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Le jour l’avait tué. Il avait été frappé à mort par sa solitude dans l’espace. Les gens disaient : « Ce n’était pas si terrible à la naissance, il vaut mieux ça ». Était-ce terrible? Je le crois. Précisément, ça : cette coïncidence entre sa venue au monde et sa mort. Rien. Il ne me restait rien. Ce vide était terrible. Je n’avais pas eu d’enfant, même pendant une heure.

Marguerite Duras, « L’horreur d’un pareil amour »

Naître en mourant

Dans « L’horreur d’un pareil amour », un court texte publié à la suite des Cahiers de la guerre (2008), Marguerite Duras raconte la mort de son premier enfant au moment de son accouchement. L’ayant porté en rêvant sa présence dans le monde extérieur pendant neuf mois, elle le perd avant de le voir. Dans le vide qu’il laisse, emportant avec lui ses vies possibles, Duras, écrit-elle, se retrouve « [o]bligée de tout imaginer » (2008 : 353). Bien que l’analogie courante entre création et enfantement se présente ici sous un angle morbide, je ne peux m’empêcher de lire dans ce passage durassien une familiarité essentielle avec le paradoxe inhérent à la création artistique qui veut se maintenir dans l’informe. D’un point de vue de créatrice en arts vivants, l’idée de mettre à mort en mettant en scène – et au monde – trouve une résonnance particulière, puisque la création comme la vie ne peuvent advenir sans leur envers : la destruction et la mort. Les pratiques contemporaines de la scène, en faisant la part belle au mystère, au trouble ou à ce qui disparaît, veulent-elles « oblige[r] » le spectateur à « tout imaginer », pour reprendre l’expression de Duras? Comment la mort dans la mise au monde opère-t-elle dans la fabrique du théâtre? Est-ce que mise en scène et mise à mort vont de pair?

Le mort-né se manifeste dans l’intervalle entre l’avant-vie et la vie, dans l’antichambre du monde. Le mot « limbes » vient du latin limbus qui signifie marge, frange, lisière. Dans la religion catholique, le terme apparaît au XIIIe siècle pour désigner le lieu en marge de l’enfer et du paradis où se retrouvaient les âmes des enfants morts qui n’avaient pas reçu le sacrement du baptême[1]. Par extension, les limbes désignent un état intermédiaire et flou, un non-lieu, un néant, donc un lieu de tous les possibles. Semi-absent, l’enfant mort pourrait s’affilier au Neutre de Roland Barthes[2], nageant entre l’indistinct et le distinct, suspendu dans un « flottement éventuel du désir hors du vouloir-saisir » (Barthes, 2002 : 17). D’un point de vue philosophique, l’enfant mort peut être vu comme la page à jamais blanche, qui n’aurait pas encore de contours. Il naît avec toutes les potentialités et devient un ange avant que les possibles ne commencent à diminuer. « J’écris pour les morts, pour ceux qui ne sont pas encore nés », affirme Sarah Kane dans 4.48 Psychose (2001 : 9), le mort ou le non-né pouvant signifier ici le double de soi à jamais perdu, l’altérité exemplaire.

L’oeuvre théâtrale qui résiste à prendre corps dans une forme fixe peut-elle se maintenir dans cet état de lubie afin de faire rêver l’oeuvre au lieu de la donner dans son achèvement? Ces réflexions autour d’une oeuvre toujours « à venir » que développe Maurice Blanchot (1959) peuvent-elles être opérantes pour étudier certaines pratiques scéniques contemporaines? Les créations qui misent sur la déception narrative pour activer chez le spectateur un mouvement et un désir vers un spectacle toujours en cours de formation nous font-elles entendre le chant des Sirènes?

Les Sirènes : il semble bien qu’elles chantaient, mais d’une manière qui ne satisfaisait pas, qui laissait seulement entendre dans quelle direction s’ouvraient les vraies sources et le vrai bonheur du chant. Toutefois, par leurs chants imparfaits qui n’étaient qu’un chant encore à venir, elles conduisaient le navigateur vers cet espace où chanter commencerait vraiment

(Blanchot, 1959 : 9).

