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Introduction

Au Canada, la recherche d’alternatives aux rapports hégémoniques qui existent encore de nos jours entre la société majoritaire et les peuples autochtones passe, pour beaucoup, par les processus de consultation, de participation aux décisions étatiques et de négociation. S’ils permettent certes d’atténuer l’unilatéralisme étatique, ces mécanismes n’arrivent cependant pas à transformer les rapports de domination qui caractérisent les relations entre la Couronne canadienne et les peuples autochtones (Samson et Cassell 2013). En outre, leur forme, leur langue, les structures dans lesquelles ils prennent place mettent en exergue que cette domination a toujours cours. Cela se manifeste clairement lorsqu’est examinée la place réservée aux traditions ou ordres juridiques autochtones dans ces textes (Otis 2009 ; Motard et Bergeron-Boutin 2016). Ainsi, à l’instar de la situation qui prévaut dans la législation étatique et dans la Common Law ou encore dans les diverses décisions ministérielles issues des comités de cogestion (Rodon 2003 : 166), on ne peut conclure que les normes qui se dégagent des ordres juridiques autochtones occupent une place égale ou prépondérante à celles issues de l’ordre juridique étatique.

Parmi les facteurs qui permettent de comprendre pourquoi il en va ainsi se trouvent les règles historiquement appliquées par l’Empire britannique afin d’assurer sa mainmise sur les territoires convoités. Au Canada, comme dans d’autres anciennes colonies britanniques, les politiques coloniales eu égard à l’imposition du droit impérial et aux modes de réception du droit privé anglais à la suite de l’affirmation de la souveraineté de la Couronne ont contribué à assurer cette mainmise. Il faut dire ici que la Common Law impériale prévoyait deux règles générales concernant l’application de son régime juridique dans ses colonies et territoires. D’une part, toutes les lois et règles nécessaires à l’établissement du régime colonial s’appliquaient ex proprio vigore à la colonie (Hogg 2011 : 2-17–2-18), indépendamment du consentement des peuples colonisés et de leurs propres souverainetés et institutions. D’autre part, le droit privé et certaines règles de droit public anglais trouvaient application automatiquement dans les colonies dites de peuplement ou, à certaines conditions, dans les colonies dites de cession ou de conquête (Côté 1977). Au-delà des facteurs politiques et historiques, c’est cette distinction qui a fait en sorte qu’au Québec, par exemple, le droit civil hérité de la colonisation française en Amérique a pu continuer à s’y appliquer, malgré la cession de la colonie à la Couronne britannique en 1763. Pour les ordres juridiques autochtones, la distinction entre colonie de peuplement et colonie de conquête ou de cession est toutefois demeurée théorique. D’abord, malgré les violences inouïes dont les peuples autochtones ont été victimes ou encore la présence de luttes historiques visant à défendre le territoire contre l’Empire, ce dernier n’a jamais considéré qu’il s’agissait là de « colonies de conquête ou de cession », ce qui aurait pu donner ouverture à la reconnaissance des ordres juridiques autochtones. Ensuite, là où le qualificatif de « colonie de cession » a été retenu, comme c’est le cas pour la Province of Quebec, seul le droit d’origine européenne – le droit français – a été reconnu par le colonisateur, lequel a ignoré, voire nié, l’existence des normativités qui y étaient parallèlement appliquées par les peuples autochtones. En d’autres termes, lorsqu’il s’agissait de reconnaître les ordres juridiques autochtones, on considérait que le territoire était juridiquement vide[2].

On pourrait certes avancer que ces règles vieillottes n’ont plus leur raison d’être aujourd’hui. L’acquisition de territoires par la violence, l’agression armée et la force n’est, par exemple, plus admissible en droit international (Résolution de l’Assemblée générale de l’ONU 3314 (XXIX) 1974). De même, il est admis que les territoires colonisés, en Amérique comme ailleurs, n’étaient ni physiquement ni juridiquement vides et que toute conclusion en sens contraire est discriminatoire (Mabo et al. v. Queensland (No 2), [1992] HCA 23 ; 175 CLR 1 [3 juin 1992]). Malgré leur caractère archaïque, ces règles demeurent toutefois la source de l’ordre juridique canadien[3]. En ce sens, elles expliquent, du moins en partie, la résistance des tribunaux et des institutions politiques canadiennes à appliquer des normes invalidées par le système dont ils tirent leur propre légitimité[4].

