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1. Le récit de voyage et l’épopée

Quel serait le rapport à la Renaissance entre le récit de voyage et le genre épique ? Cette question, à la fois historique et théorique, est de taille car elle porte sur le rapport à la réalité, comme sur la définition de la littérature et sur son histoire. Il n’est pas difficile, sur le plan théorique, d’opposer le récit de voyage à l’épopée, par exemple en ce qui concerne leur rapport à l’histoire et surtout à l’histoire contemporaine. Là où le récit de voyage « croise l’Histoire et s’en nourrit », supposant « nécessairement une confrontation du rédacteur avec le monde contemporain » (Gomez-Géraud 2000 : 8), le texte épique privilégierait depuis Aristote le vraisemblable et le possible (eikos) plutôt que le vrai. Le rôle du poète, lit-on dans la Poétique, « est de dire non pas ce qui a lieu réellement, mais ce qui pourrait avoir lieu dans l’ordre du vraisemblable ou du nécessaire » (Aristote 2008 : 1451a 36). Si Léry condamne le mensonge — il reproche notamment à Thevet de « mentir […] Cosmographiquement : c’est-à-dire à tout le monde » (Léry, Voyage fait en la terre du Brésil, 1994 : 67) — il en va tout autrement pour l’auteur d’épopée : « L’Histoire reçoit seulement la chose comme elle est, ou fut, sans desguisure ny far, & le Poëte s’arreste au vraysemblable, à ce qui peut estre, & à ce qui est desja receu en la commune opinion » (Ronsard, Oeuvres, 1983 : 16.4). Même si Ronsard accorde à l’Histoire une place dans la poésie épique, il ne peut en aucun cas s’agir d’histoire contemporaine : « le Poete ne doit jamais prendre l’argument de son oeuvre, que trois ou quatre cens ans ne soient passez pour le moins »[1], contrairement à Léry qui, au seuil de son Histoire, s’excuse d’avoir mis si longtemps — dix huit ans — à publier son récit, reconnaissant que l’on « pourroit [s’en] esbahir » (Ronsard 1983 : 16.345 ; Léry 1994 : 61). Les deux genres fonctionnent donc selon des modalités et des contraintes différentes. Il serait a priori impossible d’imaginer une épopée renaissante reprenant pour le réécrire tel ou tel récit de voyage écrit par un voyageur contemporain. Pourtant, de telles oppositions théoriques ne suffisent pas pour expliquer le rapport entre récit de voyage et épopée à la Renaissance. D’abord, nombreuses sont les épopées renaissantes qui traitent d’événements récents[2]. Certaines épopées affichent même leur parenté avec la littérature de voyage, comme le De pugna navali Christianorum adversus Turcas (1572) de Renaud Clutin, voire la Franciade (1572) de Ronsard qui réalise dans sa description de la Crète un heureux mariage de la tradition mythico-littéraire et du récit de voyage (surtout celui de Pierre Belon) (Usher 2009). Force est de constater, avec Klára Csürös, que la pratique n’est guère conforme à la théorie : « [l’]actualité, comme sujet de l’épopée, est en général condamnée, mais l’usage n’en tient aucun compte » (Csürös 1999 : 273).

