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Réunissant la traduction de textes publiés par Barbara Glowczewski entre 1983 et 2017, Indigenising Anthropology With Guattari and Deleuze s’adresse d’abord aux lecteurs des Deleuze Studies. L’intervention d’une anthropologue comble un manque dans ce champ de recherche tant la discipline apparaît absente de la collection « Plateaus—New Directions in Deleuze Studies » des Edinburgh University Press.

Les anthropologues sont plus habitués à l’irruption des philosophes parisiens dans leur champ disciplinaire, notamment depuis la large diffusion qu’a connue la notion de « perspectivisme » telle que formulée par l’américaniste Eduardo Viveiros de Castro (2006), basée sur une relecture des Mythologiques (1964-1971) de Claude Lévi-Strauss à partir de la boîte à outils deleuzo-guattarienne, et notamment celle du chapitre 10 de Mille plateaux (1980). Mais le lecteur découvrira la distance séparant l’affirmation « les Indiens sont deleuziens » (Viveiros de Castro 2006 : 50) et la proposition de Glowczewski « [l]es peuples autochtones [...] n’ont pas besoin d’être deleuzo-guattariens pour penser le milieu, qui est l’espace dans lequel ils vivent » (p. 59, notre traduction).

La proposition d’autochtoniser l’anthropologie se fait plutôt en écho à l’appel de Zoé Todd, chercheure métis de l’Université d’Alberta, pour « [a]utochtoniser l’Anthropocène » (2015) et mettre de l’avant la pertinence des cosmopolitiques autochtones comme modèles critiques du capitalisme tardif (p. 56). Indigenising Anthropology With Guattari and Deleuze, qui s’ouvre par le récit d’un rêve de Nakakut Barbara Gibson Nakamarra, femme warlpiri, est en ce sens un appel à écouter la parole aborigène. Le projet écosophique (Guattari 1992) est convoqué dans l’ouvrage comme un moteur et une ressource pour aller à la rencontre de ces cosmopolitiques autochtones.

L’ouvrage est ainsi un manifeste pour « une anthropologie “indisciplinée” qui permet de voir et de sentir une multiplicité de lignes en devenir » (p. 61) que le lecteur suit à travers cinq parties, auxquelles il faut ajouter les hyperliens, essentiels à la compréhension de l’ouvrage, qui redirigent vers des contenus en ligne.

Après un premier chapitre introductif, la première partie s’ouvre avec la discussion des données ethnographiques de l’auteure, dans le cadre de deux séminaires donnés par Félix Guattari en 1983 et en 1985 (chap. 2), et se poursuit avec une synthèse de l’influence de ces données sur la formulation puis la révision du concept de « rhizome » (chap. 3). La seconde partie revient sur les principales analyses développées par l’auteure dans son ethnographie des aborigènes d’Australie : le rôle rituel des femmes et le caractère genré des sites rituels (chap. 4) ; la relation entre les tabous (lieux, langage, sexualité et biens) dans les contextes du deuil, des initiations, du totémisme et de la relation belle-mère/gendre (chap. 5) ; l’homéomorphisme entre cosmologie et organisation sociale permettant l’actualisation du Dreaming et l’innovation rituelle, les nouvelles pratiques s’intégrant à une logique préexistante (chap. 6). La troisième partie analyse les stratégies de résistance : le développement d’une identité panaborigène réunissant sans les effacer les identités locales, contre les politiques génocidaires (chap. 7) ; le caractère inaliénable des objets et connaissances mis en circulation dans un contexte rituel (« donner-sans-perdre », p. 279 [chap. 8]) ; la valorisation de la pensée réticulaire aborigène par un processus de restitution multimédia (chap. 9). La quatrième partie (chap. 10 à 12) prend appui sur l’émergence de solidarités autochtones internationales et appelle à imaginer une anthropologie lente (slow anthropology, p. 347) tournée vers la valorisation de nouvelles alliances ontologiques devant le désastre global du système moderne-colonial. La dernière partie présente le projet de cinéma expérimental Cosmocolours (chap. 13), inspiré par une esthétique de la surimpression, croisant rituels umbanda et rituels féminins warlpiri. Inspirée par Maya Deren (p. 360), Glowczewski cherche à faire ressentir, au-delà d’une anthropologie de la représentation symbolique (p. 61), les présences hétérogènes actualisées et virtualisées à l’intérieur d’une performance rituelle. En soutien à cette démarche expérientielle, la parole est donnée dans ce chapitre à l’entité Preta Velha Vó Cirina et, dans le chapitre suivant, à Lance Sullivan, guérisseur yalarrnga.

La réussite de cet ouvrage se situe dans cette capacité à articuler une multiplicité de voix singulières, en démontrant l’égale valeur intellectuelle de la pensée des aborigènes d’Australie et de la pensée de Félix Guattari et Gilles Deleuze, pour refonder la pratique de l’anthropologie. La démarche atteint parfois ses limites, par exemple dans la recherche d’une correspondance entre les cinq piliers de la cosmologie warlpiri (la terre, la loi, la cérémonie, le langage et la famille), présentés en ligne par un enseignant warlpiri, et la topique du désir comme hétérogenèse dans la schizoanalyse guattarienne (« territoires existentiels », « constellations d’univers », etc.). La pertinence de cette proposition est difficile à vérifier et semble produire une patrimonialisation de la pensée guattarienne, démarche pourtant brillamment invalidée par ailleurs par l’auteure, à propos de la lecture durkheimienne du totémisme australien (Glowczewski 2014).

Le lecteur trouvera néanmoins dans cet ouvrage une pensée engagée et engageante, s’attachant à inventer des devenirs, encore minoritaires, de la pratique de l’anthropologie.