Alors que la critique du système que constitue le droit étatique reste fréquemment à l’échelle théorique et descriptive, de plus en plus de chercheurs s’intéressent à la question des alternatives à la situation coloniale. Ces expériences de recherche, qui s’appuient sur des perspectives à la fois descriptives, inductives et normatives propres à l’anthropologie du droit, ont une vocation affichée de transformation sociale. Les travaux du Laboratoire de recherche en droit autochtone, rattaché à l’Université de Victoria, au Canada, poursuivent de tels objectifs et offrent, dans le cadre de sa mission, des formations aux chercheurs sur la méthodologie qui y a été développée. C’est d’ailleurs à la suite d’un séminaire dispensé en décembre 2015 à l’Université d’Ottawa que l’idée d’un entretien avec la Dre Friedland a émergé. Au printemps 2016, les auteurs ont procédé à cet entretien en posant à celle-ci des questions ouvertes, portant notamment sur la méthodologie qu’elle a codéveloppée, les critiques qui y sont opposées ou encore la place de l’oralité dans ses travaux. Le texte qui suit rend compte de cet échange. Succèdent, à la suite de l’entretien, des explications supplémentaires concernant la méthodologie et un commentaire.

Un entretien avec Hadley L. Friedland[5]

Geneviève Motard – Hadley L. Friedland, vous êtes récipiendaire du Prix Talent du Conseil de recherche en sciences humaines (2013), boursière Vanier, boursière O’brien et vous avez obtenu la médaille d’or du Gouverneur général pour votre thèse de doctorat (2016). Depuis 2012, vous travaillez également à titre de directrice de recherche du Laboratoire de recherche sur le droit autochtone de la Faculté de droit de l’Université de Victoria. Quel est plus précisément votre rôle au sein du Laboratoire ?

Hadley L. Friedland – J’occupe effectivement actuellement le poste de directrice de la recherche. J’ai initialement élaboré, avec la professeure Val Napoleon[6], la méthodologie à laquelle nous avons recours au Laboratoire. Je supervise aujourd’hui les travaux de plusieurs étudiants, en plus de collaborer à la réalisation de projets initiés par les communautés autochtones. J’anime également des ateliers communautaires, je développe du matériel pédagogique accessible en ligne, je travaille à l’élaboration d’un cursus spécialisé et, enfin, je contribue à la diffusion des résultats des travaux du Laboratoire.

G.M. – À titre de directrice de recherche du Laboratoire, pourriez-vous nous parler du travail qui y est réalisé, de son origine et de sa mission ?

H.F. – Le Laboratoire a été fondé en 2012 par la professeure Val Napoleon. Il est le fruit d’un partenariat entre la Commission de vérité et de réconciliation et de l’Association du Barreau autochtone, et il accompagne dans leurs démarches les communautés autochtones qui tentent aujourd’hui de se réapproprier leurs traditions juridiques. En d’autres mots, le Laboratoire est engagé dans une démarche de coconstruction des connaissances ou des savoirs, une démarche collaborative qui met délibérément en relation les chercheurs et les communautés autochtones. Les activités du Laboratoire s’étendent ainsi à l’ensemble des questions juridiques qui préoccupent ces communautés, qui les concernent ou qui les interpellent directement. En plus de produire de nombreuses études scientifiques et des outils pédagogiques et didactiques originaux, y compris des outils numériques et multimédias, le Laboratoire offre des ateliers de formation spécialisés aux membres des Premières Nations, aux juristes, aux étudiants et aux chercheurs. Le Laboratoire travaille dans une perspective émancipatrice et non pas dans une perspective historique ou archéologique. Il a pour objectif de faire connaître et reconnaître les traditions juridiques autochtones comme de véritables traditions juridiques, c’est-à-dire des traditions juridiques vivantes qui méritent d’être soigneusement documentées, étudiées, théorisées, appliquées et enseignées.

G.M. – Vous avez vécu dans une petite communauté crie de l’Alberta, Susa Creek, et vous appréhendez les questions juridiques dans une perspective quasi-anthropologique ou ethnographique. Quelles préoccupations théoriques et méthodologiques sous-tendent vos travaux, et qu’espérez-vous ultimement accomplir ?

