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La dimension impériale de la colonisation française en Amérique du Nord aurait été secondaire par rapport à la dynamique d’interaction et d’intégration. L’interdépendance et l’interaction prolongée entre Amérindiens et Français auraient transformé les colons français en immigrants dans les sociétés amérindiennes. En somme, les réseaux d’alliance des tribus amérindiennes auraient intégré parmi elles une nouvelle tribu, celle des Français. Il s’agirait là d’une expérience aussi extraordinaire qu’unique de rencontre dont aurait émergé pour la première fois un dialogue global : celui de deux jumeaux, le Français et l’Amérindien, qui se sont juré d’être des alliés, créant ainsi des rapports qui les distinguent radicalement de ce qui s’est produit lors de la brutale conquête espagnole, ou encore de la distance et du repoussoir qui ont caractérisé l’Amérique britannique.

Cette proximité plus grande des Français et des Amérindiens tiendrait à de multiples facteurs : démographiques, tout d’abord : la faible immigration française ne constitua jamais une menace d’expropriation des Premières Nations alors qu’avec les épidémies, les Amérindiens avaient tout intérêt à s’inter marier avec les Français. Militaires, ensuite : l’alliance des nations huronne et algonquiennes contre l’Haudenosaunee (Iroquoisie) aspirait au support des armes des Français pour lesquels, réciproquement, l’appui des guerriers était indispensable afin d’affronter la puissance coloniale britannique. Économiques, en troisième lieu : la traite des fourrures représentait l’essentiel des exportations et les Amérindiens en étaient les producteurs. Géographiques, enfin : le savoir des autochtones était indispensable aux Français tant pour l’adaptation à l’hiver que pour les explorations.

Les meilleures études portant sur l’histoire des relations entre Européens et Amérindiens cherchent à comprendre, par-delà l’histoire événementielle, la nature des systèmes sociaux amérindiens et européens de même que leur mode d’articulation dans la « rencontre des deux mondes ». On voit ainsi que les régimes démographiques ne sont pas les mêmes, et ne sont pas affectés de la même manière par les épidémies. La guerre du deuil de remplacement des morts des Amérindiens vient s’opposer à la guerre impériale européenne en même temps que les deux systèmes s’intègrent. Dans la traite des fourrures, nous observons la rencontre, le choc, le syncrétisme, la subordination d’une économie contractuelle d’échange – c’est-à-dire de don et de contre don – à une économie de marché. Enfin, l’histoire de l’« entreprise missionnaire » vise à décoder les dynamiques d’interaction entre animistes et monothéistes.

Dans Ghost Brothers…, Rony Blum s’inscrit dans cette tradition en ouvrant un champ d’enquête nouveau et encore largement inexploré, celui des univers mentaux : catégories et structures mentales, mémoire, rapport au monde. L’auteure prend évidemment en compte non seulement les sources écrites, mais également orales. Elle s’intéresse aux mythologies : celles des Amérindiens, celles du christianisme – en distinguant bien les spécificités du protestantisme et du catholicisme de la contre-réforme – et, enfin, celles du folklore européen, principalement celte et nordique, qui aurait été un vecteur prédominant du « dialogue ». Ce dernier aspect représente une innovation et une contribution majeures. Jamais on n’avait auparavant pris en compte la dimension du folklore pour retracer l’histoire de la rencontre entre Amérindiens et Européens. Ce faisant, Rony Blum exploite un immense corpus négligé des historiens plutôt habitués à privilégier les écrits des gens instruits. La plupart des Canadiens étaient analphabètes et probablement bien davantage imbus de l’univers mental médiéval que ne l’était l’élite instruite. À bien des égards, ils ne devaient pas appartenir au même monde que celui des administrateurs et missionnaires, davantage influencés quant à eux par l’héritage de la Renaissance. Ces habitants et voyageurs furent porteurs et traducteurs de contes, de chansons, de conceptions du monde dont les origines étaient préchrétiennes. Franz Boas, Marius Barbeau et Claude Lévi-Strauss[1] n’ont-ils pas souligné l’omniprésence des contes franco-canadiens dans les traditions orales de toutes les nations d’Amérique du Nord ? Cette dimension n’est-elle pas de la plus grande pertinence pour comprendre l’interaction ancienne des cultures ? Le défi consiste en ce que l’histoire se serve de ces sources en l’absence des traces documentaires immédiates d’interaction.

L’auteure traite ainsi des mythes et rites européens (chrétiens ou non) et des mythes amérindiens avec la même « froide » objectivation. Les religieuses sont par exemple désignées comme « épouses d’un ancêtre décédé ». Cela constitue un apport intéressant car, dans la tradition de l’héritage colonial, l’habitude consiste souvent à déconstruire à sens unique l’univers mythique de l’Autre. L’auteure s’inscrit dans la tradition des sciences sociales appliquées à l’histoire avec une approche multidisciplinaire, à la fois structuraliste et interactionniste, s’attachant à la mouvance des frontières identitaires. Le livre, très dense, est constitué de 10 chapitres, introduction et épilogue compris. Chaque chapitre présente une tranche de vie, parfois macroscopique, parfois microscopique, mais toujours centrée sur la manière dont les « frères jumeaux » sont habités par leurs ancêtres, c’est-à-dire par leur passé, par leur mémoire, d’où le titre de Ghost Brothers...

