Corps de l’article

« Le monde est une longue conversation »

Proverbe bambara

Moussa est un jeune Bambara de 19 ans. Depuis un peu plus d’un an, il s’était mis à raconter une histoire concernant une jinè qui le poursuivait sans relâche dans le but de le séduire. Il la connaissait, racontait-il, depuis qu’il était tout petit[1]. Celle-ci le protégeait, le consolait, l’aidait à s’endormir le soir et lui prodiguait conseils et affection. Lorsqu’il fut en voie de devenir un homme, l’attitude de la jinè en question se mit à changer. Elle lui apparaissait nue, adoptant des attitudes lascives et le pressant de lui accorder ses faveurs sexuelles. Le jeune homme refusait à chaque fois, sachant que par la suite elle l’obligerait à l’épouser, mais elle revenait périodiquement à la charge.

Ces derniers mois, il avait confié ses inquiétudes à sa famille, car son amoureuse protectrice devenait de plus en plus agressive. Lasse de tant de vexations, elle s’était mise à le menacer de s’en prendre à lui s’il continuait de la repousser.

Le premier guérisseur consulté lui avait conseillé d’accepter les avances de la jinè et de l’épouser si elle en faisait la demande. C’était, lui avait-on dit alors, la solution la plus simple et la moins dangereuse. Le second guérisseur, quant à lui, fabriqua une poudre dont notre jeune homme devait inhaler les émanations après l’avoir jetée dans le feu. Cela devait faire fuir la jinè, mais elle était coriace!

Un jour qu’il était à la chasse avec des cousins, elle lui apparut alors qu’il s’était retiré à l’écart pour uriner. Nue, elle s’étendit sous son jet d’urine. Cette tactique était censée être irrésistible ; elle ne le fut pas. Insultée, la jinè le gifla, disparut et elle n’est pas revenue depuis. Après cette gifle, Moussa resta paralysé plusieurs jours sans pouvoir bouger ni parler. Par la suite, lorsqu’il retrouva l’usage de ses membres et de la parole, on constata qu’il était devenu « fou ». Agité, confus, désorienté, agressif, parfois convulsif, se repliant sur lui-même et ne réagissant pas aux salutations de politesse de ses proches, il répétait sans cesse cette histoire de jinè. Il fut conduit chez un guérisseur, un troisième, qui confirma à la famille ce dont elle se doutait quand même un peu : Moussa était atteint de cette forme de « folie » appelée jinèbana. En langue bambara, cela veut dire littéralement « la maladie donnée par un jinè », c’est-à-dire un esprit.

À travers l’histoire de Moussa, cet article décrit la trajectoire suivie par les guérisseurs traditionnels bambara dans le traitement du jinèbana. Il vise à montrer en quoi cette trajectoire construit un espace clinique[2] qui se structure selon une logique d’articulation et de continuité entre des systèmes de signes, de sens et d’action. Il vise aussi à rendre explicite la logique de référence commune qui lie le guérisseur aux acteurs de la maladie.

Sa contribution aux connaissances déjà acquises sur les pratiques traditionnelles en santé mentale va dans le sens du développement d’un modèle sémiotique de la continuité signe-sens-action. Nous entendons par là une compréhension de la dynamique selon laquelle une logique de référence commune vient relier des moments, des lieux et des acteurs différents de l’élucidation de la « folie ».

Les systèmes de signes, de sens et d’action

Le développement d’un courant interprétatif en anthropologie et en psychologie sociale est venu apporter un éclairage différent sur le rôle des représentations socioculturelles au sein des processus d’interprétation que déploient les individus pour donner un sens à leurs expériences et fournir une orientation à leurs actions. La culture y est envisagée comme un univers de sens où se construisent des modèles d’interprétation par lesquels les réalités sociales, matérielles et psychosociales, entre autres, deviennent intelligibles (Geertz 1973, 1986 ; Sahlins 1980, 1989 ; Jodelet 1993).

Partagées, ces intelligibilités permettent à des individus dans des groupes ou dans des communautés de comprendre les phénomènes qui ponctuent leur existence et d’agir à leur égard tout en étant légitimés ou à tout le moins compris par leurs congénères (Sahlins op. cit. ; Augé et Herzlich 1991 ; Jodelet 1989, 1993 ; Herzlich et Pierret 1991). Parmi ces phénomènes, la maladie pourrait ici être considérée comme une forme d’événement dont les manifestations font l’objet d’une interprétation culturelle (Sindzingre et Zempléni 1982 ; Augé et Herzlich 1991 ; Zempléni 1985, 1988 ; Collignon 1978, 1983, 1989 ; Jodelet 1989).

