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C’est au nom des droits de l’homme que la « Campagne de médicaments essentiels » de Médecins Sans Frontières (MSF) lutte pour un accès équitable aux médicaments pharmaceutiques. MSF veut remplacer les principes capitalistes du commerce des médicaments par des principes humanitaires, dont celui de rendre le médicament disponible pour tous. Ce principe suppose dans les faits la mise en place d’une infrastructure qui rende possible l’usage efficace du médicament ; or, on ne peut dissocier un médicament du savoir qui l’a conçu, puisque son utilisation repose sur une certaine acquisition de ce savoir.

Dans les pays en développement, l’accès aux médicaments pharmaceutiques et à l’infrastructure qui soutient les techniques biomédicales repose souvent sur l’intervention de la médecine humanitaire. Le fait d’établir le médicament pharmaceutique comme une nécessité engendre la multiplication des interventions conduites au nom de la santé, souvent par des organismes de développement qui participent ainsi à l’expansion du biotechnologique sous le visage de l’humanitaire. Si on parlait hier d’une Révolution Verte, on peut aujourd’hui évoquer une « biorévolution » (Burch et León 1996) : l’accès aux biotechnologies, surtout aux médicaments pharmaceutiques devient la solution à tous les problèmes de santé.

De fait, la construction de la santé opérée par le savoir biomédical et les réponses qu’il promeut face aux problèmes de santé sont rarement mises en cause. Pourtant, cette forme particulière de savoir, présenté comme objectif et universel, et exporté dans les pays en développement, est le support de nombreux enjeux bio-politiques[1], car ces pays sont alors considérés comme ne possédant aucun remède efficace susceptible d’assurer le bien-être de leur population. Cependant, à l’extérieur du savoir biomédical, un autre savoir, local celui-là, détient bel et bien ses moyens particuliers de guérir et ses techniques singulières pour y arriver. Ces deux formes de savoirs, biomédical et autochtone, s’ignorent ou se méconnaissent, mais se métissent souvent. Leur rencontre peut se réaliser dans l’inégalité : un savoir disparaît dans le langage de l’autre, une forme de métissage[2] se constitue, les savoirs se réfléchissent l’un sur l’autre, s’amalgament, donnant naissance à de nouveaux savoirs.

Cet article propose en premier lieu une manière d’observer la rencontre d’un savoir biomédical humanitaire cosmopolite et d’un savoir thérapeutique autochtone local. C’est en puisant dans les données d’une ethnographie multi-sites[3] que nous proposons une compréhension de l’utilisation du médicament aux frontières des savoirs humanitaires et autochtones. Cette utilisation du médicament est révélatrice des modes de cheminement de ces savoirs, les uns paraissant à première vue globaux et universels, les autres locaux et contingents. Le choix des sites d’observation de la rencontre de ces savoirs s’est porté sur une intervention humanitaire biomédicale de MSF-Hollande (MSF-H) auprès de populations autochtones madija-kulina[4] de l’Amazonie brésilienne. Le médicament pharmaceutique et les plantes médicinales constituent les objets iconiques respectifs du savoir biomédical et des savoirs thérapeutiques autochtones. Les savoirs sont appréhendés à travers l’axe suivant : intervenant biomédical/médicament-tradipraticien/plante médicinale.

Deux illustrations tirées de cette ethnographie serviront ensuite à démontrer les enjeux biopolitiques que véhicule le savoir biomédical dans sa rencontre avec les savoirs autochtones : l’une concerne la formation de Agente Indigena de Saùde (AIS), c’est-à-dire de travailleurs en santé autochtones, la seconde porte sur les pratiques entourant la cure de la malaria. C’est ce regard sur le médicament aux frontières des savoirs humanitaires et autochtones, alors que se créent des liens et des discontinuités entre le dit local et le prétendu global, qui permettra finalement de comprendre certains processus de reconnaissance ou de méconnaissance des savoirs lorsqu’ils se rencontrent le long d’un parcours humanitaire.

