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1. Introduction

Le cycle du Pont d’Élisabeth Vonarburg présente le voyage incertain dans des mondes parallèles. Différentes incarnations de Voyageurs parcourent cet univers de fiction diversifié, où les lieux, les événements et les phénomènes coexistent ou se contredisent. Il y a un effet de surimpression d’espaces scripturaux (légèrement ou largement décalés les uns par rapport aux autres) qui remet en question l’appréciation univoque de l’espace-temps. L’oeuvre la plus ambitieuse du cycle, le roman Les Voyageurs malgré eux (2009), synthétise et développe les codes centraux et les péripéties principales de l’ensemble du récit en présentant une histoire alternative de l’Amérique du Nord.

Notre analyse du roman s’appuie autant sur la théorie des mondes possibles développée par Lubomír Doležel et Umberto Eco que sur les recherches de Marc Angenot, d’Éric Henriet, de Fredric Jameson, de Peter Stockwell et de Darko Suvin consacrées à la poétique de la science-fiction (SF). Nous aurons également recours aux études de Sylvie Bérard, Amy Ransom et Richard Saint-Gelais sur l’oeuvre de Vonarburg. À la lumière de ces écrits, nous démontrerons que la migration interdimensionnelle des personnages du roman constitue un métadiscours sur l’histoire factuelle et son espace empirique, ainsi que sur la littérature comme telle, voire sa production et sa réception, car leurs quêtes et enquêtes suscitent un questionnement des normes et des acquis de la réalité. Nous terminerons par une discussion de l’exploitation de la figure du palimpseste dans le récit, qui métaphorise en l’occurrence le phénomène des mondes parallèles : la multiplicité possible des conjonctures spatio-temporelles selon leur imbrication textuelle latérale.

2. Contexte, texte et aperçu de l’apport métadiscursif des mondes possibles

Les Voyageurs malgré eux est la seule oeuvre romanesque du cycle du Pont, les autres épisodes étant présentés sous forme de nouvelles. Le roman rassemble en quelque sorte les idées éparses des nouvelles dans un tout cohérent (certains fragments sont effectivement des reprises). Cependant, il ne s’agit pas tout à fait d’un ultime fix-up, ou de l’achèvement d’un roman en fascicules, car l’oeuvre est pour la plupart constituée de matériel original. Il s’agit plutôt d’une exploration et d’un développement plus étendus des mondes qui s’inscrivent dans le cycle du Pont. Vonarburg a aussi revisité un certain nombre de ces mondes partagés dans d’autres nouvelles après la parution du roman, ce qui fait que ce dernier ne constitue pas l’oeuvre finale par rapport à ces trames narratives. Ceci dit, le roman offre une certaine clôture quant à l’univers spécifique où aboutit la voyageuse protagoniste, donnant ainsi un sens d’intégralité aux divers mondes qui y sont reliés par l’intermédiaire de ses expériences. Toutefois, tous les noeuds ne sont pas pour autant dénoués.[1]

Au sujet du roman, il est également intéressant de noter qu’il s’agit d’un récit où le rapport entre la protagoniste et l’auteure est à peine voilé, bien que distancié, comme le veut le genre uchronique. Selon Henriet, l’uchronie correspond à une version revisitée de l’histoire (Henriet 2004 : 19-47). Dans le cas de Vonarburg, il s’agit de l’histoire de son émigration réelle vers le continent nord-américain. Pour Ransom, Les Voyageurs malgré eux constitue « [l’]ouvrage le plus clairement autobiographique » de Vonarburg (Ransom 2009 : 100). Ainsi, sur le plan autoréférentiel :

Its title, literally rendered “voyagers in spite of themselves” may refer to her own immigration, based not on her own will but rather the result of her then-husband’s job posting. Its main character, Catherine Rhymer, as Bérard notes (“Venues” 125), presents us with a clear avatar of the author: a French immigrant to Québec who teaches literature at the college level. Her origins include a French colonial grandfather with a dominant, unified identity, and a mother whose identity appears blurred […]. Indeed, Catherine’s story highlights the complexity of the postcolonial world in its links to numerous waves of colonization: the first French arrival on the North American continent where she now lives, the second colonial empire of France in Indochina and Africa, the re-colonization of Francophone Québec by Anglo-Saxon forces, her own late twentieth-century immigration from France to Canada, and finally the colonization of Earth by beings from parallel universes.

