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Le 14 avril 2014, la « Loi nationale du patrimoine culturel bolivien » (Ley nacional del patrimonio cultural boliviano) est en grande partie approuvée par la chambre des députés de Bolivie. Elle définit les politiques publiques nécessaires à la sauvegarde et la gestion du « patrimoine culturel » du pays[1] et correspond à l’article 99 de la Constitution politique de l’État (Congreso Nacional 2008) sur la défense du patrimoine. Selon cet article, « le patrimoine culturel du peuple bolivien est inaliénable ». Il ne mentionne toutefois pas l’interdiction des exportations. Contrairement à ses voisins (le Chili ou l’Argentine par exemple), la Bolivie ne bénéficie pas d’une loi sur la protection des objets précolombiens interdisant la vente et les exportations du pays. L’archéologue et directeur du Musée d’archéologie de Cochabamba, Walter Sanchez, m’expliquait : « on espère qu’une fois la Loi du Patrimoine promulguée, il y a aura une législation claire sur les objets archéologiques précolombiens »[2]. Il fait allusion au fait que le patrimoine bolivien a toujours cohabité avec le marché, ce qui explique la transformation de certaines pièces archéologiques en objets de spéculation, et par extension, le pillage et le commerce illicite. Plusieurs archéologues et acteurs du patrimoine espèrent que la Loi du patrimoine bolivienne favorisera la lutte contre la contrebande de pièces archéologiques, précolombiennes notamment.

J’ai pu constater[3] l’existence d’un marché noir de momies précolombiennes alors que je menais une enquête de terrain dans la communauté andine d’Urur Uma depuis un an. En 2000, j’accompagnai Erasmo et Indalicio, deux jeunes hommes de la communauté, déterrer des momies ou ch’ullpa. Mes deux compagnons étaient venus me chercher pour que j’assiste à l’exhumation. Ils devaient remettre ces momies à un professeur universitaire, lequel était censé les revendre aux États-Unis[4]. Dans cet article, je me consacrerai à l’étude de cette exhumation et de ses contextes en maintenant une focale sur les différentes stratégies choisies in situ par Erasmo et Indalicio pour transformer des objets inaliénables (les ch’ullpa) en objets aliénables (des marchandises).

Exhumer des momies pour les vendre au marché noir n’est pas sans conséquence. En effet, les ch’ullpa sont considérées comme « les ancêtres du lieu » et, dans l’ère andine, elles sont à l’origine de la maladie ch’ullpasqa (Cereceda 1993 ; Robin Azevedo 2008 ; Ricard Lanata 2010), maladie pouvant être mortelle. Considérées comme des entités saqra, les ch’ullpa sont réputées pouvoir « saisir » (jap’iy) l’âme des humains. De ce fait, Erasmo et Indalicio vont devoir neutraliser le pouvoir potentiel des momies pour les exhumer. Cette mesure préventive exige qu’ils les transforment en objets inanimés. Pour y parvenir, ils indiquent qu’il convient de ne pas « se souvenir » que ces momies sont des ancêtres ch’ullpa. Cette remarque nous conduit à nous interroger, d’une part, sur le changement de statut d’un objet encouragé par sa marchandisation, et, d’autre part, sur l’interface entre des individus mus par un profit personnel et leur(s) groupe(s) d’appartenance.

Pour ce faire, nous étudierons les processus qui sous-tendent les imputations d’agentivité dans le contexte de cette exhumation, la notion d’agentivité étant définie comme « la capacité d’une entité appelée “agent” à agir sur une autre entité appelée “patient”, c’est-à-dire d’avoir des effets sur elle au moyen de ses actes » (Fontaine 2010 : 2). Nous serons aussi amenés à considérer les liens entre efficacité, réflexivité et intentionnalité : l’imputation in situ d’agentivité tient-elle à une mécanique situationnelle (celle de l’exhumation) ou à une intention pragmatique des individus (ils veulent en faire des marchandises) ? Enfin, nous examinerons les différentes contraintes sociales que subissent les deux protagonistes afin de comprendre pourquoi ils pensent rétrospectivement qu’ils n’ont pas réussi à neutraliser le pouvoir des momies.

Les ch’ullpa

La communauté d’Urur Uma est située sur les Hauts plateaux (puna) de l’ayllu[5] Aymaya, province Bustillo, département Nord Potosi (Bolivie). Les ayllus de cette région sont localisés sur le territoire de l’ancienne chefferie aymara Charka. Mais la langue aymara a tendance à disparaître au profit du quechua. Pour communiquer, et parce qu’il est prestigieux, le quechua est préféré par les locuteurs du Nord Potosi pour parler avec des personnes inconnues (mineurs, commerçants, voyageurs, ethnologue, par exemple). En 2000, les personnes âgées étaient exclusivement monolingues (aymara) tandis que celles âgées d’une quarantaine d’années parlaient à la fois l’aymara (leur langue maternelle) et le quechua. Enfin, les jeunes et les enfants, s’ils comprenaient l’aymara, parlaient en quechua, devenu leur langue maternelle.