H.F. – Je m’inspire des travaux de Lon Fuller, mais aussi de ceux de Jutta Brunee et de Stephen Toope. Les travaux de Jeremy Webber, qui étudie le pluralisme juridique dans une perspective pragmatique, m’ont aussi beaucoup inspirée. Dans cette perspective, l’approche transsystémique à la formation juridique élaborée à l’Université McGill m’a aussi permis de mieux comprendre le pluralisme juridique. Je tire bien entendu une large part de mon inspiration des travaux de John Borrows et de ceux de Val Napoleon. Je trouve par ailleurs mon inspiration chez des auteurs canadiens ou dans les traditions autochtones elles-mêmes. Je m’intéresse assez peu aux grands débats théoriques abstraits qui n’ont pas de rapport immédiat avec les traditions juridiques autochtones telles qu’elles existent réellement aujourd’hui. Je suis surtout préoccupée par les difficultés juridiques concrètes que doivent réellement surmonter les membres des Premières Nations. Je voudrais ultimement que la légitimité des traditions juridiques autochtones soit reconnue et j’espère contribuer à l’obtention de cette reconnaissance par mes travaux.

G.M. – La revitalisation ou revalidation des traditions juridiques autochtones, notamment par le biais de la reconnaissance de leur légitimité, pose des difficultés concrètes. Quel serait l’obstacle le plus important que vous ayez eu à surmonter jusqu’ici ?

H.F. – Le legs politique colonial. On fait aujourd’hui face à ce que le sociologue portugais Bonaventura de Sousa Santos nomme l’absence radicale[7]. Les traditions juridiques autochtones ne sont pas simplement absentes des manuels et des traités juridiques utilisés dans les universités, mais, d’un point de vue épistémologique, on traite ces traditions comme des non-objets, c’est-à-dire des objets dont l’étude serait impossible, impensable ou inutile. Il ne s’agit pas d’un oubli ou d’une négligence : comme l’explique de Sousa Santos, ce qui n’existe pas est activement produit comme inexistant, comme alternative non crédible, que l’on peut ou que l’on doit écarter. Cette non-existence est produite par le colonialisme lui-même, et elle représente un obstacle extrêmement difficile à surmonter. Un obstacle insidieux, aussi. Les rapports de pouvoir foncièrement asymétriques qui existent et qui persistent entre l’État canadien et les Premières Nations compliquent d’eux-mêmes la reconnaissance des traditions juridiques autochtones. Les traditions juridiques autochtones ont longtemps été dépréciées, combattues et refoulées. Ces traditions doivent aujourd’hui être restituées, restaurées et formalisées de manière à permettre aux Premières Nations de prendre publiquement leurs propres décisions à caractère juridique. C’est une étape essentielle du processus de réconciliation entre les Premières Nations et le Canada. Je crois que la reconnaissance officielle de ces traditions est indispensable à l’essor et à l’épanouissement social, politique et culturel des Premières Nations.

G.M. – La démarche en cours au Laboratoire et dans vos travaux ne se déploie certainement pas sans opposition, résistance ou toute forme de critique. Pourriez-vous nous résumer ces critiques et les réponses que vous y faites ?

H.F. – La coconstruction des connaissances ou des savoirs pose des difficultés pratiques évidentes, comme la plupart des projets collaboratifs. Mais l’idée de mettre en synergie des universitaires et des membres des Premières Nations afin de restituer, de restaurer et de formaliser les traditions juridiques autochtones suscite de plus des résistances politiques et scientifiques au sein des milieux académiques. Certains juristes canadiens refusent tout simplement d’admettre l’existence de traditions juridiques autochtones ; d’autres, encore, estiment qu’il est impossible de restituer fidèlement ces traditions, qui auraient été abandonnées par les Premières Nations. C’est bien sûr là une manifestation de l’absence radicale dont parle de Sousa Santos. Cela dit, on m’a aussi accusé de basculer dans une sorte d’éclectisme juridique dépourvu de véritables assises théoriques ; de bricoler, en somme, ou de fabriquer des traditions juridiques à partir de rien. Certains membres des Premières Nations m’ont de plus reproché d’ignorer ou de négliger la dimension proprement spirituelle des traditions juridiques autochtones, d’en minimiser la portée et l’importance. Ces reproches sont compréhensibles. Mais ils ne sont pas fondés. Le Laboratoire de recherche en droit autochtone multiplie d’ailleurs les réussites : les nombreuses communautés autochtones qui ont collaboré à nos activités ont jusqu’ici unanimement endossé nos travaux, qui rendraient fidèlement compte de leurs traditions juridiques.

