Corps de l’article

En 2015, la Commission de vérité et de réconciliation du Canada (CVRC) soulignait l’importance de la prise en compte du droit pour établir la vérité et parvenir à la réconciliation entre les peuples autochtones et la société dominante. Elle relevait aussi que le droit étatique avait été utilisé comme un outil d’oppression et avait largement contribué à invalider les règles et principes des ordres juridiques autochtones. Or, si effectivement « une meilleure compréhension et la poursuite du développement du droit autochtone [offraient] des ressources inestimables pour la prise de décision, la réglementation et la résolution de conflits » (CVRC 2015 : 53), on mesure l’importance des enjeux et les défis qu’entraîne la mise en place d’un pluralisme juridique effectif aujourd’hui.

Ces questions de rapports de force, de relations entre les ordres juridiques et de leurs effets sur les personnes sont au centre de ce numéro, qui aborde les rencontres entre les juridicités autochtones et étatiques, mais aussi les pratiques et transformations du/des « D/droit/s »[2] dans des situations de migration et d’interculturalité.

Tout comme dans l’oeuvre de Christine Sioui Wawanoloath choisie pour la couverture de ce numéro, laquelle suggère le mouvement et un être qui pourrait être tout à la fois humain, esprit et oiseau, la pluralité est ici envisagée comme constitutive des ensembles sociaux et culturels ainsi que de l’expérience individuelle des êtres vivants (Eberhard 2013). Et, de la même façon que dans la danse qui est également insufflée dans l’image, la combinaison des arrangements, l’invention et le métissage sont, dans les travaux qui suivent, plus qu’une erreur de convention, l’expression d’un dynamisme vital.

L’anthropologue face au droit

L’existence d’une pluralité d’ordres normatifs, de conceptions du/des « D/droit/s » et de pratiques de résolution des problèmes au sein de différents ensembles sociaux et culturels (ex. : minorités, peuples, autochtones ou non, migrants, populations urbaines ou rurales selon les contextes) et leur coexistence (par exemple lorsque celle-ci prend la forme de rencontres au sein d’un État) présente en effet des défis analytiques et conceptuels singuliers pour l’anthropologie. La rencontre de la pluralité et des défis de sa régulation invite alors, depuis le terrain, à se poser la question, non pas uniquement des normes, des pratiques, des ruses et des détours des acteurs sociaux, mais aussi de la normativité étatique et de la manière dont les réalités décrites par les anthropologues peuvent entrer en relation ou en concurrence avec cette normativité (Piccoli 2011).

Les anthropologues se trouvent, par ailleurs, régulièrement placés dans une position d’experts (Sanchez Botero 2010). Dès lors, leurs analyses, sans qu’ils ne l’aient forcément mesuré, peuvent constituer, pour d’autres, par exemple pour les « professionnels ou praticiens du droit », une référence concernant ces autres juridicités, révélant ainsi le caractère performatif des textes d’anthropologie juridique.

L’expertise des anthropologues peut ainsi jouer un rôle dans la transformation des normes, qu’elles soient générales ou individuelles, comme dans un procès pénal. Les expériences de Bruce G. Miller et de Bernard Saladin d’Anglure, à titre de témoins-experts, devant les tribunaux canadiens sont éclairantes à cet égard. Bernard Saladin d’Anglure présente, dans ce numéro, plusieurs distinctions fondamentales entre le droit traditionnel inuit et le droit positif canadien tant en matière pénale et criminelle qu’en matière civile (pour reprendre ici les classifications du droit canadien). Il rappelle les obstacles, mais aussi les ponts qui peuvent être créés entre des modes de résolution des conflits, pas toujours contradictoires. Il illustre ainsi le rôle de l’anthropologue comme acteur du Droit plutôt que comme descripteur et analyste des réalités sociales et rappelle ultimement la responsabilité des chercheurs à l’égard de la portée de leurs travaux et recherches.

