Corps de l’article

Le stéréotype est de longue durée, imperméable à l’expérience, même contraire à son contenu, gardant sa force persuasive même à travers des générations.

Bochmann, 2001 : 101, note 1

1. Introduction

Les représentations épilinguistiques, cet « ensemble ondoyant des conceptions ordinaires que se font les locuteurs des langues qu’ils parlent », pour reprendre la définition qu’en donne Paul Laurendeau (2004 : 431), se traduisent au Manitoba, comme ailleurs, par différents types de discours dont l’analyse permet de documenter les manifestations des jugements esthétiques sur la langue française en contexte francophone manitobain. L’examen de ces discours permet également de faire l’inventaire de la terminologie employée au Manitoba francophone pour tenter de classer et de caractériser diverses variétés de français dont on peut chercher en outre à cerner les particularités. Comme le rappelle Lafontaine (1997 : 59), l’analyse « classique » des attitudes linguistiques – c’est-à-dire celle qui s’appuie sur les sentiments des locuteurs vis-à-vis des variétés linguistiques qu’ils emploient et/ou avec lesquelles ils sont en contact plus ou moins étroit – a ses limites dans la mesure où elle ne donne qu’un aperçu « grossier » de la situation à l’étude et que les opinions qu’elle révèle sont destinées à se dissoudre dès lors qu’elles sont soumises à une analyse plus fine. Cette méthode reste toutefois valide pour « débroussailler un nouveau terrain » (Lafontaine 1997 : 59), afin de mettre au jour les stéréotypes présents dans une communauté linguistique donnée. C’est dans cette perspective de défrichement que se situe cette étude.

Le français au Manitoba se caractérise par ce qu’on a coutume d’appeler sa position « minoritaire », adjectif renvoyant à une réalité statistique puisqu’un peu moins de 4 % de la population totale de la province déclarait le français comme langue maternelle unique au recensement de 2006. Cette position confère en contrepartie à la langue anglaise le statut de langue majoritaire. Ce concept de « minoritaire » renvoie également à une réalité sociale, le français restant somme toute, à l’heure actuelle, et malgré la percée de cette langue dans la sphère publique, un code bien moins légitime que l’anglais à l’échelle provinciale. Cet environnement bilingue a naturellement des conséquences sur les variétés de français parlées dans la province qui témoignent à divers degrés de phénomènes d’emprunts et d’alternances de langues. Les variétés mixtes qui découlent du contact linguistique sont, à quelques exceptions près, perçues négativement, ce qui n’a rien de surprenant en situation de diglossie. D’autre part, la francophonie manitobaine bénéficie de bonnes assises institutionnelles, médiatiques et scolaires qui forment un réseau de diffusion de représentations normatives endogènes – lorsque le « bon usage » émane de représentants actifs[1] appartenant à la communauté linguistique (des locuteurs Franco-Manitobains) – et exogènes – lorsque le « bon usage » émane de représentants actifs extérieurs à la communauté linguistique (essentiellement des locuteurs venus du Québec, de l’Europe et de l’Afrique francophones). L’existence d’un pourcentage grandissant d’immigrants francophones venus d’Europe, et surtout d’Afrique, impose également la présence, au sein même de la communauté linguistique, de modèles passifs externes souvent valorisés. Dans ce contexte, les discours épilinguistiques se focalisent sur certains éléments courants, prévisibles[2] et récurrents qui tissent un réseau de représentations sur la langue.

2. Les corpus exploités

Les corpus exploités pour cette étude sont de trois types et se composent :1) de transcriptions de corpus oraux constitués à partir d’entrevues semi-dirigées comportant des questions classiques susceptibles de provoquer des discours épilinguistiques ; 2) de témoignages de jeunes francophones du secondaire recueillis sur un forum de discussion accessible sur le site Internet de Facebook ; et 3) de documents écrits du type introductions de glossaires, d’articles scientifiques et d’articles de journaux.