Dans la région des Andes, le terme ch’ullpa renvoie à plusieurs éléments que l’on peut différencier selon les contextes : 1) des toponymes régionaux signalant des lieux qui abritent souvent des sites archéologiques préhispaniques (Wachtel 1990 ; Sendón 2010 ; Cruz 2012) ; 2) des éléments du paysage permanents : anciennes habitations, lieux de culture, canaux d’irrigation, chemins et sentiers, grottes, art rupestre, formations géologiques diverses (Cruz 2012) ; 3) des tombes funéraires, des cimetières, des momies, des os, des gens d’avant (ñawpa runakuna), des hommes non baptisés, des hommes de la forêt, la divinité ou le Maître de la montagne (Apu)[6], un Inca[7].

À Urur Uma, les restes archéologiques de la région sont considérés comme le témoignage d’une humanité antérieure : celle des ch’ullpa ; ces « autres humains » étaient censés communiquer verbalement avec les animaux dans un monde indifférencié[8] et vivaient à une époque présolaire :

La mère de ma mère m’a raconté. Il y a longtemps, il n’y avait pas de soleil. Mais les gens savaient que le soleil allait arriver à l’ouest. Et donc, ils ont construit leur maison avec leur porte à l’est. Puis le soleil est apparu à l’est et ils sont tous morts. Ils ne pouvaient pas ouvrir les yeux. Les ch’ullpa sont mortes. C’est pour cela qu’il y a les ch’ullpa des anciens, de la première humanité. […] Mon père me racontait aussi, un ami lui avait raconté. Quand la lune disparaît, les os vont chercher de l’eau en volant avec un bruit. Quand on casse un os, si c’est un os de ch’ullpa, on dit qu’il y a du sang. On touche l’os et on a les doigts colorés. Il apparaît des petites veines. Ce sang vit. […] Mon père me l’a raconté, moi je l’ai raconté à mes enfants et eux le raconteront à leurs enfants.

Nicasio, Urur Uma, 2000

Dans certaines régions (Quebrada d’Humahuaca au Nord de l’Argentine), on explique que certaines ch’ullpa auraient réussi à échapper au cataclysme en se cachant sous la terre ou dans leur maison, tandis que dans d’autres régions méridionales (Haut plateau de Jujuy et de Laguna Blanca), les ch’ullpa auraient survécu en se cachant dans des pots en céramique (urnes funéraires) (Cruz 2012). Dans les régions avoisinant celle du Nord Potosi, les ch’ullpa auraient été épargnées en s’immergeant dans l’eau (Wachtel 1990 ; Cereceda 1993, 2013).

Les ch’ullpa s’inscrivent dans un rapport à l’ancestralité qui varie selon les différentes populations actuelles de la région. Les Chipaya (département d’Oruro, Bolivie) par exemple, se désignent comme les survivants (Métraux 1931) ou les « restes » (Wachtel 1990 ; Cereceda 1993) de cette autre humanité. En revanche, les Aymara (dont ceux du Nord Potosi) définissent les ch’ullpa bien plus comme des « anciens » que comme des ancêtres mettant l’accent sur une ancestralité qui se fonde sur un territoire partagé et non sur des liens du sang[9]. Pablo Sendón (2010) a quant à lui montré que dans la région de Marcapata (Pérou), les ch’ullpa désignent bien plus des ancêtres historiques (l’Inca Pacha Kuraka, les machula) qu’une population ancienne présolaire.

Les ch’ullpa renvoient ainsi à la fois à des sites archéologiques et à des récits. Pour Pablo Sendón, l’emplacement des sites identifiés comme ch’ullpa semble coïncider avec les zones où ces récits ont été entendus : « il existe une association entre la présence d’un certain type de tombes, de monuments funéraires ou de grottes sépulcrales et les récits sur les êtres du temps présolaire » (Sendón 2010 : 163). Et pour l’auteur, ces zones correspondraient à l’emplacement des populations aymara[10].

Enfin, au Nord Potosi, comme dans l’ensemble de l’ère andine, les ch’ullpa sont considérées comme des entités saqra. Le terme générique saqra regroupe plusieurs entités spécifiées : les âmes des morts récents (almas), les Maîtres (comme Guira Mallku, le Maître du carnaval), les esprits (Nina k’araq), les forces météorologiques ou telluriques (les vents wayra, la grêle, la foudre, l’arc-en-ciel), certaines pierres (illa), certains lieux (espaces liminaux), les animaux reliés au monde souterrain (moufettes, renard, reptiles et batraciens, araignées, scarabées notamment). À Urur Uma, ces différentes entités saqra obéissent à des caractéristiques similaires, elles sont liées au monde chtonien et sont censées avoir du pouvoir : celui de féconder et d’assurer la reproduction végétale, de faire pleuvoir, d’offrir des minéraux, de séduire, de se métamorphoser, d’inspirer les humains qui deviennent des artistes, de procurer une force surhumaine par exemple. Enfin, l’appartenance des ch’ullpa à la catégorie des saqra explique leurs actes de prédation : les saqra ont le pouvoir de « prendre » (jap’iy) les humains, c’est-à-dire de manger leur animu[11]. Notons que la plupart des entités saqra, et par là l’action potentielle qui leur est imputée, sont associées à des endroits précis (telle montagne, telle source, par exemple). C’est pourquoi les lieux où sont censés vivre (tiyakuy) l’entité saqra et l’agent saqra ne sont pas toujours différenciés terminologiquement.

Pour finir, le terme saqra a été repris par les pentecôtistes pour désigner l’ensemble des divinités et des esprits, andins et catholiques (Rivière 1997). Ces saqra sont aussi nommés diablo, demonio ou satanas.