Certains anthropologues du droit contemporain en appellent d’ailleurs à une prise de responsabilité non pas uniquement descriptive mais performative. Ils considèrent que réfléchir à de meilleures manières d’aborder les enjeux juridiques contemporains devrait faire partie de leurs préoccupations (voir par exemple De Sousa Santos 1995 ; Le Roy 1999 ; Nader 2005) et ce, non seulement dans le cadre d’une recherche appliquée, mais aussi en développant une recherche fondamentale sur les grands enjeux sociétaux contemporains (sur ces enjeux et les différentes modalités de dialogue entre droit et anthropologie, voir Eberhard 2009).

Le juriste face à l’anthropologie

Pour la discipline juridique, l’étude des pluralismes suppose une réflexion sur les « phénomènes juridiques » et le caractère performatif du droit, nécessitant le dépassement de la théorie kelsennienne, toujours dominante, laquelle réserve à l’État le monopole de l’expression juridique. Pour Hans Kelsen (Théorie pure du droit, 1934 et 1999), l’un des juristes du XXe siècle dont les travaux sont incontournables pour comprendre la culture juridique dominante, le « droit » découle de l’État et de ce que Kelsen nomme la « norme fondamentale » (Grundnorm). Le droit s’entend donc comme des normes effectives, posées, organisées de manière hiérarchique et qui sont reconnues, validées et sanctionnées par l’État (Griffiths 1986 : 3). Suivant cette conception, le droit est dépourvu de tout enracinement culturel. Pour reprendre à notre compte les propos de Norbert Rouland :

[À] l’évidence, cette perspective est radicalement différente de ce que peut enseigner l’anthropologie juridique. Elle est même à l’opposé puisqu’elle refuse toute approche interculturelle, demeure étrangère à toute idée de pluralisme, et milite en faveur d’une identification entre le droit et l’État. Pourtant, malgré leur succès, ces idées ne […] paraissent avoir résisté ni aux épreuves du temps, ni à celles des faits.

Rouland 2011 [1991] : 280

À l’instar de l’expérience humaine, l’altérité et la diversité qualifient pourtant, et ce, de manière évidente, les sources et les manifestations juridiques. Cependant, considérer la « dimension juridique » en soi comme une dimension préexistante dans l’ensemble des groupes sociaux et des cultures, comme un système identifiable et dissociable des autres aspects du social serait évidemment un piège. Les travaux de Marcel Mauss (1950) et Bronislaw Malinowski (1926) avaient déjà contribué à remettre cette idée en cause. Comme le rappelle également Étienne le Roy, la juridicité est avant tout un phénomène complexe et dynamique, résultant – pour lui – du jeu entre règles générales et impersonnelles, modèles de conduite et de comportements et habitus (voir Le Roy 1999).

Du reste, pour les juristes, les travaux des anthropologues contribuent notamment à mettre en lumière les effets des règles de l’État et de ses politiques de reconnaissance sur les pratiques infrapolitiques[3], dès lors que ces effets ne sont pas directement dénoncés par les principaux concernés. C’est pourquoi, qu’il le veuille ou non, qu’il en soit conscient ou non, l’anthropologue qui partage ses observations avec des juristes, qu’ils soient chercheurs, professionnels ou praticiens du droit étatique, et rend de ce fait visible des pratiques infrapolitiques, contribue à remettre en cause le monopole étatique sur la production normative (Eberhard 2012 : 62).

De plus, comme en témoigne le texte de Benoit Éthier dans ce numéro, les travaux des anthropologues permettent, entre autres, de dépasser les « fausses comparaisons » entre les différentes conceptions du droit (Griffiths 1986 : 4). Si des homéomorphies fonctionnelles peuvent certes être dégagées entre différentes notions, chercher des équivalences relèverait en effet de l’illusion.