Cette conceptualisation du rapport entre la culture et la maladie a constitué un postulat clé pour l’anthropologie médicale américaine, principalement avec Good (1977) et Kleinman (1980a et b, 1987, 1988) ; pour l’anthropologie française de la maladie, dont Augé (1986, 1991 [1984]), Zempléni (1985, 1988) et Laplantine (1976, 1986, 1988, 1989) ont été les principaux représentants ; pour la psychiatrie transculturelle avec à sa tête Kleinman (op. cit.), Kirmayer (1989, 1992, 1993) et Collignon (op. cit.) ; et, enfin, pour la psychologie sociale française par les travaux de Jodelet (op. cit.), Pierret (1987, 1991) ainsi que Herzlich et Pierret (op. cit.). Tous semblent avoir fait au moins consensus sur l’idée que la maladie ne se réduit pas à des symptômes, empiriquement observables, qui seraient la manifestation de désordres sous-jacents, mais qu’elle n’est accessible aux acteurs qu’à travers une médiation culturelle ; sur l’idée, donc, que ce n’est pas une réalité appréhendée empiriquement, mais plutôt interprétée ou construite culturellement et socialement.

Partant de là, les recherches tendent à accorder plus d’importance au récit des acteurs sur leur expérience de la maladie[3]. Cela permet de faire ressortir la trame selon laquelle la maladie est expliquée par le malade, ses proches et leur groupe de référence, à partir de signifiants puisés à même leurs dynamiques culturelles et sociales. Que l’on parle désormais de « modèles d’interprétation » (Kleinman op. cit.), de « réseaux sémantiques » (Good et Good 1980, 1984) ou de « logiques de référence » (Augé op. cit.), c’est à ce niveau que réside le sens de la maladie ; celui que les acteurs lui donnent et qui renvoie à un contexte plus large : leur vision du monde.

Au Québec, forte des avancées de l’anthropologie médicale interprétative et de celles de la nouvelle psychiatrie transculturelle, l’équipe dirigée par Gilles Bibeau et Ellen Corin (Groupe interuniversitaire de recherche en anthropologie médicale et en ethnopsychiatrie — girame), a développé une sémiologie anthropologique des maladies mentales. Celle-ci est enchâssée dans une théorie élargie de la signification (Corin et al. 1993 : 128). Leur sémiologie s’est en fait attachée, d’une manière typique de l’anthropologie interprétative et de la psychiatrie transculturelle, à faire ressortir la structure de sens implicite qui est sous-jacente à la manière dont les acteurs décrivent la maladie mentale, l’interprètent et y réagissent[4] et qui est également sous-jacente à la façon dont se construisent et s’expriment ses symptômes. Leur sémiologie n’a pas cependant encore débouché sur des conclusions immédiatement opérationnalisables pour la construction d’autres espaces cliniques. Ils ont toutefois validé (voir Corin et al. 1990) l’hypothèse que les signifiants servant à construire les systèmes de sens agissent aussi en guise de repères qui rendent l’action possible (Sindzingre et Zempléni 1982 ; Zempléni 1985, 1988 ; Corin et al. 1992, 1993). Sans être absolument systématique, cette action s’inscrirait donc dans un continuum avec d’autres systèmes, ceux qui structurent l’identification, la description et l’interprétation de la maladie mentale par les acteurs (Corin et al. 1992, 1993).

Toutefois, la nature réelle de ce lien de continuité est définie de manière très pertinente par Augé et Herzlich. Selon eux, les signes servant à l’identification et à la dénomination des troubles, de même que les schèmes de causalité et les pratiques thérapeutiques des acteurs ne forment pas un système a priori, selon un regard mécaniste. Leur cohérence est implicite et liée plutôt à une logique symbolique de référence (Augé et Herzlich 1991 [1984] : 14). C’est cette logique commune de référence qui relierait entre eux les noeuds sémantiques, lesquels organisent les systèmes d’interprétation des acteurs tout au long des itinéraires thérapeutiques. Souvent, au moment des demandes d’aide «professionnelle» ou spécialisée, se crée une rupture profonde avec la logique de construction du sens des acteurs. L’espace clinique se construit alors en référence à d’autres réseaux sémantiques qui ne sont pas ceux des demandeurs d’aide, réseaux qu’ils ne comprennent pas et auxquels ils doivent s’adapter. Le non-sens s’installe et l’intervention pourrait bien passer à côté de sa cible.