Rony Blum est israélienne et a longtemps vécu au Québec. Elle porte donc un regard à la fois empathique de l’intérieur en même temps que signé par la terrible expérience juive du XXe siècle. In Memoriam, en dédicace : les noms de cinquante personnes proches de l’auteure, victimes de la Shoah. Elle analyse avec justesse les rituels de torture et, plus généralement, tout le livre est traversé par les débats relatifs à la gestion de la mémoire et de la réconciliation de même que par ceux portant sur l’épuisement de la modernité. À cet égard, Rony Blum écrit dans la perspective généreuse d’une citoyenneté responsable, souhaitant contribuer à la résurgence de l’inspirante mémoire des relations franco-amérindiennes de même qu’à une réconciliation des Québécois et des Haudenosaunees.

Le récit démarre de manière fort originale en comparant, par dyade de frères jumeaux non identiques, six personnages qui se connurent tous les uns les autres : deux chefs (Champlain et l’innu Cherououny) ; deux truchements (Étienne Brûlé qui vécut en Huronie et le Huron-Wendat Amantacha qui vécut à Paris) ; et enfin, le père Brébeuf et le commerçant et apostat Annaotaha. Nous constatons une porosité et une fluidité des identités et, en conséquence, une exceptionnelle capacité d’accommodement. Cela se voit au règlement du conflit résultant du meurtre de deux Français perpétré par Cherououny, ce qui fut source de fortes tensions entre les deux chefs. La crise trouva son dénouement dans une logique de pluralisme juridique fondée sur le principe de réparation plutôt que de punition, doublée d’une demande de pardon du roi et d’absolution du péché à un représentant de l’Église ; solution hybride qui aurait été inimaginable au Massachussetts ou en Virginie. Tandis qu’Amantacha vivait à Paris, Brûlé, d’allégeance huguenote puis catholique, prit d’abord pour épouse une Française puis des femmes de Huronie où il vivait. Lors d’une traversée de l’Atlantique, tous deux furent faits captifs et amenés à Québec dans les vaisseaux des frères Kirke auxquels Brulé fit croire qu’Amantacha était un prince du pays, ce qui valut à ce dernier les plus beaux habits anglais. Brébeuf mourut pour sa part aux mains de ses bourreaux en 1648, en brave guerrier wendat ; bien qu’apostat, le grand chef de guerre Annaotaha tenta de lui sauver la vie et c’est aussi lui qui, en 1660, combattit au Long-Sault, aux côtés de Dollard des Ormeaux. Aux dires de l’auteure, s’il y eut un « sauveur » de la Nouvelle-France, ce serait plutôt à ce Wendat, tombé en martyr tout comme Brébeuf, que le titre devrait revenir.

Après cette microanalyse, le second chapitre introduit une macroanalyse, celle de communautés jumelles dans l’espace et dans le temps. L’auteure soutient que, contrairement aux colonies britanniques, l’immigration française n’a pas permis de reconstituer un fragment représentatif de la société d’origine. Il s’est agi d’une immigration d’hommes principalement, non pas de familles, encore moins de communautés villageoises, ce qui a conduit à une ouverture aux nations amérindiennes. Mais un autre facteur aurait joué : plus des deux tiers des immigrants du régime français provenaient des provinces du nord-ouest de la France ; cette proportion était plus élevée avant 1666. Ces immigrants auraient introduit dans leur dialogue avec les cultures amérindiennes la mémoire des conflits de leurs provinces avec la culture officielle de la cour, Paris ayant consolidé son autorité par la dépossession des élites provinciales de leurs anciens pouvoir et prestige. Cela aurait joué un rôle dans la construction de la mémoire des immigrants qui se seraient sentis moins français et plus bretons, normands ou saintongeais, créant ainsi une ouverture au dialogue avec les Autochtones. Cela est d’autant plus plausible que plusieurs immigrants provenaient de régions marquées par des guerres de religion (siège de La Rochelle 1627-1629), ou des révoltes (telles que celles des travailleurs du sel, ou celles des va-nu-pieds de Normandie). En somme, malgré les restrictions d’émigration aux seuls catholiques à partir de 1627, bon nombre d’immigrants auraient fui des provinces où l’insurrection était endémique. L’historien Robert Mandrou a pu vérifier cette assertion pour La Rochelle. Cependant, Rony Blum, tout en proposant une hypothèse plausible, s’en tient, faute de preuves, à l’emploi du conditionnel lorsqu’il s’agit de cerner les paramètres de la mémoire des immigrants.