Ransom 2009 : 100

L’imaginaire et l’écriture, sinon la réécriture — caractérisées par une sorte de mythomanie ludique et de son extériorisation —, occupent ainsi une place au premier plan. La conscience des personnages se manifeste de façon étonnante dans la réalité historique du roman, ainsi que dans les fictions (les souvenirs, les rêves et les visions) qui y interviennent. C’est le développement subjectif du personnage qui détermine fortement l’univers qui l’entoure, et non pas seulement l’inverse. Plus précisément, une fois que l’agentivité de la protagoniste se révèle dans toute son ampleur, il s’avère que sa volonté influe sur le sort du monde tout comme ce dernier lui impose certaines conditions. Ainsi, alors qu’elle demeure inéluctablement sujet à la causalité — aux caprices de l’univers, aux événements dus au hasard, ainsi qu’aux actions d’autrui —, la protagoniste joue un rôle actif dans l’évolution de sa réalité, ayant une influence prépondérante sur son sort et sur celui de l’histoire dans son ensemble.

Résumons l’intrigue du roman. L’histoire des Voyageurs malgré eux est celle de Catherine Rhymer, soi-disant « transplantée » française et professeure de littérature dans le seul quartier francophone à Montreal-City. Archiviste assidue de ses rêves récurrents d’autres univers (qu’elle note soigneusement dans son carnet), elle commence subitement à éprouver des trous de mémoire par rapport aux normes de la réalité dans laquelle elle vit — un univers légèrement décalé de l’Amérique du Nord réelle, du Québec en particulier. En cherchant des explications pour donner un sens à ce décalage, le lecteur saisit la logique des écarts au fur et à mesure que la protagoniste les appréhende : elle est une voyageuse et son arrivée dans cette Nord-Amérique constitue une migration interdimensionnelle. La découverte et le déchiffrement de sens donnent au récit une qualité métadiscursive, dans la mesure où la protagoniste fait face au même défi cognitif que le lecteur de SF qui doit assimiler une gamme de renseignements inédits afin de rendre cohérent le monde autre qui lui est présenté.

Ainsi, dans Les Voyageurs malgré eux, le roman donne au premier abord l’impression progressive de relever d’une uchronie classique, à savoir d’une histoire alternative dont la trajectoire est unilatérale. Or, son imbrication explicite avec les autres dimensions du cycle du Pont le range parmi les mondes parallèles illimités, « statistiquement certain[s], [mais] matériellement invérifiable[s] » (Vonarburg, « Le Jeu des coquilles de nautilus » : 276). Dans le cycle du Pont, la voyageuse protagoniste parcourt systématiquement trois topoï, ou paradigmes spatio-temporels, distincts dans ses Voyages dans des mondes parallèles : premièrement, celui d’une Terre identique à la Terre empirique, mais uchronisée, c’est-à-dire ayant connu une histoire alternative ; celui d’une planète terrestre qui n’est pas la Terre en raison de variantes marquées ; et enfin celui d’une Autre Terre post « troubles », où le réchauffement de la planète aura abouti à de « grandes marées », inondant en grande partie les continents (Vonarburg, « Le Jeu des coquilles de nautilus » : 267-70).

Dans Les Voyageurs malgré eux, il s’agit d’abord d’un univers plutôt réaliste (qui représente, selon les données, la Terre empirique), mais dont la vraisemblance est peu à peu remise en question par des interventions incongrues. Les indices d’une histoire parallèle se font voir un à la fois, persuadant progressivement le personnage et le lecteur qu’ils se trouvent plutôt ailleurs. Les phénomènes du déroutement et de la réorientation progressive du personnage (et, par procuration, du lecteur) dans un univers qui se veut plausible s’inscrivent dans la convention ou le parcours protocolaire de la présentation de caractéristiques propres aux mondes de fiction, tous genres confondus. Ils se révèlent particulièrement pertinents dans le cadre de la SF en raison de son espace-temps lointain, non mimétique, dont les normes peuvent diverger de façon significative de celles du monde empirique, ces dernières étant préconstruites et sous-entendues dans un genre mimétique. Pour donner un sens aux propos de la SF, il faut donc tenir compte de ce que Doležel appelle

“narrative modalities,” that is, the normative principles that regulate the realms of being (alethic modalities), of action (deontic modalities), of values (axiological modalities), and of knowledge (epistemic modalities), establishing in each case what is required, allowed and rejected. Thus, in the realm of being, ‘naturally’ possible worlds follow the same laws of nature as the actual world, while supernatural worlds include physically impossible beings (gods, spirits, monsters), properties (omnipotence, immortality), and transformations (statues coming to life, mirrors revealing the future).