Lever de rideau sur la rencontre des savoirs

Le concept de savoir utilisé dans le présent contexte se réfère à un savoir pratique opérant conjointement avec le pouvoir ; ce pouvoir fait valoir une forme particulière de savoir en fonction d’une situation stratégique complexe dans une société ou un mouvement transnational donné, comme celui de l’humanitaire ou du « sans-frontiérisme ». Cette situation stratégique renvoie à des formes de savoirs qui coexistent, interagissent et se transforment. Nous posons comme prémisse que les savoirs thérapeutiques autochtones (ou locaux) et les savoirs biomédicaux (ou cosmopolites) que fait valoir la médecine humanitaire s’équivalent épistémologi-quement, tout en étant potentiellement différents dans leur portée. Considérer les savoirs sur une base d’équivalence au plan de la pratique, c’est accepter qu’un savoir ne saurait être la vérité[5], mais seulement pouvoir « de dire » et pouvoir « d’agir sur » l’action des autres à un certain moment et dans un certain contexte (Foucault in Dreyfus et Rabinow 1984 : 309).

Les savoirs autochtones[6] renvoient à des caractéristiques générales d’oralité, de tradition, de local (circonstanciel) et de holisme, alors que les savoirs humanitaires renvoient à l’écriture, au cosmopolitisme, à la modernité (espaces-temps en réseaux). Ces qualificatifs sont ici entendus comme indicateurs de tendances et ne sont pas exclusifs, les savoirs étant fluctuants, certains savoirs autochtones pouvant tout aussi bien être écrits et transnationaux alors que certains savoirs humanitaires peuvent être ancrés dans un contexte local particulier.

J’examine la trajectoire que façonnent la médecine humanitaire avec les institutions du développement[7] et les industries des multinationales pharmaceutiques. Leurs savoirs circulent au-delà des frontières nationales et se situent au coeur des discussions de l’Organisation des Nations Unies (ONU), de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) et de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) qui s’associent entre elles dans une quête de lois et de politiques uniques et universelles. La trajectoire se prolonge dans les pratiques et discours variés des autorités nationales locales. Elle aboutit enfin dans les actes médicaux rendus possibles au niveau des populations-cibles, des populations à risque, en danger, marginalisées, ou encore chez les populations qui s’avéreront les plus spectaculaires lorsqu’elles seront médiatisées, comme les populations autochtones traditionnelles.

Cette recherche appréhende les savoirs humanitaires et autochtones à divers points d’interaction entre les tradipraticiens locaux et les intervenants biomédicaux[8], lorsqu’ils sont directement ou indirectement impliqués dans un projet de médecine humanitaire de MSF : au centre opérationnel international de MSF-H à Amsterdam, sur les lieux de coordination de ses projets au Brésil (Manaus et Tefé dans l’État de l’Amazonas), ainsi que dans les villages autochtones du Médio Solimões amazonien ciblés par l’intervention.

Le processus d’utilisation du médicament pharmaceutique constitue, dans le contexte des projets humanitaires de développement en santé, une technique promouvant la transmission des savoirs biomédicaux. L’usage du médicament devient ainsi un point de repère. Dans les villages autochtones, les plantes médicinales constituent les objets qui se comparent le mieux aux médicaments pharmaceutiques. Les pratiques qui accompagnent leur usage permettent de révéler des techniques associées à des savoirs locaux qui, tout en s’en distinguant, se comparent aux savoirs que véhiculent les médicaments pharmaceutiques. Nous exposons ainsi une lecture du médicament et de la plante médicinale au coeur de leurs relations de savoir-pouvoir alors qu’ils circulent sur la trajectoire des savoirs, se reconnaissant parfois et se méconnaissant souvent, se transformant et se métissant sur une base continue. Les deux illustrations suivantes montrent les enjeux biopolitiques que porte le savoir biomédical soutenu par une ONG humanitaire alors qu’il vient à la rencontre de savoirs autochtones. Elles mettent en lumière la façon dont les formes de savoirs observées dans les villages autochtones se métissent et peuvent, ou non, s’articuler au contexte plus large de l’humanitaire.

À la frontière des savoirs : le travailleur en santé autochtone (AIS)

Depuis quelques années déjà, dans tout le Brésil, il existe une stratégie commune de formation de travailleurs communautaires, l’une de ces formations étant celle d’AIS (Machado de Mendoca 1996 : 46). Lors de l’épidémie de choléra de 1991, le gouvernement brésilien a demandé à l’organisation MSF-H de former des AIS dans le Médio Solimões, puis, lors d’une épidémie de malaria (1992), dans la vallée de Javari[9]. Un nouveau projet voit le jour en 1998 dans le Médio Solimões et se voit conférer dès ses débuts le mandat de former des AIS. La transmission de savoirs biomédicaux lors de ces formations et les pratiques subséquentes des AIS auprès des populations locales ciblées constituent un premier ancrage empirique pour illustrer les interactions et les transformations des savoirs autochtones lors de leurs contacts avec les savoirs humanitaires.