Trois événements fondateurs auraient encore poussé dans le même sens favorable au dialogue. En 1628-1629, tout d’abord, le siège de Québec par les frères Kirke pousse près d’une centaine de colons à aller vivre parmi les Innus, les Wendats, les Mi’kmaqs pour échapper à la famine. En 1648, la Fronde à Paris prive la colonie de soutien alors que la Huronie s’effondre sous les attaques des Honodausonees. Par conséquent et en deuxième lieu, la disparition des intermédiaires hurons du commerce force les hommes, principalement ceux des régions de Trois-Rivières et de Montréal, à monter vers les Grands Lacs pour la traite des fourrures ; ils y prennent alors femme, ce qui à tous égards constitue une avancée dans l’« ensauvagement » général. Le troisième événement serait celui de la bataille du Long-Sault de 1660 dans lequel, contrairement aux dires du chanoine Lionel Groulx qui y voyait une victoire de la civilisation sur la sauvagerie, l’auteure retient l’acquisition par les Français du « courage sauvage » qui força l’ennemi à retraiter et plaça les Français en position d’arbitres entre les nations. Bref, contrairement aux colonies britanniques, la Nouvelle-France n’aurait survécu que grâce à de bonnes relations avec les Premières Nations qui, d’ailleurs, se francisèrent bien moins que les Français ne « s’ensauvagèrent ». En somme, la Nouvelle-France n’aurait pas été qu’une colonie conquérante, mais aurait permis l’articulation d’un gouvernement, d’une société et d’une culture, d’un système commercial qui tous s’inscrivaient dans un système de métissage et de multiculturalisme.

L’auteure aborde au passage des débats spécifiques : non, Champlain, qui a adopté trois petites amérindiennes (Foi, Espérance et Charité) n’était probablement pas pédophile ; non, les jésuites n’ont pas concouru à la chute de la Huronie, ce sont plutôt les divisions anciennes et la faiblesse du soutien militaire des Français et des Andastes qui ont fait l’essentiel ; non, la destruction de la Huronie ne constitue pas un génocide parce que cela ne relève pas d’un paradigme raciste, ni d’un nettoyage ethnique : le terme est irrecevable du fait qu’il est conçu du point de vue du meurtrier. Par contre, oui, il s’agirait d’un holocauste au sens de l’extermination d’un peuple et de sa culture – d’où l’expression de « tribucide » – mais il ne faudrait pas en accuser les Iroquois contemporains : ils ne seraient pas les héritiers de cette tragédie puisqu’ils sont depuis lors composés de plusieurs nations qu’ils ont adoptées (voir pp. 129 et 150). Voilà un glissement surprenant vers la biologie : aucune collectivité n’est coupable de son passé, qu’il y ait eu ou non assimilation de groupes extérieurs ; par contre, toute collectivité est responsable de l’héritage reçu et de la mémoire entretenue.

Quant aux sujets du dialogue rendu possible entre les Amérindiens et les Français, Rony Blum en retient trois : les rapports aux enfants (chapitre 3), la liberté (chapitre 4), et le statut des femmes (chapitre 5). Il importait en Amérique, en effet, moins de « bien châtier » les enfants que de les aimer, et presque tous les observateurs ont souligné la manière différente d’élever les enfants. Les mères canadiennes méritent-elles le sobriquet de « porc-épics », comme les auraient qualifié les mères autochtones, sans que malheureusement la référence ne nous soit donnée (p. 73) ? En l’absence de transmission de modèles, les mères canadiennes, en particulier les filles du roi, ces orphelines, auraient-elles été plus ouvertes aux modèles amérindiens d’éducation ? Cela expliquerait-il l’éducation moins coercitive dans la colonie ? L’auteure souligne les manières également moins coercitives d’élever les enfants dans les colonies britanniques, ce qu’expliquent les observateurs métropolitains de passage par un progrès de la démocratie. Mais l’auteure nuance aussitôt le propos : « nous pourrions conjecturer que le modèle autochtone eut quelqu’influence là aussi » (p. 78, notre traduction). Nous touchons ici à la principale faiblesse du livre : l’influence amérindienne constituerait le principal, voire le seul facteur de transformation des cultures et des sociétés coloniales. Cela est excessif. De même que l’émergence en Nouvelle-Angleterre de la démocratie a pu contribuer à modifier les rapports familiaux, l’abondance des terres et la rareté de la main d’oeuvre ont pu engendrer soit l’esclavage pour l’agriculture commerciale (canne à sucre, tabac, coton), soit la petite propriété paysanne largement autosuffisante et prospère où l’autorité des pères fondée sur la transmission de l’héritage diminue en proportion de la facilité avec laquelle les fils trouvent terre ou travail. Autre faiblesse à mentionner : la critique des sources. Ce n’est pas parce que les autorités coloniales parlent « d’ensauvagement » que cette expression est toujours fondée : les paysans bretons n’ont-ils pas toujours tort d’être bretons, et les Canadiens de s’être « ensauvagés »? Par ailleurs, c’est demeurer au premier niveau que d’écrire que les enfants de la Nouvelle-France étaient chéris comme les « nouveaux Français-canadiens » libérés de l’atmosphère corruptrice de l’Europe (p. 71). Enfin, toutes les mères de France n’avaient pas recours à des nourrices (p. 73) de même que toutes les femmes ne pouvaient pas avoir de bonnes ! Par contre, c’est à bon droit que l’auteure souligne la récurrence du thème de l’éducation des enfants dans le dialogue interculturel ; à bon droit également qu’elle soutient que l’intensité et la résonnance de ces discours ne furent, à l’époque, nulle part pareils.