Pavel 2000 : 267

Pavel rajoute que « [t]o foreground the modal norms […] in their narrative worlds, writers often introduce a ‘modal alien,’ a character who does not understand these norms […] » (Pavel 2000 : 267), mais qui doit s’efforcer de les appréhender, afin que le lecteur saisisse à son tour les enjeux.

Dans Les Voyageurs malgré eux, un univers à la fois étrange et familier se déploie à partir de l’écart entre l’Histoire sous-entendue au départ et la réalité insolite actualisée au fil du récit. Il en est ainsi notamment en raison de certaines convergences et divergences sur le plan des factions politiques, des croyances religieuses, de la répartition des territoires et des alliances et conflits entre communautés. Nous y reviendrons. Ces écarts et rapprochements questionnent l’hypothèse selon laquelle il n’existerait qu’une seule Histoire factuelle possible et vérifiable. La souplesse des codes de la fiction permet cette « problématisation » :

The universe of discourse is not restricted to the actual world, but spreads over uncountable possible, nonactualized worlds. As Thomas S. Kuhn, explains, “a possible world is… a way our world might have been. …Thus, in our world the earth has only a single natural satellite (the moon), but there are other possible worlds, almost the same as ours, except that the earth has two or more satellites or has none at all. … There are also possible worlds less like ours: some in which there is no earth, others in which there are no planets, and still others in which not even the laws of nature are the same”.

Doležel 1998b : 786

La présence explicite de tels écarts révèle l’altérité du monde possible des Voyageurs malgré eux :

— […] Nous n’avons même pas commencé à explorer notre système solaire.
— La Lune, quand même ! » protesta Catherine. L’expression étonnée de son interlocutrice la fit tressaillir. « Quoi, on n’est jamais allé sur la Lune ?
— C’est quoi, la Lune ? »
Catherine essaya de contrôler sa voix : « La planète satellite de la Terre.
— La Terre n’a pas de satellite », dit Joanne Nasiwi; et, plus lentement : « Ma Terre à moi, celle de tout le monde, n’a pas de satellite. Pour vous, oui ? »
Catherine était pétrifiée. Quand avait-elle vu la lune pour la dernière fois ?

Vonarburg, Les Voyageurs malgré eux : 296

3. Définitions préliminaires

L’« hypothèse d’une possibilité historique autre » explicitée dans la définition de l’utopie de Suvin sous-entend que la fiction entretient un certain rapport modal avec le monde empirique.[2] Il en va de même pour l’uchronie, qui, d’un point de vue étymologique, constitue une utopie mettant en scène un certain non-temps au lieu d’un non-lieu, et qui se veut également une histoire revisitée ou révisée. La question de l’espace et des lieux de l’action demeure pourtant essentielle car il se voit reconfiguré selon l’avènement de phénomènes autres. L’uchronie s’appuie en principe sur l’Histoire empirique dans le but de la transformer à partir d’un événement charnière divergent. Le changement crée à son tour une réaction qui agit sur (et détermine autrement) l’histoire subséquente ; il s’agit d’un enchaînement causal différent, dont le résultat devient, pour le meilleur ou pour le pire, une suite historique alternative et novatrice. Selon Henriet, les trames les plus souvent explorées dans ce cadre sont l’assassinat précoce d’Hitler et, par opposition, la conquête réussie par le Troisième Reich (Henriet 2009 : 145-151).[3] L’uchronie permet donc un déplacement vis-à-vis de l’empirique qui est propice à la reconstitution critique des enjeux sociohistoriques ; ici, ceux de l’espace québécois.[4]

La SF, alors qu’elle s’occupe d’ailleurs et d’autrefois — sinon de nulle part et de jamais —, s’intéresse bel et bien à l’ici et au maintenant, nuançant ses propos grâce à son effet de « distanciation » (Suvin 1977 : 15). Ainsi, le brouillage des repères spatio-temporels et l’éclatement des normes que propose cette histoire alternative se prête à une réévaluation de la logique du milieu de sa production. Mettant en scène des voyages à travers le temps et l’espace à la rencontre d’autres mondes, la SF s’intéresse dans l’ensemble « au devenir ou à la faillite de réalités nouvelles » (Suvin 1977 : 20). Vonarburg définit elle-même la SF à partir de ce genre de spéculation : c’est la littérature qui participe du « mouvement de la connaissance » (citée dans Lord 1997 : 266) à travers le temps et l’espace, grâce à la circulation matérielle des textes et à la diffusion immatérielle des idées. Le non-temps, ou toute modification dans le temps, aura ainsi nécessairement des répercussions sur le rapport du sujet à l’espace, à l’Histoire et au métadiscours. Les oeuvres du genre offrent donc une perspective novatrice sur le sujet, en le situant dans un milieu relativement éloigné, légèrement ou radicalement différent.