Ce décalage entre la théorie et la pratique rend encore plus confus le rapport entre les bibliothèques viatique et épique. Ce rapport, et surtout quand il s’agit du Nouveau Monde, semble particulièrement fuyant en France. Il n’y a pas d’équivalent français à cette époque des Lusiades (1572) de Luís Vaz de Camões ni de la Araucana (1569-89) d’Alonso de Ercilla[3]. En vain cherchera-t-on une épopée ayant pour héros Verrazano, Cartier, ou Villegaignon. Le cas des Lusiades est particulièrement éloquent et permet de mieux appréhender les enjeux de la présente étude. Dans son Essai sur la poésie épique, Voltaire reconnaît dans l’épopée de Camões une « nouvelle espèce d’épopée » justement parce qu’elle redéfinit le rapport entre le texte épique et l’histoire et la géographie contemporaines. Autrement dit, l’épopée se rapproche du récit de voyage. Comme l’explique Voltaire, dans les Lusiades, il ne s’agit « ni [d’]une guerre ni [d’]une querelle de héros, ni [d’un] monde en armes pour une femme, [mais d’] un pays découvert à l’aide de la navigation ». Un tel thème, dit-il, « ne pouvait que produire une nouvelle espèce d’épopée » (Voltaire, Oeuvres 1829, 4 : 352-53). Rappelons quelques points forts de cette nouveauté : au lieu de chanter arma virumque, le texte portugais s’intéresse aux « armes et [aux] barons signalés qui, depuis la plage occidentale lusitanienne, par mers jamais encore sillonnées, passèrent au-delà de Taprobane, endurcis par les périls et les guerres plus que le promettait la force humaine, et qui édifièrent chez des peuples lointains un nouveau royaume qu’ils firent tant sublime » (Camões, Les Lusiades : 1.1) ; le héros du poème, c’est justement le voyageur (historique) Vasco da Gama qui lui-même décrit le voyage : « voguant depuis la superbe Europe, nous cherchons les terres lointaines de l’Inde, grande et riche, sur ordre de notre Roi, prince noble et sublime » (Camões, Les Lusiades : 2.80) ; à ceci s’ajoutent les nombreuses cartes en vers qui rattachent l’univers épique à la science cosmographique en plein renouveau : « Là se verra la Gaule, dont les triomphes de César ont fait retentir le nom dans le monde. Elle est arrosée par la Seine, et le Rhône, la fraîche Garonne et le Rhin profond » (Camões, Les Lusiades : 3.16)[4]. Il n’est pas anodin que la première traduction française des Lusiades ne date que du XVIIIe siècle[5]. Comme nous l’avons déjà fait remarquer, aucun des « longs poëmes » français du XVIe siècle ne lui est comparable[6].