Les corpus oraux ont été recueillis auprès d’un échantillon de 33 locuteurs franco-manitobains entre 1995 et 1997. Notons que l’échantillon de locuteurs interviewés comprend un nombre élevé de personnes ayant suivi une formation postsecondaire. Le questionnaire utilisé lors des enquêtes contient un certain nombre de questions propres à créer des conditions d’insécurité linguistique – d’autant que l’intervieweuse est Française – et à susciter la verbalisation de stéréotypes linguistiques courants au sein de la communauté francophone locale. Les questions posées aux participants sont, par exemple : Estimez-vous avoir une bonne compétence en français ? Comment qualifieriez-vous le français que vous utilisez ? Quelle est votre définition du « bon français », du « français correct » ? Êtes-vous conscient des écarts qui existent entre le français du Manitoba, celui du Québec, celui de France ? Vous sentez-vous menacé par l’anglais ?

À mi-chemin entre l’oral et l’écrit[3], les témoignages de jeunes Franco-Manitobains accessibles sur un forum de discussion portant sur des questions reliées aux langues et à l’identité constituent la deuxième source de données exploitées. À la fin du mois de mai 2008, une élève du Collège Louis-Riel, école secondaire francophone de Winnipeg, cherche à relever le pari lancé par un ami : trouver en un mois 50 élèves de son école (sur environ 650-700 élèves) qui déclarent se sentir plus à l’aise en français qu’en anglais et les inviter à se manifester sur le forum ouvert à cet effet sur Internet. Les interventions des élèves témoignent notamment de la perception négative dont font l’objet les variétés mixtes de français issues du contact intense avec l’anglais. Ce genre de discours constitue un matériau intéressant dans la mesure où il provient de la génération francophone montante, élite de demain, et qu’il permet de juger de la pérennité des représentations épilinguistiques. Il révèle également que, comme le constate Annette Boudreau pour l’Acadie (1991), ces jeunes ont une forte conscience linguistique qui est due au contexte de réflexion métalinguistique constante en milieu francophone minoritaire.

Enfin, les documents écrits se composent d’introductions de glossaires ou de recueils de mots ou d’expressions. Ce sont également des articles scientifiques ou de journaux abordant des questions linguistiques de manière plus ou moins objective. Les corpus écrits ont pour principal intérêt de constituer des vecteurs durables – « les paroles s’envolent, les écrits restent » – et légitimes – ils émanent des élites culturelle et universitaire locales – de représentations et de reproduction des stéréotypes linguistiques.

3. Perceptions linguistiques au Manitoba

Il est possible de présenter brièvement et schématiquement la situation du français au Manitoba en signalant l’existence d’un éventail de pratiques linguistiques allant de l’emploi du « français correct », la variété prestigieuse et légitime, à celui de l’anglais, code linguistique majoritaire assujettissant et « abâtardissant » le français. Entre ces deux pôles, se situe ce que j’appellerai la « zone vernaculaire », soumise à la double pression de ces pôles. Les regards portés sur cette gamme d’usages par des locuteurs francophones de la province permettent de révéler un certain nombre de représentations courantes dans la francophonie manitobaine.

Deux phénomènes récurrents ont été mis au jour par les recherches menées sur les attitudes linguistiques en contexte multilingue. Notons que cette notion de multilinguisme renvoie à la présence de codes linguistiques différents mais également à celle de variétés d’une même langue en concurrence. D’une part, on observe chez les locuteurs de la variété dominée une autodépréciation de leur vernaculaire, dévalorisation interne qui est symptomatique d’une situation d’insécurité linguistique. D’autre part, cette même variété dominée et non légitime fait l’objet d’une perception positive, souvent de type affectif, et s’associe à des valeurs comme la sympathie, la douceur, etc. Elle est aussi jugée comme la variété appropriée dans certains contextes, surtout informels. Les locuteurs lui confèrent donc un « prestige latent ». Dans le même temps, d’autres valeurs, comme l’élégance, la clarté, la pureté, etc., sont ordinairement associées à la variété prestigieuse légitime (cf. Lafontaine 1997 : 58).

Ces deux tendances se retrouvent au Manitoba. Les trois extraits suivants témoignent du phénomène d’autodépréciation du vernaculaire.

La deuxième tendance se trouve illustrée par la série d’extraits reproduite ci-dessous. Dans l’extrait (4), le participant associe sa pratique du vernaculaire à une pratique positive (fierté) qu’il relie à l’estime qu’il ressent pour sa famille. L’analogie établie dans l’extrait (5) montre que la variété vernaculaire suscite des associations valorisantes de nature affective. Le vernaculaire est aussi une variété de français adéquate dans les contextes informels (6) alors que la variété prestigieuse est associée à des valeurs comme la clarté (7) ou la beauté (8).