Le mouvement dans lequel entraînent les Sirènes, c’est celui de l’informe : un chemin qui nous fait rêver une destinée qui ne s’atteindra jamais. Comment cet « à venir » peut-il continuer de scintiller au théâtre? Théoricien du théâtre convoquant les grands philosophes postmodernes, Jean-Frédéric Chevallier avance, dans un ouvrage sur Gilles Deleuze et le théâtre, que « [s]i le théâtre n’est pas une plateforme adéquate pour le devenir, c’est qu’il y manque l’ouverture suffisante » (2015 : 22). Ainsi, la question qui se pose est : comment ouvrir?

En remettant en question et en perturbant les modes de représentation, certains artistes contemporains vont chercher par différents procédés esthétiques à laisser plus de place au devenir. Dans cet article, je me baserai sur trois oeuvres qui, par des stratégies différentes, vont insuffler de l’air dans la représentation afin de maintenir l’oeuvre dans les limbes de sa création, en encourageant le spectateur à naviguer entre les signes pour rêver ce qui aurait pu advenir. Cette navigation entre les signes rappelle la notion de pièce-paysage telle que décrite par Gertrude Stein et reprise par Joseph Danan : « Le propre du paysage […] est d’“être-là”. Immobile sous nos yeux. Et j’entends que c’est moi, lecteur ou spectateur, qui crée le mouvement à l’intérieur du paysage et qui relie les éléments en présence puisque tout est disposé là pour moi – à ma disposition » (Danan, 2005 : 156). Or, dans les exemples qui m’intéressent, le paysage apparaît troué, les éléments le constituant sont écartelés, sa vision semble flouée. Tout n’est plus « disposé là pour [nous] – à [notre] disposition », et l’imaginaire du spectateur doit s’engager plus activement dans son exploration mentale du paysage. La perte, l’effacement, l’oubli et la destruction participent de la proposition qui veut attiser le désir et se maintenir dans l’énonciation plutôt que la représentation.

Mesurer la perte, sonder les trous et apprécier le manque peuvent sembler des entreprises ardues, voire mystiques. C’est à partir de procédés esthétiques concrets que chemine mon analyse. Comment, de façon pratique, un créateur peut-il opérer une mise à mort dans la mise au monde scénique? Les cas étudiés ont en commun de « minorer » (Deleuze, 1979 : 88) le geste théâtral, d’en retirer des éléments stables afin de laisser poindre des fictions multiples au lieu de représenter un récit unique. L’acte de minorer, terme mathématique théorisé par Deleuze et repris par Chevallier, veut affaiblir l’oeuvre en attaquant ses vecteurs de représentation : « Le surgissement d’autres matériaux et formes théâtrales ne saurait avoir lieu sans la soustraction » (Chevallier, 2015 : 67). Dans les trois cas exposés ici, le rapport à la parole en scène est troublé, et cette attaque au texte pré-écrit illimite le récit. La première oeuvre de mon corpus, Blind Cinema (2015) de Britt Hatzius, s’appuie sur un principe de masquage : c’est en cachant une oeuvre au spectateur et en la lui dévoilant maladroitement que la rencontre esthétique se produit, puis qu’une oeuvre autre émerge. Un film est retiré de la vue des spectateurs et la parole avance, hésitante, le texte émis différant d’un spectateur à l’autre et mettant de l’avant sa défaillance. Le deuxième cas étudié, The Pyre (2013) de Gisèle Vienne, part d’un enfouissement de la fiction dans la chorégraphie et d’un écartèlement spatiotemporel entre le texte et la scène. Le texte est soustrait de la représentation, mais proposé au spectateur comme lecture d’après-spectacle. Enfin, le troisième exemple se distingue des autres dans la mesure où il est en cours de processus, et que je l’étudie de l’intérieur. Il s’agit d’un projet que je développe au sein de la compagnie L’eau du bain et qui s’intitule provisoirement La chambre sonore de la maladie de la mort. Il interroge le maintien de l’aspect informe de l’écriture au conditionnel de Duras dans une représentation théâtrale. Ce sont les visées du projet et les stratégies de création qui viendront nourrir cette réflexion sur l’informe dans la pratique théâtrale contemporaine.