Une discipline métisse : l’anthropologie juridique, l’anthropologie du Droit

Ainsi, les juristes et les anthropologues qui se prêtent au jeu parfois déstabilisant du dialogue interdisciplinaire – par le partage de leurs savoirs respectifs et les croisements de leurs perspectives – favorisent une meilleure compréhension du monde. Un des objectifs de ce numéro est d’ailleurs de mettre en lumière ces échanges de savoirs, de méthodes et de perspectives, à savoir les vies du pluralisme dans ses différents champs.

Située au croisement des deux disciplines, l’anthropologie juridique ou anthropologie du Droit est, faut-il le rappeler, une discipline métisse – certains préfèrent parler d’un point de vue, d’un art, voire d’une voie au sens d’un cheminement – largement empirique et inductive, mais également prête au débat normatif[4].

Elle tente de capter la juridicité en rendant justice à son caractère fondamentalement pluraliste. Ceci la mène, à côté d’explorations plus théoriques du pluralisme et de l’interculturalisme, à une étude des « phénomènes juridiques » dans le grand jeu social, de leurs interactions, de leurs conflits ou de leurs dialogues. Sa position d’entre deux lui permet d’aborder les questions complexes de pluralités de relations entre ordres juridiques différents et de révéler les divers maillages qui structurent effectivement le vivre ensemble – sachant que la structuration est un processus dynamique, comme l’a déjà exposé Sally Falk Moore dans son ouvrage Law as Process (1983). L’anthropologie juridique/du Droit permet aussi de créer des ponts entre deux disciplines qui se retrouvent régulièrement à devoir étudier des questions similaires, voire identiques, mais à partir d’approches méthodologiques différentes (ex. : juridicité, altérité, mobilité, interculturalité, nature et forme des relations entre les droits officiels et non officiels, organisations ou institutions internationales et cultures dominantes ou non dominantes).

À partir de ce croisement de disciplines, ce numéro s’attachera avant tout à documenter et analyser les dynamiques qui entourent les pluralismes et les relations entre des manières de résoudre des problèmes au sein de divers groupes et cultures, en considérant que cela ne constitue une dimension « juridique » que par homéomorphie, entendue comme « équivalence fonctionnelle » (Panikkar 1984 : 4-5). Enfin, le dépassement de l’approche kelsennienne pose, de manière concrète, la question de la nature des relations entre les différentes manifestations culturelles ou sociétales du juridique ainsi que la question de la perméabilité des droits, des influences culturelles et des transformations nécessaires des droits et des sociétés.

Si de nombreux débats traversent les pluralismes juridiques[5] et les phénomènes d’interculturalité, les textes présentés dans ce numéro viendront alimenter trois d’entre eux : 1) le pluralisme juridique interculturel et ses rapports aux divers processus de reconnaissance ; 2) la pluralité juridique interculturelle dans ses rapports à l’universalisme des droits fondamentaux ; 3) les théories du pluralisme juridique interculturel.

Pluralisme juridique interculturel et reconnaissance 

Les recherches les plus récentes portant sur la pratique du pluralisme juridique en contexte interculturel, colonial ou postcolonial ont permis de mettre à jour nombre de limites, d’obstacles et d’ambiguïtés des processus de reconnaissance étatique (García 2008 ; Garcia et Truffin 2009). Qu’il s’agisse des espaces juridictionnels réservés par le droit étatique aux pratiques infrapolitiques, des principes dont on exige le respect, des processus de dévalorisation ou encore des diverses exigences liées à la « certitude juridique » (Otis 2012 : 13-15 ; Motard 2013), on ne peut affirmer que les relations interjuridictionnelles ou interculturelles – lorsqu’elles s’inscrivent dans un processus de reconnaissance étatique – soient fondées, du moins jusqu’ici, sur des bases égalitaires (Coulthard 2007).

Dans le contexte du dialogue interculturel entre l’État canadien et les peuples autochtones – mais ses analyses ont une portée générale – un auteur comme Robert Vachon (1995a, 1995b et 1995c) souligne d’ailleurs l’importance primordiale de dégager une nouvelle méthode dialogale et pluraliste pour qu’on puisse commencer à s’acheminer vers une reconnaissance mutuelle et la construction d’un avenir véritablement partagé[6]. Au-delà d’enjeux épistémologiques fondamentaux liés à l’interculturalité et au pluralisme, les enjeux entourant la coexistence d’ordres juridiques distincts posent la question du pouvoir et de la colonialité.