Charlevoix, le grand historien de la Nouvelle-France, n’a-t-il pas écrit que ces « Amériquains [Amérindiens] sont parfaitement convaincus, que l’Homme est né libre, qu’aucune Puissance sur terre n’a droit d’attenter à sa liberté, & que rien ne pourroit le dédommager se sa perte » (cité p. 87) ? Le frère Sagard n’avait-il pas bien avant affirmé que les « Sauvages » « ne se conduisent que par la raison […] & non à la passion » (p. 89, 296) ? Ces citations, certes du plus grand intérêt, ne doivent toutefois pas être prises au pied de la lettre. Les Amérindiens de la Nouvelle-France appartenaient, pour la plupart, à des sociétés relativement égalitaires du mythe et de la coutume et ils vivaient selon les règles qui en découlaient. Les sociétés fortement hiérarchiques de la basse Louisiane, telles que celle des Natchez, faisaient exception. Et justement, les Européens n’ont jamais perçu les Natchez comme plus libres qu’ils ne l’étaient eux-mêmes, leur société étant divisée en une minorité régnante de nobles constituant environ 5 % de la population et une majorité de « puants » sur laquelle les premiers avaient droit de vie ou de mort. Pourquoi alors les Amérindiens des sociétés de chasseurs-cueilleurs ou semi-sédentaires des débuts de l’agriculture semblent-ils plus libres aux yeux des Européens ?

D’abord, à mon sens, parce que la découverte ou plus précisément « l’invention » de l’Amérique, pour reprendre la formule célèbre de l’historien mexicain Edmundo O’Gorman, a eu pour conséquences de déconstruire les représentations européennes mythiques du monde et de contribuer à un saut qualitatif de la Renaissance. Cela a libéré les Européens d’une partie du poids de la tradition. Cet espace de liberté gagné, les Européens le projettent depuis lors sur l’Amérique et ses premiers habitants. Ensuite, les contraintes dans les sociétés occidentales étaient alors perçues par les acteurs comme arbitraires à plusieurs égards. Les sociétés européennes n’étaient-elles pas fortement hiérarchiques avec des quasi castes : noblesse, clergé, tiers-État ? Les castes supérieures contrôlaient un État s’élevant au dessus de la société, dont le pouvoir et la capacité de répression apparaissaient souvent illégitimes. Les écarts de richesse, la misère, les conscriptions pour le travail ou l’armée exigeaient le maintien d’institutions de répression tandis que le mythe du caractère divin du pouvoir monarchique ou patriarcal ne suffisait plus à maintenir le « ciment social » d’une adhésion inconditionnelle. Dans le monde amérindien de référence ici, ni classes, ni État, ni armée ne se superposent aux sociétés. De l’intérieur de celles-ci, les règles de comportement n’apparaissaient pas extérieures, arbitraires, contraignantes.

Les Amérindiens étaient-ils effectivement plus libres ? La réponse à cette question n’est pas simple. Oui, dans la mesure où aucune institution ne s’était encore séparée de leurs sociétés et ne les dominait par l’instauration d’un pouvoir coercitif. La quête du consensus précédait toutes les décisions importantes impliquant le collectif. On n’y conscrivait donc pas les hommes pour la guerre. Par contre, ils n’étaient pas plus libres dans la mesure où la contrainte existait tout autant, mais d’une manière plutôt intériorisée. Elle commandait donc davantage le respect, étant investie d’un caractère aussi sacré que « naturel ». Comment un jeune guerrier aurait-il pu décliner la demande pressante d’une mère de clan iroquoienne pour aller venger un fils ou un neveu ?

On n’y était pas plus libre si l’on prend en compte les tabous propres à chaque société : à titre d’exemple, le protestantisme ne comporte-t-il pas moins de tabous alimentaires que le catholicisme, qui en requiert moins que les sociétés animistes ? Si l’interdit sexuel pré-marital est total dans le christianisme, il est généralement inexistant dans les sociétés amérindiennes où, par contre, il est plus contraignant après le mariage : abstinence sexuelle en période d’allaitement de même qu’avant la chasse ou les expéditions guerrières.

Certes, on y était plus libre, parce qu’en cas d’incapacité d’établir un consensus, une faction pouvait s’abstenir d’agir, voire faire sécession et partir. Plus libre également, parce que l’interprétation du mythe ne relevait pas d’un clergé doté d’un monopole d’accès au sacré, mais plutôt du rêve dont l’interprétation permettait souvent aux individus, au nom d’une vision ou d’une relation personnelle aux esprits, d’échapper à la contrainte sociale. Nous sommes donc en présence d’une lecture ethnocentrique européenne induisant une représentation de la liberté de l’Autre fondée sur l’inexistence des formes de contrainte sociale en usage dans les sociétés de classe. Évidemment, nous l’avons souligné, le regard européen ne s’attardait pas aux sociétés de classe amérindiennes de la basse Louisiane parce qu’il était instrumental, au sens où l’observation de la différence visait moins à saisir les sociétés amérindiennes de l’intérieur qu’à sélectionner les traits pertinents pour la critique de la société européenne. Enfin, cette critique ne fut pas unanime puisque les projets sociaux variaient selon les intérêts des observateurs. Le déiste Lahontan insistait sur la liberté sexuelle pré-maritale pour faire la critique de la morale catholique tandis que le jésuite Charlevoix qui lui répondait insistait sur les tabous post-maritaux pour fonder le caractère incontournable de la contrainte. Quant aux Amérindiens des sociétés communautaires structurées par la parenté où n’existe pas d’État, ils se percevaient eux-mêmes plus libres que les Européens en qui ils voyaient des valets. Bref, la contrainte sociale dans les sociétés européennes était apparente pour tous parce qu’elle était extérieure à la société.