Les Assemblées de Dieu de Bolivie (de l’Église pentecôtiste) se sont implantées dans la communauté d’Urur Uma à la fin des années 1980 alors que s’accentuait dans l’ensemble du pays l’expansion de groupes évangéliques. En 2000, environ la moitié des membres de la communauté était convertie, et elle était divisée entre les hermanos (les frères pentecôtistes) et les católicos (les catholiques). Le yatiri[12] est le représentant le plus actif du groupe « catholique » dans la mesure où il est celui qui est le plus en relation avec des saqra, qu’il convoque intentionnellement dans les rituels (thérapeutiques ou d’investiture notamment). De plus, à Urur Uma, les deux yatiri de la communauté ont été élus par la foudre. On dit que « le diable est entré dans leur maison ». Pour cette raison, les membres d’Urur Uma (catholiques et pentecôtistes) disent « qu’ils sont avec le diable » ou encore qu’ils « ont le diable » (diabloyuq).

Si dans la région les oppositions entre les « catholiques » et les « évangéliques » ont donné lieu à des conflits meurtriers dans les années 1950, elles ont été pacifiées dans les années 1980. Dans les années 2000, la radicalité des revendications religieuses a été remplacée par des parcours religieux plus sinueux : rares étaient en définitive ceux qui se définissaient comme catholiques ou évangéliques, beaucoup oscillant entre les deux. Certains revendiquaient une appartenance au groupe pentecôtiste sans que celle-ci ne soit sanctionnée par une conversion formelle et rituelle (un baptême). C’était surtout le cas de ceux qui, en 2000, avaient entre 20 et 35 ans, comme Erasmo et Indalicio. Ils avaient grandi avec des référents « catholiques » mais ils étaient marqués par le pentecôtisme depuis quasiment une décennie[13]. Cette influence explique le recours au terme de diablo pour qualifier les momies d’Urur Uma.

Ne pas « se souvenir » des ancêtres

L’exhumation des momies d’Urur Uma

La communauté d’Urur Uma abrite une colline où sont enterrées des poteries dans lesquelles se trouvent des momies, des restes d’ossements et de tissus : « Il y a des pots en terre avec plein d’os. Nous appelons cet endroit Qhataloma[14]. Nous l’avons toujours appelé comme ça. Certains disent qu’autrefois, c’était un cimetière, d’autres disent que c’était une ville » (Roperta, Urur Uma, 2000).

J’ai appris l’existence de ces ch’ullpa alors que j’étais en compagnie d’Erasmo. Celui-ci me fit une proposition : « Est-ce que tu veux que je te raconte une belle histoire (k’achitu historia) ? Une histoire de ch’ullpa ? ». À cette époque, mon travail était en grande partie consacré aux récits ayant trait à la prédation des humains par des entités saqra ou encore par des humains mal intentionnés impliqués dans des trafics d’organes. Les « histoires » que les gens avaient l’habitude de me raconter pour combler ma curiosité étaient donc toujours plutôt macabres, terrifiantes et non catégorisées comme des « belles histoires ». Cet aparté est destiné à expliquer à la fois l’enthousiasme d’Erasmo et le mien. Voyant que j’acquiesçais, mon compagnon poursuivit :

J’étais avec Indalicio et on se promenait sur la colline quand j’ai vu soudainement mon pied s’enfoncer dans l’eau. On a voulu voir ce qu’il y avait dans le trou et on a d’abord trouvé quelques os. Puis on a déterré une ch’ullpa. Elle était recroquevillée sur elle-même dans un pot. On a averti les gens et ils en ont trouvé d’autres. On appelle cet endroit le cimetière des ch’ullpa. C’est là que les ch’ullpa vivaient.

Erasmo, Urur Uma, 2000

Plus tard, Erasmo et Indalicio m’expliquèrent qu’ils avaient vendu quelques-unes de ces momies à un professeur universitaire de la ville de Llallagua (située à proximité de la communauté). Selon mes informateurs, ce professeur revendait les momies aux États-Unis « pour les musées ». C’est dans ce contexte qu’Erasmo et Indalicio vinrent me chercher, un matin, pour me montrer les ch’ullpa.

Tout en commençant l’exhumation, Erasmo me précisa qu’il était dangereux de déterrer ces os : « c’est le diable, ce sont des ch’ullpa, ils peuvent nous prendre et nous manger [notre âme] ». Déconcertée, je leur demandai pourquoi ils continuaient de procéder à cette action dont les conséquences pouvaient être si funestes. Ils me répondirent :

I. : C’est que je n’y pense pas. Si tu penses à ça, c’est dangereux. Mais moi, je n’y pense pas.
E. : Si tu penses à ça, ça se passe et tu es malade. C’est pour ça, il ne faut pas avoir peur, il ne faut pas penser.
I. : Tu ne dois pas y penser sinon, ça se réalise.

Erasmo et Indalicio, Urur Uma, 2000

Je compris alors qu’il fallait retourner l’attention du « pourquoi » qui nous occupe habituellement vers le « comment », et que je devais bien plus m’intéresser à un processus qu’à un contenu : Erasmo et Indalicio attribuaient au fait de « penser » (yuyay) un pouvoir d’agir. Selon eux, c’est en manipulant cette efficacité qu’ils pouvaient procéder à l’exhumation. Ils déterrèrent ainsi deux momies puis, amusés, me firent une leçon d’anatomie en désignant chacun des os. Enfin, ils placèrent les deux momies dans un aguayo (pièce de tissu) et me quittèrent en me laissant relativement perplexe.