Le cours, qui vise à former des dispensateurs locaux de biomédecine, a été conçu par des infirmières provenant du ministère de la Santé brésilien, d’une ONG brésilienne (Conseil Missionnaire pour les Autochtones, CIMI) et de MSF-H. En mai 2000, le cours était en voie de standardisation afin que les AIS soient reconnus – et éventuellement rémunérés – par le ministère de la Santé. Le cours est offert à toute personne âgée de seize ans ou plus et l’inscription ne nécessite aucune compétence particulière. De façon générale, un ou deux individus par village, sélectionnés par les habitants, s’y inscriront. Chaque session dure dix jours. Il n’y a pas lieu de décortiquer tous les aspects du cours, mais nous illustrerons brièvement la place donnée aux savoirs thérapeutiques locaux dans ce contexte d’initiation au savoir biomédical.

Le cours de formation des AIS consiste principalement à faire connaître et comprendre le concept de maladie-entité. On y présente les maladies reconnues pour affecter particulièrement les villages concernés et on leur associe un médicament pharmaceutique, que les futurs AIS apprennent à identifier. Les maladies-entités abordées dans le cours sont surtout la malaria, la tuberculose, la diarrhée et la pneumonie. L’essentiel de la formation est donc d’initier les AIS à la maladie conçue biomédicalement, ayant un début, un développement, une fin, ainsi que des causes identifiables (toujours matérielles) ; la formation ne va jamais au-delà. On y traite des modes de transmission biologiques de la maladie-entité (concept de contagion), du diagnostic (signes et symptômes), du traitement (médicament pharmaceutique) et de la prévention (principes d’hygiène). Ce sont donc les conceptions que se fait la médecine cosmopolite de l’anatomie, de l’hygiène et de la biologie qui sont enseignées. On présente le corps, ses composantes biologiques et quelques principes de physiologie en vue d’aider les participants à identifier et comprendre la maladie-entité.

Le savoir relié à la médecine traditionnelle occupe peu de place dans ces cours de formation. Il est surtout évoqué quand on aborde l’usage des médicaments pharmaceutiques[10]. C’est alors la fonction d’utilisation de médicaments à base de plantes que l’on reconnaît : l’intervenant biomédical se sent capable de faire le lien entre les entités concrètes de la pharmacie et celles de la forêt[11]. Toutes les conceptions locales de la maladie et tous les concepts locaux attribuant la maladie à des causes sociales ou au-delà ont été évacués, sans doute parce qu’on les juge trop abstraits, multiples et peu pertinents. Il semble difficile pour les enseignants-intervenants biomédicaux de prendre en considération les savoirs thérapeutiques autochtones à l’intérieur du cours. Les concepts complexes qui accompagnent les traitements de ces médecines locales demeurent étrangers aux intervenants, voire menaçants. Il serait souhaitable que les deux parties en présence clarifient leurs connaissances et la compréhension des maladies. On imagine bien en effet que l’infirmière comprenne les principes locaux de guérison et les AIS, la logique de guérison biomédicale. Mais la réalité est tout autre. Les transformations dans les savoirs s’opèrent inégalement : l’infirmière peut admettre que les autochtones connaissent la maladie de façon différente, mais elle se doit de fonctionner dans le cadre des concepts biomédicaux, sans prendre le risque de perdre la reconnaissance de son expertise et de déroger à son mandat. Pour leur part, les autochtones doivent saisir les nouveaux concepts de maladies et médicaments biomédicaux associés à la technique qu’ils veulent dorénavant pratiquer. Il s’ensuit que tout conduit vers l’apprentissage biomédical, peu de liens étant établis, dans le contexte du cours, avec les savoirs des pratiques ancestrales, ainsi laissés pour compte.