Lorsque les tenants du courant interprétatif suggèrent d’ancrer les pratiques cliniques dans les représentations des acteurs de la maladie mentale, ils évoquent la nécessité de préserver une continuité sémantique entre le sens et l’action. Ainsi, la logique de référence de ces acteurs devrait contribuer largement à structurer l’espace clinique qui se construira entre l’intervenant et eux, si l’on veut que l’intervention leur soit intelligible. C’est ce qui, nous allons le voir, caractérise la pratique des tradipraticiens bambara que nous avons vus à l’oeuvre au Mali[5]. Ils travaillent en réelle congruence de sens avec les malades et leurs proches, et c’est dans cette mesure qu’on leur impute une certaine efficacité en regard des critères locaux de guérison.

Jinèba, le monde des jinèw

Dans l’univers sulfureux du jinèbana, les jinèw sont omniprésents. Il existe, selon nos informateurs, trois types de jinèw. Le sigifen est un esprit domestique sexué qui vit parmi les humains et prend souvent forme humaine. Il leur est lié par un pacte avec les ancêtres (Koumaré et al. 1992). Le terme « sigifen » est intéressant au plan étymologique. « Sigi » a plusieurs sens, mais dans ce cas précis il pourrait conserver un double sens et désigner à la fois une personne qui réside et un étranger. Quant à « fen », cela désigne un être animé ou inanimé, naturel ou surnaturel. « Sigifen » pourrait alors être compris comme « l’être, la chose étrangère, qui vit parmi nous ». Le kungofen est un esprit de la brousse, lui aussi sexué, qui ne cherche pas la compagnie des humains et dont la rencontre fortuite peut être dangereuse. Le mot « kungofen » est formé étymologiquement de « kungo » qui désigne la brousse et de « fen ». Littéralement, nous pourrions dire « l’être, la chose de la brousse ». Enfin, le kunnafen est l’esprit intérieur qui influence son hôte, forge son caractère, lui impose des idées et peut parfois lui faire perdre l’esprit. Le terme vient de « kun » qui veut dire tête, de « na » qui désigne le lieu et de « fen ». Littéralement cela veut dire « l’être, la chose, là dans la tête ».

On dit que le jinèbana peut être le résultat de l’initiative personnelle de l’un ou l’autre de ces trois types d’esprits. Le sigifen et le kungofen sont des êtres irascibles qui s’échauffent facilement et leur fréquentation est risquée. Une seule gifle et c’est la paralysie, la « folie » ou la mort, soit instantanée, soit par maladie. Quant au kunnafen, il peut rendre son maître « fou » à force de trop lui faire ressasser les mêmes problèmes, les mêmes peurs ou les mêmes rancunes.

Mythe pour certains, fantasme pour d’autres, mais aussi réalité sensible pour bon nombre de Bambara rencontrés, le jinè prend force de schème ou de « noeud sémantique » dans leurs représentations de la « folie », mais également dans ce contexte plus global qu’est leur vision du monde.

Le diagnostic : un portrait du « jinèbanéen »

Lorsqu’il est sorti de sa torpeur après quelques jours, on se souviendra que Moussa présentait certains comportements et aussi un certain discours. Ceux-ci constituaient des signes suffisamment clairs pour que sa famille se rende compte qu’il était atteint de « folie ». Plus tard — et c’est ce qui les amena chez le guérisseur —, en associant ces signes à des faits et à d’autres signes, de même qu’en permettant au guérisseur de faire des essais de médicaments traditionnels, la famille se vit confirmer que le jeune homme était bel et bien atteint du jinèbana.

À première vue, le diagnostic de la « maladie du jinè » se pose en deux temps : d’abord celui où l’entourage du malade identifie la « folie » par une série de signes plus évidents, ensuite, celui où l’on précise qu’il s’agit du jinèbana par une deuxième série de signes, plus subtils, dont l’interprétation demanderait à être formulée et confirmée avec l’aide d’un guérisseur. Mais qu’en est-il en fait?

Les guérisseurs indiquent qu’il existe « théoriquement » deux séries de signes. Une première série permet de diagnostiquer la « folie ». Si le malade est calme, il sera replié sur lui-même, parlera seul et ne répondra pas aux salutations de politesse. Si le malade est agité, il aura des gestes vifs, sera agressif verbalement et pourra être violent, il sursautera facilement, sera imprévisible et difficile à contrôler.