Ce n’est, nous semble-t-il, qu’au tout début du XVIIe siècle que semble avoir lieu, en France, un rapprochement du récit de voyage et de l’épopée, évolution marquée d’abord par Marc Lescarbot (vers 1570-1641). Dans le présent article, il s’agira donc relire l’Histoire de la Nouvelle France (1609) de Lescarbot dans son dialogue avec son (petit) poème épique, La Défaite des Sauvages Armouchiquois (1607). L’hypothèse de départ est que, dans le cas de Lescarbot et peut-être pour la première fois en France, le récit de voyage et l’épopée s’interpénètrent. Au-delà de la simple coïncidence auctorielle — Lescarbot est l’auteur des deux textes — c’est un projet proprement textuel et littéraire qui s’ébauche et qu’il convient d’étudier ici.

2. Un auteur polygraphe : Marc Lescarbot de retour d’Acadie

C’est en mars 1606 que Jean de Poutrincourt, au retour de son premier voyage d’Acadie, fait la connaissance de Marc Lescarbot (vers 1570-1641) et qu’il invite celui-ci à participer à sa nouvelle expédition au Canada. Quelques mois plus tard, Lescarbot s’embarque sur le Jonas pour passer treize mois à Port-Royal[7]. De retour en France, Lescarbot « ne cessa jamais de s’intéresser au sort de la colonie » et ses nombreux écrits firent constamment « la promotion d’un exode migratoire vers l’Amérique » (Lescarbot 2007 : 13). L’intéressant, dans le présent contexte, est que pour rendre compte de son voyage et pour promouvoir la colonisation de l’Acadie, Lescarbot oeuvre dans plusieurs genres différents, décision qui a pour conséquence de renouveler le rapport intergénérique. Lescarbot publie surtout, chez Jean Millot, une grande Histoire de la Nouvelle France (1609), texte pluriel et hybride : les trois premiers livres ne relatent pas le voyage de Lescarbot, mais ceux de ses prédécesseurs. Leur but est très précisément d’ « inscrire le séjour de l’auteur en Acadie dans le continuum de la colonisation française en Amérique » (Lescarbot 2007 : 14). Cet inventaire est suivi par les chapitres autobiographiques (le récit de voyage au sens propre) et enfin par une dernière partie qui détaille les « moeurs et façons de vivre des peuples de la Nouvelle-France ». Comme l’indique le titre de l’ouvrage d’Eric Thierry, Lescarbot est donc bien « un homme de plume au service de la Nouvelle-France » (Thierry 2001) et l’Histoire est dans son ensemble un ouvrage de propagande. Pour Carla Zecher, l’Histoire constitue même un « des premiers exemples de manuel [handbook] colonial » (Zecher 2008 : 107). Le ton triomphant est donné dès l’incipit : « J’ai à réciter en ce livre la plus courageuse de toutes les entreprises que nos Français ont faites pour l’habitation des Terres Neuves d’outre l’Océan » (Lescarbot 2007 : 73).