À travers les histoires des Salish du littoral qu’il présente dans son texte, Bruce G. Miller illustre bien ces luttes de pouvoirs qui se traduisent, dans les cas qu’il étudie, par des luttes inter-juridictionnelles ou de compétence. En outre, son texte met en lumière que les tribunaux tribaux des Salish, le droit traditionnel salish, le Département de la Sécurité intérieure des États-Unis et la justice criminelle de l’État de Washington affirment leur compétence sur les questions qui font l’objet des litiges en faisant fi dans une large mesure des compétences des autres autorités. Ces luttes d’autorités ou de pouvoirs exercent parallèlement une pression supplémentaire sur la présence et la mobilité des Autochtones qui vivent dans les zones transfrontalières et qui subissent les effets des politiques répressives qui ont suivi les événements de septembre 2001.

Pour les juristes, ce constat des rapports hégémoniques ramène au-devant de la scène la question de savoir s’il vaut mieux abandonner ces espaces de contact mutuel et poursuivre la recherche de nouvelles bases de dialogue interculturel, c’est-à-dire de nouveaux mécanismes de contact inter-juridictionnel qui ne s’appuieraient pas sur une reconnaissance officielle. En clair, les processus de reconnaissance étatique de la pluralité juridique sont-ils eux aussi dépassés, car intimement liés à la théorie positiviste, et vaut-il mieux dès lors chercher ailleurs les réponses au dialogue intersociétal et interculturel ? Malgré leurs limites et ambiguïtés, il ressort des textes présentés dans ce numéro que ces processus de reconnaissance conservent leur intérêt, mais encore faut-il qu’ils ne soient pas dénués de tout effet, comme cela peut parfois être le cas (Savard 2002 : 124)[7].

Du reste, les textes présentés ici mettent en avant les conflits qui se présentent entre le droit étatique, sa logique de reconnaissance et les pratiques infrapolitiques qu’il reconnaît. Ils illustrent ainsi les enjeux que posent, d’une part, le pluralisme faible (weak pluralism) où les droits, normes et pratiques infrapolitiques ne sont reconnus que dans le cadre du droit étatique, c’est-à-dire de manière limitée, et, d’autre part, le pluralisme fort (strong pluralism) où l’ensemble des droits, normes et pratiques infrapolitiques coexistent avec le droit étatique dans la réalité indépendamment de toute forme de reconnaissance formelle par l’État (Griffiths 1986 : 5-8, 11-15)[8].

Les travaux de l’Indigenous Law Research Unit présentés à travers l’entrevue de la chercheuse Hadley Friedland par Geneviève Motard et Mathieu-Joffre Lainé mettent en lumière les difficultés rencontrées pour transformer les rapports entre droit étatique et droits autochtones tout en allant au-delà des politiques de reconnaissance et du pluralisme relatif. En tentant de combler, par leurs travaux, l’« absence radicale », les chercheurs de l’ILRU et leurs partenaires décloisonnent à notre avis le débat en intégrant, dans les cursus des Facultés de droit, des traditions juridiques qui sont – encore de nos jours – largement invalidées par ces institutions.