4. La SF : un parcours transmondial lacunaire

La SF en général et le roman de Vonarburg en particulier constituent un voyage transmondial (Stockwell 2002 : 94), où le lecteur est appelé à concilier les écarts encyclopédiques qui distinguent l’univers du récit du monde empirique afin de lui conférer un sens, une signification. En référence aux encyclopédies diégétiques sous-entendues, qui servent implicitement à rapprocher l’ensemble des connaissances que partagent la fiction et le réel, Eco écrit qu’« un monde narratif emprunte — sauf indications contraires — des propriétés du monde “réel” » (1985 : 171). Cela renvoie à ce que Marie-Laure Ryan (citée dans Stockwell 2002 : 96) appelle « le principe de l’écart minimal ». En d’autres termes, Doležel évoque pour sa part le concept de « transworld identity. A relationship of identity between entities that are located in different possible worlds » (Doležel 1998a : 282). Par extrapolation, les nouvelles données que l’on retrouve dans la SF entraînent la mise en oeuvre de nouvelles encyclopédies, voire des xénoencyclopédies (Saint-Gelais 1999 : 138-141 et 206-212). Saint-Gelais s’inspire en grande partie d’Angenot, selon qui le lecteur de SF « s’aid[e] jusqu’à un certain point des règles de son monde » (Angenot 1978 : 82) en assimilant les données novatrices. Les « paradigmes empiriques viennent suppléer le texte » (Angenot : 82), ce qui permet de donner un sens aux « mirage[s] paradigmatique[s] » (Angenot 1978 : 85 et 88) présentés dans un discours qui est pourtant syntagmatiquement intelligible. Ainsi, « [l]e récit de SF comporte une dérogation maîtrisée, il oscille entre l’écart et sa normalisation » (Angenot 1978 : 87).

La constitution de l’univers du récit dans l’imagination du récepteur, grâce au voyage transmondial ou à la comparaison entre encyclopédies, nous amène également à convoquer la notion de « cartographie cognitive » proposée par Jameson. Il la définit en tant que création progressive d’un plan mental pour se repérer sur un terrain inconnu, celui de la fiction (Jameson 1988 : 347-357). L’accès à cette altérité imaginaire exige un effort engagé de la part du lecteur, qui, selon les indications fournies, est appelé au voyage, à l’exploration et à la découverte. Ainsi, à partir de la carte cognitive, se déploie indice par indice une appréciation de la conjoncture de la fiction, inférant une impression de cohérence et de qualité totalisante à l’univers autre, bien que ce dernier demeure au fond inéluctablement fragmenté. Doležel explique ce procédé ainsi :

A necessary consequence of the fact that fictional worlds are human constructs is their incompleteness […]. It would take a text of infinite length to construct a complete fictional world. Finite texts, the only texts that humans are capable of producing, are bound to create incomplete worlds. For this reason, incompleteness is a universal extensional property of the fictional-world structuring. But we should recognize that the fictional text’s texture manipulates incompleteness in many different ways and degrees, determining the world’s saturation.[5]

Doležel 1998a : 169

L’inférence constitue ainsi un aspect crucial dans la reconstruction de l’univers de fiction effectuée par le lecteur. Dans cette perspective, la SF « produit un mirage paradigmatique et appelle une lecture elle-même spéculative » (Angenot : 88).[6] En ce qui concerne l’importance de l’implicite dans la SF, Angenot constate donc que son

discours […] suppose toujours un non-dit régulateur de l’énoncé ; l’effet de vraisemblable ne consiste donc pas tant à faire croire à ce qui est posé littéralement qu’à ce que l’énoncé présuppose. Il n’attire pas l’attention tant sur les personnages et les événements de l’anticipation ou de l’univers extraterrestre, que sur les types, les modèles, les normes de comportement, les institutions que ces personnages expriment et manifestent toujours lacunairement.

Angenot 1978 : 81

En raison de l’espace textuel qui sous-entend un univers autre, « [u]ne bonne partie de la critique de SF s’est justement occupée à mesurer l’écart entre le monde de fiction et le monde empirique » (Angenot 1978 : 87).

5. Écarts entre l’Histoire, l’espace empirique et le récit de Vonarburg

Alors que Les Voyageurs malgré eux s’inscrit dans l’uchronie ou l’histoire revisitée, Richard Saint-Gelais fait remarquer pertinemment que le roman, 

loin d’exposer explicitement les points où l’histoire imaginaire bifurque du cours de l’histoire réelle, […] plonge ses lecteurs dans un dédale d’indices plutôt obliques, de sorte que l’effet initial d’égarement est chaque fois plutôt saisissant. Le lecteur n’est pas seulement confronté à un monde étrange ; il est, d’abord et avant tout, aux prises avec un texte étrange qui ne livre ses « clefs » que si le lecteur demeure alerte et prête attention à des indices disséminés dans le récit.