G.M. – Les travaux du Laboratoire ont en outre pour objectif de développer un cursus pédagogique en vue de favoriser l’enseignement des traditions juridiques autochtones dans les facultés de droit. Compte tenu des défis que cela représente, peut-on réalistement envisager enseigner les traditions juridiques autochtones dans les universités canadiennes ?

H.F. – Absolument. Karen Drake le fait déjà à l’Université Lakehead. John Borrows, Val Napoleon, Rebecca Johnson et Al Hanna l’ont fait à l’Université de Victoria. J’ai moi-même enseigné la tradition juridique crie à l’Université McGill et je m’apprête à l’enseigner cette automne à l’Université de l’Alberta. Motivées par les travaux de la Commission de vérité et de réconciliation, les universités canadiennes affichent de plus en plus d’intérêt envers les traditions juridiques autochtones. Malheureusement, les ressources pédagogiques et didactiques manquent toujours ; les ressources humaines et financières aussi. Il faudra beaucoup de temps encore afin de combler l’absence radicale des traditions juridiques autochtones. Je suis pourtant persuadée que la légitimité des traditions juridiques autochtones sera éventuellement reconnue et que ces traditions seront un jour enseignées dans les universités canadiennes, au même titre que la Common Law et le droit civil. Il faut insister : les traditions juridiques autochtones sont de véritables traditions juridiques. Elles peuvent être étudiées et enseignées.

G.M. – Vous affirmez vous inspirer de l’approche transsystémique à la formation juridique, laquelle vise expressément à développer une culture juridique de dialogisme entre les deux traditions juridiques officielles du Canada, la Common Law et le droit civil. Dans ce contexte, les traditions juridiques autochtones peuvent-elles, à votre avis, être traduites dans un langage accessible aux juristes canadiens ?

H.F. – À vrai dire, je ne crois pas que nous ayons à traduire quoi que ce soit. Les traditions juridiques autochtones sont de véritables traditions juridiques. On exagère les difficultés que posent réellement les différences qui existent entre les traditions juridiques autochtones et les autres traditions juridiques canadiennes. Le dialogue est possible. Le pluralisme juridique est une question de respect mutuel, une question éminemment politique, et non pas une question théorique insondable. Mais il faut d’abord placer sur le même pied d’égalité ces traditions juridiques et reconnaître leur légitimité. C’est là la condition nécessaire de possibilité du pluralisme juridique, du dialogue entre les traditions juridiques. Il n’est ni utile ni nécessaire de concilier parfaitement les traditions juridiques autochtones et les autres traditions juridiques canadiennes. À cet égard, les débats scolastiques sur les fondements universaux ou aprioriques du droit sont stériles. L’apport de l’approche transsystémique à la formation juridique m’apparaît au contraire très fécond : il est parfaitement évident que les notions juridiques autochtones ne trouvent pas toutes leurs répondants dans les autres traditions juridiques canadiennes, mais cela ne signifie pas que ces traditions soient antinomiques ou incompatibles. Les monologues épistémologiques sur les fondements du droit canadien ou sur ceux du droit autochtone doivent désormais laisser place à de véritables dialogues sur les difficultés juridiques concrètes que rencontrent les membres des Premières Nations. Seule la pratique permet de découvrir comment les traditions juridiques peuvent coexister, se conjuguer et s’enrichir mutuellement. Mais il faut d’abord placer sur le même pied d’égalité ces traditions juridiques et reconnaître leur légitimité. Contrairement à certaines idées reçues, rien n’interdit de conjuguer l’ensemble de ces traditions juridiques.

G.M. – Les anthropologues et les ethnologues ont beaucoup insisté sur l’opposition entre l’écriture et la tradition orale, et on a souvent affirmé que le passage de l’oralité à l’écriture était impossible ou qu’il dénaturait immanquablement la tradition orale. Le passage de l’oralité à l’écriture représente-t-il à votre avis un obstacle important ?