Cet entretien, comme les textes de Fournier, de Saillant et al., d’Éthier et de Kohlhagen, met aussi en exergue les procédés auxquels les États, les peuples autochtones et autres groupes, comme les chercheurs, ont recours pour aménager les différences lorsqu’elles se présentent dans le domaine du droit. L’analyse du rôle des acteurs du milieu dans l’aménagement de la coexistence inter-juridictionnelle démontre que le cadre légal étatique, même s’il fournit une assise importante à l’expression de la pluralité juridique, n’est pas forcément garant de celle-ci. Ce constat nous amène à distinguer le pluralisme normatif, tel qu’il se présente dans les lois de l’État, du pluralisme empirique, pratique ou pragmatique (Piccoli et al. 2013 ; Piccoli 2014), qui est plutôt issu des pratiques des acteurs indépendamment des politiques de reconnaissance ou des procédés officiels mis en place. C’est sans doute là une des conclusions les plus révélatrices du texte d’Étienne Le Roy, qui conclut que le pluralisme se manifeste, en Afrique et malgré le discours officiel, dans les comportements et gestes des acteurs.

La pluralité juridique interculturelle et l’universalisme des droits fondamentaux

Le principe du respect des droits fondamentaux de la personne, tels qu’ils sont énoncés dans la Déclaration des droits de l’Homme et son interprétation, demeure sans doute l’un des principaux obstacles à la validation des pratiques infrapolitiques. Les droits dits « coutumiers »[9] ou « communautaires » pouvant être perçus sous certains aspects comme liberticides, notamment à l’égard des droits des femmes, ils sont considérés de prime abord suspects aux yeux des États qui, souvent, se positionnent comme responsables du respect des grands principes de droit universalisés.

Cependant, on observe depuis le début des années 2000 un accroissement d’approches des droits humains davantage pluralistes et d’inspiration anthropologique. En témoigne, par exemple, le rapport de 2009 When Legal Worlds Overlap : Human Rights, State and Non-State Law du International Council on Human Rights Policy. On y constate une prise de conscience accrue de la complexité des situations. Ce rapport montre aussi les efforts de plus en plus soutenus visant à dépasser une vision dichotomique (universalisme vs relativisme) en faveur d’interactions « glocales ». Cela permet de franchir le fossé entre théories et pratiques dans la traduction des dynamiques des droits de l’homme du global vers le local et inversement (voir dans ce contexte Merry 2006 ; Goodale 2009 ; Eberhard 2011).

Pascale Fournier fournit ici un éclairage intéressant sur les rapports complexes entre droits des femmes et normativités religieuses, lesquelles sont, explique-t-elle, perçues, dans le discours républicain « à la française », comme étant nécessairement oppressives. En offrant un contre-récit à ce discours, les témoignages de femmes rapportés dans son texte démontrent que les normes religieuses peuvent être mobilisées par les femmes à des fins émancipatrices. Ce faisant, ces témoignages permettent de nuancer les affirmations parfois simplistes concernant les rapports qu’entretiennent droits des femmes et religion.

Dans le même ordre d’idées, le texte que nous offrent Francine Saillant, Joseph J. Lévy et Alfredo Ramirez-Villagra contribue au dépassement des approches monolithiques et dichotomiques que véhicule le discours de l’« universalisme » contre le « relativisme ». À partir de la perspective de la vie sociale des droits, ces auteurs invitent à suivre « l’évolution, les manifestations, les répercussions, les appropriations et les expressions » des formes d’injustice par un mouvement social et les réponses qui y sont apportées par la société et ses institutions. Après avoir, dans des travaux antérieurs, étudié des mouvements sociaux dans des sociétés non-occidentales qui pouvaient considérer les droits humains comme un obstacle culturel, les auteurs ont ici approfondi ces enjeux dans le contexte de la société québécoise qui ne considère pas le respect des droits humains comme étant un obstacle culturel. Dans le cas précis à l’étude, les auteurs concluent, certes provisoirement, que l’aspect culturel n’a pas été un déterminant de la vie sociale des droits des immigrants et réfugiés dans leurs demandes et dénonciation de cas d’injustice.

Si la perspective est radicalement différente pour ce qui est des questions et enjeux traités dans le texte d’Étienne Le Roy, nous ne pouvons passer sous silence le point commun entre leurs travaux, soit le rôle clé des acteurs dans l’exercice effectif des normativités et des droits – qu’ils soient reconnus formellement ou non ou encore en phase de l’être par les luttes que mènent ces acteurs et ceux qui y répondent. Comme aimait le rappeler Le Roy à ses étudiants, le droit n’est pas tant ce qu’en disent les textes, que ce qu’en font les acteurs (cette assertion est aussi le point de départ de son ouvrage, Le jeu des lois, 1999).