Le prestige lié aux cours en biomédecine, au statut de l’enseignant-intervenant biomédical et aux outils de travail dont il dispose (matériel de suture et médicaments, ou encore crayons et tableaux) attire des néophytes et des chefs de village (qui veulent maintenir leur pouvoir dans leur localité[12]) plutôt que des tradipraticiens. Les liens de l’AIS avec le pouvoir politique s’établissent plus aisément qu’avec les pouvoirs de guérison des tradipraticiens. Les savoirs plus abstraits du chamane et de l’homme-tabac se perpétuent dans des pratiques parallèles à la biomédecine, sans que ces pratiques n’interagissent réellement avec les nouvelles formes de savoirs apprises par les AIS. La crédibilité de l’AIS auprès des populations locales ne provient pas d’une compétence thérapeutique ancestrale ou locale, mais du prestige social et politique que lui procure l’accès à des technologies diverses et à une éventuelle rémunération. L’exemple de la vaccination, qui a pour effet de priver le chamane de son pouvoir de guérison, montre d’ailleurs les risques politiques que pose pour un individu la conjonction des savoirs thérapeutiques locaux et biomédicaux cosmopolites.

On constate ainsi que le cours de formation des AIS se déroule hors de la reconnaissance des savoirs thérapeutiques locaux. Les enseignants-intervenants biomédicaux ont tendance à séparer le savoir biomédical et le savoir local, ce dernier étant discrédité, exception faite de la reconnaissance accordée à certaines techniques de guérison par les plantes médicinales.

Des sept groupes autochtones visités dans le district du Médio Solimões (pouvant compter plus d’une quarantaine d’AIS), seuls quelques tradipraticiens madija-kulina (deux chamanes-hommes-tabac, dont l’un était également chef de village) participent à la formation. Ces tradipraticiens se sont avérés les plus susceptibles de construire un pont entre le nouveau savoir biomédical acquis et leur expertise ancestrale. Dans les faits cependant, le passage entre leur ancien et leur nouveau rôle en santé s’est effectué par l’intermédiaire d’un rôle distinct, celui d’herboriste. C’est le cas des AIS-chamane-homme-tabac et d’un nouvel AIS madija-kulina qui venaient d’aménager un jardin de plantes médicinales à proximité de leurs maisons. Se fiant largement aux savoirs de leurs femmes et à leur pouvoir d’AIS, essentiellement basé sur les médicaments pharmaceutiques dont ils disposent, deux de ces AIS nouvellement formés prirent ainsi progressivement un rôle de guérisseur par les plantes. C’est la substance concrète du médicament pharmaceutique, identifiée dans certaines substances de plantes, qui rend possible cette nouvelle spécialisation. Ces cas, bien qu’exceptionnels, illustrent clairement comment le médicament (et la plante, par transposition) peut être à la frontière des savoirs humanitaires et autochtones, donc en amont d’une nouvelle forme de savoir.

La réinterprétation du savoir biomédical par l’AIS dans un modèle de « commodification » de la santé[13] et le lien du médicament pharmaceutique avec la plante médicinale se réalisent en raison des effets disproportionnés de savoir-pouvoir. La pratique de l’AIS dépend en effet entièrement du médicament pharmaceutique. Sans médicaments, il n’est plus intervenant en santé. Cette réalité conduira certains AIS madija-kulina à dire que la maladie c’est « quand il n’y a pas de médicament », quand ils ne peuvent plus intervenir. D’autres établiront un lien d’équivalence entre prendre un médicament et être en bonne santé. Plusieurs AIS affirment qu’avant d’avoir suivi les cours de formation biomédicale (qui, rappelons-le, peuvent durer une dizaine de jours par année), ils ne savaient rien ; mais depuis qu’ils sont plus instruits (parfois après une ou deux sessions de cours), la santé des villageois s’est améliorée! Cette affirmation dénote une forme de croyance en la « magie » des médicaments pharmaceutiques.

Les intervenants biomédicaux (humanitaire et AIS) semblent alors interchangeables et leur technologie prime sur leur compétence. Leur rôle se réduit souvent aux fonctions entourant l’utilisation des biotechnologies, l’acquisition de leur expérience étant ainsi aliénée ou médiatisée par un objet. Inversement, dans les villages madija-kulina, les remèdes des tradipraticiens (pensons principalement aux chamanes et aux sages-femmes) sont moins valorisés que l’expérience et la pratique, par exemple la communication avec les esprits, les ancêtres, les plantes savantes[14], les manipulations du corps lors de l’accouchement, le diagnostic de la maladie au toucher. Les tradipraticiens ne sont pas interchangeables, les années d’expérience et leur statut social demeurant primordiaux pour la crédibilité de leur pratique.