Saint-Gelais 2002 : 122

L’exposition de ce monde imaginaire de Vonarburg s’ouvre sur un voyage vraisemblable de l’Ancien monde (l’Europe) au Nouveau monde (la Nord-Amérique). Il s’agit de la migration de Catherine et de son mari, François (dont elle a divorcé six ans plus tôt, selon le temps du récit), de la France vers le Canada à la suite de la révolution de mai 76 (et non 68) – une migration qui rappelle celle, réelle, de l’auteure (Ransom 2009 : 100). Au départ, les impressions de Catherine à l’égard de l’Ancien et du Nouveau monde témoignent d’un décalage seulement léger de l’univers empirique. Quoiqu’ils partagent bon nombre de données historiques, la distance entre eux s’agrandit au fil de la description : 

La première fois qu’elle était allée à Québec, le voyage lui avait d’abord paru sans fin, puis elle avait soudain pris conscience d’être vraiment dans un monde nouveau dont les dimensions n’étaient pas celles où elle avait grandi : ni l’espace ni le temps n’avaient le même sens. […] En France, dans son souvenir, tout était ancien, presque immémorial […]. Ici, c’était différent. Ici, avait-elle pensé avec exultation, la mémoire était moins encombrée. […] [Lui vient ainsi] cette révélation première d’une contrée où l’on se construisait ses héritages plus qu’on ne les recevait.

Vonarburg, Les Voyageurs malgré eux : 127-128

Il est sous-entendu ici que le sens de ce Nouveau monde reste à déterminer ; il est à cartographier selon l’expérience du personnage/nouvel arrivant. Plus rien ne peut donc être tenu pour acquis. L’équivalence entre la Nord-Amérique du récit et l’Amérique du Nord réelle — d’emblée implicite — commence à disparaître. Le lecteur découvrira le décalage en même temps que la protagoniste. De fait, c’est au cours de ses recherches et des dialogues avec d’autres personnages que Catherine se rend compte que l’Histoire diffère de celle qu’elle supposait être vraie. Par conséquent, le récit réaliste, qui donnait l’impression d’être vraisemblablement ancré dans l’Histoire empirique, se mue en uchronie.

À partir de sa lecture et des réflexions qu’elle inspire, la protagoniste comble petit à petit les vides de sa connaissance de l’Histoire. Cette connaissance, manifestement acquise auparavant mais inexplicablement oubliée jusqu’alors, lui revient alors au fil de la consultation de documents historiques. Ce procédé permet au lecteur de se renseigner simultanément, soulignant l’efficacité de la présentation d’un étranger modal dans le monde possible pour révéler les normes de ce dernier.

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Dans l’ensemble, les écarts entre l’univers du récit et le monde empirique se manifestent aux niveaux historique (selon les acteurs et les événements), politique (selon le pouvoir établi et les factions contestataires), démographique (selon la situation physique et la condition socioéconomique des divers peuples représentés), géographique (à l’échelle urbaine et géologique) ainsi que scientifique et anthropologique (selon la normalisation de dons paranormaux dits hyperceptions, entre autres phénomènes). Faute de pouvoir présenter en détail toute divergence historique dans le récit (il s’agit d’un roman complexe de 560 pages dont bon nombre sont chargées de renseignements), nous nous limitons à donner quelques exemples afin d’illustrer notre propos :

Quelles conséquences cette histoire alternative entraine-t-elle alors si l’on considère le présent du récit qui se situe en 1988 ? Dans l’Enclave francophone de Montreal-City, les citoyens ont l’impression de vivre sous l’emprise d’un état policier anglais. Entre autres contraintes politiques, il y a des couvre-feux, il faut des laissez-passer pour accéder à certains lieux, on supprime systématiquement les manifestations, il y a un Index d’oeuvres interdites. Les relations entre les Canadiens anglais et les Canadiens français sont tendues, sinon hostiles :

Les massacres au coude à coude de la Première, et surtout de la Seconde Guerre mondiale avaient au moins eu cet effet positif d’ouvrir des lignes de communication entre les deux communautés […]. Mais c’était plus de trente ans plus tôt, tout s’était tassé depuis, les vieilles pesanteurs avaient réaffirmé leur force… et maintenant, avec à Québec le gouvernement le plus conservateur de toute l’histoire du Canada, les étudiants de Montréal-Enclave se faisaient matraquer par la PNC [Police nationale du Canada], comme au bon vieux temps.