Une seconde série de signes permet de conclure à la présence de jinèbana. Dans ce cas, l’accès de « folie » aura été aussi foudroyant que soudain et l’entourage aura noté, chez le malade, des convulsions épisodiques et des changements d’attitude rapides et inattendus. On aura aussi noté de l’agressivité et des accès de violence lors desquels le malade semblera déployer une force extraordinaire ; c’est, dit-on, « qu’il n’est pas seul ». Le malade aura aussi un sommeil agité, ponctué de réveils en sursaut. Enfin, et c’est un signe important, le malade tiendra un discours incohérent, et même plus, certains des mots qu’il utilisera seront inconnus.

Toutefois, selon les guérisseurs, la frontière entre ces deux séries de signes n’est pas toujours aussi claire. C’est pourquoi il faut chercher les causes du jinèbana pour confirmer sa présence. Les guérisseurs ont l’habitude de dire que fa, kunkolobana, hakilinabana d’un côté, et jinèbana de l’autre côté, sont « de même mère mais pas de même père ». Dans cette métaphore, la mère est la tête et le père est la cause. Ainsi, jinèbana est d’origine purement surnaturelle ; son « père » n’est nul autre que le jinè. Il n’existe pas d’autres causes à cette maladie. Si le guérisseur trouve la présence de jinèw dans l’histoire du malade, il tiendra là un bon indice pour étayer son diagnostic.

Il semble donc que jinèbana soit dans une catégorie à part dans l’univers de la « folie », à la fois par ses causes et par ses signes diagnostiques. Toutefois, ces derniers ne semblent pas constituer un indice toujours fiable aux yeux des guérisseurs. Les entretiens avec les guérisseurs ont été instructifs à certains égards, mais la nécessité d’observer la première rencontre entre le tradipraticien, le malade et sa famille est apparue incontournable. C’est là, dans un temps t=0[6] de l’espace clinique, que s’entrecroisent et se conjuguent toutes les interprétations possibles des signes présentés par le malade et également des faits ponctuant son histoire et qui prendront, à leur tour, valeur de signes. Nous y consacrerons les prochains séjours sur le terrain.

La dangereuse rencontre avec le jinè : le diagnostic prend son sens

Comme le disait, au sujet du jinèbana, l’un des guérisseurs avec qui nous avons travaillé : « Pour faire un enfant il faut un père et une mère ; pas de jinè, pas de jinèbana ». Ici, les signes nosologiques de la maladie n’ont pas de sens en soi et ne peuvent être considérés isolément du contexte dans lequel ils apparaissent. Ce qui leur donne un sens relève d’une logique qui est avant tout causale. En d’autres termes, les signes nosologiques et étiologiques sont indissociables dans le processus d’identification de la maladie, ces derniers primant sans doute sur les premiers.

Moussa présente bien les principaux signes permettant de penser qu’il est atteint de « folie » et peut-être du jinèbana. Mais dans ses moments de moindre incohérence, dès que l’on peut communiquer avec lui, il ne cesse de reparler de cette jinè, de ses provocations et de cette gifle qui aurait pu le tuer. Pour Moussa, comme pour les siens d’ailleurs, la rencontre d’un jinè est une aventure dangereuse qui peut très mal se terminer. Dans son cas, la jinè avait par surcroît un contentieux à son égard et il ne donnait pas cher de sa propre peau. Mais quel sens conférait-il à cette rencontre?

Dans la logique de Moussa, cette jinè veut se faire femme ; il émane d’elle une aura de désir charnel fort prometteur. Une alliance avec elle équivaudrait à marcher pour toujours au bord d’un dangereux précipice, sans compter qu’il ne pourrait plus jamais se marier à une véritable femme et que ses congénères le fuiraient. Mais cela lui procurerait en retour une vie remplie de sensualité, de richesses, de santé, de longévité et de réussite. Cependant Moussa a peur et refuse de voir dans cet esprit femelle autre chose qu’une jinè. Autour de son refus rôde une menace constante de souffrance, de maladie, de « folie » et de mort[7]. C’est son interprétation ; elle s’est installée bien avant la crise et il la conservera bien après celle-ci. C’est ce qui met sur la piste son entourage et le guérisseur.