Or, Lescarbot publie en plus de L’Histoire de la Nouvelle France un autre texte intitulé Les Muses de la Nouvelle France. Un ouvrage parfois jugé sans intérêt (Biggar 1901 : 686), parfois apprécié pour avoir contribué à « vanter [en vers] le cadre bucolique des environs de Port-Royal à l’aide de nombreuses références mythologiques » et pour « exhale[r] un certain charme » (Lescarbot 2007 : 14), cet ouvrage nous semble capital car il marque un moment charnière. Tout d’abord, une remarque sur les titres : leur parallélisme — L’Histoire de la Nouvelle France ;Muses de la Nouvelle France — est éloquent et appréhende leur complémentarité. D’une part, il y aura l’Histoire qui reprend les récits de Cartier (et d’autres) et dans laquelle Lescarbot raconte aussi son propre voyage en Acadie ; d’autre part, il y aura les Muses, texte littéraire à part entière et qui signale à de nombreuses reprises sa relation aux grands genres.

Dans les Muses, le lecteur rencontre des textes assez divers : une « Ode pindarique », un poème en alexandrins intitulé « A dieu aux François retournans de la Nouvelle France en la France Gaulloise », une pièce de théâtre (Le Théâtre de Neptune), un poème en alexandrins (« A dieu à la Nouvelle-France »), tout un florilège d’odes, sonnets et autres petits textes, un texte épique ou épyllion et, enfin, la « Tabagie marine », un poème en vers de sept syllabes. Le recueil est caractérisé par un métissage de la culture antique (y compris ses grands genres, l’épopée mais aussi la tragédie) et de la réalité historique du Nouveau Monde, laquelle se communique dans le récit de voyage. D’une part, alors, Lescarbot aligne des textes qui se réclament de l’histoire littéraire de l’épopée : dans l’ « A dieu aux François retournans de la Nouvelle-France en la France Gaulloise », Lescarbot écrit que « Un chacun bien-tot va voir son Ithaque fumer » (Lescarbot, Les Muses de la Nouvelle-France : 13) ; dans un sonnet à « Messieurs de Monts et ses lieutenants et associez », Lescarbot passe d’Homère à Apollonios de Rhodes car c’est à Jason et aux Argonautes qu’il compare ses compatriotes : « Nous devons beaucoup mieux celebrer en l’histoire / La generosite non du fils de Jason, / Mais de vous, ô Français, qui en cette saison / D’un plus digne sujet recherchez la victoire » (Lescarbot, Les Muses de la Nouvelle-France : 36-37). D’autre part, dans une épître à « Nicolas Brulart Seigneur de Sillery, Chancelier de France et de Navarre », Lescarbot décrit plutôt comment les muses grecques ont subi une transformation en se déplaçant au Nouveau Monde : « Les Muses de la Nouvelle-France ayans passé d’un autre monde à cetui-ci, aujourd’hui se présentent […] en espérance de recevoir quelque bon accueil » (Lescarbot, Les Muses de la Nouvelle-France : 3). Ces muses du Nouveau Monde seraient, dit Lescarbot, « mal peignées » et « rustiquement vetuës » à l’image du « païs d’où elles viennent, incult, herissé de foréts, et habité de peuples vagabons, vivans de chasse, aymans la guerre, méprisans les délicatesses, non civilisés » (Lescarbot, Les Muses de la Nouvelle France : 4). Ces muses, enfin, seraient qualifiées par leur capacité à se déplacer : « Elles sont encore pour le present semblables à ces poissons qui sont appellés Abramides en la Pécherie d’Oppian, lesquels sans demeure certaine changent perpetuellement de place, se trouvans bien en toute sorte de terre, au c[on]traire de plusieurs qui ne peuvent vivre qu’en un lieu », des poissons « vrayment figure du peuple Hebrieu » (Lescarbot, Les Muses de la Nouvelle France : 4-5). Le recueil, comme l’on voit, fait coexister les auteurs grecs d’épopées et les nouvelles muses du Nouveau Monde.