Vonarburg, Les Voyageurs malgré eux : 68

Certes, le système se révèle assez autoritaire, étant donnée la domination du gouvernement, ses abus de pouvoir, l’imposition des postes frontières et de la ségrégation. Cependant, à l’époque contemporaine du récit, des mouvements de libération politiques et religieux s’infiltrent dans l’Enclave et ailleurs, du moins selon les quelques renseignements incertains sur les Francophones du Grand Nord. Ces renseignements partiels, possiblement déformés et donc inexacts risquent d’empêcher tout accès à la vérité. Dans la documentation alarmiste du Eastern Canada, on parle respectivement d’Agents « Sags » (Saguénéens) qui s’infiltrent dans le Sud,[8] ainsi que de « croyants » d’une secte religieuse, apparemment impliqués dans les enjeux politiques mais dont les liens avec les premiers demeurent inconnus.[9]

Laissant à la protagoniste et au lecteur le soin de concilier des données et des croyances qui semblent incompatibles, l’intrigue aborde toute la problématique de la mentalité mystique à l’épreuve de l’esprit scientifique. Face aux phénomènes d’apparence surnaturelle qui surviennent, Catherine en admet certains, mais elle garde sa confiance en la pensée rationnelle, et ceci malgré la plausibilité relative des perspectives politiques et mystiques de ceux qui l’entourent : « Il devait y avoir une explication raisonnable » (192) ; « Confirmer le fait. Une chose à la fois. Procéder par ordre. Scientifiquement » (192) ; « Elle n’allait pas se laisser embarquer dans des spéculations gratuites ! » (209). Son appel à la rationalité constitue un défi qui est relevé par le lecteur grâce au travail de déchiffrement qu’il entreprend. L’aboutissement du récit de Vonarburg questionne cependant les certitudes épistémologiques. À l’instar d’autres rencontres science-fictionnelles avec l’altérité ou la différence radicale qui se révèle en quelque sorte irreprésentable, tel dans le célèbre roman Solaris (1961) de Stanislas Lem,[10] l’épreuve épistémologique de la conjoncture s’explique en fin de compte par la présence d’une entité inouïe, qui échappe en grande partie à l’entendement humain. Chez Vonarburg, il s’agit d’un nuage constitué de « cellules vivantes » (Les Voyageurs malgré eux : 496). Il s’y produit des « échanges électrochimiques » (496) générés par des « particules organiques » (496) qui réagissent à leur environnement par « tropismes mimétiques » (497) selon un procédé d’absorption et de recréation de données. Les données à la disposition du nuage sont fournies par la planète, dépendamment des phénomènes qui se produisent à la surface. L’élément inédit qui apporte au nuage le don de conscience est l’arrivée des Voyageurs. Le nuage est ainsi responsable de la reconstitution et de la diffusion des fantasmes et des représentations que se font les Voyageurs du milieu, ces derniers engendrant la création de cette « Nord-Amérique différente de la nôtre » (quatrième de couverture). Cet écart entre le monde empirique et le monde fictionnel, en vertu du phénomène de la différence radicale, est fort pertinent chez Vonarburg en raison de la question de l’interprétation du sens qu’il suscite.[11]

6. Comment se repérer dans un monde lacunaire ?

Dans Les Voyageurs malgré eux, la protagoniste du roman s’oriente tant bien que mal dans un paysage défamiliarisé qu’on veut comprendre. Catherine cherche à connaître les faits historiques et les enjeux politiques du monde qu’elle croit être le sien, mais dont elle est incertaine en raison des jalons auxquels les membres de sa communauté font allusion au cours de diverses discussions. Manifestement, il s’agit d’un monde parallèle, légèrement décalé par rapport à celui qu’elle croyait habiter jusqu’alors. Ce décalage représente, par extension, l’univers différent du récit qui génère le besoin de reconstruction cartographique. Jusqu’à un certain point, l’univers de Catherine se calque vraisemblablement sur celui du lecteur. Pourtant, suivant lesdites discussions et les autres expériences de Catherine, les écarts commencent à se faire sentir.[12] D’où le besoin qu’éprouve la protagoniste de se renseigner auprès d’autres personnages censément mieux avertis. L’incertitude persiste pour autant : [L]e ton :

[…] impliquait qu’elle savait de quoi il parlait. Les connotations étaient simples à reconnaître dans ce contexte, mais elles ne correspondaient à rien dans son expérience, dans ses souvenirs. De nouveau elle se sentait envahie par une impression d’ignorance totale, un irrésistible sentiment d’étrangeté. […] [E]lle ne se rappelait rien, aucun incident précis. […] Un blanc. Aucune résonance.