Les théories pluralistes du droit et les interculturalités 

L’horizon qui se dessine à travers les différentes contributions à ce numéro thématique commande des changements aux manières de penser la relation à l’autre et au phénomène juridique. Cette réinvention s’inscrit dans un champ balisé par les problématiques de l’altérité, de la complexité, de l’interculturalité et d’une humanité partagée dans le « plurivers de la globalisation » (Eberhard 2013). Elle implique une diversification même des modes d’analyse et interroge la nature fondamentalement dynamique et plurale de la juridicité (Le Roy 1999 ; Von Benda-Beckmann 2002). Ainsi, au-delà des questions que posent la pluralité des normativités et leurs interactions, se pose aussi celle de la diversité de l’expérience humaine et juridique. L’enjeu consiste alors à comprendre et expliquer cette expérience, sans la réduire à des modèles scientifiques[10].

À cet égard, le texte de Dominik Kohlhagen illustre bien, à travers l’expérience des migrants, l’imprévisibilité des conditions qui font naître le phénomène juridique. À partir d’une observation sur dix ans de migrants camerounais à Berlin, il montre comment la migration est aussi un moment de réinvention des pratiques du pays d’origine et comment la connaissance du droit du pays d’accueil se transforme en outil pour acquérir du capital social.

Le texte de Caroline Simon et de Barbara Truffin montre également que le pluralisme juridique ne s’exprime pas de la même manière et ne pose pas les mêmes enjeux dans tous les contextes. Les cas des demandes de nature culturelle devant les tribunaux de justice familiale en Belgique se distinguent fortement des enjeux que posent les interactions plus explicites entre des normes en contexte colonial. Par exemple, dans les cas à l’étude dans ce texte, il est apparu assez tôt aux auteures qu’un processus d’atténuation des demandes (une forme d’autocensure ou de polissage des demandes) de respect des normativités exogènes est à l’oeuvre devant les tribunaux de l’État. Les conclusions issues du terrain de recherche ont donc amené les auteures à adapter leur cadre théorique, permettant ainsi de mieux comprendre les formes d’interaction à l’oeuvre dans le cadre de la justice étatique. En s’inspirant des Legal Consciousness Studies développées aux États-Unis, les auteures remettent à l’avant-plan de leurs recherches sur le pluralisme les sujets et leurs actions, lesquels sont « remis au centre de l’attention et envisagés comme acteurs du droit ». Ainsi, expliquent-elles, le pluralisme juridique a permis l’émergence de nouvelles manières pour « penser et appréhender le droit “officiel”, s’attachant non seulement à la manière dont les gens ordinaires comprennent, perçoivent et font l’expérience du droit et de la justice dans la vie de tous les jours, mais aussi aux mécanismes mutuellement constitutifs par lesquels le droit façonne la réalité quotidienne et est également façonné par elle ». Ce droit en action permet ainsi aux auteures de mieux comprendre les interactions et représentations du rôle du juge (ici juge de paix), lesquelles correspondent à des représentations particulières du droit et de la justice chez les personnes interrogées.

Structure du numéro et enjeux épistémologiques

Comprendre les « jeux du Droit » dans toute leur complexité implique de repenser la juridicité non pas à partir d’un a priori, d’une définition du « juridique » conçue uniquement de catégories élaborées par les juristes et/ou du point de vue des sciences sociales modernes, mais plutôt à partir de la totalité sociale. Ceci nécessite de croiser différentes perspectives disciplinaires et culturelles dans un effort d’élaboration d’une science non ethnocentrique (Alliot 1983) en vue de dépasser un langage et une vision du « juridique » qui demeurent néanmoins à ce jour largement enracinés dans un topos occidental.

