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En quête de respect : le crack à New York. Ainsi est traduit en français In Search of Respect. Selling Crack in El Barrio, l’ouvrage publié en 1995 par Philippe Bourgois à Cambridge University Press, dans la collection dirigée par Marc Granovetter. Ce livre est le produit de plus de cinq années de recherche et de vie dans le Barrio, un quartier de East Harlem qui abrite une forte communauté portoricaine dont une partie immigrée et l’autre partie, très jeune, née sur le sol américain.

Traitant de l’exclusion et de la marginalité sociale d’une minorité ethnique, Bourgois décrit et analyse les stratégies de celle-ci pour survivre et pour sauvegarder sa dignité, les conséquences souvent destructrices de ces stratégies sur la communauté en question, l’apport du système politico-économique américain à la reproduction de la misère des habitants du Barrio et l’antagonisme entre les valeurs de ces derniers et celles, dominantes, de la société blanche anglo-saxonne.

Par sa pauvreté criante, le Barrio incarne le revers du rêve américain, la fracture sociale au sein de la première puissance industrielle. La description de la promiscuité qui accable les personnes dans leur quotidien ainsi que des corps en décrépitude qui peuplent les espaces publics et les appartements nous renvoie à des photographies de bidonvilles d’Amérique latine ou d’Afrique.

La prégnance de la pauvreté dans le Barrio favorise l’invention d’une culture économique de survie, évidemment anomique, faite de débrouillardise et de ruse, qui se manifeste à travers deux types d’initiatives : d’une part, la commercialisation de produits illicites comme les drogues dures (le crack notamment, la cocaïne, l’héroïne, etc.), d’autre part, l’instrumentalisation de l’État.

La vente de crack, industrie multimillionnaire, constitue ainsi le poumon de l’économie de ce quartier. Elle s’est développée d’autant plus facilement qu’elle est considérée comme un moyen, certes risqué mais rapide, d’enrichissement individuel. Par cette fonction de promoteur économique qu’on lui suppose, le commerce de crack, quasi monopolisé par les hommes, est devenue une activité économique qui intègre une forte proportion de la population du Barrio. En effet, de la manne financière que dégage cette activité, bénéficient même des préadolescents et des adolescents que son mode d’organisation permet d’intégrer facilement. Bourgois montre que la longévité d’un commerce de crack dépend de la création d’une diversité de postes de travail dont ceux de guetteur et de livreur qu’occupent idéalement des préadolescents parce qu’ils sont moins soupçonnables par les autorités policières et bénéficient d’une plus grande clémence devant les tribunaux que les personnes majeures.

La rentabilité financière associée à la vente de crack, en contexte d’extrême pauvreté sociale, constitue une cause première de la violence dans le Barrio. Comme l’auteur nous le donne à voir à travers des phrases abruptes et sèches qui coupent les extraits de ses entretiens ainsi que les commentaires de ses interlocuteurs sur les bruits qui les entourent, chaque jour et chaque nuit ce quartier a droit à son lot de coups de feu et d’homicides. L’usage de la violence est dans plusieurs cas au service du contrôle du marché du crack entre des bandes rivales. Par la violence les dealers cherchent à dissuader leurs homologues de toute attaque sur leurs intérêts économiques. L’exemple de Ray, le propriétaire d’une des maisons de crack, montre à quel point la violence constitue un capital d’une valeur inestimable dans cette économie. Grâce à la brutalité inouïe par laquelle il a construit son identité, il jouit d’un franc respect et d’une autorité dans le Barrio qui se traduit par la volonté des uns et des autres d’épargner ses propriétés.

Dans d’autres cas, la violence constitue un moyen de protection ou de défense de soi. Cela se vérifie en particulier chez les catégories faibles comme les femmes. Ayant été socialisées dans une culture machiste mais aussi conscientes du pouvoir qui leur est attribué dans la société américaine, les femmes nuoyoricaines répondent par la violence pour se soustraire à l’emprise et à la terreur des hommes. Pour Candy, l’une des rares femmes revendeuses de crack dans ce milieu très masculin, qui exhorte son amie brutalisée par son conjoint à suivre son exemple, tirer sur son amant constitue le moyen de se protéger contre lui.

Parallèlement au commerce de crack, la stratégie de survie dans le Barrio repose sur l’instrumentalisation de l’État. Exclus de l’économie légale capitaliste par leur éducation scolaire insuffisante, par l’inadaptation de leur capital culturel aux valeurs de la société dominante, et surtout par le dispositif institutionnel américain incapable de prendre en compte leurs spécificités culturelles, les habitants du Barrio accèdent cependant, parfois par la ruse et la débrouillardise, aux ressources économiques de l’État. Quand bien même ils existent par l’informel, ils ne s’abstiennent pas de réclamer à l’État américain des ressources telles que les indemnités d’allocations familiales, de sécurité sociale, etc. L’obtention de telles indemnités s’effectue par la manipulation des chiffres administratifs, le refuge dans le statut d’invalide physique ou mental, etc.

L’accès des nuoyoricains aux ressources de l’État passe également par des choix qui reproduisent leur propre situation d’individus pauvres. Ainsi, de nombreuses femmes multiplient les grossesses pour accéder aux logements mis à la disposition des mères célibataires ou des jeunes mères par la municipalité new yorkaise.

L’autodestruction et la souffrance qui adviendront de tels choix pour la communauté nuoyoricaine en particulier, et toutes les communautés marginalisées des États-Unis, justifie la critique acerbe du système socio-économique américain par l’auteur de cet ouvrage. Et dans un esprit constructif, il avance des propositions on ne peut plus opératoires, à savoir couvrir les besoins en santé de ces populations, leur donner un système d’éducation performant, encourager les efforts des habitants du Barrio pour intégrer le marché économique légal. Excellent livre, donc, à relire.