Le pouvoir d’agir imputé au fait de penser et de se souvenir (yuyay)

Afin de mieux appréhender ce contexte expérientiel, il convient de s’attarder sur le sens sémantique de yuyay ainsi que sur les contextes de ses emplois dans la langue quechua.

Dans la région étudiée, le verbe quechua yuyay est employé par les locuteurs soit dans le sens de se souvenir et de penser, soit dans le sens très large « d’avoir l’esprit occupé par un objet déterminé ». L’usage le plus commun est réservé au fait de « penser » à des êtres qui ne sont pas présents au moment où l’on parle. Yuyay est aussi utilisé dans les sens de « croire » (« je pense/crois que je vais guérir »), de « raisonner », « mémoriser », « imaginer », « souhaiter », « suggérer ». Enfin, le verbe yuyay désigne l’acte rituel qui consiste à faire des offrandes accompagnées de libations d’alcool, de fumigations et d’invocations. Dans ce cas, les locuteurs hispanophones traduisent yuyay par acordarse (se rappeler), creer (croire) ou adorar (adorer) voire quelquefois par tener fé (avoir la foi) ou tener creencia (avoir la croyance). Il est important de souligner ici que lorsque les locuteurs traduisent yuyay par croire, ce verbe ne doit pas être entendu dans sa dimension rationaliste (adhérer à un contenu propositionnel) mais dans sa dimension existentielle (être disposé à), comme vécu et comme pratique[15]. En outre, à Urur Uma, pour désigner « la pensée/la mémoire », les locuteurs emploient le verbe substantivé yuyay : « cet enfant n’est pas rusé, il n’a pas encore de yuyay ». Dans ce cas, il nous semble plus approprié de traduire le substantif yuyay par « le fait de penser, le fait de se souvenir » plutôt que par « la pensée, le souvenir ». L’emploi du verbe substantivé met ainsi l’accent sur le processus et l’acte et non sur le contenu ou l’objet de pensée (Hamayon 2005).

Pour résumer, yuyay est une disposition à la fois cognitive, spirituelle et émotionnelle. Or, cette disposition est aussi censée être une potentialité. À Urur Uma, les locuteurs font référence au « pouvoir (kallpa)[16] du yuyay » : « penser/se souvenir », c’est accomplir ou plus précisément en quechua, « faire devenir vrai/réalité (chiqa) », « faire devenir clair/visible (sut’i) ». Plusieurs catégories d’êtres peuvent subir l’action des « pensées/souvenirs » des humains : des personnes, des divinités et l’ensemble des saqra comme les ch’ullpa (Charlier Zeineddine 2015).

Dans les contextes rituels où sont invoquées des entités saqra, les individus exercent volontairement cette faculté en raison de son efficacité. Le fait de yuyay est alors appréhendé comme une interpellation. Ma commère m’expliquait ainsi : « si tu penses à un saqra, il viendra en réalité [sut’ipi jamunqa] ». Plus encore, les individus interpellent des saqra afin d’actualiser leur pouvoir d’agir dans le monde social des humains, afin de rendre leur pouvoir potentiel « clair/visible » (Charlier Zeineddine 2015). Précisons néanmoins que contrairement à la plupart des saqra, les ch’ullpa ne font pas l’objet de culte ou de rituels collectifs où elles seraient convoquées et pourraient recevoir des offrandes visant à nouer une relation d’échange et à neutraliser leur prédation[17]. La relation que les habitants d’Urur Uma entretiennent avec les ch’ullpa se limite à la précaution : ne pas les déranger et, dans le cas du pillage, transformer les momies en biens inanimés pour les rendre aliénables.

Cela étant, les mobilisations du yuyay débordent du cadre rituel et ne sont pas toujours intentionnelles. Elles sont souvent activées par une perturbation émotionnelle (la peur, par exemple). L’individu peut dès lors devenir la victime d’une infortune par le seul fait de l’avoir redoutée.

Des os aux ancêtres, des ancêtres aux os

Examinons à nouveau les remarques d’Erasmo et Indalicio : « Si tu penses à ça, ça se produit et tu es malade. C’est pour ça qu’il ne faut pas avoir peur, qu’il ne faut pas penser ».

C’est donc le yuyay (déterminé par la disposition émotionnelle) qui définit in situ le statut ontologique de l’objet : si l’on ne pense pas aux ancêtres, les os sont des objets pouvant aisément être transformés en marchandise (« il n’arrivera rien »). Mais si l’on pense que ces os sont les ancêtres, ils le sont effectivement et par là même, agiront en tant qu’ancêtres (courroucés par la profanation) : ils « saisiront » (jap’iy) le sujet. Le yuyay opère ainsi la transformation d’entités réifiées inanimées en entités animées ayant une capacité d’agir.

Le statut ontologique des os de ch’ullpa n’est donc jamais stable : il est déterminé par des imputations (une attribution d’agentivité), celles-ci variant en fonction des situations. Les os sont définis comme des ancêtres animés et inaliénables ou comme des objets dépourvus d’agentivité et aliénables.