Ces trois oeuvres s’inscrivent dans la tradition théâtrale ainsi que dans celle d’une autre discipline. Blind Cinema est affilié au septième art – même si aucun spectateur n’y regarde de film –, The Pyre à la danse et La chambre sonore à l’installation. Cette transgression du genre semble nécessaire pour créer « l’ouverture » qui ferait défaut à la pratique théâtrale traditionnelle, pour reprendre la thèse de Chevallier (2015 : 22).

Dans les pages qui suivent, j’avancerai qu’en affaiblissant volontairement un ou des éléments constituants de l’oeuvre, certains artistes convoquent une participation plus active du spectateur et que le surgissement de la fiction dépend alors d’une relation entre le spectateur et les éléments de cette oeuvre. Dans un article, Chevallier fait état d’un déplacement du geste théâtral dans l’esthétique contemporaine : « Le théâtre tend à devenir un acte de présentation qui met en jeu des mouvements, des énergies, des impulsions, et non plus tant une fable, un déroulement conflictuel de l’action, un message. L’attention se porte sur la mise en relation de la scène avec la salle » (2004 : 41). Ces trois projets viennent, de fait, solliciter une participation accrue du spectateur et proposent un nouveau mode de relation entre la scène et la salle.

Masquer l’oeuvre, perturber la communication

C’est lors de l’édition 2016 du Mois Multi[3] que Blind Cinema a été présenté au Québec. Installée à Londres, Hatzius utilise comme matière le film, la vidéo et le son dans des dispositifs performatifs et théâtraux. Son travail « explore des idées autour du langage, de l’interprétation et de la possibilité de divergences, de ruptures, de déviations et de (mauvaises) communications » (Productions Recto-Verso, 2016b). Dans la brochure du festival, Blind Cinema est ainsi présenté :

Imaginez : vous êtes assis dans l’obscurité d’une salle de cinéma, les yeux bandés. Derrière vous, un enfant vous décrit en chuchotant le film qui s’anime sous ses yeux. Accompagné par la trame sonore qui ne comporte pas de dialogues, il cherche les mots justes pour faire naître dans votre esprit les images d’un film que vous ne verrez jamais

(Productions Recto-Verso, 2016a).

Le terme « blind » fait ici référence au bandeau qui vient bloquer la vue des membres de l’audience, mais renvoie également à une autre signification du terme, celle du subterfuge, du leurre. En effet, même si le titre de l’oeuvre contient le mot cinéma, le public ne verra aucun film. L’enfant, lui, en découvre un, produit pour l’occasion, et tente de décrire ce qu’il voit en chuchotant dans un tuyau qui part de sa bouche et se divise pour atteindre l’oreille de deux spectateurs. Même si les enfants participants ont reçu au préalable une formation de quelques heures avec l’artiste afin de s’initier au dispositif, hésitations et silences demeurent; on peut entendre l’esprit qui cherche les mots justes pour traduire ce qui est vu.

Dans « Un manifeste de moins », préface à la pièce Superpositions de Carmelo Bene, Gilles Deleuze s’interroge ainsi : « Comment faire valoir sans que ce valoir soit un valoir pour? Comment produire et donner de la valeur sans chercher à l’échanger? Comment sortir de la représentation théâtrale comme celle de la représentation capitaliste puisque c’est la même? » (1979 : 89.) Blind Cinema ne cherche pas à représenter quelque chose, et chaque spectateur vivra une expérience singulière. L’informe se concrétise par l’entremise d’une oeuvre qui se situe dans sa circulation entre l’image animée sur l’écran, la vision de l’enfant, sa voix et l’imaginaire de l’adulte. Le fait que le récit soit narré par un enfant – un enfant qui n’a jamais vu le film et qui le découvre en le racontant – exacerbe la fragilité de l’énonciation. L’immédiateté de l’action est perceptible. Il ne peut être ici question de représentation. On peut imaginer entendre, dans la voix de l’enfant, les résonances de l’esprit qui regarde et cherche à transmettre ce qu’il voit sans y arriver, l’entendre parcourir le chemin entre les choses et le nom des choses. La parole instable échoue à représenter. Ce qui touche alors n’est pas tant le récit du film que l’effort mis dans l’énonciation. « La parole qui laisse de la sorte s’en aller les stabilités devient partie prenante dans la production d’affects » (Chevallier, 2015 : 67). L’enfant du dispositif devient un « agent de minoration » (ibid. : 68), son récit du film faisant résonner tout ce qui pourrait être tu en même temps que ce qui est dit :

Être agents de la minoration implique d’effectuer non plus un mais deux mouvements : tout à la fois la négation et la positivité. Ce n’est donc plus seulement le mouvement physique d’un côté et le mouvement spirituel de l’autre. Pour que ces deux-là aient lieu, il faut aussi que le mouvement, cette fois entendu comme en train de se faire, sans totalité de référence et garant de la relation, comporte cette double tendance à la soustraction et à la prolifération

(idem).