Comme je l’ai déjà signalé, les discours épilinguistiques se focalisent en outre sur certains éléments courants, prévisibles et récurrents dont on peut proposer le classement suivant : (i) la dévalorisation des variétés prestigieuses ; (ii) la recherche de l’intercompréhension, du mot juste et de l’équilibre ; (iii) la dévalorisation des variétés anglicisées et la valorisation des archaïsmes ; (iv) la revendication des variétés anglicisées. Chacune de ces catégories sera détaillée dans les sections qui vont suivre.

3.1 Dévalorisation des variétés prestigieuses

Le pluriel est ici employé dans la mesure où il n’y a pas de consensus dans l’identification d’une variété modèle valorisée. Il s’agit tantôt d’une variété exogène venue de France (9) ou d’autres pays francophones (10 et 11), tantôt d’une variété globalisante identifiée sous l’étiquette « français international » (12), tantôt de variétés canadiennes endogènes comme « le bon français du Québec » (13) ou de la variété emblématique appelée « le français de Radio-Canada » (14).

La valorisation des variétés prestigieuses, en particulier lorsqu’elles ont une origine exogène, connaît toutefois des limites. Ces variétés peuvent être condamnées lorsque leur valorisation s’accompagne d’une dépréciation du vernaculaire venue de l’extérieur. Le locuteur perçoit cette dernière comme une atteinte au lien affectif et identitaire qu’il entretient avec la variété dont il fait usage. Plusieurs facteurs contribuent à la perception négative des variétés prestigieuses. Certains dénoncent le laxisme français en matière d’emprunts à l’anglais. D’autres invoquent l’inauthenticité et la préciosité de variétés prestigieuses, mais inadéquates en contexte local. Ces différentes perceptions seront maintenant tour à tour considérées.

3.1.1 Lien affectif et identitaire avec le vernaculaire

Certains discours de revendication illustrent la pression normative qui s’exerce sur des variétés locales dévalorisées et la recherche d’une légitimité, tout aussi valable que celle accordée aux variétés prestigieuses, au nom de l’attachement affectif et identitaire (15 et 16).

L’extrait (17) montre en outre que le poids de la norme peut contribuer à faire « basculer » le locuteur francophone dans le pôle opposé du continuum linguistique, c’est-à-dire l’anglais. Ce type de conséquence se retrouve ailleurs en francophonie minoritaire au Canada comme en témoignent les remarques suivantes formulées pour le Nouveau-Brunswick : « Si [la] variété de langue [des francophones qui parlent un français plus ou moins éloigné du standard] est dévalorisée, ils pourraient se tourner vers l’anglais, où ils savent que leurs productions ne seront pas jugées et qu’ils peuvent s’abriter derrière le fait que ce n’est pas leur langue maternelle » (Boudreau et Gadet 1998).

3.1.2 Perception d’un laxisme français en matière d’emprunts à l’anglais

Le discours qui dénonce l’anglomanie française (18) est récurrent. Il s’accompagne d’exemples typiques, « rituels » (Laurendeau 2007 : 33), pris dans le lexique. Les plus fréquemment cités pour illustrer « les niaiseries qui se passent en France » (I31) sont les emprunts à l’anglais week-end et parking.

Les francophones jugent souvent que, de ce côté-là, le Québec fournit un modèle plus valable que celui provenant de la France :

3.1.3 Conscience que le « bon français » est une abstraction de la langue écrite

Pour certains, le « bon français », le « français correct » relève du fantasme puisqu’il ne se réalise complètement chez aucun des locuteurs de cette langue (20). Dans l’extrait (21), cette abstraction, que le français de l’Académie représente par excellence, est perçue comme un code non fonctionnel à l’oral :

3.1.4 Le sentiment d’une préciosité, d’une inadéquation au contexte local des variétés prestigieuses

La variété prestigieuse, qui dans l’extrait (22) est identifiée à « l’usage parisien », apparaît également inadéquate en contexte local. Ce modèle s’accompagne d’une préciosité que l’on rejette et que l’on déprécie :

Dans un même ordre d’idées, l’extrait (23) dénonce l’atténuation excessive de traits linguistiques (ici phonétiques) caractéristiques de la variété locale de français dans le discours de certains représentants de l’élite locale. Cet évitement, perçu comme une sorte de trahison, semble inadapté, même en situation formelle :

L’emploi de la dénomination joual pour désigner des variétés topolectales, et vraisemblablement sociostylistiques, du français du Manitoba peut ici surprendre. Traditionnellement associé au parler populaire de Montréal, ce terme à connotation péjorative connaît pourtant un sens étendu signalé notamment par Claude Poirier dans son Dictionnaire historique du français québécois. Il y renvoie en effet à « toute variété linguistique considérée comme déviante par rapport à une norme donnée » (1998 : joual). C’est dans ce sens qu’il est employé dans le corpus examiné.