Que la perception européenne ait été fondée ou non, c’est son effet relativisant qui importait à l’époque. À cet égard, dans un contexte d’alliance et de proximité des acteurs issus de sociétés radicalement différentes tant dans leur mode de structuration que dans les gestes de la vie quotidienne, l’interaction induisait nécessairement une part de relativisme et de doute par rapport à sa propre société d’origine. Le processus ne fut cependant pas analogue dans la société coloniale et dans la société colonisée. Dans la société coloniale dominante, héritière (cela est fondamental) de la tradition d’objectivation de la Renaissance, la rencontre de l’Autre nourrit un débat sur le changement social, tandis que dans la société indigène, l’on pourra renoncer à ses dieux impuissants à protéger devant les épidémies, mais l’on optera généralement pour la promotion et la défense de sa propre culture plutôt que sa remise en question. Rony Blum ne fait pas ces distinctions. Elle a certes raison d’attribuer aux sociétés amérindiennes la source d’un espace plus grand de liberté en Nouvelle-France, mais l’influence amérindienne ne fut pas le seul facteur, il y en eut d’autres comme nous l’avons déjà souligné, tels l’abondance des terres et la rareté de la main-d’oeuvre. Rony Blum n’insiste pas sur ces facteurs, mais plutôt sur un autre : l’origine normande des colons. Quoique plausible, cela demeure non convaincant, faute de preuves documentaires. Qui plus est, il est impossible de mesurer ici le poids de ces « variables indépendantes ». Par contre, on retiendra les arguments avancés concernant la mobilité sociale plus grande et la nécessité d’intégrer dans l’élite des leaders, y compris des chefs amérindiens en interface avec les sociétés autochtone et européenne, à la fois dans le commerce, la guerre et la diplomatie.

Tout comme pour la liberté, les mêmes conditions de dépendance des Français à l’égard des Amérindiens, les mêmes racines folkloriques préchrétiennes du nord de la France en dialogue avec les mythes amérindiens auraient transformé la condition féminine en Nouvelle-France, tant au plan sociographique que symbolique. L’explication relative à la liberté ou au statut des femmes est certes insuffisante, mais l’intérêt et le caractère novateur de l’ouvrage demeurent dans la proposition d’analogies et de correspondances possibles entre les univers mythiques, par exemple entre les grand-mères que furent Sainte-Anne pour les catholiques, Aataentsic pour les Iroquoiens, ou Micmaque avec laquelle vivait Gluskap, l’Oiseau du Tonnerre qui fond sur le Serpent sous-marin et le Serpent qu’écrase Marie sous ses pieds ou encore le serpent des druides. Ces transferts et transformations, selon l’auteure, se seraient pratiqués sur un mode davantage fusionnel en Acadie alors que dans les Grands Lacs nous aurions plutôt affaire à un rapprochement sur le mode du conglomérat. Voilà une proposition novatrice et porteuse de pistes stimulantes pour la recherche. Cependant, nous aurions souhaité une preuve documentaire plus solide à ces précieuses intuitions. Certaines associations sont fragiles : le tracé actuel des rues de Lorette (Vieux Wendake) évoquerait-il les contorsions du Grand Serpent que les jésuites ont déjà tenté d’exorciser (p. 132) ?

Autres points de convergence, sur le plan social, de ces dyades : l’idéal de partage des communautés religieuses et celui des communautés amérindiennes ; ou encore l’éthos aristocratique et celui de la chefferie[2]. De telles équivalences n’existent ni avec l’éthique protestante et bourgeoise, ni à un même degré avec celle de la noblesse de robe de l’appareil centralisé de l’État français. Voilà une analyse globalement juste dont l’utilisation à des fins de démonstration reste cependant insuffisante : ainsi, selon Rony Blum, c’est précisément la convergence des éthos aristocratique et amérindien qui expliquerait un esprit de partage plus grand en Nouvelle-France ; en constitueraient un indice : les testaments plus généreux envers les pauvres, plus généreux aussi dans la colonie qu’en métropole. Les mêmes facteurs permettraient d’expliquer la forte croissance des budgets du roi pour les alliés amérindiens. Je crois toutefois qu’il serait plus juste d’écrire que, devant la montée de la puissance coloniale britannique, c’est la faiblesse impériale française et sa dépendance à l’égard des alliés amérindiens qui fut la source de la distribution « généreuse » des présents. De même faut-il nuancer et préciser la polarisation que propose Rony Blum d’un métissage à la canadienne par opposition à une distanciation coloniale à la parisienne. À cet égard, il faut comparer entre elles et selon les périodes les métropoles, analyser le rapport métropole-colonie, et, dans la colonie, distinguer la zone seigneuriale de celle des Pays d’en Haut. Contrairement au modèle colonial britannique plus moderne caractérisé par l’apartheid, le métissage caractérisait effectivement davantage celui de la France. Cette société d’Ancien régime doublé de l’absolutisme royal postulait l’intégration et le maintien de toutes sortes de statuts et de particularismes ethniques, régionaux, ou sociaux à la condition d’une adhésion loyale au roi et au pape. De plus, la centralisation monarchique excluait le principe de la représentativité collective au profit de la présence de représentants du roi dispersés dans toutes les provinces du royaume. Voilà pourquoi la colonie est née avec le projet « de ne faire qu’un seul peuple » avec les Amérindiens ; et pourquoi tant d’officiers français ont représenté le roi auprès des diverses nations amérindiennes parmi lesquelles ils vivaient. Au XVIIIe siècle, la montée des idéologies racistes largement associées à l’esclavage a cependant conduit le pouvoir colonial français à promouvoir une politique de domination plutôt que d’alliance avec les Premières Nations. Les immigrants français venus de France ne furent pas, à l’image des Pilgrims, des dissidents religieux en rupture avec leur pays d’origine et porteurs du projet de fondation d’une Jérusalem nouvelle, authentiquement chrétienne et démocratique. S’ils ne venaient pas fonder une société nouvelle et s’ils ne construisirent pas une nouvelle identité sur cette base, ils n’en développèrent pas moins rapidement une nouvelle identité liée à des conditions de vie fort différentes et surtout, à la proximité avec les Amérindiens, source de profondes inter influences culturelles. Cela apparaît très nettement à l’époque de la guerre de la Conquête (1754-1765). Enfin, le processus de métissage et d’indianisation fut beaucoup plus intense dans les Pays d’en Haut (Grands lacs, Mississippi et Prairies) – où les Premières Nations étaient fortement majoritaires – qu’il ne le fut dans l’espace seigneurial – où celles-ci ne regroupaient plus qu’environ 10 % de la population à la fin du régime français.