La disparition du film fait proliférer les films, et le mouvement de l’énonciation accentue le rapport trouble entre signifiant et signifié. Dans Le pays lointain, Jean-Luc Lagarce fait dire à un personnage : « Comment est-ce que je pourrais te dire cela? Je te le dirais bien, je te le dirais si bien que tu deviendrais aussitôt d’une certaine manière, cela te toucherait, ne ris pas, cela te toucherait, je te le dirais si bien que tu deviendrais, aussitôt, à nouveau mon ami » (2002 : 333). Ce passage fait entendre le côté utopique de la communion par la communication, l’impossibilité de dire assez bien pour que l’autre reçoive ce que nous ressentons.

Non seulement le spectateur ne voit pas le film, mais il ne voit pas non plus l’enfant qui lui en fait la narration. Par l’aveuglement, le corps de l’enfant est également soustrait de la rencontre; il n’est qu’une voix, une présence fantomatique qui donne des indices pour rêver un film. Difficile parfois d’identifier si c’est un garçon ou une fille. On fait d’abord entrer les spectateurs dans la salle, puis on leur bande les yeux. Ensuite, les enfants viennent se positionner derrière le tuyau relié aux deux spectateurs. À mi-parcours, il y a une rotation et un changement de trios afin que chaque auditeur entende une nouvelle voix. À la fin du film, les enfants montent sur la scène, puis les bandeaux sont retirés. Ils font un salut devant les adultes, qui se demandent avec lesquels d’entre eux ils ont vécu un moment d’intimité.

Le dispositif imaginé par Hatzius met en place une relation par l’écoute, ou encore un espoir de relation. « Ce que l’écoute nous propose, c’est un jeu avec l’absence », écrit Daniel Deshays (2001). Grand concepteur sonore, ce dernier parle également d’une écoute désirante, cette « faculté [qui] illustre notre liberté de choix » (idem). Oeuvre aveugle mettant en jeu des voix découvrantes, Blind Cinema ouvre un espace d’écoute qui ne propose pas une forme, mais bien un chemin à parcourir par l’imaginaire, une oeuvre à rêver, une relation à désirer.

Exproprier le texte, enfouir le drame dans les corps

Marionnettiste, plasticienne, metteure en scène et chorégraphe, l’artiste franco-autrichienne Gisèle Vienne collabore avec l’auteur américain Dennis Cooper depuis plusieurs années. Leur rencontre a donné lieu, entre autres, à Jerk, Kindertotenlieder et The Ventriloquist Convention. Dans ces oeuvres, la coprésence de marionnettes, de mannequins hyperréalistes de taille humaine, d’acteurs et de danseurs immobiles contribue à créer un effet d’inquiétante étrangeté flouant la limite entre l’animé et l’inanimé, le vivant et l’objet. Les spectacles de Vienne ont recours à des effets visuels et sonores sophistiqués qui, à l’instar de Blind Cinema, déjouent les perceptions. Les volumes sonores sont parfois très élevés, la lumière stroboscopique trouble la vision et l’audition, rendant le présent de la scène insaisissable dans son entièreté. En tant que spectateur, on a l’impression que des sollicitations visuelles et sonores provenant de la scène viennent exciter l’imaginaire à l’intérieur duquel la mise en scène défilera, dans une cameraobscura toute personnelle.