H.F. – Le passage de la tradition orale à l’écrit pose bien sûr certaines difficultés et il faut rester vigilant. Il ne faut cependant pas s’interdire a priori de consigner par écrit les traditions juridiques autochtones. Il faut plutôt travailler à cette transposition avec le concours des communautés autochtones elles-mêmes. Le Laboratoire de recherche en droit autochtone prend d’ailleurs toujours soin d’intégrer la parole à ses recherches, notamment la parole des personnes aînées ; au plan méthodologique, cette parole sert souvent de point de départ à la formalisation des traditions juridiques autochtones. Les transpositions du Laboratoire sont ensuite soumises à l’approbation des membres de la communauté, qui sont entièrement libres de les accepter, de les refuser, de les amender ou de leur ajouter des précisions spirituelles ou historiques. Il y a urgence et nous devons agir. Plusieurs personnes aînées qui ont collaboré aux travaux du Laboratoire, Louis Bird (Crie), George Blondin (Dene) et Angela Sydney (Tagish), par exemple, ont ainsi évoqué la nécessité de transmettre les leçons héritées de la tradition orale, que ce soit par des enregistrements vidéo ou sonores ou encore par l’écriture. Le véritable défi, ce n’est pas de passer de l’oralité à l’écriture. C’est de combler l’absence radicale.

À propos de la méthodologie

Comme le montre ce court entretien, Hadley Friedland identifie ses travaux à l’approche transsystémique à la formation juridique originellement élaborée à l’Université McGill. Cette approche vise expressément à développer une « culture juridique de dialogisme » (Belley 2009 : 94) entre les deux traditions juridiques du Canada. Elle s’inscrit par le fait même en faux contre les approches traditionnelles à la formation juridique, qui enseignent et appréhendent plutôt de manière séquentielle le droit civil et la Common Law. En outre, cette approche permet non seulement de mettre en lumière les présupposés culturels non-dits de chacune de ces traditions afin de mieux les interroger, mais, comme l’explique Daniel Jutras, elle permet de surcroît de mettre en lumière la dynamique perpétuelle de l’explicite et de l’implicite, du linéaire à l’intuitif, de l’abstrait au concret, sans jamais « exclure le rapport possible entre chacun de ces modes de connaissance et l’une ou l’autre des traditions juridiques » (Jutras 2000 : 793). Selon la chercheure, une telle approche rend possible la reconnaissance des traditions juridiques autochtones, notamment par la mise en dialogue entre ces traditions, celles du droit civil et de la Common Law.

Plus concrètement, la méthodologie développée par le Laboratoire de recherche en droit autochtone s’appuie sur trois prémisses. Comme l’explique Hadley Friedland dans ses travaux :

La première de ces trois prémisses est une prémisse anthropologique. Je crois que les êtres humains sont rationnels, à savoir des êtres qui pensent, qui réfléchissent, qui imaginent ; des êtres en quête de sens, des êtres vulnérables, qui ressentent des émotions. La seconde prémisse est quant à elle une prémisse historique. Les populations autochtones possédaient leurs propres traditions juridiques avant le début de la colonisation, et ces traditions avaient la même consistance et la même cohérence que les traditions juridiques européennes ; la même valeur, aussi. La dernière prémisse sur laquelle s’appuient mes travaux est une prémisse politique. Je suis réaliste, je ne cherche pas à transcender l’histoire ni à en faire abstraction. La reconnaissance des traditions juridiques autochtones s’inscrit dans un long processus de réconciliation et elle exige des efforts soutenus de part et d’autre, des efforts délibérés et quotidiens qui tiennent compte de notre humanité commune.

Friedland 2016 : 11-12

Tablant sur ces prémisses, la méthodologie a recours à différentes sources primaires et, parfois, secondaires (récits oraux, récits de vie, mythes fondateurs, chansons, textes historiques ou anthropologiques rapportant des récits ou histoires, etc.). L’analyse de ces sources, inspirée de la méthode préconisée par la Common Law (identification des faits pertinents, du problème humain à résoudre, de la solution, analyse du processus décisionnel et autres éléments pertinents), permet de dégager des solutions à des problèmes humains concrets, spécifiques et contemporains et d’élaborer une « jurisprudence » similaire à celle que l’on trouve dans d’autres traditions juridiques. Ainsi que Friedland et Napoleon l’expliquent dans un texte publié en 2015, leur méthodologie procède essentiellement en quatre phases : « (1) formulation d’une question de recherche spécifique ; (2) étude de cas ; (3) étude synthétique et analytique de la jurisprudence ; (4) mise en oeuvre et évaluation » (Friedland et Napoleon 2015-2016 : 20 et sqq.). C’est non seulement par le cumul et le croisement des sources et des interprétations, mais aussi par la critique et la vérification des conclusions qui en sont tirées auprès des membres des communautés autochtones concernées que se redéploie graduellement, dans la sphère publique, un corpus normatif complet, complexe, nuancé et rigoureux dont on peut tirer non plus des pratiques culturelles, mais des principes et des règles ayant un caractèrejuridique. Ainsi, l’objectif du Laboratoire n’est pas de restituer, de restaurer et de formaliser les traditions juridiques autochtones afin de les cataloguer.