Le chapitre le plus novateur traite de deux légendes qui auraient cristallisé l’interface des rapports franco-amérindiens. Il s’agit de Ti-Jean et de La chasse-galerie, deux contes présents dans le folklore de toutes les nations d’Amérique du Nord. Comme en Europe, le niais Ti-Jean, dont la figure serait à la source du stéréotype de l’« homme sauvage », finit par épouser la belle princesse après avoir affronté bêtes et cannibales. Au Canada, plutôt que de se faire prince, Ti-Jean ramène sa belle dans les bois. Ti-jean ressemblerait au gaffeur Carcajou et il serait l’inverse du rusé Gluskap. Dans les Grands-Lacs, Ti-Jean devient un décepteur (trickster). Pourquoi et comment ? Parce que, selon, Rony Blum, les Français devenant de plus en plus tribalisés dans leur réseau d’alliance alors que, sous l’effet conjugué des guerres iroquoises et les épidémies, un monde amérindien implosait puis ré-émergeait d’une manière plus homogène. Désormais, un Ti-Jean pan amérindien, syncrétique, métissé, médiateur entre tous et dépourvu des spécificités nationales (ou tribales) de l’un ou l’autre trickster aurait fait davantage sens. Il s’agit là d’une magnifique proposition, mais peut-on aller jusqu’à suggérer, comme le fait l’auteure, que Champlain incarnait une sorte de Ti-Jean auprès des chefs amérindiens sophistiqués (p. 179)? C’est peut-être plausible, mais nous aimerions bien que l’auteure puisse en fournir une preuve documentaire.

S’il s’est créé un troisième espace hybride entre Français et Amérindiens, comment cela s’est-il exprimé dans l’univers mythique ? Une sorte de « purgatoire » aurait-il émergé entre ciel et enfer ? Oui, répond Rony Blum : regardez de près le conte indo-européen de la chasse-galerie et mettez-le en relation avec les voyages chamaniques. En Amérique, à titre d’illustration de l’ensauvagement (« nativization »), le canot remplace la charrette et les avironneurs sont des coureurs de bois. Rony Blum n’étudie pas que le conte, mais l’ensemble des pratiques rituelles caractéristiques de la course des bois, tels que les baptêmes de départ des nouveaux voyageurs à Sainte-Anne-de-Bellevue, à la pointe ouest de Montréal, juste avant de s’engager sur l’Outaouais, vers les Pays d’en Haut des Amérindiens. Il y avait donc, à l’aller, un pacte avec Dieu puis, au retour de l’Ouest où se situe le pays des âmes des Amérindiens, un pacte avec Satan pour le voyage céleste de retour vers l’Est, c’est-à-dire vers la Jérusalem du salut. De même, au rituel de départ, à Sainte-Anne-de-Bellevue, le baptême avec l’eau des voyageurs par leurs compagnons aînés pour un long voyage dont la distance sera mesurée en pipées – c’est-à-dire en temps de consumation du feu dans la pipe – répondrait le rituel de torture amérindien par le feu suivi de la cérémonie de renaissance des captifs pour leur attribuer un nom. Dans l’univers symbolique donc, il y a toujours inversion – Sainte Anne contre le grand serpent sous-marin (Satan), le voyage chamanique des vivants vers le pays des morts, celui des Canadiens revenant du pays des morts pour hanter celui des vivants. Le mythe aurait un sens de tous les points de vue, mais pour les Français du Canada, il aurait exprimé la fuite pour échapper à la France et à l’Haudenosaunee (p. 204). Comment valider cette explication en l’absence de traces écrites des Amérindiens, des voyageurs et des coureurs de bois portant sur la circulation transculturelle, dans l’univers de la culture orale, des récits folkloriques tels que ceux de la chasse-galerie ou de Ti-Jean ? La seule approche possible est celle que propose Rony Blum : prendre en compte les univers symboliques globaux des uns et des autres pour ensuite repérer les zones d’interface, les oppositions, les analogies, les parallélismes qui permettraient des ponts, des voies de circulation et d’appropriation réciproques du sens entre ces univers. S’il émerge un univers du plausible, jusqu’où pousser l’analyse ? À partir d’où ne risque-t-on pas de sur-analyser, c’est-à-dire de souligner toutes sortes de liens de manière strictement spéculative et, à la limite, en porte-à-faux ? Il n’empêche que l’idée de retenir des récits folkloriques, objets de transferts culturels panaméricains, et de les traiter comme des « précipités de sens » en les inscrivant dans l’ensemble du système d’interaction est nouvelle et stimulante, même si elle ne nous apparaît pas toujours convaincante.