Dans The Pyre[4], oeuvre qui met en scène « une femme, la musique et la lumière » (Boisseau, 2013), ce chemin parcouru entre la scène et sa réception se voit exacerbé par une distance introduite entre ce qui se passe sur le plateau et le texte écrit par Denis Cooper. Lors de la représentation, Anja Röttgerkamp – fidèle collaboratrice de Vienne – danse dans un tunnel composé de milliers d’ampoules DEL sur la musique en direct du duo KTL[5]. Un jeune homme[6] apparaît par moments, mais les deux personnages sont mutiques; il revient aux spectateurs d’imaginer le lien qui les unit. Ce pourrait être une mère et son fils adolescent pris dans une relation tendue et muette, mais, outre le corps des performeurs, aucun indice n’est donné. C’est suite à la représentation que le court roman de Cooper est remis au spectateur qui pourra le lire – ou non – à l’endroit de son choix, son esprit habité par l’univers sonore et visuel qu’on lui aura proposé plus tôt. Ce décalage spatiotemporel entre les matériaux scéniques maintient l’oeuvre et le spectateur en quête d’une forme. The Pyre exacerbe l’appel à collaboration du spectateur tout en déployant une relation non hiérarchique entre les intervenants et les médias dans l’expérience artistique.

Avec l’écriture de cette nouvelle pièce, nous tentons de mener à leur limite les rapports intenses et complexes au texte qui sous-tendent toutes mes collaborations avec l’écrivain américain Dennis Cooper depuis 2004. Il s’agit de mener à son paroxysme un rapport impossible et complexe aux mots. Le texte à mettre en scène semble devoir être caché. Il nous importe dès lors de développer la manière dont il peut transparaître dans ce mouvement d’étouffement. Les personnages que nous représentions peinaient souvent à s’exprimer, notamment à s’exprimer à haute voix. Les deux personnages de cette pièce, une danseuse et un garçon, sont sous l’emprise de mutisme complet et leur rapport impossible à la parole semble refléter le rapport impossible au texte. Le texte qui est alors le sous-texte sera donné pour la première fois au spectateur sous la forme d’un court roman à lire à l’issue de la représentation

(Vienne, citée dans Anonyme, 2013).

Pour vivifier ce rapport trouble entre texte et scène, entre mots et corps, Vienne fait le pari d’enfouir le texte sous les corps muets, dans le son et la lumière. Or, en remettant le texte imprimé aux spectateurs, elle leur donne la possibilité de reconstruire la fiction à partir de ce qu’ils ont vu et entendu ainsi que de ce qu’ils lisent. Tout comme pour Blind Cinema, un dispositif est ici imaginé afin de faire entrer le spectateur dans un mouvement, une circulation de l’imaginaire entre des éléments mis à disposition. Le terme dispositif prend alors tout son sens, car le préfixe « dis » signifie « écart ». L’espace, les trous et les fissures sont nécessaires pour engager du mouvement. « On installe une chambre, un gouvernement... mais on dispose un jeu d’échecs », écrit Arnaud Rykner (2008 : 92; je souligne) qui, par le fait même, met en lumière l’aspect ludique du dispositif. Encore faut-il que le sujet veuille se prêter au jeu, qu’il mette son esprit en mouvement pour combiner des éléments du dispositif. Devant trop d’espace ou de liberté, certains spectateurs qui voudront « comprendre » le spectacle auront l’impression d’être abandonnés par le créateur, ou encore d’être snobés. L’expérience proposée par Vienne et Cooper se veut troublante : l’esprit est convié à entrer dans un autre mode de relation à l’oeuvre en mettant à mal certains repères familiers. Anyssa Kapelusz insiste, au sujet de cette démarche, sur « la potentialité du dispositif à travailler, de l’intérieur, l’expérience spectatrice » (2015 : 64). C’est surtout de cela qu’il est question : renvoyer une responsabilité vers l’imaginaire du spectateur :

Notre travail, quelle qu’en soit la nature, a toujours mêlé écriture abstraite, figurative et narrative et c’est également cette relation fondamentale à la danse qu’il s’agit d’interroger, à travers une pièce où l’abstraction reflète littéralement le mouvement nécessaire des personnages pour échapper à leur réalité, la fiction. La pièce va nous apparaître à travers leur interprétation qui oscille d’abord entre un état de corps incarné et celui de corps désincarné, sur le mouvement de transfiguration du corps en explorant la tension entre ces deux états, perturbant ainsi le statut de tout ce qui est représenté, sa réalité, pour lui donner une dimension mythique

(Vienne, citée dans Anonyme, 2013).