3. Un épyllion américain et intertextuel

C’est exactement ce métissage que Lescarbot mettra en pratique dans le texte épique du recueil et auquel il convient de nous intéresser à présent. Or, fait frappant, La Défaite des Sauvages Armouchiquois que l’on trouve dans les Muses avait déjà fait l’objet d’une édition à part en 1607. Paolo Carile a expliqué la parution précipitée de cette plaquette : c’était pour « rallumer l’intérêt pour cette partie du Nouveau Monde [et] attirer l’attente favorable chez un public cultivé, susceptible d’orienter les choix politiques », allant dans le sens de la « politique coloniale » que certains notables souhaitaient réaliser (Carile 1998 : 398). Sa visée coloniale est indéniable, mais c’est moins cet aspect qui nous retiendra ici que la manière dont ce texte orchestre un rapprochement nouveau entre le récit de voyage et l’épopée.

La Défaite des Sauvages Armouchiquois parut donc en 1607 avant de rejoindre les autres textes des Muses dès 1609. Il s’agit d’un épyllion (diminutif grec de έπος) dont l’exemple est donné inter alia par l’Idylle 24 de Théocrite ou encore par la Fable de Polyphème et Galatée (« Fábula de Polifemo y Galatea ») de Luis de Góngora. L’épyllion de Lescarbot compte 483 vers et aussi bref qu’il soit, il reste néanmoins plus long, par exemple, que la Monomachie de David et de Goliath (1552) de Du Bellay (232 vers) (Méniel 2004 : 278-81). La Défaite raconte surtout une vengeance : Panoniac, un Souriquois (Indien micmac), ami des Français, essayant de « troquer […] plusieurs marchandises qu’il avoit receu desdits François » avec les Armouchiquois fut assassiné par ces derniers (Lescarbot, La Défaite, « préface »). Pour se venger, le chef Henri Membertou se rend à son tour chez les Armouchiquois pour « troquer avec eux ». Ceux-ci le pensent sans armes. Pourtant, les marchandises qu’il souhaite troquer, ce sont justement… des armes et une trompette. Membertou s’empare de l’instrument et appelle ses gens qui arrivent, puis il se saisit des armes et une bataille s’ensuit. Les péri-textes nous expliquent à quoi doit servir ce poème : « faire sçavoir aux François les particularitez du dernier voyage fait sous la charge du Sieur de Poutrincourt en la Nouvelle France », afin d’ « inviter les François à [cultiver ladite province] » afin, « par ce moyen [d’]amener à la bergerie de Jesus Christ tant de peuples qui restent encore au monde sans police ni religion » (Lescarbot, La Défaite des sauvages armouchiquois, « Au lecteur »). Soulignons donc que le texte épique a à faire connaître un « voyage », tout comme un récit. Mais en même temps, la préface s’attarde sur le caractère épique de la Défaite en tant que texte : Lescarbot écrit qu’il s’agit d’une « histoire Martiale » et précise son intérêt, à savoir comment ce texte donnera à voir certaines qualités d’Henri Membertou, surtout sa finesse et sa maîtrise des artifices : « surtout est subtil le stratageme duquel usa Membertou pour surprendre et decevoir les Armouchiquois » ; « Membertou usa d’une contre-finesse, se doutant bien de leurs ruses » (Lescarbot, La Défaite des sauvages armouchiquois, « préface »). Il ne s’agit pas seulement de faire connaître mais aussi de dresser un portrait proprement épique. Membertou, plus qu’un Achille, serait un héros à l’image d’Ulysse, qualifié d’ « homme subtil » au premier vers de l’Odyssée. Mais les premiers vers du poème suggèrent encore d’autres modèles. Le premier vers en annonce au moins deux : « Je ne chante l’orgueil du géant Briarée » (v.1) allusion à l’Iliade (1.404) et à l’Enéide (6.287 et 10.565). Virgile décrit Briarée, connu également sous le nom d’Egéon, comme le « monstre aux cent bras, aux cent mains, vomissant de ses cinquante bouches le feu d’autant de poitrines, et contre les foudres de Jupiter entrechoquant autant de boucliers, tirant cinquante épées » (Virgile, L’Enéide : 10.565 ?)[8]. Le deuxième vers — « Ni du fier Rodomont la fureur enivrée » — ajoute aux auteurs antiques l’Arioste.