Par exemple, à partir de l’analyse de nombreuses histoires et récits oraux, mais aussi de sources secondaires concernant le wetiko (ou windigo), Hadley Friedland conclut que ce dernier constitue une catégorie ou un concept juridique dans les sociétés cries et anishinabek. Cette catégorie ferait référence aux personnes qui sont dangereuses ou qui sont destructrices pour elles-mêmes ou pour les autres d’une manière qui est prohibée par la société (Friedland 2012 : 32-33 ; Friedland et Napoleon 2014). Les récits sur le wetiko sont particulièrement puissants puisqu’ils abordent directement la question de la violence entre les individus, mais aussi entre les groupes. Dans un texte publié en 2012, elle résume la méthode utilisée pour arriver à ses conclusions sur le concept légal de wetiko :

J’ai procédé simplement, un peu à la manière d’un étudiant ou d’une étudiante qui se prépare à passer un examen dans une faculté de droit. J’ai commencé par consulter et par étudier toutes les sources concernant le wetiko qui permettaient d’identifier un problème et une décision ou une solution à ce problème (23 au total). J’ai tenu pour acquis que ces récits étaient rationnels et faisaient partie d’un ordre juridique raisonnable. J’ai identifié pour chaque source la ratio de la décision, soit les motifs implicites ou explicites qui ont permis, dans chaque cas, de résoudre le problème. Plusieurs sources, incluant les récits oraux, consignés ou non à l’écrit, ne me donnaient que des descriptions sommaires ou ne traitaient que d’aspects limités du wetiko. Lorsque l’information était trop fragmentaire pour compléter un résumé de la décision, j’ai classifié autrement cette information. Lorsque j’ai eu terminé l’étude des sources et les entretiens dans la communauté, j’ai entrepris de faire une synthèse de toutes les analyses juridiques que j’avais réalisées. En somme, je me suis engagée dans une authentique synthèse juridique, en réunissant l’ensemble des données disponibles.

Friedland 2012 : 35

Les résultats de cette analyse ont ainsi mis en lumière les processus légaux utilisés (par exemple : les décisions légitimes sont collectives et publiques, les décideurs sont les leaders, les médecins ou guérisseurs, les membres de la famille proche et il existe trois étapes procédurales), les principes légaux sous-jacents aux réponses apportées par les décideurs (par exemple : assurer la sécurité du groupe et la protection des plus vulnérables), ceux qui guident la nature des obligations (par exemple : aider, protéger, avertir, soutenir) et des droits (par exemple : droit d’être entendu, droit à la vie, droit à la sécurité, droit d’être secouru ou aidé), mais aussi les autres principes plus généraux (par exemple : réciprocité) (Friedland 2012 : 36).

Commentaires et conclusion

Si les tribunaux et les législateurs étatiques ne reconnaissent généralement pas la validité des ordres juridiques autochtones, il en va de même de ses acteurs formés principalement de praticiens ou de professionnels du droit. C’est pourquoi, en complément aux travaux des chercheurs en droit, en anthropologie ou en sociologie, l’enseignement des normativités autochtones constitue une des clés pour transformer les sources de l’ordre juridique étatique et cet ordre lui-même. L’intégration de l’enseignement des ordres juridiques autochtones était d’ailleurs, rappelons-le, une des recommandations de la Commission de vérité et de réconciliation (voir notamment les appels à l’action no 27, 28, 50). Pourtant, à ce jour, seules quelques facultés de droit au Canada (Lakehead, Thompson Rivers, Ottawa, Victoria et, très récemment, McGill ainsi que Laval) offrent notamment des formations introductives ou des cours de droit cri, innu, anishinabek, métis, witsuwit’en et gitksan. Au-delà des formations qui se distinguent d’une faculté à l’autre, l’objectif partagé par l’ensemble de ces facultés est de contribuer à la revitalisation, à la reconnaissance et à l’application contemporaine des règles et principes qui composent ces ordres juridiques. En outre, la portée potentiellement émancipatrice des traditions juridiques autochtones à l’égard des politiques coloniales est au coeur de ces engagements.

