette dénomination, certaines conceptions anthropologiques de la surdité ne prennent pas en compte le fait que cette catégorisation ne porte pas tant sur la surdité elle-même que sur le sort réservé par la société aux porteurs d’une singularité (Lavigne, 2003). Le terme « handicap » globalise un ensemble de situations qui sont regroupées dans un cadre législatif, mais indépendamment du type et du degré d’altération. Dans Corps infirmes et sociétés (publié pour la première fois en 1982), Stiker rappelle la nécessité d’une prise en compte des particularismes au sein de nos sociétés, plutôt que la volonté d’émancipation d’une dénomination renvoyant à « l’arbitraire de nos références mentales », afin de permettre une construction démocratique :

On peut dire de toute « infirmité » ce que les sourds disent d’eux-mêmes : nous sommes nés ou devenus comme cela, cela est bien dans le grand concert des différences et des singularités. Il est vrai que c’est toujours en référence à une norme, qu’elle soit modèle idéal ou établissement d’une moyenne, que nous jugeons tout écart. La surdité rappelle de façon éminente l’arbitraire de nos références mentales ou sociales. Par-là, mais pas sans tous les autres qui présentent les caractéristiques moins communes que la majorité, la surdité pose avec intensité le débat démocratique. Il s’agit donc moins de savoir s’il faut classer les sourds, et les autres, ici ou là, que de savoir comment on peut établir une société sur la prise en compte radicale des particularismes. En ce sens le “handicap” constitue un aiguillon pour la construction démocratique.

Stiker, 2013, p. 209

Pour Stiker, quel que soit le regard adopté, la représentation du handicap donne accès à une compréhension, mais cette compréhension est nécessairement simplifiée et déformée : « Dans le modèle médical, on ramène le handicap à la déficience de l’individu et à ses conséquences que l’on croit logiquement prévisibles; dans le modèle social, on réduit le handicap à des facteurs exogènes et environnementaux » (Stiker, 2013, p. 196). Le modèle interactif ne constitue pas une combinaison de ces deux modèles, qui permettrait un équilibre, mais relève selon lui d’un autre type de modèle, lequel consiste en un schéma permettant d’analyser, voire d’expliquer et de prédire. Les différentes classifications – CIH et CIF – sont de ce type et proposent des schémas donnant toute une série d’entrées à mettre en relation.

Comment parler de ces particularismes, que l’appellation « handicap » globalise en tant qu’écarts fonctionnels à la norme pour permettre une réflexion sur la différence et l’écart ? (Rannou, 2020). Stiker propose de penser une intégration de la différence afin de lutter contre une assimilation visant à « faire croire », faire « comme si », par un traitement intense et des moyens financiers et techniques impressionnants (Stiker, 2013, p. 228).

Désignation pragmatique de la surdité par l’analyse des pratiques d’information aux parents

Les apports des réflexions qui ont amené à l’élaboration de la CIH en 1980, puis à la conception de la CIF en 2001 et à la convention des personnes handicapées en 2006, ont permis de redéfinir les frontières du handicap en dissociant la personne de son handicap. Définir le handicap et ses implications non plus au sein d’un modèle individuel et d’un corps déficient mais à travers une relation entre l’individu et son environnement a permis l’ouverture d’un dialogue entre les mouvements sociaux des personnes handicapées, s’opposant à un modèle biomédical curatif, modèle porté par des professionnels de la santé favorables au redressement de la déficience et à la normalisation des dissemblances, dans un processus d’assimilation.

Le développement des techniques médicales, du diagnostic néonatal de surdité à l’implant cochléaire, ont révolutionné la prise en charge médicale et modifié considérablement l’accompagnement des parents. Le dépistage néonatal de surdité, rendu systématique en France en 2012 (Légifrance, 2012), a pour objectif « la mise en place précoce de prises en charge adaptées pour favoriser le développement du langage et la communication de l’enfant sourd au sein de sa famille, sans préjuger de l’approche éducative qui sera choisie ultérieurement par la famille » (Légifrance, 2014). Ce dépistage ne pouvant en aucun cas permettre d’affirmer l’existence d’une surdité, d’autres examens sont effectués à la suite d’une première annonce de « suspicion » de surdité, qui vient poser la question d’un dépistage aussi précoce (Rannou, 2017).

