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En étant optimistes, nous pouvons dire que nous vivons des temps incertains. Nos connaissances relatives à la caractérisation et au déroulement des phénomènes atmosphériques se perfectionnent en même temps que nous observons de manière tragique les effets que différentes industries humaines ont sur le climat mondial. La planète pourra certainement vivre sans nous, mais nous ne pouvons pas vivre sans elle : notre ère industrielle nous est présentée comme une impasse. Les options alternatives à nos propres attaques environnementales sont rapidement éliminées, car elles sont jugées insuffisantes ou comme comportant trop d’inconvénients. L’air de la petite chambre dans l’univers où nous vivons se détériore alors que la température s’élève, et nous considérons que c’est le moment d’ouvrir une fenêtre pour que d’autres airs circulent, permettant de nouvelles pensées, de nouvelles expériences et de nouvelles relations. Et comme le soutient Eduardo Viveiros de Castro (2009), l’anthropologie a un potentiel privilégié pour réaliser cette tâche.

Dans ce texte, notre objectif sera de contribuer au renouvellement de l’air en exposant quelques réflexions présentes dans la littérature anthropologique relative à la région sud des Andes (Nord-Ouest argentin, Nord chilien et Sud-Ouest bolivien). De nombreuses recherches menées dans la région des hautes terres sud-américaines font valoir des modes de relation entre les communautés humaines et les phénomènes atmosphériques qui diffèrent de beaucoup de ceux que la modernité (voir Latour 1991) nous présente de manière hégémonique. Des collectifs paysans et autochtones du Sud andin construisent et entretiennent des relations de respect et d’échange avec les vents, les pluies et les éclairs, qu’ils considèrent comme des extensions, effets ou pouvoirs d’êtres non humains, de puissance excessive, comme les diables, les saints, les montagnes ou les ancêtres.

Considérant le pari conceptuel de Déborah Danowski et Viveiros de Castro (2017), nous croyons que c’est de ces peuples, renvoyés à un passé dont la mort a été provoquée par les mêmes discours que ceux qui sont sur le point d’assassiner notre futur, que nous devons nous inspirer pour comprendre notre présent, et par-dessus tout pour imaginer un futur différent. Ce n’est pas un appel à imiter ou à copier : c’est l’exploration de l’expérience de ces collectivités qui ont vécu la fin du monde il y a cinq cents ans et que nous observons aujourd’hui sous l’angle de projets politiques plus viables que ceux de l’Occident nord-atlantique contemporain, en accord avec les auteurs mentionnés.

Cette note de recherche est liée à un projet majeur[1] qui essaie de construire une réflexion anthropologique sur le climat fondée sur notre travail dans les Andes du Sud, spécialement dans le nord-ouest de l’Argentine. En alliant les recherches archéologiques (Marconetto et al. 2015 ; Burry et al. 2017 ; Marconetto et Bussi 2018), ethnographiques (Marconetto et Pazzarelli 2014 ; Bussi 2015a, 2015b, 2016), bibliographiques et conceptuelles, nous avons l’intention de contribuer au débat contemporain sur le climat du point de vue d’une anthropologie qui considère fermement les expériences paysannes et autochtones de notre sol sud-américain. Nous allons, dans ce texte, nous focaliser sur le lien particulier entre les habitants de notre zone de recherche et les tourbillons de vent.

En écoutant la nature des vents

Introduisant une oeuvre fondamentale de l’anthropologie de la région andine, le philosophe chilien Javier Medina présente une caractérisation générale de la façon dont le lien entre les personnes et le monde que nous assumons comme « naturel » est expérimenté et décrit par les populations autochtones et paysannes tout au long des Andes. En contraste avec le raisonnement moderne et hégémonique occidental,

[…] la pensée andine ne conçoit pas l’univers comme un tout indifférent qui coule et englobe tout […], car l’espace n’est pas ici quelque chose d’inerte : une simple « res extensa », un horizon d’ustensiles et de marchandises, mais quelque chose comme un champ magnétique, où tout est vivant et émet des signes et des signaux. Il s’agit en effet d’une réalité vivante, concrète et qualitative […] ils ne sont pas une simple extension mesurable[2].