L’abstraction en danse et en peinture, notamment, n’a plus besoin d’être défendue, elle est acceptée depuis longtemps. L’abstraction va de soi en musique si on considère que son langage est hors les mots. Mais dès lors que quelqu’un prend la parole, comme c’est le cas au théâtre, on s’attend à ce que l’oeuvre parle de quelque chose, qu’un récit soit raconté, qu’un message soit porté. Vienne répondra que sa mission ne consiste pas à mettre en scène un texte, à faire incarner une histoire par des personnages, mais à montrer des personnages qui cherchent à s’échapper de cette fiction écrite. Le texte qui a façonné la scène de façon souterraine réapparaîtra chez le spectateur alors que le mouvement des corps, de la lumière et de la musique ne sera plus qu’un souvenir. On comprend que la collaboration entre la metteure en scène et l’auteur diffère d’une certaine tradition, Vienne ne cherchant pas à mettre en scène le texte, à représenter sa fiction. Comme l’écrit Bernard Vouilloux : « La “mise en action” de ces histoires latentes, loin d’en livrer une version univoque, en libère […] toutes les potentialités » (2013 : 167).

Oublier le récit, mettre en scène au conditionnel

Le court roman La maladie de la mort de Duras, paru en 1982, se déroule dans une chambre d’hôtel, en bord de mer. Il s’agit à peu près de la seule information stable que le lecteur connaît de l’action. Un homme aurait payé une femme pour qu’elle y passe plusieurs jours et plusieurs nuits, à sa disposition. L’homme serait atteint de la maladie de la mort, c’est-à-dire qu’il n’a jamais aimé. Écrit principalement à la deuxième personne du pluriel, le texte s’adresse directement au lecteur, faisant de lui le personnage principal d’un récit qui ne se fixe pas et qui demeure dans le flou des fictions possibles : « Vous pourriez l’avoir payée. Vous auriez dit : Il faudrait venir chaque jour pendant plusieurs jours. Elle vous aurait regardé longtemps, et puis elle vous aurait dit que dans ce cas c’était cher. Et puis elle demande : Vous voulez quoi? » (Duras, 1982 : 11.) Le récit alterne les temps conditionnel et présent, et cela de façon récurrente. On commence par le conditionnel pour glisser vers le présent, sans avertissement : « Chaque jour elle viendrait. Chaque jour elle vient » (idem), « Elle arriverait avec la nuit. Elle arrive avec la nuit » (ibid. : 12). L’usage du conditionnel peut faire penser aux jeux des enfants qui inventent des situations. Ainsi, on entend Duras tâtonner dans l’écriture d’un récit qui semble lui échapper, qu’elle ne cherche pas à maîtriser, à circonscrire. Elle ouvre les possibles au lieu de les enfermer dans une écriture affirmative, comme si l’histoire avait été oubliée et qu’on en éveillait des bribes. Le récit demeure dans l’informe, dans son en-cours; l’auteure, en ne s’obligeant pas à faire des choix, ose conserver son doute face à l’agissement des personnages.

Peut-être prenez-vous à elle un plaisir jusque-là inconnu de vous, je ne sais pas. Je ne sais pas non plus si vous percevez le grondement sourd et lointain de sa jouissance à travers sa respiration, à travers ce râle très doux qui va et vient depuis sa bouche jusqu’à l’air du dehors. Je ne le crois pas

(ibid. : 15).

Possédant d’emblée une forte charge théâtrale, cette écriture pose un défi stimulant au plateau : comment porter vers la scène un tel récit de Duras sans en tuer ce qui en fait la force, sans en fermer les potentialités? Depuis sa fondation à Montréal en 2008, la compagnie L’eau du bain, que je dirige avec Thomas Sinou, a produit sept spectacles dont aucun ne se basait sur la mise en scène d’un texte du répertoire. Pratiquant une écriture de plateau dans laquelle le travail du son et de la lumière participe de l’élaboration de l’oeuvre à partir de ses prémisses, L’eau du bain privilégie des formes instables puisant leur force dans la mise en avant de la fragilité des êtres en scène. Ainsi, les deux derniers projets, Impatience (2014) et Nous voilà rendus (2016), donnaient respectivement la parole à des adolescents et à des personnes âgées qui se dévoilaient en se prêtant à des jeux d’autofiction s’appuyant sur un dispositif technologique sonore. L’écriture fragile et hésitante de La maladie de la mort nous a semblé suffisamment ouverte pour servir de matériau de départ d’un nouveau projet de création qui cherche à mettre en scène au conditionnel. À la suite du récit, on peut lire cet avertissement de la part de Duras :