Les gens de l’entourage immédiat de Moussa savaient déjà, donc, bien avant que la maladie ne frappe, qu’ils étaient aux prises avec une jinè. Ils avaient déjà consulté deux guérisseurs pour trouver une solution. Ils n’ignoraient pas qu’ils pourraient bien être en présence du jinèbana. Leur itinéraire semble en continuité de sens avec la trajectoire qu’emprunte le guérisseur : ils épousent les mêmes croyances, s’articulent selon la même logique causale et se réfèrent aux mêmes signes. Nous y reviendrons. Quant à leurs savoirs respectifs, il est certain que les acteurs reconnaissent au guérisseur un savoir et un pouvoir qu’ils ne revendiquent pas et ne contestent pas. Toutefois, contrairement aux critiques fréquentes envers les systèmes thérapeutiques extra-domestiques ou spécialisés, nous croyons que ce n’est pas essentiellement une situation de pouvoir différentiel qui constitue tout le problème. Nos recherches chez les Bambara et aussi au Québec tendent à confirmer que c’est plutôt la présence ou l’absence de réseaux sémantiques partagés qui maximise ou qui restreint l’efficacité des gestes qui construisent l’espace clinique. Et cela commence dès l’étape du diagnostic.

Dans ce temps t=0 de l’espace clinique, les membres de la famille de Moussa savent qu’ils n’ont pas le même niveau de connaissances que le guérisseur et c’est pour cela, d’ailleurs, qu’ils le consultent. Toutefois, les questions qu’il leur pose, les situations qu’il reconstitue et élucide avec leur concours, les hypothèses qu’il formule avec eux et les remèdes qu’il expérimente relèvent d’une logique de référence qui est aussi la leur. Quant au guérisseur, le discours qu’il reçoit en provenance du malade et de sa famille ne constitue pas un délire ou le récit d’un délire qui requerrait une interprétation comme s’il émanait d’une source étrangère et recelait une signification cachée. C’est une réalité tangible, un contenu manifeste, qui se prête plutôt à une élucidation dont le résultat ne sera pas situé en dehors du champ de représentations des proches de Moussa. Mais quel sens donnent-ils à cette maladie qu’est la « folie » jinèbana?

Dans la logique des proches de Moussa, les jinèw ne sont pas des créations fantasmatiques ; ce sont des créatures réelles, aux pouvoirs surnaturels et dotées de libre arbitre. On ne peut les forcer, par magie ou par sortilège, à faire le mal ni le bien. Lorsque les jinèw rendent malade ou « fou », ils le font volontairement et arbitrairement ; lorsqu’ils lâchent prise par la suite, c’est qu’ils le veulent bien. Jinèbana a une seule cause ; les autres « folies » ont de multiples causes qui impliquent des interactions et souvent des intercessions humaines comme dans le cas de maraboutage[8].

L’itinéraire thérapeutique de Moussa et de sa famille a été plutôt rectiligne ; c’est que les signes étaient clairs et la maladie n’a pas présenté de chronicité ou n’a pas résisté à l’intervention du guérisseur. Ce n’est pas toujours le cas : certaines familles alternent les visites aux guérisseurs et chez le médecin qui prescrira des neuroleptiques ou des tranquillisants. L’usage que font les Maliens de ces médicaments issus de la pharmacopée occidentale demeure encore assez nébuleux dans la mesure où nous n’avons pas encore véritablement compris comment ils s’insèrent dans les réseaux sémantiques des acteurs.

Par ailleurs, dans certains cas, si la maladie devient chronique et surtout si la famille et la communauté d’appartenance du malade ne veulent plus en assumer la charge, l’itinéraire se terminera au département de psychiatrie de l’hôpital du Point G à Bamako. Mais cela dépasse le propos de ce texte[9].

Le processus de guérison ou la guerre au jinè : le diagnostic se confirme

Le traitement traditionnel du jinèbana comporte une période d’essai à l’issue de laquelle le guérisseur saura quel médicament convient le mieux à son malade compte tenu de sa constitution physique surtout. Toutefois, avant d’intervenir avec quelque herbe que se soit, le guérisseur aura soin de demander respectueusement au jinè impliqué de bien vouloir « lâcher prise » et d’accorder sa permission de tenter de soigner le malade. À défaut de prendre cette précaution, le malade peut s’enfoncer encore plus dans la « folie », voire en mourir, de même que le guérisseur imprudent. Mais il arrive que le jinè ne veuille pas lâcher sa victime ; dans ce cas, si le guérisseur est certain de sa propre force, il lui déclarera carrément la guerre. Beaucoup de guérisseurs n’oseront pas franchir ce seuil.