3.2 Recherche de l’intercompréhension, du mot juste et de l’équilibre

Un deuxième élément qui revient régulièrement dans les discours est celui qui présente la recherche du mot juste et de l’équilibre comme les garants de la qualité de la langue. On ne condamne pas ouvertement l’habitude française de parler trop vite qui, dans les extraits (24) et (25), est davantage analysée comme une faiblesse de l’auditeur que comme une incompétence du présentateur (il ne faut pas perdre de vue que l’intervieweuse est d’origine française) ; mais on valorise l’intercompréhension (26) et le parler des locuteurs qui réussissent à trouver un savant dosage dans le choix des mots et des expressions (27).

3.3 Dévalorisation des variétés anglicisées et valorisation des archaïsmes

La remarque du dernier extrait permet d’enchaîner sur la troisième tendance que l’on peut identifier dans les discours et les écrits consultés. Il s’agit de celle qui consiste à condamner les variétés anglicisées du français local, tendance qui va bien souvent de pair avec la valorisation des survivances d’un état plus ancien de la langue française, liée au fantasme de la pureté des origines[6]. Cette association entre anglicismes à proscrire et archaïsmes à préserver est ancienne dans l’histoire du prescriptivisme au Canada français[7]. Au Manitoba, on la retrouve dans des introductions de glossaires ou de recueils de mots. Liliane Rodriguez remarque dans son recueil d’archaïsmes courants au Manitoba français qu’il faut « chérir les premiers [les archaïsmes] pour mieux guérir les seconds [les anglicismes] » (1984 : 88-89). En 2006, dans l’introduction à son dictionnaire d’anglicismes, Antoine Gaborieau reprend ce leitmotiv en préconisant la réhabilitation des archaïsmes, ces vestiges du « vieux français » qui « [font] partie de notre héritage culturel français et québécois » (2006 : 11) et déplore « les anglicismes qui pullulent dans notre parler, à tel point que nous n’employons presque aucune phrase qui ne soit farcie de ces expressions étrangères à notre patrimoine culturel » (2006 : 13).

En situation d’entrevue, le sentiment vis-à-vis des archaïsmes est parfois esquissé comme le montre l’extrait (28) ; cette composante de la variété locale semble lui conférer une plus grande légitimité surtout du fait qu’elle permet de rattacher cette variété à son origine française et à atténuer le facteur « contact linguistique » comme principal facteur de différenciation linguistique.

Dans le contexte manitobain, les phénomènes de mélanges linguistiques liés au contact intense du français avec l’anglais concernent tout un chacun, à divers degrés. La condamnation des variétés anglicisées du français est assez générale dans les discours (29). Ces variétés sont souvent identifiées sous l’appellation de « franglais » (30).

L’usage des variétés anglicisées les plus stigmatisées s’associe à des facteurs géographiques et sociaux : ce sont des variétés rurales (31) dont l’emploi est plus fréquent chez les personnes moins éduquées (32).

L’emploi d’anglicismes ou du « franglais » s’associe en outre à une faiblesse (33), à une paresse intellectuelle (34) ou à l’indifférence (35) :

3.4 Revendication des variétés anglicisées

Si certains luttent contre la mixité linguistique (cf. le témoignage en (34)), d’autres constatent que les mélanges de codes font naturellement partie de la réalité linguistique qu’ils vivent (36 et 37), sans pour autant chercher à passer à l’étape de revendication de ces usages.

Dans l’extrait suivant (38), l’anecdote racontée révèle l’intégration profonde de certaines expressions en anglais dont on ne connaît pas l’équivalent en français.