Vonarburg, Les Voyageurs malgré eux : 57

Pareillement, dans le cadre d’autres discussions, il manque toujours un élément pour permettre à Catherine de saisir le sens de certains phénomènes qui caractérisent sa réalité : « le contexte était assez clair, mais les mots n’éveillaient pas d’écho en elle » (61) ou bien « elle avait compris tous les mots, mais la plupart des référents lui échappaient » (63). Voulant résoudre les énigmes qui la tourmentent au même degré de désorientation que celle du lecteur, elle se fie non sans hasard aux connaissances inventoriées dans les textes disponibles : « elle se dirigea vers la bibliothèque. Il lui manquait des données ? Elle irait les chercher » (64). Il s’agit ici d’une reconnaissance explicite du défi que propose la lecture de SF : organiser cognitivement les données du récit, qui sont constituées d’étonnantes composantes éparses, pour qu’elles aient une certaine cohérence, afin qu’on puisse en saisir la signification.[13] À partir de ce défi intellectuel, le métadiscours devient palpable : selon leurs observations, leur interprétation et l’analyse des fragments fournis par le texte, la protagoniste et le lecteur essaient de construire un sens dans un ailleurs spatio-temporel. Lors de leur voyage transmondial, ils ont recours à la cartographie cognitive, qui s’opère par la découverte de « cartes incompatibles entre elles » (351) et qui pose à nouveau le défi de trancher entre les faits et les artifices.

Des indices lacunaires de la carte au territoire parcouru, le déplacement effectué constitue une forme de progrès intellectuel pour le voyageur au cours de son périple et pour le lecteur au cours de sa lecture. Selon Sylvie Bérard, dans le cycle du Pont, « le mouvement migratoire […] trouve son écho dans la fiction : […] les personnages sont eux-mêmes des migrants, des êtres ayant quitté leur terre natale et se voyant contraints, en terre étrangère, de réviser leur système de référence » (Bérard 1999 : 118). À notre avis, le lecteur joue également, par procuration, le rôle de migrant, sa lecture constituant un voyage, lors de laquelle sont négociées les données qui démarquent l’étrange du connu alors même qu’elles se heurtent, se brouillent, se complémentent et se contredisent dans un univers novateur.

7. Le palimpseste comme métaphore du phénomène des univers parallèles

En dernier lieu, soulignons l’importance d’une observation de Catherine, qui est d’une apparente banalité à la première lecture, mais qui représente parfaitement le concept des mondes possibles en général et des univers parallèles en particulier.

En route pour le Collège français de Montréal où elle enseigne, Catherine remarque sur les murs à l’intérieur de l’abri de l’arrêt d’autobus des « collages Op’Art involontaires de vieilles affiches déchirées » (Vonarburg, Les Voyageurs malgré eux : 14). Cette image, composée de signes fragmentés inscrits sur des restes d’artefacts, évoque partiellement des messages et des événements divers, superposés les uns aux autres, de façon harmonieuse ou conflictuelle. Par une illusion d’optique, ces signes tronqués produisent, à l’insu des créateurs des différentes composantes, un ensemble imprévu, un tout non orchestré, mais cohérent, existant malgré lui en tant que tel. Cette superposition de « vieilles affiches déchirées » pourrait représenter les diverses strates de sens qu’on confère au monde, chaque fragment représentant un message distinct. Cet effet de palimpseste évoque la coexistence complexe d’univers parallèles, dans la mesure où les messages, provenant de divers temps, lieux et agents, se chevauchent énigmatiquement, sans cohérence explicite, dans un espace circonscrit, telles les Histoires alternatives possibles dans le cycle du Pont. Les différents référents se brouillent, car les signes qui les désignent ne sont que partiellement discernables, enchevêtrés, indénouables. La signification des « collages Op’Art involontaires de vieilles affiches déchirées » prend donc de l’ampleur quand elle est extrapolée à l’échelle de l’intrigue dans son ensemble. Les quelques indices du sens du monde qu’habite Catherine demeurent ainsi pour la plupart fragmentés : il s’agit, selon elle, de « données disparates, dont la structure globale s’obstin[e] à se dérober » (309), d’« un puzzle à la fois trop cohérent et trop lacunaire » (350).[14]

L’effet de palimpseste et le défi herméneutique qu’il entraîne s’intensifient lorsqu’elle examine :