Si la permission est obtenue ou si l’on a réussi à intimider le jinè, la suite du traitement est simple et sans risque. Le guérisseur expérimentera donc ses herbes réputées appartenir aux jinèw. Il faudra peut-être faire plusieurs essais, car tous les malades ne réagissent pas de la même façon aux plantes. Le choix d’une herbe plutôt que d’une autre modifiera quelque peu le déroulement du processus de guérison. Ces différences n’influencent pas la signification qui semble plutôt constante.

Il convient ici de faire l’énumération et la description des principales herbes « testées » dans le traitement de Moussa ainsi que des rites de cueillette, de préparation et d’utilisation de chacune d’elles.

Le barakala

Cette plante buissonnante appartient à un jinè. Cueillie correctement, elle peut guérir toutes les maladies que l’on aura eu soin de nommer en la coupant. Il faut, en fait, réciter deux fois et au complet la sourate suivante :

Tout Bissimilaye e togo Barakala e togo te Barakala e togo bònè jugu kàla e togo mògò jugu kàla e togo te Barakala e togo jinè jugu kàla.

(Au nom de Dieu, ton nom c’est Barakala. Mais ton nom n’est pas Barakala, ton nom c’est le nom d’une mauvaise maladie[10], ton nom c’est le nom d’une mauvaise personne. Ton nom n’est pas Barakala, ton nom c’est le nom d’un mauvais esprit — traduction de Drissa Diarra.)

(Au nom de Dieu, toi ton nom c’est Barakala. Mais ton nom n’est pas Barakala, ton nom c’est celui d’une maladie grave[11]. Ton nom c’est celui d’une personne méchante. Ton nom n’est pas Barakala, ton nom c’est celui d’un jinè nuisible — traduction de Youbba Kouyaté.)

Tout en récitant cette sourate, il faut couper la plante en tenant le couteau à l’envers. Après la cueillette, il ne faut plus prononcer le nom de la plante sans quoi elle perdra son pouvoir médicinal. Pour la préparation, il suffit de faire bouillir la plante et de boire l’infusion. On peut aussi la faire sécher et la réduire en poudre que l’on dilue dans de l’eau.

Le béré (mandjaga)

On cueille cette plante en disant continuellement une sourate en langue arabe : « Bissimilaye ramani rayimi ». Ses feuilles peuvent être utilisées vertes ou alors séchées et broyées en poudre.

Le traitement se déroule comme ceci :

  1. On reproduit sur une planchette de bois une grille comportant des signes sacrés ;

  2. Avant que l’encre ne sèche, on lave la planchette et l’on conserve le mélange eau-encre ainsi obtenu ;

  3. On y ajoute les feuilles ou la poudre de Béré et on laisse macérer ;

  4. On peut soit laver la tête du malade avec le liquide ou en mettre un peu dans le feu pour que ce dernier puisse en respirer le fumée ;

  5. Dans les deux cas, on tient la tête du malade en récitant deux fois la même sourate que lors de la cueillette : « bissimilaye ramani rayimi ».

Le n’gabablé

C’est un arbre bien-aimé des jinèw. Son tronc est rougeâtre. Il pousse toujours à côté d’un autre arbre qu’il est en train d’étouffer et d’absorber. On en récolte l’écorce en répétant « bissimilaye » (au nom de Dieu). On la réduit ensuite en une poudre que l’on dissout dans de l’eau. On se frictionne avec le mélange ainsi obtenu et on en boit également. La réaction du malade tout au long du traitement informera le guérisseur sur la pertinence de son diagnostic initial. En effet, dans la médecine traditionnelle bambara, le diagnostic n’est jamais fixé une fois pour toutes ; c’est un processus dynamique de compréhension et de requestionnement qui s’informe à même l’évolution du malade.

Nous avons dit précédemment que le diagnostic, dans la médecine des tradipraticiens bambara, repose autant, sinon plus, sur les signes étiologiques que sur les signes nosologiques. Nous ajouterions ici qu’il est également praxéologique, c’est-à-dire sensible aux signes et aux événements qui peuvent venir ponctuer et même perturber le déroulement du traitement tel que le guérisseur l’avait planifié. Pour ce dernier, la pratique est aussi une source d’information ; les résultats obtenus à chaque étape de l’intervention sont l’objet d’une réflexion qui peut remettre en question le diagnostic, la suite prévue du traitement et le pronostic.

Dans le cas du jinèbana, c’est souvent en cours d’essai de médicaments que le diagnostic se confirmera. Il aura suffi de constater que le malade réagit favorablement à l’une des herbes destinées à soigner le jinèbana. Dans le cas contraire, on conclura à la présence d’une « folie » d’une autre origine.