C’est dans ce contexte que, dans un billet publié en 2015, le doyen Jeremy Webber écrit que les recommandations de la Commission de vérité et de réconciliation exigent une réponse de la part des universités canadiennes et plus spécifiquement de la part des écoles de droit :

Nous devons prêter aux traditions juridiques autochtones la même attention que nous prêtons aux autres traditions juridiques canadiennes, de manière à permettre aux étudiants autochtones de se les approprier et d’en faire valoir la légitimité et l’utilité. Les étudiants autochtones doivent avoir l’occasion d’acquérir et de développer une expertise comparable à celles des autres étudiants canadiens. Nous devons par ailleurs nous doter des outils théoriques et méthodologiques qui nous permettront de conjuguer profitablement l’ensemble de ces traditions, des outils qui faciliteront le dialogue entre ces traditions en plus de faciliter la résolution des questions politiques auxquelles sont confrontées les Premières Nations.

Aucune école de droit ne répond actuellement à ces besoins. Les étudiants qui les fréquentent reçoivent d’excellentes formations en droit civil et en Common Law (comme il se doit). En contrepartie, les traditions juridiques autochtones ne leur sont pas enseignées. On leur enseigne plutôt ce que le droit canadien dit au sujet des Premières Nations et, dans les meilleurs programmes, on enseigne, dans presque tous les cas, une simple introduction aux traditions juridiques autochtones.

Que cela nous plaise ou non, pour les étudiants autochtones, il en résulte souvent une forme d’aliénation (displacement). Il sera difficile de prétendre que nous avons tiré des leçons de l’expérience des pensionnats autochtones tant et aussi longtemps que nous n’aurons pas corrigé cette situation. Le système d’éducation canadien ne permet pas aux étudiants de passer aisément d’une tradition juridique à l’autre. Nous ne leur permettons pas d’acquérir les compétences dont ils ont besoin pour cultiver des relations constructives au sein des institutions juridiques et gouvernementales du Canada.

Webber 2015 : n.p.

À l’évidence, le travail entamé par des chercheurs comme Hadley Friedland n’est pas aisé. En plus des obstacles posés par le manque de matériel pédagogique et didactique, l’enseignement du droit autochtone nécessite un investissement important de la part des communautés et des individus qui, dans des sociétés traditionnellement décentralisées, sont à la source des ordres normatifs (Webber 2015). Cela étant, l’aliénation à laquelle peuvent être confrontés les étudiants autochtones constitue un important défi pour les facultés de droit, mais aussi pour le cadre institutionnel dans lequel se déploient la recherche et l’enseignement universitaire en général. La réponse à cette aliénation qu’apporte le Laboratoire de recherche en droit autochtone n’en est, bien sûr, qu’une parmi d’autres. Du reste, la méthodologie qui y est développée n’est pas à l’abri des critiques et des débats, comme le montre notre entretien avec la Dre Friedland. La distillation, la décontextualisation ou encore la déformation des droits autochtones font partie des risques inhérents à la méthodologie codéveloppée par Hadley Friedland et Val Napoleon, risques dont les chercheurs autochtones et non-autochtones et les Premières nations, qui l’ont adoptée, sont certes conscients. Cependant, la place privilégiée qu’occupent les communautés et leurs membres dans l’élaboration, le développement et la mise à jour des outils pédagogiques et didactiques, dans l’exposé et l’interprétation des récits oraux ou autres sources normatives tempère, nous semble-t-il, la portée de ces risques. Pour les juristes (magistrats, avocats, notaires, légistes, constituants ou autres) formés dans l’une des traditions juridiques officiellement reconnues, l’existence, jusque-là ignorée ou niée par le droit formel, des ordres juridiques autochtones remet en cause les fondements normatifs de leur propre société. Cette mise en lumière des traditions juridiques autochtones montre aussi que les fondements impérialistes du droit canadien contemporain peuvent, théoriquement et concrètement, être déconstruits, transformés et dépassés.