[…] les vieux graffitis à moitié effacés, fantômes blanchâtres sur la pierre grise. Il y en avait un plus net. VIVRE LIBRE ou LIVRE LIBRE ? Quelqu’un avait essayé de recycler l’un en l’autre. « Vivre libre » avait dû être là en premier, c’était le slogan le plus courant. Détourné par un amoureux de la lecture que la nouvelle liste des oeuvres mises à l’Index, publiée la semaine précédente, avait dû rendre furieux…

Vonarburg, Les Voyageurs malgré eux : 15

Le déchiffrement du message dévoile la condition culturelle du milieu dans lequel il s’énonce, soulignant les contraintes imposées à la liberté d’expression par la mise en parallèle entre le verbe « vivre » (exister, évoluer) et le nom « livre » (qui représente, qui transmet), sinon le verbe « livrer » (transporter, libérer). Cette mise en parallèle caractérise le roman de Vonarburg dans son ensemble. En premier lieu, les instances autoréférentielles, dialogiques et intertextuelles y abondent, et en deuxième lieu, la création, la représentation et l’interprétation constituent les éléments vitaux de l’existence des personnages. Vonarburg s’intéresse prioritairement au mouvement de la connaissance, qui reflète les grands thèmes du récit : l’évolution de l’être, de son savoir, par le voyage (le déplacement réel ou virtuel dans le temps et l’espace). Le tout se reconstitue de diverses façons, y compris par la production et la réception d’une oeuvre représentant ce voyage, en l’occurrence dans le carnet de Catherine et, par extension, dans le roman de Vonarburg. Ainsi, le mouvement de la connaissance — sa diffusion, son assimilation, sa transformation et sa rediffusion — sert à accorder un sens nouveau à l’univers et à la vie.

8. Conclusion

En guise de conclusion, illustrons la conjoncture en convoquant la réflexion suivante de la protagoniste, laquelle procure un éclairage nouveau sur le rôle ambivalent du migrant dans un milieu étrange(r), à savoir du lecteur non prévenu dans l’univers de Vonarburg :

Il existe une autre dimension du monde, et elle y est tombée par accident. Elle a été transformée, mais pas assez : elle n’appartient plus à son monde d’origine, mais elle n’est pas non plus de ce monde-ci – qui lui ressemble mais en est distinct […].

Vonarburg, Les Voyageurs malgré eux : 377

Ce monde, un autre Québec possible, se voit à la fois idéalisé et critiqué dans le roman, constitué et reconstitué en fonction de la subjectivité du personnage et de l’optique déformante de l’imaginaire science-fictionnel. La question d’une perspective autre se pose explicitement vers la fin du récit : « quelle évolution pour ce Québec fait de tant de pièces disparates ? » (556) Autrement dit, comment cette vision novatrice d’un Québec inéluctablement fragmenté pourrait-elle alimenter une appréciation renouvelée de son passé, de son présent et de son devenir ? Parmi les réponses possibles, il y a la problématisation figurative de l’identité, de l’altérité et de l’Histoire dans son ensemble.

Ainsi, dans Les Voyageurs malgré eux, la migration interterritoriale s’étend à une expérience interdimensionnelle grâce à une approche poétique qui se veut distanciée tout en abordant des questions relevant de l’immédiat (de l’ici et du maintenant). Lire l’oeuvre de Vonarburg en fonction d’une perspective de voyage permet de découvrir les interconnexions étroites entre l’espace et le temps, mais aussi de les contester. Il s’agit en premier lieu, selon l’exposition réaliste, d’appréhender ces dimensions comme étant parallèles et interdépendantes. Ensuite, l’ordre se voit bouleversé à partir de données incohérentes, soulignant un certain manque de régularité entre ces configurations par rapport à ce à quoi on aurait pu s’attendre. Au premier abord, ce bouleversement trouble l’entendement, mais les explications qui s’imposent finissent effectivement par se justifier selon le code de l’uchronie ou bien des mondes parallèles possibles. Dans Les Voyageurs malgré eux, les énigmes se multiplient cependant, car les réponses suscitent encore d’autres questions, tout aussi partielles. Parmi les moyens de démontrer analogiquement en quoi le signe, inéluctablement contraint, saisit incomplètement le référent, il y a la cartographie qui sert de métaphore sous-jacente du procédé de la lecture. Le métadiscours du roman met ainsi en relief les limites représentationnelles et herméneutiques des dimensions spatiotemporelles, contribuant à reconnaître consciencieusement le rôle critique du sujet dans l’attribution de sens à l’espace textuel et dans le déploiement continu de l’Histoire.