L’histoire de Moussa — épilogue

Moussa a bien réagi au n’gabablé, encore mieux au béré, alors que le barakala n’a pas eu les effets escomptés. Toutefois, les résultats obtenus suffisent pour confirmer qu’il s’agissait bien d’un cas de jinèbana. À cette étape-ci, on ne pouvait plus se tromper. Rétrospectivement, le guérisseur a fait son bilan : le malade avait présenté les signes précis de cette maladie ; son histoire révélait bien une situation conflictuelle entre une jinè et lui ; enfin, l’utilisation d’une pharmacopée spécifique s’est avérée un succès.

Dans ce discours sur la « folie » jinèbana, il y a une constante, un véritable schème organisateur du sens : le jinè. Il génère une maladie aux signes précis[12] ; il constitue la seule cause possible de cette maladie ; enfin, le médicament utilisé est extrait d’une plante qui est réputée lui appartenir. Que cette continuité signe-sens-action soit brisée et c’est aussitôt la perte du sens ; le diagnostic et l’action s’orienteront alors autrement.

Après un premier séjour de quelques mois chez le guérisseur, Moussa a fait deux tentatives pour retourner vivre dans sa communauté. Chacune d’elles s’est soldée par une rechute malgré le fait que Moussa avait reçu du tradipraticien une poudre servant à éloigner les jinèw. Ces deux épisodes, qui auraient pu être décevants pour le malade, sa famille et son guérisseur, sont plutôt venus confirmer le diagnostic et orienter l’action préventive. Celle-ci s’est effectuée dans la même continuité de signes, de sens et d’action. Selon le guérisseur, la sigifen responsable de la maladie du jeune homme, bien qu’ayant permis qu’on le guérisse, n’était pas disposée à le revoir sur son territoire. Il fut décidé par tous que Moussa resterait chez le guérisseur.

Aujourd’hui, ce jeune homme y vit encore. Il participe à ses côtés aux travaux des champs, il l’assiste dans son travail de tradipraticien et trouve le temps de fréquenter quelques jeunes filles. Il n’a plus fait de rechute et il semble plutôt épanoui. Fort sociable, il se mêle facilement à la conversation et brille souvent par ses réparties et son sens de l’humour. Il faut souligner qu’il n’a pas été chassé ou exclu de sa famille et de sa communauté. Des parents, amis, anciens voisins et anciens camarades d’école lui rendent régulièrement visite[13].

La construction de l’espace clinique

Dans le cas de Moussa, l’espace clinique semble se constituer autour d’un schème organisateur, le jinè, qui comporte plusieurs séquences décalées dans le temps et dans l’espace.

La première est la préparation de la pharmacopée spécifique au jinèbana. Le praticien traditionnel cueille d’abord les herbes dont il a besoin suivant une série de rituels qui varieront selon la plante. L’une sera récoltée à des moments précis de la semaine, de l’année ou du mois ; l’autre sera prélevée en récitant une certaine sourate ; cette autre, enfin, proviendra d’un buisson ou d’un arbre situé sur un passage emprunté par des jinèw et non pas à côté, même s’il s’y trouve des spécimens de la même plante. Si le rituel est pratiqué selon les règles, la substance médicinale sera présente dans la plante et elle agira au bénéfice du malade. Dans le cas contraire, la plante ne s’avérera être qu’un brin d’herbe sans signification et sans valeur médicinale. Nous avons assisté à de nombreuses cueillettes et cela a confirmé que le guérisseur n’établit pas de lien direct entre la plante et son principe pharmacologique actif. Le rapport entre ces deux termes est beaucoup plus complexe.

Après la cueillette, vient la fabrication du médicament. Cette étape suit également un certain rituel selon l’herbe qui sera utilisée, selon l’aspect que devra prendre le médicament que l’on désire obtenir et aussi selon son contexte d’utilisation. Là également, à défaut de suivre fidèlement toutes les étapes de la préparation, le médicament n’agira pas.

La seconde séquence de l’espace clinique est, nous a-t-il semblé, celle où le patient et sa famille rencontrent le guérisseur pour la première fois. C’est aussi la première rencontre avec l’herbe qui guérit. Le malade sait qu’elle appartient à un jinè ; il sait également que le guérisseur possède la science qu’il faut pour qu’elle soit efficace et sans danger. Il connaît probablement cette herbe de réputation, mais il sait aussi qu’il n’aurait pu la cueillir et la préparer lui-même. Pour cela, il faut savoir parler aux jinèw ; parmi ceux-là, il y a celle qui l’a rendu malade.