Émergence de la modernité ?

L’intensité et les conditions d’interaction entre Français et Amérindiens auraient favorisé l’anomie et l’émergence du moi et de la conscience individuelle tant pour les uns que pour les autres : ruptures avec le passé, à cause des modalités de l’immigration du côté des Français, à cause des épidémies pour les Amérindiens. Bref, émergence du doute, critique du caractère « naturel » de la culture et de la société et, en conséquence, émergence des idéaux de la démocratie, de la primauté de la raison, de la responsabilité personnelle. Des aventuriers comme Lahontan ou Radisson exprimeraient au plus haut point ces mutations. Cela est juste; et pourtant deux éléments fondamentaux manquent qui tous deux renvoient à l’héritage de la Renaissance dans lequel s’inscrivent les Européens, mais pas les Amérindiens : premièrement, l’Européen critique globalement sa société grâce à la sélection d’éléments comparatifs dans les sociétés autochtones ; à l’inverse, l’Amérindien fait la critique de la société européenne pour défendre la sienne. En second lieu, si l’émergence d’une conscience individuelle qui trouve ses fondements dans le christianisme est effectivement alimentée par l’anomie, en période coloniale, il n’y a guère de traces d’une conscience individuelle chez les animistes.

Par ailleurs, Radisson, retenu à bon droit comme une exceptionnelle illustration du métissage, demeure toujours plus moderne que ses contemporains amérindiens. Son extraordinaire connaissance des différences culturelles selon les classes sociales, les religions, les nations, le conduit à un relativisme culturel radical tout entier mis au service de sa réussite personnelle. Il n’y a rien de semblable chez les Amérindiens. Rony Blum défend quant à elle la thèse opposée : les Amérindiens seraient les plus occidentaux des Occidentaux (p. 252) puisqu’ils auraient beaucoup inspiré et influencé leur partenaire européen sur la voie de la modernité. Il importerait en conséquence de recentrer l’héritage amérindien au coeur de l’Amérique du Nord pour y « replanter le Grand Pin » d’une démocratie inclusive.

On relève ici et là quelques erreurs : ce n’est pas Champlain, mais Frontenac qui a répondu aux Anglais par la bouche de ses canons (p. 17) ; le qualificatif de « joual » pour désigner le parler populaire québécois ne tire pas son origine de l’amour des chevaux en Nouvelle-France (p. 96-97) ; une carte sur l’origine des immigrants manque en appendice (p. 270, note 4). Mais, plus important, le livre de Rony Blum propose la thèse la plus radicale de l’amérindianisation de la Nouvelle-France. Cela le situe donc au coeur des débats historiographiques. Sa contribution le place également au premier rang pour la richesse des hypothèses introduites, pour la prise en compte de dimensions jusqu’ici ignorées pour comprendre l’interaction franco-amérindienne, telles que le folklore ou les traditions d’insurrection du nord-ouest de la France. L’ouvrage constitue une contribution importante également du fait de sa considération des univers mythiques, démographiques et socioéconomiques de tous les partenaires. Cependant, six critiques fondamentales peuvent être formulées.

Tout d’abord, à la richesse du questionnement répond une faiblesse de la démonstration fondée sur les documents. Le cadre d’analyse « écrase » souvent la démonstration et celle-ci repose fréquemment sur une association de facteurs qui, tout en suggérant un ordre du plausible, ne constituent pas pour autant une preuve, d’où la présence récurrente d’explications avancées au conditionnel.

Ensuite, à quelques exceptions près, la thèse de l’amérindianisation repose soit sur l’analyse de la période d’avant 1663, soit sur la région des Pays d’en Haut. Ce sont effectivement la période et l’immense région où l’amérindianisation fut la plus intense. Cela vaut cependant beaucoup moins après 1663 et dans l’espace colonial seigneurial de Montréal vers l’aval du fleuve. À cet égard, la polarisation ville de Québec européenne vs Trois-Rivières et Montréal « ensauvagés » est exagérée, même si des documents l’affirment.

En troisième lieu, l’analyse des rapports franco-amérindiens est toute entière contenue dans le paradigme de l’alliance, jamais dans celui de la conquête. Pourtant l’État, les institutions, les colons n’ont-ils pas tous et de toutes les manières travaillé à ce que la nature même « produise des fleurs de lys »? Dans l’espace seigneurial, en Acadie, en basse Louisiane, la souveraineté française s’est certainement exercée sur les colons. Certes, elle ne s’est que très peu exercé, ou à des degrés très divers dans tout l’intérieur du continent, mais même dans cet espace de souveraineté autochtone, le pouvoir français n’y fut qu’émergent.