Erasmo et Indalicio sont motivés par des intérêts économiques (gagner 100 dollars). En situation, ils sont gouvernés par des impératifs pragmatiques (déterrer des momies sans provoquer leur courroux). Mais ces impératifs subissent des contraintes qui sont, quant à elles, caractéristiques de situations religieuses : neutraliser le pouvoir des ch’ullpa, les transformer en objets aliénables dépourvus de capacité d’agir. Pour parvenir à cet objectif, la stratégie d’Erasmo et d’Indalicio n’est pas de relativiser un contenu de croyance (essayer d’atténuer les risques ou de remettre en cause l’existence des ch’ullpa en tant qu’entités animées, par exemple), mais de gérer les mobilisations du croire (Charlier Zeineddine 2013) : soit ils exercent l’acte de « penser/se souvenir », soit ils ne l’exercent pas, soit ils activent une efficacité imputée au fait de « penser/se souvenir », soit ils la neutralisent. La transformation des momies en objets aliénables est donc réalisée grâce à la gestion d’une mobilisation cognitive individuelle.

Dans cette gestion, le croire ne porte nullement sur l’existence des ch’ullpa en tant qu’agents mais sur les modalités, in situ, de leurs manifestations et de leurs interactions avec les humains. Le croire est mobilisé en raison de ses effets performatifs : « faire venir en réalité ». Si les ch’ullpa existent en dehors des représentations mentales des individus, leur pouvoir d’interagir avec les humains n’est que virtuel. Pour que cette virtualité s’actualise, il faut que les individus y pensent, c’est-à-dire qu’ils les interpellent, qu’ils acceptent la relation, qu’ils s’y impliquent. Il faut donc que la relation soit réciproque. Une fois que cette réciprocité sera confirmée par les humains, les ch’ullpa pourront interagir selon des modalités qui, cette fois-ci, échapperont aux humains (ils peuvent être capricieux, vengeurs etc.). On comprend alors que pour neutraliser la prédation des ch’ullpa, il faille refuser la relation ; il ne s’agit pas de nier l’existence des ch’ullpa ou de les oublier, mais de les ignorer.

Le statut des momies dépend donc de la façon dont des individus, en situation, gèrent une efficacité imputée au fait de « penser/se souvenir ». Cette efficacité n’est pas réduite au contexte de l’exhumation intentionnelle. Tous les membres d’Urur Uma ont été amenés à découvrir à un moment ou un autre des ch’ullpa, notamment pendant la saison des pluies, après de fortes averses : « On en voit souvent à cette saison. On marche et on voit des os à moitié enterrés » me confiait Gregorio. Et lorsque je demandais si ce n’était pas dangereux, les remarques étaient identiques : « Ah non. Il ne faut pas penser aux ch’ullpa, il faut continuer son chemin [comme si de rien n’était] » (Vicente), ou « si tu n’y crois pas, il ne se passe rien » (Silverio).

À Urur Uma, l’imputation d’efficacité au fait de « penser/se souvenir » et la gestion de cette efficacité font l’objet d’un véritable savoir partagé :

Ce n’est pas dangereux du tout de voir des ch’ullpas. Mais si tu es inquiet, tu deviens malade. Si tu es normal, non. Quand tu penses, ça se réalise. C’est pour cela que je ne marche jamais seule. Seule, les ch’ullpas me font peur et après, je pense et je tombe malade.

Elvira, Urur Uma, 2000

Ce savoir partagé se révèle dans les discours étiologiques ou les recommandations. Il témoigne d’un savoir réflexif à la fois formel et pragmatique.

Réflexivité et « force » des momies

Nous venons de voir que le statut des momies est déterminé in situ par la disposition émotionnelle et cognitive des individus. Or, ce point de vue « intentionnaliste » (De Fornel 2013) n’est pas celui de l’anthropologue, mais celui des informateurs.

Ce constat montre toute l’originalité de cette ethnographie : l’efficacité performative imputée au fait de « penser/se souvenir » est revendiquée et exploitée (ou neutralisée) par les habitants d’Urur Uma. Outre ses implications méthodologiques, cette spécificité a aussi des implications théoriques qui complètent les recherches menées sur l’agentivité des objets (Gell 2009) et plus spécifiquement sur « la force » (kallpa) des objets. Dans le cas des ch’ullpa, la « force » des os est conçue et posée comme « interpellée » par les individus en fonction des situations « ordinaires » (non rituelles) qu’ils rencontrent. C’est précisément en raison de ces imputations, de cette réflexivité, que la compréhension du processus se fonde ici sur l’étude de mobilisations cognitives.