La troisième séquence est celle où l’on va tester différents médicaments traditionnels ; il s’agit de trouver celui qui convient le mieux au malade. Cela permettra aussi de confirmer le diagnostic posé au départ. Le malade sait à chaque essai que toutes ces poudres et ces infusions ont été préparées selon les règles de l’art à partir d’herbes cueillies comme il se doit. Il sait que la jinè est tout près ; elle surveille et si elle ne dénature pas cette herbe qui appartient aux siens, c’est qu’elle consent à sa guérison. La poudre, l’herbe qui guérit, est le signe de cette alliance entre le guérisseur, les jinèw et lui.

Enfin, la quatrième séquence est celle où le malade, débarrassé de sa folie, quitte la concession du guérisseur pour retourner vivre chez les siens. Ceux-ci, en acceptant de réintégrer le malade, continueront le travail commencé par le tradipraticien. Toutefois, les jinèw rôdent et ils peuvent frapper à nouveau ; une poudre censée les repousser sera remise au malade. Dans ce cas-ci, la réintégration a échoué à deux reprises mais cela n’a fait que confirmer la pertinence du travail effectué.

Le schème organisateur de cet espace clinique est, comme on l’a vu, le jinè. Il est présent dans toutes ses séquences. Il est l’élément intégrateur dans l’espace clinique qui permet une commune intelligibilité entre le guérisseur, le malade et sa famille. Toutefois, les plans dans lesquels il apparaît sont décalés dans le temps et dans l’espace, ce qui donne une impression de discontinuité à l’espace clinique. Mais il n’en est rien ; la poudre, l’herbe qui guérit, fait ici office de médiateur sémantique. Elle ramène tous ces moments, toutes ces séquences, sur un même plan ; elle les unifie dans une même chaîne discursive, une même « longue conversation ».

Cela dit, le plus important demeure la continuité sémique qui aura caractérisé la construction de cet espace clinique en référence à l’interprétation de la maladie et à l’itinéraire thérapeutique des acteurs. Mais quel sens ont-ils donné à leur itinéraire?

Dans leur logique, la jinè ayant été mise en cause, la découverte en bout de ligne du jinèbana ne pouvait être que sans surprise. Quel qu’eût été le choix de Moussa, tôt ou tard la jinè devait frapper. Il fallait se la concilier ou à défaut la combattre, mais peu de guérisseurs osent aller aussi loin. Au pire, si l’on n’a pu l’empêcher de frapper, il faudra trouver le moyen de la faire lâcher prise ; on requerra sa propre intervention curative ou celle de ses semblables par l’intermédiaire du guérisseur[14].

Conclusion

Lorsqu’un malade et sa famille sont convaincus qu’un esprit malfaisant s’acharne sur eux, il est difficile d’entamer avec eux une interprétation centrée sur des problèmes psychosociaux ou des conflits psychiques et de leur faire accepter l’utilisation de neuroleptiques à long terme. Au mieux, on pourra espérer de leur part une certaine participation au plan de traitement médical, mais auquel ils donneront un tout autre sens. C’est qu’ils répondent à une autre vision du monde.

Le travail du tradipraticien porte sur le sens. Sa logique pour identifier la maladie, chercher ses causes et la vaincre est intelligible pour le malade et sa famille. Mais cette intelligibilité n’est pas le produit d’une adaptation forcée du malade à la science du guérisseur. Elle est partagée, c’est-à-dire qu’elle relève d’une représentation du monde à laquelle le tradipraticien, le malade et sa famille adhèrent. C’est ce sens partagé qui est à l’oeuvre dans la relation thérapeutique. Les étapes du processus de guérison suivent la même trame qui, partout, structure l’articulation des signes que les acteurs interprètent. Mais c’est aussi à travers ce système d’interprétation que la maladie s’exprime et évolue. Ici, l’espace clinique se construit donc en continuité de sens avec les termes dans lesquels le problème est vécu et appréhendé.

Il faudra multiplier les observations longitudinales de cas de jinèbana confiés aux soins de tradipraticiens. C’est ce à quoi nous consacrerons nos prochains séjours en pays bambara. Ultimement, cela devrait nous permettre de mieux saisir encore les mécanismes de la construction de l’espace clinique qui unit dans une même quête tous les acteurs de la guérison.