Malgré les préconisations du texte visant à ne pas définir d’approche éducative, et donc à ne pas orienter les parents vers une communication vocale ou signée, l’information avant la sortie de la maternité reste structurée autour de l’implantation cochléaire, qu’il soit proposé ou non aux parents d’y associer des modalités signées pouvant accompagner la rééducation vocale de manière temporaire, mais plus rarement présentées en tant que pratique plurilingue (Rannou, 2017). La « filière de soin » dénoncée par de nombreux Sourds rend le dépistage dépendant de l’information à propos d’une rééducation vocale et d’un discours en faveur de l’implantation. Ainsi, « lorsqu’on les interroge [les sourds], il s’avère que ce n’est pas spécifiquement le dépistage qui les dérange, mais la filière de soin qui en découle et nous ramène à l’implantation cochléaire » (Drion, 2006, p. 26). Le dépistage, réalisé en maternité généralement deux jours après la naissance de l’enfant, comprend trois phases (Légifrance, 2012) et n’a pas de caractère obligatoire :

Un examen de repérage des troubles de l’audition, proposé systématiquement, avant la sortie de l’enfant de l’établissement de santé dans lequel a eu lieu l’accouchement ou dans lequel l’enfant a été transféré;
Des examens réalisés avant la fin du troisième mois de l’enfant lorsque l’examen de repérage n’a pas pu avoir lieu ou n’a pas permis d’apprécier les capacités auditives de l’enfant;
Une information aux détenteurs de l’autorité parentale, le cas échéant, sur les différents modes de communication existants, en particulier la langue des signes française. 

Bien que le texte rappelle la nécessité d’une information sur les différents modes de communication existants et insiste particulièrement sur une information à propos de la langue des signes, dans la majorité des cas, l’information apportée – en maternité – se résume à une information sur « l’urgence thérapeutique de l’implant afin de développer le cortex auditif » (Meynard, 2010, p. 49). Cette information, indispensable par le caractère évolutif des résultats de rééducation auditive en fonction de l’âge d’implantation, est aujourd’hui fréquemment couplée à une information complémentaire sur les apports – temporaires – des signes, de la langue des signes, de la langue française parlée complétée, dans une perspective de rééducation auditive. Elle est en revanche plus rarement associée à une information sur la langue des signes en tant que langue véritable, par la rencontre avec des personnes ellesmêmes sourdes signantes, pouvant évoquer leur parcours linguistique, ou la venue d’associations au sein de l’hôpital, qui pourrait pourtant contribuer à désenclaver une certaine hiérarchisation de l’information à l’hôpital. Cette complémentarité dans l’information, entre domaine médical et société, pourrait être bénéfique aux parents dans leurs projections linguistiques futures avec leur enfant, mais également dans les choix de scolarisation possibles, généralement déterminés par le parcours linguistique mis en place.

Par deux fois en France, le Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE) a ouvert une réflexion à propos de l’implantation cochléaire, puis à propos de la systématisation du dépistage néonatal de surdité. En 1994, le CCNE mentionnait la nécessité d’une information objective et équilibrée destinée au grand public concernant les implants cochléaires et les modalités signées (CCNE, 1994). Ces recommandations rejoignent celles développées par le Bureau international d’audiophonologie, qui indique par exemple que les deux langues doivent être présentées à l’enfant dans tous leurs aspects et que les deux langues doivent être présentées précocement à l’enfant, car la précocité lui permet de s’imprégner des langues à un âge particulièrement favorable. Le CCNE renforce en 2007 le recours à cette information :

Il est très important de s’assurer que les parents sont sensibilisés à l’intérêt d’une éducation bilingue basée sur la langue des signes et l’apprentissage de l’oralité grâce à un appareillage approprié. Les parents entendants d’enfants sourds congénitaux devraient également être mis en contact avec les membres d’associations pour être mieux informés des possibilités d’accès au bilinguisme.

CCNE, 2007, p. 18

Le texte préconise également plus d’échanges entre, d’une part, les professionnels de la santé et de l’audition, et d’autre part, les associations de personnes sourdes :

Des échanges plus nombreux et réguliers entre spécialistes médicaux de l’audition et associations de personnes sourdes sont nécessaires pour améliorer la compréhension mutuelle des enjeux. L’élucidation sereine du conflit des valeurs en présence permettra d’éviter deux écueils symétriques : une médicalisation indifférente à la vision culturelle du déficit sensoriel d’un côté, un enfermement communautariste hostile à toute pratique médicale de l’autre.