Récit de voyage et poème épique en même temps, quelle relation la Défaite entretient-elle alors avec l’Histoire, avec le récit de voyage ? La plaquette originale, publiée en 1607, anticipe sur l’Histoire. Dans un premier temps, on peut donc dire que l’épyllion tient lieu de récit, en découpant dans la masse des souvenirs un événement particulièrement intéressant et susceptible de promouvoir l’exode migratoire tant souhaité. En 1607, déjà le genre épique s’est donc ouvert à la matière américaine, ce qui constitue un moment essentiel dans l’évolution des idées sur l’inventio épique. Une fois le texte épique republié dans les Muses à partir de 1609, la relation va subir un changement radical qui resserre les liens entre récit viatique et épopée. Comme l’on voit en comparant un extrait du texte tel qu’il apparaît en 1607 (Figure 1) et en 1612 (Figure 2), le texte épique s’accompagne dans les Muses de notes marginales qui servent à établir très concrètement un rapport intertextuel entre le poème et le récit de voyage.

Figure 1

Lescarbot, La Défaite, éd. 1607, sig. 5v

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Figure 2

Lesacarbot, « La Défaite » dans Les Muses, éd. 1612, p. 45

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De manière très concrète alors, Lescarbot rattache son épyllion au récit de voyage, en donnant au lecteur les informations nécessaires pour passer de l’un à l’autre. Les textes épique et viatique n’entretiennent plus des rapport de supplémentarité, ils seraient chacun pour l’autre des « prières d’insérer ». Sans pour autant explorer tous les renvois de ce type, il est important d’en comprendre le fonctionnement en en considérant quelques-uns. Commençons par celui qui concerne les rites funéraires. Le cadavre de Panoniac, lit-on dans la Défaite, n’est pas mis « en depost à la terre, / N’en coffre de bois, ni en creux d’une pierre » (Lescarbot, La Défaite, vv. 44-45) ; il est « embaumé à la forme des Rois / Que l’Aegypte pieuse embaumoit autrefois » (vv. 46-47). Une note marginale explique — « Les Sauvages c[on]servent les corps morts » — et renvoie : « Voy ci-dessus pa. 862. 863. Dueil des Sauvages ». En effet, le chapitre XXVI du dernier livre de l’Histoire de Nouvelle-France s’intitule « Des Funerailles ». Le lecteur est donc libre de confronter deux descriptions des événements qui suivirent le décès de Pononiac, la première dans l’Histoire, la deuxième dans la Défaite. Dans le chapitre sur les funérailles dans l’Histoire, Lescarbot fait un constat d’universalité dans lequel il accorde pourtant — on s’en étonne peu — la primauté aux Chrétiens, citant la Bible (Ecclésiastique 38.16-17)[9] et puis suggérant comment cette tradition peut se retrouver au Nouveau Monde : la leçon y serait « parvenuë, soit par quelque traditive, soit par l’instinct de nature » (Lescarbot, L’Histoire de la Nouvelle-France : 3.834). Or, l’intéressant pour nous, c’est que le décès et les « funérailles » de Panoniac ont dans l’Histoire statut d’exemplum. Les « sauvages », écrit Lescarbot, pleurent les morts tout comme les Chrétiens, mais « ils font des clameurs étrangers par plusieurs jours » (3.835). Et Lescarbot d’ajouter : « …ainsi que nous vîmes au Port-Royal, quelques mois apres nôtre arrivée en ce pais là […] là où ils firent les actes funèbres d’vn des leurs nommé Panoniac ». La Défaite, elle, évoque à propos de ce même événement un « deuil si rempli de douleurs / Que le Firmament en ouït les clameurs » (vv. 50-51). Le mot-clé serait alors : clameurs, car il permet de rattacher le texte historique et sa translation épique. L’Histoire fournit d’autres détails : le corps est « rapporté és cabanes de la rivière Saincte-Croix, où les Sauvages le pleurerent et embaumerent » ; les « [sauvages] detaillent les corps morts, et les font secher » pour les conserver « contre la pourriture ». Puis Lescarbot revient, pour la renforcer, à la notion de clameur :

De la rivière Saincte-Croix ledict defunct Panoniac fut apporté au Port Royal, là où derechef il fut pleuré. Mais pour ce qu’ils ont coutume de faire leurs lamentations par une longue trainée de jours, comme d’un mois, craignans de nous offenser par leurs clameurs (d’autant que leurs cabanes n’estoient qu’environ à cinq cens pas loin de nôtre Fort), Membertou vint prier le Sieur de Poutrincourt et trouver bon qu’ils fissent leur deuil à leur mode accoutumée, et qu’ils ne demeureroient que huit jours. Ce qu’il luy accorda facilement : et de là en avant commencerent dés le lendemain au point du jour les pleurs et criaillemens que nous oyions de nôtre dict Fort, se donnans quelque intervalle sur le jour. Et font ce deuil alternativement chacune cabane à son jour, et chacune personne à son tour

Lescarbot, l’Histoire de la Nouvelle-France : 3.836

Ces mêmes événements reviennent, dans le poème épique, sous la forme suivante :

…quand ce pauvre corps fut dans le Port Royal

Aux siens representé, Dieu sçait combien de plaintes,

De cris, de hurlemens, de funebres complaintes.

Le ciel en gemissoit, et les prochains côtaux

Sembloient par leurs echoz endurer tous ces maux :

Les épesses foréts, et la rivière méme

Tèmoignoient en avoir une douleur extrême.