L’apprentissage propositionnel scolastique (« apprendre à apprendre ») lié au savoir écrit scientifique universel s’introduit au sein des villages autochtones et accompagne dorénavant l’apprentissage procédural (sur le tas)[15], basé sur l’expérience, la pratique non dite ou les rites caractérisant les savoirs autochtones locaux (et la tradition orale en général). Bien que certains métissages des deux formes d’apprentissage se réalisent, comme lorsque les AIS plus âgés forment de jeunes AIS à la manière ancestrale d’apprentissage sur le tas, on constate une tendance à vouloir mettre sur pied de plus en plus de cours du style « apprendre à apprendre », même en ce qui concerne les médecines traditionnelles.

Depuis l’automne 1998, un cours de médecine traditionnelle est offert une fois par année par l’organisation autochtone locale, l’Union des Nations autochtones de Tefé (UNI-Tefé). Ce cours, à l’origine organisé et dispensé par une infirmière du CIMI, consiste principalement en un partage de divers usages et recettes de plantes médicinales répandues dans la région. C’est à partir de ces échanges de savoirs que l’infirmière retient, pour son livret, les plantes dont elle peut identifier les principes actifs. Le livret intitulé A Volta da Medicina Tradicional (Le retour de la médecine traditionnelle) témoigne du processus d’identification des plantes comme responsables exclusives de la guérison : alors que leurs principes actifs sont cernés et mentionnés par écrit, l’information est détachée des pratiques culturelles qui l’accompagnent habituellement. Cette nouvelle forme de savoir devient alors mobile sur de nouveaux réseaux. C’est ainsi qu’en mai 2000, il était question que les AIS de l’UNI-Tefé aillent assister des apprentis-AIS dans leur village pour leur contribution à ce « retour à la médecine traditionnelle », basée sur les plantes médicinales. Cette scission entre pratiques culturelles et plantes médicinales est le même phénomène que ce qui se produit pour les médicaments pharmaceutiques dans les villages autochtones, ces médicaments demeurant isolés des pratiques culturelles et des savoirs y afférents.

L’AIS joue un rôle à la frontière des savoirs humanitaires et des savoirs autochtones en ce qu’il devient le médiateur entre des pratiques nouvelles et d’autres ancestrales, entre des biotechnologies introduites et des techniques locales (les plantes médicinales). Les AIS qui possèdent une expertise de tradiprati-ciens et les AIS de l’UNI-Tefé jouant le rôle d’enseignants de la médecine traditionnelle puisent à la fois dans les savoirs ancestraux et dans les savoirs biomédicaux pour se construire un nouveau rôle d’herboriste. Ces processus liant les savoirs locaux aux savoirs cosmopolites sont continuels. Ils peuvent être interrompus, comme lorsque MSF-H quitte le projet pour céder la place au ministère de la Santé, lequel installe des équipes d’intervenants biomédicaux en permanence dans les villages, ce qui enlève temporairement à l’AIS le rôle de manipulateur des biotechnologies. Puis les processus liant les savoirs reprennent quand l’AIS s’approprie une nouvelle compétence locale. L’émergence du rôle d’herboriste constitue la source majeure des nouveaux métissages qui s’inscrivent sur la trajectoire des savoirs allant de l’humanitaire aux actes de guérison locaux. Cette revitalisation de l’utilité de produits locaux grâce à l’herboriste (plutôt que grâce à un savoir privé des femmes dans les maisonnées) ne s’applique cependant pas à la malaria, qui appartient à la catégorie de maladie des Blancs[16], et dont la cure actuelle est plutôt recherchée dans les biotechnologies humanitaires. Les métissages entre les savoirs se font alors de façon inextricable et peu transparente, engagés qu’ils sont dans un espace-temps plus épars.

La doença mesma (maladie en soi) sans frontières

La malaria permet d’illustrer d’autres processus de transformation des savoirs autochtones et humanitaires. Nous verrons d’abord comment les Madija-Kulina perçoivent la malaria et quelles sont les pratiques que cette perception rend possibles. Nous montrerons ensuite comment la résistance du corps à la maladie et à ses traitements contribue à son tour à former et transformer des pratiques globales de savoirs biomédicaux.

Dans les villages madija-kulina et du Médio Solimões en général, les tradipraticiens et les intervenants biomédicaux font de la malaria une maladie des Blancs. Les populations attribuent à la malaria toutes les fièvres que le chamane ne peut pas guérir (incluant souvent les hépatites). On associe sa cause à « l’autre », venu d’ailleurs, liant son amplification aux périodes de migration des Blancs dans la région, à des moments de plus grand contact avec des étrangers.