La maladie de la mort pourrait être représentée au théâtre. La jeune femme des nuits payées devrait être couchée sur des draps blancs au milieu de la scène. Elle pourrait être nue. Autour d’elle, un homme marcherait en racontant l’histoire. Seule la femme dirait son rôle de mémoire. L’homme, jamais. […] Les deux acteurs devraient donc parler comme s’ils étaient en train d’écrire le texte dans des chambres séparées, isolés l’un de l’autre. Le texte serait annulé s’il était dit théâtralement

(ibid. : 59).

Ici encore, Duras utilise le conditionnel pour mettre en garde un éventuel metteur en scène. En affirmant cette peur d’une annulation du texte par le jeu théâtral, elle exprime son souhait que les acteurs en jeu, telle l’auteure écrivant, demeurent dans une quête énonciative, qu’ils n’enferment pas le récit dans un jeu psychologique. Le terme « interprétation », qui renvoie à l’action de l’acteur en scène, signifie « donner un sens », « expliquer », voire « traduire ». Reprenant le principe de minoration (Deleuze, 1979 : 88), c’est peut-être cette action qui devrait être soustraite de la mise en scène de ce texte, afin d’en préserver l’ouverture des possibles. C’est ce que suggère Duras en proposant la lecture du texte, plutôt qu’une mémorisation et une interprétation.

Dans un spectacle combinant La maladie de la mort et L’homme atlantique présenté lors des éditions 2013 du Festival TransAmériques et du Carrefour international de théâtre de Québec, Christian Lapointe a choisi de faire incarner Duras aux côtés des personnages de la fiction, cela à l’intérieur d’un dispositif rappelant un plateau de cinéma. Cette présence de l’auteure permettait de mettre en scène l’énonciation de celle-ci, telle qu’elle se lit dans le texte. En abordant La maladie de la mort, le concepteur sonore Thomas Sinou et moi avons cherché d’une certaine façon à matérialiser et à spatialiser le conditionnel de l’écriture durassienne, à créer un espace qui serait hanté par une multitude de drames, à faire en sorte que les traces de récit énoncé par Duras viennent activer l’imaginaire et la mémoire du spectateur afin de faire proliférer les fictions.

Nous travaillons depuis plus d’un an à développer un dispositif qui ferait entrer corporellement le spectateur dans cette zone de voyagement entre le virtuel et l’actualisable. Lors d’une première résidence de création à Daïmon[7] au printemps 2016, nous avons oeuvré à la construction d’une chambre sonore qui pourrait couver une infinité de récits. À partir d’une scénographie représentant sommairement une chambre d’hôtel, nous avons intégré différents types de sources sonores dans les objets et dans l’espace. Les sons propres au paysage de la chambre en bord de mer – et dont il est question dans le texte (vagues, vent, mouettes) – ont été répertoriés et spatialisés, alors que les mots du texte par bribes et des sons plus impressionnistes s’ajoutent à la banque sonore. Les traces fictionnelles ainsi numérisées se retrouvent donc enfouies dans l’espace de la chambre et le spectateur-visiteur les éveille par son occupation du lieu.

Ce projet encore en chantier devrait maintenir une ouverture dans la quête de forme; nous tentons de trouver des façons de faire naître tout en mettant à mort des récits. Une seconde phase d’exploration consistera à ouvrir encore la chambre, à inviter des gens – des artistes, des classes d’enfants, des étudiants – à y jouer et à enregistrer ce qu’ils y font afin de réinjecter la matière dans l’installation. Nous voulons emmagasiner une multitude de gestes et de sons autour de la prémisse de La maladie de la mort pour charger l’air de traces de récits, du début des drames, pour que la chambre devienne immense et béante.