Dans l’article « Magie du rituel, démon de la réflexivité », Guillaume Rozenberg (2011) dresse une typologie des différentes formes de réflexivité en contexte rituel : les réflexivités épistémique, instrumentale, dérivée et qualificative. Si cette typologie s’applique à l’anthropologie du rituel, elle s’avère aussi éclairante pour notre étude de cas à propos des momies. En effet, dans la communauté d’Urur Uma, la performativité imputée à l’acte de « penser/se souvenir » fait l’objet d’une réflexivité à la fois « épistémique » (théorique : « Quand tu y penses, ça devient réalité », « Si tu n’y crois pas, il n’arrive rien ») et « instrumentale » (pratique : « Je ne marche jamais seule pour ne pas penser au fait que les ch’ullpa peuvent manger mon âme »). Dans le cas des ch’ullpa, Erasmo sait que les os qu’il déterre sont potentiellement des entités animées capables d’agir. Dans la mesure où la propriété performative imputée au fait de « penser/se souvenir » fait l’objet d’un savoir épistémique, Erasmo gère cette efficacité (il l’exploite, la contourne ou la refuse). Il énonce d’ailleurs les deux alternatives : « si tu y penses, ça se produit » ; « si tu n’y penses pas, il n’arrive rien ». Le contenu propositionnel de sa croyance fait ainsi l’objet d’un abandon attentionnel en faveur d’un croire qu’il choisit d’exercer ou non, selon qu’il veut actualiser, ou non, le pouvoir des momies. La « force » des momies est donc bien déterminée par les processus d’attribution des qualités de sujet et d’agent (Gell 2009). Mais ces attributions font l’objet d’une réflexivité épistémique et pratique. Dès lors, la « force » des momies serait inhérente à ces deux réflexivités.

Pour Alfred Gell, l’imputation d’agentivité se réalise aposteriori pour restaurer l’équilibre du milieu causal, un équilibre rompu par l’action d’un agent :

Parce que l’attribution d’une agentivité repose sur la reconnaissance de ses effets dans le milieu causal, plutôt que sur une intuition non médiatisée, il n’est pas si paradoxal de concevoir l’agentivité comme une fonction d’un environnement considéré comme un tout, une propriété globale du monde que nous habitons, composé de personnes et d’objets, plutôt que comme un attribut de l’âme humaine exclusivement.

Gell 2009 : 25

Il s’agirait d’un certain fonctionnalisme cognitif : l’attribution d’intentionnalité permettrait de remédier à toute perturbation cognitive provoquée par un manque de causalité.

On retrouve une analyse similaire autour de la notion d’« incertitude » développée par Carlo Severi (2007) dans ses travaux sur la croyance. L’auteur définit la croyance comme un processus projectif. Pour remédier à l’incohérence (nombre d’indices insuffisants par exemple), le croyant est amené à réaliser une interprétation personnelle. Cette projection privée va établir un lien entre le croyant et une représentation : c’est la croyance. L’incertitude permet donc au croyant de croire : elle concède un espace à l’imagination subjective du croyant ; l’individu se projette parce qu’il doute.

Pour Alfred Gell ou pour Carlo Severi, c’est donc bien la confusion (une perturbation cognitive, une incertitude) qui explique que l’individu est amené à croire (Severi) et plus spécifiquement, à imputer une intentionnalité (Gell).

Dans le cas des momies exhumées, l’attribution d’agentivité est censée obéir à une intention pragmatique : « ne pas croire pour qu’il n’arrive rien ». Erasmo déclare qu’il ne pense pas aux ch’ullpa, c’est-à-dire qu’il n’impute pas d’agentivité aux os et il les déterre effectivement (ce qu’il ne ferait pas s’il pensait qu’il s’agit des ancêtres animés). Réciproquement, à la période du Carnaval, Erasmo pense intentionnellement au Maître du Carnaval afin de le faire venir dans l’espace du rite, par exemple. Dès lors, l’imputation d’agentivité ne fait pas office de remède cognitif fonctionnel et/ou mécanique ; elle n’est pas une procédure visant à corriger une perturbation cognitive provoquée par un déséquilibre causal et/ou une confusion. Preuve en est l’évocation d’une alternative par Erasmo, que je résumerai ainsi : « si je pense que les os sont des ancêtres, ils le seront et agiront en tant qu’ancêtres courroucés par l’exhumation ; si je ne pense pas que les os sont des ancêtres, les os ne seront que des os ». Cette possibilité de faire un choix montre que pour Erasmo, l’équilibre causal est une affaire de construction ou, pour le dire autrement, qu’Erasmo se situe comme un agent potentiellement capable d’affecter l’équilibre causal par son action.

On voit bien que l’enjeu n’est pas d’étudier une mécanique cognitive, mais d’étudier la gestion intentionnelle et pragmatique d’une mobilisation cognitive.

Enfin, cette gestion dépend de la position des individus dans un réseau social (Gell 2009). S’ils veulent introduire des momies dans un circuit marchand et sont en présence d’acteurs qui confèrent à ces momies une valeur marchande (ici le professeur de l’université de Llallagua) et/ou une valeur patrimoniale (les Étatsuniens qui vont dans les musées, l’anthropologue), les os sont des objets inanimés ; dans un autre contexte, si les individus veulent se situer par rapport à une ancestralité territoriale partagée (revendications indigènes : « nous, les originaires »), les momies sont des ancêtres capables d’agir et en interaction avec les humains.

L’injonction au souvenir des ancêtres : les os réanimés

Essayer de ne pas se souvenir

Cette conception pragmatique de la « pensée/mémoire » peut sembler commode. Pour vendre des momies au marché noir, Erasmo et Indalicio décident d’annuler l’agentivité des momies en s’efforçant de ne pas penser que les os sont des êtres animés. En exhumant véritablement les momies, ils rendent cette suppression effective : nul n’oserait déterrer des ch’ullpa ! Pourtant, les modalités de l’action caractéristiques de cette situation ne peuvent être restreintes à l’intentionnalité in situ. En effet, il ne suffit pas qu’Erasmo et Indalicio veuillent neutraliser le pouvoir des momies en gérant une mobilisation cognitive pour que les momies soient effectivement des entités dépourvues d’agentivité : il faut aussi qu’ils maîtrisent leur état émotionnel pour contrôler leurs pensées.