Il est possible que la malaria ait été introduite dans le Nouveau Monde par les Européens au cours des cinq derniers siècles (Desowitz 1991), mais il est aussi possible que la malaria fasse partie de la vie des Amazoniens depuis la nuit des temps (selon le savoir oral qui ne donne aucune référence temporelle). Chez les Desana[17], la malaria est considérée comme un mal indigène :

Face à ses caractéristiques épidémiologiques (endémicité, chronicité, contact médiatisé, association avec les variations saisonnières du niveau des eaux), il n’est guère surprenant que les Desana considèrent le paludisme commun [malaria bénigne] comme une maladie autochtone et […] plusieurs mythes rendent compte de son origine et de son existence sous forme endémique dans le monde humain ainsi que des flambées palustres saisonnières.

Buchillet 1995 : 189

On pourrait croire que les Desana font référence à la Plasmodium vivax, parasite bénin plutôt local et endémique, et les Madija-Kulina, à la Plasmodium falciparum, fatale et peut-être d’introduction récente. Mais dans les villages madija-kulina, toute forme de malaria est perçue comme le prototype des maladies des Blancs.

Le fait que les Madija-Kulina considérent la malaria comme provenant des autres, a pour conséquence de les déresponsabiliser par rapport à cette maladie. Ils cessent de la traiter avec des cures et des ressources locales, et attendent patiemment les pilules et les services salvateurs venant de l’extérieur. C’est ainsi que l’ampleur des épidémies de malaria en Amazonie et l’imputation de leur cause aux Blancs ont favorisé l’organisation d’une intervention provenant de l’extérieur. D’ailleurs, c’est autour de cette maladie que les liens les plus étroits et les plus fréquents se tissent entre la population autochtone et celle de la société cosmopolite du Médio Solimões. La malaria fait partie du quotidien des autochtones, surtout dans les périodes de descente des eaux[18]. Ils ont presque tous déjà pris des pilules de quinine, de chloroquine ou de primaquine. Ils ont aussi généralement déjà visité un laboratoire ou un hôpital à l’occasion d’une crise de malaria. La nouvelle dépendance envers les biotechnologies (lamelles, microscopes et médicaments pharmaceutiques), dont l’utilisation dépasse souvent dans les faits les capacités de l’AIS[19], semble avoir fait taire les savoirs locaux.

L’utilisation des remèdes locaux pour prévenir, amoindrir ou guérir la malaria est suspendue pour l’instant. Ils sont pourtant bien connus, disponibles et très nombreux. Tous les autochtones peuvent en effet identifier et énumérer une série de plantes locales[20] ou diverses recettes utilisées pour lutter contre la malaria. Leur évocation fait toutefois toujours référence à un passé récent, avant l’arrivée des représentants d’institutions des ministères de la Santé[21] et de la Justice[22] et de diverses ONG[23]. Depuis l’arrivée des institutions gouvernementales chez les Madija-Kulina, vers 1993, les techniques thérapeutiques locales sont très peu utilisées dans le traitement de la malaria. Dans les villages, seules les traditionalistes radicales du CIMI ne recourent qu’aux plantes ou produits locaux en cas de malaria. Quelques audacieux alternent les plantes médicinales et les médicaments pharmaceutiques pour maximiser leurs chances de guérison, sans pour autant établir de liens entre les médicaments et les plantes. Les relations de pouvoir auxquelles se greffe le savoir biomédical masquent la source des substances utilisées, source qui nous conduirait peut-être à la forêt amazonienne[24].

Du côté des intervenants biomédicaux, la méconnaissance des savoirs locaux sur la malaria demeure aussi quasi totale, du moins en apparence. Dans la réalité des contextes autochtones et humanitaires, les pratiques entourant l’utilisation des médicaments pharmaceutiques contre la malaria ne sont ni uniformes ni égalitaires. Les savoirs des intervenants biomédicaux prennent des couleurs locales, car ils sont réinterprétés dans des espaces-temps donnés.