Quatrièmement, les rapports franco-amérindiens se sont transformés au cours de l’histoire dans le sens d’une hégémonie plus grande du pouvoir impérial français. Avant les terribles épidémies des années 1630-1660, avant l’avènement du gouvernement royal en 1663, il est vrai que le petit noyau de Français ne constituait guère plus qu’une tribu parmi les autres. Ce n’était plus le cas après la chute radicale de la population autochtone et à la suite de l’intervention directe du gouvernement royal centralisateur et impérialiste. Les métaphores diplomatiques de parenté expriment ce changement, les alliés ne s’entre désignant plus comme des « frères » mais parlant désormais d’« enfants » pour les Amérindiens et de « père » pour le gouverneur français. S’il y eut des malentendus fondamentaux sur l’interprétation de ces métaphores de parenté, le pouvoir colonial se plaçait néanmoins au dessus des nations alliées, en arbitre de leurs conflits.

Ensuite, même si dans les Pays d’en Haut, colons et Métis, soldats des garnisons ne représentaient effectivement guère plus qu’une tribu d’environ trois mille personnes à la fin du régime français, et même si leurs relations se caractérisaient par une proximité à tous égards, il n’en demeure pas moins que l’ensemble s’inscrivait dans un système plus vaste, celui de la géopolitique impériale des puissances européennes. C’est justement dans cette logique et contre le gré des Premières Nations que la France céda l’Acadie à l’Angleterre en 1713, puis la Nouvelle-France en 1763 ; que la France incita en 1776 ses anciens alliés à prendre le parti de la Révolution américaine ; et qu’enfin elle vendit la Louisiane en 1803. L’opposition amérindienne à ces transactions a été farouche, la plus célèbre et la plus radicale étant la guerre d’Indépendance de Pontiac qui couvrit entre 1763 et 1765 tout le bassin des Grands Lacs et du Mississippi. Si les patriotes-révoltés amérindiens ne réussirent pas à empêcher le remplacement des garnisons françaises par des garnisons anglaises, c’est que déjà le pourvoir français s’était suffisamment développé à leurs dépens pour que ces transactions fussent possibles.

Cinquièmement, même proches à toutes sortes d’égard, les communautés franco-canadiennes et amérindiennes se distinguent fondamentalement par leur rapport au mythe. Le monde chrétien post-Renaissance, même dans les classes populaires, est alors davantage désenchanté que ne l’est celui des animistes. Cela lui confère une capacité plus grande de manipulation de la nature et des autres cultures, ainsi qu’une capacité d’autocritique vis-à-vis de sa culture.

Enfin, si pour l’ensemble de ces raisons, la thèse d’une tribu française en Amérique nous semble stimulante du fait de tout ce qu’elle soumet à notre attention, elle nous paraît excessive, sauf pour les communautés canadiennes demeurées dans les Pays d’en Haut après la Cession de 1763. En effet, les nombreux témoignages portant sur cette communauté font état d’une grande proximité et amitié entre Canadiens et Amérindiens. Ne retenons ici que le témoignage, quelques années après la Guerre de la Conquête, de Jonathan Carver, un officier de l’armée du Connecticut engagé dans la traite des pelleteries dans les Grands Lacs et sur le Mississippi qui a fait l’observation suivante :

Cette émigration [des coureurs de bois français] toutefois a produit un effet avantageux à leur Nation [française] ; car les liaisons de ces réfugiés avec les [nations amérindiennes] & leurs continuels récits de la puissance des François et de leur Roi, auxquel, malgré leur bannissement, ils tenoient toujours par inclination ; ces récits, dis-je avoient inspiré à tous ces Indiens des sentimens extrêmement favorables à la Nation Françoise, & je suis persuadé qu’ils seroient encore prêts à saisir la première occasion de lui montrer leur rattachement, malgré le discrédit ou elle devroit être tombée dans leur esprit, depuis qu’elle a perdu le Canada ; car les Indiens sont dans la persuasion que tout peuple conquis est dans un état d’esclavage à l’égard du vainqueur. […]. Mais leur partialité pour les François avait jeté de trop profondes racines, pour pouvoir être sitôt déracinée.

Carver 1784 : 260-262

Nous savons également, ainsi que le confirment de nombreux témoignages historiques, que les Métis s’identifiaient au monde des Amérindiens face à l’arrivée des « Blancs », c’est-à-dire des Anglo-américains[3].

De tous les auteurs, c’est Rony Blum qui soutient la thèse la plus radicale sur l’indianisation des colons en Nouvelle-France. L’approche n’est pas dépourvue de romantisme dans la présentation de la rencontre du « bon Canadien » et du « bon Sauvage » en dehors de tout contexte de conquête coloniale, voire de la pratique de l’esclavage d’Amérindiens. L’enquête va dans tous les sens et trop fréquemment, la démonstration tient au caractère plausible d’une association. L’écriture, dense, n’est pas toujours limpide. Cependant, ce livre fourmille d’idées et d’approches nouvelles que l’on ne pourra plus ignorer.