CCNE, 2007, p. 19

Enfin, la mise en oeuvre d’une information anticipée concernant l’existence même du dépistage permettrait, selon le CCNE, de préparer les parents à l’annonce éventuelle d’un dépistage positif :

Une information aussi précise que simple devrait être fournie aux mères durant leur grossesse pour qu’un diagnostic éventuel de surdité de leur enfant ne leur soit pas communiqué dans une situation d’ignorance et en l’absence de préparation.

CCNE, 2007, p. 18

Cette dernière recommandation est d’autant plus importante que « toutes les études faites sur ce sujet s’accordent pour dire que l’annonce d’un diagnostic d’une maladie ou d’un handicap est chargée d’un potentiel traumatisant, tant du côté de celui qui reçoit l’annonce que du côté de l’annonceur » (Soriano, 2011, p. 79). Une des caractéristiques de l’annonce du diagnostic de surdité, en plus d’être une réponse donnée sans questionnement initial de la part des parents (Rannou, 2017) – le dépistage est aujourd’hui effectué en France de manière systématique – est qu’elle est progressive.

Dans le cas d’un dépistage révélant une surdité, l’annonce aux parents fait basculer la relation avec leur enfant dans un parcours linguistique n’allant plus de soi. Pour les parents, ce choix linguistique est majoritairement orienté en faveur de la langue familiale, vocale, qui associe fréquemment une modalité signée, au moins dans un premier temps (Rannou, 2018). Le choix de l’implantation, au-delà de la stricte rééducation vocale qu’il permet, peut alors être perçu comme la possibilité de rétablir une transmission linguistique familiale. Non figés et évolutifs, les choix linguistiques des familles dessinent progressivement le projet de scolarisation futur de l’enfant, qui vient répondre à une volonté de continuité linguistique rendue possible par l’application de la loi de 2005. Pourtant, ces choix sont bien souvent dépendants des aménagements d’enseignement mis en place dans chaque territoire scolaire et qui ne répondent pas toujours aux besoins pédagogiques des élèves sourds, malgré l’évolution encourageante des dispositifs bilingues et multimodaux dans les académies avec le déploiement des Pôles d’enseignement pour jeunes sourds, qui proposent différents parcours en fonction des choix linguistiques de l’enfant et de sa famille (Rannou, 2018).

Conclusion

Les cloisonnements idéologiques ont longtemps eu un impact considérable dans la diffusion d’une opposition en apparence fondamentale entre militants d’un modèle socioanthropologique de la surdité et défenseurs d’un modèle bio-médical. La CIH, puis sa révision par la CIF, ont permis un changement de paradigme, définissant le handicap en tant que limitation dans les activités individuelles et collectives liée à l’environnement et plus seulement liée à la déficience en tant que génératrice d’une incapacité.

Ce changement de paradigme a encouragé le développement, auparavant minoritaire et marginalisé, de pratiques plurilingues et multimodales (langue des signes, LPC, français signé, etc.) en contexte de surdité. Ces pratiques – longtemps réservées à la sphère privée –, associées à des mouvements sociaux de revendication d’une singularité sourde, ont amené petit à petit à une véritable prise en compte de l’impact de l’environnement dans la constitution du handicap, conduisant à des aménagements institutionnels, notamment dans le domaine scolaire, à travers la diversité des modèles de scolarisation aujourd’hui proposés au sein de l’Éducation Nationale et par la présence de plus en plus importante d’interprètes diplômés en langue des signes française à l’école, mais également dans la sphère médiatique.

Plus qu’un modèle combinatoire entre une vision biomédicale centrée sur la déficience et des visions socioanthropolgiques centrées sur les aspects culturels de la surdité, ces évolutions, en lien direct avec l’application de la loi de 2005, encouragent le développement d’un véritable modèle interactif qui inclut tous les particularismes au sein d’un commun (Stiker, 2013). Il ne s’agit plus dès lors, de penser la surdité en terme d’écart à la norme – par ailleurs créée socialement –, mais de penser la société en tant que constituée d’une infinité de particularismes à intégrer. Ainsi, « Si l’on pense l’être humain comme un élément du paysage et non comme un individu isolé, la question de la “prise en charge” change radicalement » (Benasayag, 2008, p. 125). Il ne s’agit plus de se focaliser sur la personne porteuse d’une incapacité, mais de savoir comment intervenir dans cette situation particulière.