L’usage prophylactique de la méfloquine est conseillé aux expatriés – notamment ceux du MSF-H – qui se rendent dans des régions où sévit la malaria (ce produit n’est pas rendu disponible aux autochtones). On prend le médicament, sous forme de comprimés, à partir des deux semaines précédant le départ et on poursuit cette consommation tout au long du séjour ainsi que les quatre semaines suivant le retour. Privilèges empoisonnés? Ces protocoles universels établis par l’OMS et adoptés par MSF-H sont rapidement remis en question sur les lieux des projets brésiliens par les utilisateurs potentiels eux-mêmes. Selon la coordination de MSF à Manaus, non seulement la prophylaxie engendrerait des effets secondaires néfastes, mais elle empêcherait de distinguer la malaria fatale de la malaria bénigne en cas de crise[25]. Sur les lieux des projets brésiliens, il semble donc préférable de se passer de la prophylaxie et de réserver l’usage de la méfloquine aux cas où se manifeste une crise de malaria.

La résistance aux médicaments antipaludéens permet d’illustrer un autre exemple des métissages du savoir biomédical et autochtone surgis de l’expérience locale. Cette résistance des corps (ou du parasite) au médicament pharmaceutique impose l’adaptation de protocoles biomédicaux se voulant pourtant universels. La résistance aux médicaments antipaludéens utilisés en Amazonie fait l’objet de recherches intenses au niveau international de MSF. Le Dr Bradol, Président de MSF-France, le Dr Guérin (Épicentre, MSF) et le Dr Torreele (Coordinateur du Réseau pour les maladies négligées, MSF) confirment que les médicaments contre la malaria ont engendré une résistance physique des personnes à leur efficacité et auraient besoin d’être renouvelés (Pécoul et al. 1999). Ce serait aujourd’hui au tour d’un médicament chinois (tiré de la plante Artemisia annua) de devenir le médicament vedette d’un protocole universel ou humanitaire pour lutter contre la malaria[26]. C’est au niveau de la cure que la question se pose quant à l’efficacité des médicaments antipaludéens actuellement sur le marché ; la résistance à la chloroquine et à la méfloquine apparaîtrait assez rapidement[27].

Le corps résiste au traitement et à ses effets. La population locale et les AIS érigent le médicament pharmaceutique en icône magique sans en connaître au départ les effets néfastes[28]. Certains, n’ayant pas accès à un laboratoire ou à un microscope pour identifier le type de malaria dont ils présentent les symptômes, prendront successivement les divers traitements pharmaceutiques à leur disposition (la quinine ou la primaquine, contre la Plasmodium vivax, et la chloro-quine contre la Plasmodium falciparum). Apparemment, ils ne craignent pas les effets pervers des médicaments pharmaceutiques. Ces pratiques engendrent la surconsommation et donc accentuent la résistance aux traitements. Le même phénomène se produit chez les intervenants biomédicaux qui, lorsqu’ils découvrent les plantes médicinales, croient y découvrir une panacée[29]. Dans un cas comme dans l’autre, ce sera l’expérience du traitement et de ses limites qui viendra rompre le charme initial. La validité accordée au langage des corps viendra éventuellement déclencher la rencontre et la transformation de savoirs autrement mystifiés.

Dans un parcours humanitaire, c’est l’immense espace que traverse la trajectoire des savoirs qui obscurcit les liens de ce savoir avec le local. La malaria et la nécessité d’adapter ses traitements aux corps et aux populations locales témoignent bien de l’importance du maintien d’un lien avec les expériences locales de la maladie et de ses traitements dans la quête de sa cure.

La trajectoire humanitaire des savoirs

Le suivi du médicament le long d’une trajectoire humanitaire permet d’entrevoir les continuités entre les savoirs biomédicaux et les savoirs thérapeutiques autochtones traditionnels. Lorsque l’on se penche sur les processus de construction des savoirs, on voit mieux que les va-et-vient entre les savoirs locaux et les savoirs cosmopolites sont continuels, certains temps et lieux accentuant ou occultant certaines valeurs plutôt que d’autres. Le fait de comprendre les contributions des AIS en amont de nouvelles formes de savoirs et celles des expériences vécues de la malaria et de ses traitements permet de révéler les liens essentiels entre les savoirs locaux et les savoirs cosmopolites. Le médicament est aux frontières des savoirs en ce qu’il catalyse les dialogues entre eux, de même qu’il génère des transformations et l’apparition de nouvelles formes de savoirs thérapeutiques.

Les liens obscurcis entre le savoir biomédical et le savoir autochtone en raison du statut de « fait scientifique »[30] accordé à l’efficacité du médicament pharmaceu-tique réapparaissent lorsque l’on examine la mise en pratique des savoirs. Cette observation des savoirs en acte permet de constater que le savoir biomédical de la médecine humanitaire et les savoirs thérapeutiques des autochtones constituent deux formes de savoirs déjà métissés, entremêlés de local et de global.