Le discours de revendication de l’usage de variétés de français anglicisées est très rare en situation d’entrevue où prime le sentiment que ces variétés n’ont aucune légitimité. Lorsqu’il se rencontre, il s’appuie sur l’argument de l’importance de la conservation de l’usage du français, quel que soit son niveau de correction (« Peut-être je le re… je parle le français comme une vache, mais au moins je le parle », I19), et il met de nouveau en relief le fait qu’une trop grande recherche de la perfection peut mener au basculement vers l’usage exclusif de l’anglais (39).

Ce discours de revendication linguistique et identitaire se retrouve parfois chez les jeunes dans certains écrits de nature polémique, comme des articles de journaux (40) ou des oeuvres fictives de création littéraire (41).

Ce type de protestation s’inscrit toutefois dans le cadre d’actes individuels et ponctuels, à visées souvent provocatrices, et ne se trouve pas relayé au niveau collectif. Au début des années 1990, ce discours revendicatif était loin de faire l’objet d’un consensus au sein de la communauté franco-manitobaine si on en croit les vives réactions qu’avaient suscitées les présentations de la pièce de Marc Prescott Sex, Lies et les Franco-Manitobains dont est tiré l’extrait (41). Certains membres de la communauté y avaient effectivement condamné l’emploi d’un langage jugé trop vulgaire et le recours à l’anglais ou au franglais y était pour beaucoup dans la réception négative de l’oeuvre (cf. Entretien inédit avec Marc Prescott, juillet 2006). La pièce de Prescott, remontée à Saint-Boniface tout récemment (2009), n’a pas particulièrement provoqué de débats passionnels et on peut sans doute y voir une évolution des mentalités. Pourtant, rien n’indique qu’on assiste à l’heure actuelle à une prise en charge par les représentants de l’élite francophone d’un discours de légitimation de l’usage de variétés anglicisées de français.

4. Conclusion

L’examen des principales attitudes linguistiques observées en contexte franco-manitobain nous a permis de constater que ces dernières correspondent à des schémas de perception courants au sein de l’espace francophone multilingue. Au Manitoba, comme dans d’autres communautés franco-canadiennes aux prises avec un modèle normatif endogène ou exogène du français et en contact étroit avec la langue anglaise, les discours épilinguistiques portent sur la gamme d’usages qui se situent entre le pôle du « français correct » et celui de l’anglais. Ces discours révèlent diverses tendances qui, au-delà de celles traditionnellement mises au jour par les études sur les attitudes linguistiques, vont de la dévalorisation argumentée des variétés prestigieuses à la revendication de l’usage de variétés anglicisées du français chez certains acteurs de la communauté, cette dernière tendance demeurant essentiellement d’ordre individuel.

Comme chercheurs, nous souhaitons décrire et valoriser les phénomènes liés à la variation et au changement linguistiques. Ils s’associent en effet à la richesse patrimoniale et présentent un intérêt particulier pour l’étude du langage. Si le travail de description du linguiste peut contribuer à la connaissance des particularités des différentes variétés d’une même langue, il apparaît toutefois que l’acceptation, voire la revendication de certaines variétés de la langue, comme les variétés anglicisées au Manitoba, reste du ressort de la communauté linguistique qui en fait usage. Ainsi, le processus de changement linguistique dû au contact des langues semble bien simple lorsqu’il est objectivement énoncé : « Il y a un temps – court – où les unités et les structures peuvent être considérées comme des emprunts ou comme des faits d’interlangue ou comme des innovations, il y a un temps où elles font partie[9] du répertoire linguistique partagé par les membres du groupe » (Moreau, 1999 : 42). L’analyse des attitudes linguistiques en contexte francophone minoritaire montre pourtant que les normes subjectives jouent un rôle paralysant dans le processus d’intégration et de légitimation de ce type de changement linguistique. Au Manitoba, dans leur pratique quotidienne du français, les locuteurs francophones partagent bien des traits imputables au contact avec l’anglais et adoptent des comportements linguistiques en adéquation avec leur environnement bilingue. Comme nous l’avons montré, ces traits et ces comportements, à de rares exceptions près, sont cependant condamnés dans les discours. Les variétés anglicisées non légitimes qui apparaissent au bas de la hiérarchie linguistique constituent pourtant, pour certains francophones, leur seule ressource d’expression en français. Une trop grande dépréciation au sein même de la communauté linguistique de ces usages linguistiques risque alors de « décourage[r] les locuteurs respectifs, les privant non seulement de leur conscience de soi, mais aussi de leur capacité d’expression en les faisant se taire » (Bochmann 2001 : 95) … en français.