Ces éléments m’ont aidée à comprendre la « curieuse » catégorie narrative d’Erasmo, celle de « belle histoire », comme une stratégie d’« anti-pensée », le préfixe « anti » soulignant que l’individu est actif et non passif. Erasmo mettait en effet l’accent sur le fait qu’il ne s’agissait pas d’une histoire de saqra et de prédation mais d’une histoire d’entités inanimées pouvant être exhumées, déplacées et exposées dans des musées nord-américains. En qualifiant son récit de « beau », Erasmo contrôlait sa peur et était encouragé à ne pas penser aux ch’ullpa. Par ailleurs, cette « stratégie d’anti-pensée » a été entamée avant le moment de l’exhumation, ce qui laissait à Erasmo le temps de se préparer pour être dans la disposition émotionnelle adéquate. Enfin, et c’est peut-être le plus significatif, il énonçait cette catégorie à l’anthropologue, plus exactement ici, à un témoin associé à une extériorité. Non originaire de l’ayllu, gringa, il était peu probable que je craigne de subir l’action des ch’ullpa puisque je n’avais jamais été en relation avec ces momies. Mon extériorité garantissait l’absence de mes « pensées/souvenirs » des ancêtres d’Urur Uma. Pour Erasmo, ma probable définition des momies (de jolis objets patrimoniaux) ne pouvait que contribuer à son effort de conviction, en excluant une des alternatives : celle de penser que les momies pouvaient agir en tant que prédateurs[18].

Il y a donc bien une incertitude. Néanmoins, celle-ci ne résulte pas d’une incompréhension mais d’un manque de confiance en soi : les individus doutent de leur capacité à maîtriser une mobilisation cognitive censée avoir des effets.

Le lendemain de l’exhumation, j’ai croisé Erasmo. J’étais en train de discuter avec Primitivo, un des deux yatiri de la communauté. Erasmo semblait inquiet. Il me demanda « comment avaient été mes rêves » et dit :

À L.C. : Je sais [ce dont j’ai rêvé] moi. J’étais en train de marcher, là-bas [vers l’école située en contrebas de la colline où il y a les ch’ullpa] quand soudain, sur le chemin, j’ai vu des tas d’os empilés. Il y en avait tellement que je ne pouvais plus poursuivre mon chemin.
À Primitivo : Il y a beaucoup d’âmes qui se promènent en ce moment. Toute cette nuit, j’ai entendu des frottements comme si une âme cherchait quelque chose. Ça fait toujours très peur [manchachikunpuni].

Erasmo, Urur Uma, 2000

Les propos d’Erasmo sont sujets à diverses interprétations[19]. Je soulignerai seulement le fait qu’Erasmo n’est pas dans la même disposition émotionnelle que lorsqu’il déterre les momies en ma compagnie : ce qu’il met en avant, c’est sa peur. Celle-ci est provoquée par le fait qu’Erasmo se situe cette fois-ci par rapport à des entités douées d’agentivité : son rêve révèle l’action des ch’ullpa venues « chercher quelque chose », et l’espace onirique ne vient nullement euphémiser la gravité de la situation. Pourquoi un tel changement positionnel et émotionnel ? Son rêve fait très probablement office d’embrayeur, non pas parce qu’il constitue un mauvais présage, mais parce qu’il est le signe d’une action, déjà entamée, par les momies. Dans ce cadre, on pourra revenir à l’analyse d’Alfred Gell (2009) : l’imputation d’agentivité serait provoquée par un déséquilibre causal (le rêve). Il s’agirait d’expliquer cette discontinuité. Si cette tentation cognitive est certainement présente, elle n’est cependant pas suffisante, nous semble-t-il. En effet, à Urur Uma, j’ai pu constater que dans de nombreux cas similaires (« des mauvais rêves », « une douleur », « un drame »), persistait la même alternative pour le sujet : choisir de penser qu’il avait été affecté par l’action d’un agent (un rival qui jette un mauvais sort, un esprit maléfique) ou ne pas y penser, la seconde alternative offrant à l’individu la possibilité d’accepter l’incertitude.

L’un des éléments décisifs qui explique sans doute le changement de position et de discours d’Erasmo est le fait qu’il soit revenu sur l’agentivité des os de ch’ullpa à ce moment précis, en présence du yatiri de la communauté.

Les ratés de l’« anti-pensée »

Les commentaires d’Erasmo à propos de son rêve montrent que, rétrospectivement, il est persuadé avoir déterré des entités animées : il n’est pas parvenu à neutraliser le pouvoir des momies en modifiant leur statut. Le trouble d’Erasmo qui accompagne cette confidence témoigne donc des limites de l’intentionnalité et de son efficacité pragmatique.