Le savoir biomédical et le savoir autochtone circulent sur des réseaux internationaux, le médicament pharmaceutique et la plante médicinale étant transformés et réinterprétés tout au long de la trajectoire humanitaire. Les pratiques qui accompagnent les médicaments pharmaceutiques dérivent continuellement des protocoles universels et celles qui concernent les plantes médicinales se détachent presque toujours des principes établis dans le contexte d’origine. Dans les discours universels, ces métissages n’apparaissent pas. Le processus de transformation du savoir local en savoir global est masqué, comme la transformation d’une partie de plante médicinale en médicament pharmaceutique peut l’être : on ne présente que le « fait scientifique » accompli, accepté non pas en raison de sa vérité, mais de par ses effets de pouvoir que suscitent les divers réseaux institutionnels et industriels. Le « fait traditionnel » n’a pas le même poids sur une échelle internationale.

La rencontre entre le savoir cosmopolite et les savoirs locaux implique des relations de pouvoir qui ont pour effet de présenter une des formes de savoir comme supérieure à l’autre au moment de la rencontre ; c’est ainsi que des formes de savoirs scientifiques supplantent des corps locaux de savoirs au sein du réseau du développement (Escobar 1995). Les relations entre ces savoirs peuvent se réduire à leurs accessoires (médicaments pharmaceutiques pour les uns et plantes médicinales pour les autres), et un nouveau savoir universel (ou mobile sur de nouveaux espaces) peut émerger. Cette mobilité des savoirs dépend encore des rapports de pouvoir liés à l’une et à l’autre forme de savoirs, rapports qui font en sorte que certains corps de savoirs viennent à être privilégiés par rapport à d’autres (Foucault 1969).

Lorsque les savoirs thérapeutiques autochtones quittent leur village, ils se transforment sous l’effet du langage de la rationalité scientifique, ou alors renaissent, sur des réseaux nationaux ou internationaux, comme savoirs autochtones universels (sans pourtant être reconnus comme tels). Le savoir biomédical cosmopolite se transforme également lorsqu’il quitte ses lieux de production, c’est-à-dire les institutions universitaires et hospitalières, voire humanitaires. Si parfois les techniques qu’il véhicule sont modifiées, à d’autres occasions, les savoirs qui entourent ces techniques deviennent locaux. L’universalité qu’on leur attribue est cependant sauvegardée.

Les savoirs thérapeutiques autochtones liés au contexte d’intervention sont souvent méconnus par les savoirs biomédicaux, mais l’expérience de la maladie et de ses traitements stimule la transformation des pratiques universalistes. Dans les moments de doute, le savoir biomédical retourne tantôt dans le laboratoire, tantôt à la tradition pour une reconnaissance éphémère des savoirs locaux, lesquels sont retraduits en termes scientifiques sous forme de nouveaux produits pharmaceutiques et de nouveaux protocoles universels. Un métissage particulier naît lorsque ces deux formes de savoirs se rencontrent encore en divers réseaux ou contextes, avec divers acteurs, ce qui mène à de nouvelles formes de réconciliations ou de distanciations entre eux. Ainsi, ce qui est considéré comme local ou global variera au gré des espaces-temps, donnant naissance à d’innombrables formes de métissage entre les savoirs.

Le moment propice aux métissages des savoirs sur un site spécifique s’articule toujours à un dispositif de pouvoir plus large (comme le réseau de développement) lorsqu’il quitte ses lieux de production. Les savoirs véhiculés sur les sites de MSF-H s’accompagnent d’un va-et-vient constant entre les expériences auprès des gouvernements et des populations hôtes et le siège opérationnel qui ramène toujours ses intervenants aux lignes directrices humanitaires ; de même, les savoirs véhiculés dans les villages autochtones circulent entre les expériences auprès de représentants des gouvernements et des ONG, et ils se lient à des organisations autochtones nationales et internationales quand ils quittent leur lieu d’origine. C’est à ce moment-là que les savoirs thérapeutiques autochtones s’amalgament en un seul savoir autochtone universel et s’attribuent des qualificatifs qui leur accordent une place distincte auprès du savoir biomédical cosmopolite, comme celui, entre autres, d’être circonstanciel[31].