Lors de la dernière étape, il s’agira de se mettre, avec les spectateurs-visiteurs, en quête de ce qui se serait passé dans cette chambre, de ce que la mémoire du dispositif aura conservé. Il est important que le dispositif laisse de la place à la perte, que le récit s’échappe en émergeant, que le tout contienne suffisamment de trous pour que le spectateur désire et projette ses propres récits. C’est en cela que nous concevons une scénographie-dispositif qui se fera la mémoire de ceux qui l’auront momentanément habitée. Et comme toute mémoire, elle sera construite pour oublier. L’oubli est un procédé créateur important chez Duras. Un ouvrage collectif a d’ailleurs été consacré à ce thème dans l’oeuvre durassienne. En portant son attention sur Hiroshima mon amour, Florence Bernard de Courville écrit : « La mémoire risque sa perte, consiste dans le risque que le passé ait subi une modification, ou plus encore, qu’il ne soit pas vrai » (2009 : 114). La pratique de l’oubli comme procédé créatif moteur dans la mise en scène s’est imposée alors que je travaillais avec des personnes âgées à la conception du spectacle Nous voilà rendus[8]. J’ai réalisé qu’on se rend compte qu’un de nos proches oublie lorsqu’il se met à inventer des souvenirs. L’oubli pousse vers la fiction, vers les différentes fictions que l’esprit fabule pour combler les trous créés par la mémoire défaillante. Ainsi, en oubliant, je déconstruis le drame qui se serait passé dans cette chambre d’hôtel, je dés-écris le récit pour ne laisser que des traces que le spectateur pourra s’amuser à réagencer. « L’indissociabilité de la mémoire et des lacunes, des failles qui surgissent de la restitution du passé, introduit la possibilité que l’anamnèse ne restitue pas le passé mais soit un rêve, une hallucination, qui intègrerait le récit dans l’hypothétique » (idem).

Création et décomposition

Dans ce projet de chambre sonore comme dans Blind Cinema, la fiction n’émergera qu’en friction avec le réel, s’actualisant de façon différente pour chaque spectateur. Le geste de mise en scène consiste, d’une certaine manière, à retirer le drame de la scène, drame qui aurait été oublié et que chacun pourra actualiser dans son parcours de l’oeuvre : « Comme une réponse à un monde de plus en plus fictionnalisé et dramatisé, les formes de théâtre contemporain repensent la question du réel et du fictionnel, laissant libre champ au spectateur de concevoir le drame qui n’a pas lieu sur le plateau » (Monfort, 2009). De son côté, c’est en déplaçant le texte à l’extérieur de l’oeuvre scénique que Vienne propose un dispositif qui induit un écart entre les corps en scène et le drame, laissant le récepteur naviguer entre ces deux pôles pour imaginer l’oeuvre. Cette écriture veut éviter d’imposer une vision unique. Selon Jean-Luc Nancy, « il s’agit de se tenir très exactement sur la ligne où le sens se propose et se dissout, où il se dissout dans sa proposition. C’est cela, une ligne d’écriture. C’est cela, un dessin ou une peinture qui n’est pas une vision » (1994 : 107; souligné dans le texte).

Ainsi, dans les oeuvres scéniques que j’ai abordées, il apparaît que le créateur met en scène tout en retirant de la scène, qu’il crée en effaçant, en déstructurant, qu’il donne une forme en même temps qu’il déforme le spectacle, s’engageant dans la projection des formes et des fictions possibles. Dans La vie matérielle, Duras affirme qu’« [é]crire ce n’est pas raconter des histoires. C’est le contraire de raconter des histoires. C’est raconter tout à la fois. C’est raconter une histoire et l’absence de cette histoire. C’est raconter une histoire qui en passe par son absence » (1987 : 35). Le geste de mise en scène se dessine aussi parfois en négatif lorsqu’il fait résonner l’absence du texte, qu’il dérobe le coeur de l’oeuvre au regard des spectateurs ou qu’il passe le récit dans le moulin de la mémoire oublieuse, mettant à mort certaines parts essentielles de l’oeuvre pour garder actif l’informe du geste artistique. Cela consiste à « s’engager dans un travail des formes équivalent à ce que serait un travail d’accouchement ou d’agonie », pour revenir à la pensée de Didi-Huberman (2003 : 21) qui a inspiré la thématique de ce dossier.