Cette limite ne peut être comprise que si nous considérons les différents ordres de contraintes auxquels se soumettent, obéissent ou réagissent les individus. Erasmo et Indalicio veulent déterrer des momies sans penser qu’il s’agit d’ancêtres animés pour des raisons privées. Néanmoins, ils disposent d’énoncés de croyances hérités et transmis par la communauté : les os enterrés à cet endroit sont les ancêtres de la communauté, ce sont des saqra qui, en tant que tels, ont un pouvoir d’agir. Ayant parfaitement intériorisé ces énoncés, Erasmo et Indalicio se préoccupent a posteriori des conséquences potentielles auxquelles ils savent s’être exposés malgré leur motivation initiale de piller ces momies. En outre, le contenu de croyance selon lequel les momies sont des saqra douées d’une capacité agentive est actualisé en situation par les individus, non pas en raison de l’objet auquel il se réfère (le statut des os, nous l’avons vu, n’est jamais posé comme absolu), mais en raison de la peur occasionnée par l’exhumation : les saqra peuvent manger l’âme. À Urur Uma, ces peurs sont entretenues quotidiennement par les membres au moyen de différents types de discours (mythes, récits étiologiques, rumeurs, commérages, recommandations). Ces « narrations dialogiques » (Manheim et Van Vleet 2000) sont liées à des contextes spécifiques d’énonciation. Leur visée est de présenter un événement et d’informer mais aussi de créer des contextes cognitifs réflexes c’est-à-dire, de conditionner les auditeurs à avoir peur dans telle ou telle situation : quand on s’approche d’un espace liminal, quand on est curieux et que l’on regarde une entité saqra (censée ne pas être vue), quand on rend visible une ch’ullpa (en la déterrant) par exemple. En bref, ce que dit la communauté, c’est qu’il ne faut pas toucher aux momies. Mais pour que celles-ci demeurent inaliénables, la société s’efforce de contrôler l’intimité privée des individus plutôt que d’édicter des règles formelles, comme l’interdiction d’exhumer les ch’ullpa. Ce contrôle, plus ou moins tacite, de l’intimité individuelle par le groupe, contribuera à la détermination rétrospective d’un statut par les individus, et déterminera l’issue de l’action engagée : si les modalités de l’action in situ sont motivées par des intérêts privés et économiques, le groupe fait en sorte qu’elles soient des modalités spécifiques au religieux, en ce sens qu’elles se réfèrent à des relations avec des entités surnaturelles. C’est donc aussi le groupe qui incite les deux protagonistes à penser rétrospectivement (et ce, probablement dès après l’exhumation, quand ils ont rejoint leur famille) qu’ils ont déterré des entités animées et non des os.

Ne pas se souvenir du diable. Interfaces et trouble cognitif

L’effort d’Erasmo et Indalicio pour ne pas se souvenir des ch’ullpa au moment de l’exhumation est motivé pas seulement par des intérêts privés (les transformer en marchandises), mais aussi par des revendications religieuses.

Rappelons que si Erasmo et Indalicio ne se sont pas formellement convertis au pentecôtisme, ils se réfèrent souvent à son dogme. Les autres membres de la communauté peinent d’ailleurs à définir leur appartenance religieuse : « Je crois qu’ils sont évangéliques. Mais pourtant, ils étaient à la fête [patronale] l’autre jour et ils ont bu de l’alcool », me confiait un de leurs voisins. Or, une des principales injonctions pentecôtistes est de ne pas « penser » (yuyay) aux entités saqra dans la mesure où « se souvenir du diable, c’est le faire venir ». Les convertis sont donc sommés de penser à Dieu et seulement à Dieu afin de limiter leurs relations avec le surnaturel à une relation avec cette entité. Dès lors, lorsqu’Erasmo et Indalicio expliquent qu’il ne faut pas se souvenir des ch’ullpa en tant qu’ancêtres animés, ils se positionnent également par rapport à une préférence religieuse. Aux intérêts pratiques (éviter le courroux des momies), se mêlent des revendications propres à l’éthique pentecôtiste :

I. : Tu ne dois pas y penser sinon, ça s’accomplit. Si tu n’y penses pas, ça ne se réalise pas.

L.C. : Mais pourquoi toi, tu ne penses pas à ça ?

I. : Je ne pense pas à ces choses. Est-ce que tu as déjà lu la Bible ? « Si tu penses à moi, je te sauverai ». Moi, je ne pense pas au démon.

Indalicio, Urur Uma, 2000

Plus encore, en exhumant véritablement les momies, ils obéissent à l’injonction pentecôtiste. En revanche, lorsqu’Erasmo s’adresse au yatiri (le représentant des « catholiques »), le lexique n’est plus le même et le « démon » cède la place « aux âmes » ; ce qu’Erasmo met alors en avant, c’est la relation nocturne entre lui, disposé à « penser/se souvenir », les ch’ullpa et les âmes.

Les contraintes sociales que subissent Erasmo et Indalicio émanent donc de deux groupes religieux différents et opposés : celui des « catholiques » et celui des « pentecôtistes ».

Dès lors, le moment de l’exhumation des momies cristallise deux types de conflits : l’un entre des intérêts privés (vendre des marchandises) et des intérêts collectifs (les momies sont les ancêtres de la communauté et elles doivent y rester), l’autre entre deux groupes religieux (il faut avoir peur et penser aux momies/il ne faut pas avoir peur des momies). Ces conflits, actualisés lors de la profanation, se manifestent par les hésitations cognitives des deux protagonistes : ils se souviennent tout en disant qu’il ne faut pas s’en souvenir. Le moment de l’exhumation des momies illustre ainsi de manière exemplaire la difficulté de deux individus à surmonter des injonctions contradictoires qui émanent de plusieurs groupes à la fois.