Outre leurs apports spécifiques aux débats détaillés plus haut, en analysant des situations de rencontres interculturelles variées, les articles qui composent ce numéro constituent des exemples remarquables des apports de l’anthropologie juridique au débat sociétal, en raison même de sa spécificité épistémologique : être une discipline à la fois inductive et normative. Nous voudrions en présenter le parcours.

En ouverture, Étienne Le Roy revient sur une question qui l’accompagne depuis plus de quatre décennies : « Pourquoi, en Afrique, le droit refuse-t-il toujours le pluralisme que le communautarisme induit ? ». Il montre que la réponse est avant tout à chercher du côté du mythe qui entoure le droit étatique. Son texte propose ainsi un basculement du regard et de l’analyse des conditions et de l’imaginaire qui ont accompagné la réussite d’un folk system (occidental) parmi d’autres.

Premier d’une série de quatre articles sur les rencontres juridiques en contextes migratoires ou confessionnels, le texte de Dominik Kohlhagen propose une contribution ethnographique intitulée « Conjugaisons juridiques : des dynamiques du droit en situation migratoire ». Avec le terme de « conjugaison », il invite à prêter attention aux acteurs, aux actions et aux dynamiques de la juridicité. Dans leur texte « Immigrants et réfugiés au prisme de la vie sociale des droits », Francine Saillant, Joseph J. Lévy et Alfredo Ramirez-Villagra insistent également sur cette dimension vitale et historique du Droit. Ils montrent comment, en analysant les acteurs des droits, il est possible d’ethnographier les droits humains, leur histoire, leurs transformations. Pascale Fournier offre ensuite, dans son texte intitulé « Droit et cultures en sol français. Récits de femmes juives et musulmanes à l’aube et au crépuscule du divorce », un exemple de la manière dont l’anthropologie juridique peut contribuer à renverser les stéréotypes qui entourent les normes religieuses. Enfin, Caroline Simon et Barbara Truffin ethnographient les usages de la justice étatique dans « La diversité culturelle en procès. L’expérience de la justice belge par les familles à composante migratoire, quels enjeux pour le pluralisme juridique ? ». Leurs analyses de terrain permettent également de remettre en cause des préjugés culturalistes.

Le numéro se poursuit avec trois textes analysant le pluralisme en relation avec les questions autochtones. « Quand la coutume fait loi. Du terrain anthropologique inuit au rôle de témoin-expert devant les instances juridiques » de Bernard Saladin d’Anglure revient sur une série de cas que l’auteur a étudiés tout au long de sa carrière d’anthropologue auprès des Inuit. Expert dans plusieurs affaires, il montre l’importance des acteurs de la justice et de la traduction des traditions dans la consolidation d’une sagesse juridique. Bruce G. Miller présente également, dans le texte « Sur la frontière : les Salish du littoral et l’érosion de la souveraineté », un cas dans lequel il a agi comme témoin expert. Cependant, dans cette affaire, la crise des États qui se manifeste sur la frontière remet en cause avec force les traités et met avant tout le doigt sur les blocages du pluralisme. Dans le dernier texte de cette série, Benoit Éthier revient, à partir d’un travail ethnographique, sur le thème « Pluralisme juridique et contemporanéité des droits et des responsabilités territoriales chez les Atikamekw Nehirowisiwok ».

Enfin, l’entretien avec Hadley Friedland par Geneviève Motard et Mathieu-Joffre Lainé intitulé « Prendre le droit autochtone au sérieux » clôt la partie thématique de ce numéro en réaffirmant l’importance de la prise en compte des rapports de pouvoir dans l’étude des pluralismes et en soulignant les défis concrets que posent la traduction et l’adaptation des droits et jurisprudences autochtones dans le contexte contemporain. Au-delà de l’analyse et de la description, ce texte nous plonge au coeur d’initiatives concrètes qui, aujourd’hui, dessinent les nouvelles vies du pluralisme juridique[11].