Huit jours tant seulement se passerent ainsi

Pour respect du François qui se rit de ceci

Lescarbot, La Défaite : vv. 55-63

Les vers de la Défaite, au lieu de raconter un événement, traduisent celui-ci en visa et en audita : les mots « lamentations » et « clameurs » se déclinent en s’amplifiant en « hurlements » et « complaintes », dans un ciel qui « gémit » et dans une nature (collines, forêts, rivière) qui fait sien ce deuil. Là où l’Histoire décrit un rite que les indigènes eux-mêmes, suggère Lescarbot, mettent comme entre parenthèses (ils « craignent » offenser les François), la Défaite cite la nature elle-même comme « témoin ». Certes, la mise entre parenthèses est présente aussi dans la Défaite, quand Lescarbot écrit que le Français « se rit » du rite. Parmi les autres cas où la Défaite renvoie son lecteur directement à tel chapitre de l’Histoire, l’on relève par exemple celui-ci où il s’agit des rapports entre les Français, les Souriquois et les Amourichiquois. Membertou, pour exhorter ses troupes, dit ceci : « Nous avons prés de nous des François le support / A qui ces chiens ici ont fait un méme tort » (Lescarbot, La Défaite : vv. 78-79) ; la note marginale demande au lecteur de se reporter à l’ « Histoire de la Nouv. France liv. 4 chap. 15. ». Là, en effet, ce mot de « chien » est développé : « ils sont cauteleux, larrons et traitres, et quoy qu’ils soient nuds, on ne se peut garder de leurs mains ; car si on detournoit tant soit peu l’oeil, et voyent l’occasion de derober quelque couteau, hache ou autre chose, ils n’y manqueront point, et mettront le larrecin entre leurs fesses » ; c’est un « peuple pauvre et nud [et] larron » et qui a « la malice au coeur », un peuple « tel qu’il le faut traiter avec terreur, car par amitié si on leur donne trop d’accés ils machineront quelque surprise » (Lescarbot, L’Histoire : 2.537). D’où la conclusion tirée par la Défaite : « Cela est résolu, il faut que la campagne / Au sang de ces meurtiers dans peu de t[em]ps se baigne » (Lescarbot, La Défaite : vv. 80-81). L’Histoire, encore une fois, donne plus d’informations et dresse un portrait plus général ; la Défaite insiste sur l’action.

On pourrait énumérer d’autres renvois directs et il serait possible, en relisant La Défaite et l’Histoire de dénicher de nombreux échos indirects, où les deux textes se complètent sans qu’aucune note marginale ne rende le lien explicite. On pourrait également montrer que le lien est bidirectionnel, car autant la Défaite renvoie à l’Histoire, autant celle-ci se réfère à la Défaite (et plus généralement aux Muses). Ainsi, par exemple, dans l’Histoire, Lescarbot fait allusion à Membertou mais il renvoie son lecteur aux Muses : « …la conduite du Sagamos Membertou, laquelle j’ay décrit en vers rapportez és Muses de la Nouvelle-France » (Lescarbot, Histoire de la Nouvelle-France : 2.532)[10]. Pourtant, même sans poursuivre plus loin nos recherches dans ce sens, déjà le rôle de l’intertextualité est ici évident : celle-ci sert à faire entrer l’histoire dans la poésie — et vice-versa. Aussi simple qu’un tel procédé puisse paraître, il faut reconnaître qu’il ne va pas de soi : il ne s’agit de rien moins que d’une mise en question d’Aristote, car Lescarbot nous offre dans la Défaite un petit poème épique qui ne relève pas du vraisemblable mais de l’historique. On apprécie mieux à présent tout le poids des premiers vers de la Défaite : « Je ne chante […] du fier Rodomont la fureur enivrée » (Lescarbot, La Défaite : vv. 1-2) ainsi que la note marginale qui les avoisine : « L’Autheur veut dire que cette histoire n’est point fabuleuse ». Justement, au fabuleux se substitue l’historiquement et le géographiquement vrai/vérifiable. De telles conclusions trouvent leur confirmation dans le fait que la Défaite renvoie non seulement au texte de l’Histoire mais aussi à ses cartes. À côté des vers décrivant comment « Membertou […] approche son vaisseau / Du port de Choüacoet, où la troupe adversaire / L’attendoit de pié-quoy », mais où également Membertou avait « laissé / Ses gens derrière un roc, et s’estoit avané, Afin de reconoitre et le port et la terre / Qu’il vouloit ruiner par l’effort de la guerre » (vv. 170-76), l’on trouve la note suivante : « Voy l’endroit de ce Port en la Charte géographique ». L’histoire de la littérature épique rejoint ici celle de la cartographie dans la mesure où la carte à laquelle la Défaite renvoie son lecteur (Figure 3) est bien une carte des plus modernes, fondée sur l’observation, sur un certain principe de coïncidence entre la réalité du terrain et sa représentation cartographique. Peut-être pour la première fois dans l’histoire de la littérature épique française — du moins d’après l’état actuel de nos recherches — un texte qui, de près ou de loin, se réclame du genre épique fait-il l’objet d’une territorialisation.

Figure 3

« Figure de la Terre-Neuve » dans : Lescarbot, Histoire de la Nouvelle-France (1612), Osher Map Collection, University of Maine[11]

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4. Conclusions

Dans son étude de l’épopée française de la Renaissance, Klara Csuros a consacré quelques pages à la question des « découvertes géographiques » qu’elle estime « saluées [par les poètes épiques] avec un enthousiasme collectif » (Csuros 1999 : 149). Csuros rappelle que, dans son Microcosme (1562), Maurice Scève glorifie les découvertes réalisées grâce aux « navires hazardeuses [sic] » qui pratiquent « à tous vents toutes vagues ondeuses » (cité Csuros 1999 : 152). Elle rappelle aussi les références que fait Du Bartas au voyage et aux populations du Nouveau Monde dans la Seconde Sepmaine où l’on relève « toute une encyclopédie ‘ethnologique’ des divers peuples, de leur histoire, moeurs et occupations étranges » (152-53), texte en effet à relire pour poursuivre et compléter la présente recherche (voir Melançon 1988). Mais Csuros n’identifie aucune épopée française, ni dans ces pages, ni dans le tableau plus ou moins exhaustif à la fin du volume, dont le sujet central est un voyage au Nouveau Monde.

On peut comprendre cette absence sur le plan théorique, par exemple en opposant le vrai au vraisemblable, ce qui tendrait à dresser une frontière entre le viatique (contemporain) et l’épique, mais le nombre d’exceptions — Scève, Du Bartas, la Franciade de Ronsard qui reprend certains éléments des récits de voyage de Belon, le De pugna navali Christianorum adversus Turcas (1572) de Renaud Clutin, etc. — ne permet pas de croire à une telle explication. Pourquoi Dolet, par exemple, a-t-il chanté les gestes de François 1er depuis son avènement jusqu’en 1539 mais non le voyage qu’accomplit Verrazano, grâce au roi, en 1525 ? Dans l’état actuel de nos recherches, il est difficile de répondre à cette question. Il ressort néanmoins de ces pages que, au début du XVIIe siècle, l’Histoire de la Nouvelle France de Lescarbot, texte multiple car il reprend en partie des récits de voyage publiés précédemment, est au coeur d’un nouveau métissage générique qui produit les Muses et surtout la Défaite de Lescarbot. Pour Parolo Carile, la Défaite se rapproche du genre de « poésie-témoignage », s’éloignant ainsi de la « stylisation du réel, caractéristique du genre épique » (Carile 1998 : 399) ; en même temps, poursuit-il, « le poète essaie de conjuguer l’utilisation [du moule épique] avec les visées réalistes affirmées dans le frontispice et soulignées dans les nombreuses notes [marginales] » (403). En effet, comme nous l’avons vu, la Défaite obéit à deux contraintes : celle de fournir des informations contenues également dans l’Histoire, celle du modèle épique. Lescarbot reprend l’épopée pour la « renouvell[er] en y intégrant fidèlement des traits culturels exotiques et en adoptant une perspective qui tend à effacer la tradition épique centrée sur les gesta francorum », produisant ainsi un « discours ambivalent, symptomatique d’un moment de transition » (408). À ces remarques probantes, nous aimerions ajouter la suivante : l’épopée peut désormais s’écrire et s’envisager à la lumière du récit de voyage, elle peut lui emprunter des faits mais surtout un certain rapport au monde et à l’Histoire. Le poète et le naturaliste séparés par Aristote — « il n’y a rien de commun entre Homère et Empédocle que le vers, si bien qu’il est juste d’appeler l’un poète et l’autre naturaliste plutôt que poète » (Aristote, La Poétique : 5)— semblent enfin faire sinon oeuvre commune, du moins complémentaire.