Medina 1989 : 9-10

Nous considérons qu’il est nécessaire de souligner cette différence pour pouvoir nous approcher de la description des tourbillons de vent dans la région qui retient ici notre attention. Afin de comprendre comment un phénomène météorologique s’inscrit dans la complexité d’un univers social donné, nous devons rendre compte, même si cela se situe à un niveau général, des conséquences (ontologiques) qu’engendre cette rencontre avec nos propres façons de penser la météorologie. Nous faisons référence aux débats engagés autour de la problématique de la relation entre « nature » et « culture » qui se développent dans l’anthropologie depuis le milieu des années quatre-vingt, mais qui peut-être se trouvent actuellement à leur point culminant. Actualisant ce topique fondateur de la discipline, dont l’ultime grand argument avait été donné par Claude Lévi-Strauss au milieu du vingtième siècle, divers auteurs ont trouvé dans l’intersection de l’ethnologie et de la philosophie un espace fertile pour ouvrir la discussion vers de nouveaux chemins.

Il se peut que le développement le plus ambitieux en termes empiriques, qui a obtenu le plus large consensus dans les circuits universitaires, soit celui proposé par l’anthropologue français Philippe Descola (2005). D’après ses recherches, la distinction entre une « nature » atemporelle régie par les strictes lois physico-chimiques qui gouvernent la totalité des existences de l’univers (météorologique et humaine incluses) et la « culture », un phénomène extrêmement variable et multiple en même temps que spécifiquement humain, est basée sur les particularités de l’histoire occidentale moderne. De ce fait, il est vain d’essayer de l’appliquer à d’autres sociétés qui ne font pas intégralement partie de cette tradition. Proposant un modèle logique de classification des ontologies ou « modes d’identification » enregistrés par l’ethnologie et l’histoire, Descola nomme cette particularité occidentale « naturalisme », justement pour instaurer la notion de « nature » en ces termes.

Au 19e siècle, ces deux sphères — « nature » et « culture » — se sont cristallisées et « purifiées » (Latour 1991) sous la forme de domaines opposés à la réalité, inaugurant des espaces scientifiques en accord avec chaque case (Lander 2000). Ou, disons-le autrement, en ce qui nous concerne : d’un côté les sciences sociales et de l’autre les sciences naturelles ; l’anthropologie d’un côté, la météorologie de l’autre (voir aussi de la Soudière 1990 ; Pelosse 1997 ; Locher 2009). Nous considérons qu’il est extrêmement important de prendre en compte la spécificité de ce parcours pour essayer de comprendre d’autres modes de relation entre société et atmosphère, comme ceux développés par les sociétés andines. Comme le soutiennent Medina et d’autres spécialistes (Cavalcanti-Schiel 2007 ; Bugallo et Vilca 2011 ; Vilca 2011 ; Martínez 2014), le concept de « nature » auquel nous sommes habitués n’est pas juste dans les Andes rurales.

Dans « Temps, pouvoir et société dans les communautés aymara de l’Altiplano (Bolivie) », l’ethnographe français Gilles Rivière (1997) condense une ample gamme de données ethnographiques et historiques afin d’explorer un « complexe météorologique » propre à ces communautés, en conjonction avec les particularités des rituels et les pratiques divinatoires y étant associées. D’après Rivière, pour approcher la structure des relations des communautés aymaras avec les phénomènes météorologiques, il est « nécessaire de partir des représentations des paysans — lesquelles ne sont pas réductibles à l’acte productif — pour comprendre comment les faits sont interprétés et comment se définit l’ordre des causalités en relation avec les éléments du climat » (1997 : 33). C’est-à-dire qu’il faut partir de l’étude de leur cosmologie particulière, « orientée vers la prévention et l’interprétation », où se déploient de nombreux indicateurs « qui donnent un sens dans un monde où l’aléatoire est fort » (ibid. : 43).

De plus, Rivière explique que ces interprétations et enchaînements implicites autochtones

n’ont pas une origine “extérieure” qui se situerait à la périphérie du monde… Commenter le temps qu’il fait, c’est aussi dire quelque chose sur les turbulences sociales, sur les relations que les hommes établissent entre eux et les dieux et les esprits qui garantissent une bonne année.

ibid. : 33

De cette façon, il atteste à nouveau des discours et pratiques autochtones comme locus privilégié pour la recherche de ce type de liens. Comme expliqué quelques lignes auparavant, nous proposons ici une recherche qui priorise aussi ces points.

Nous présenterons dans ce qui suit quelques analyses des tourbillons de vent dans la littérature ethnographique du Sud andin (particulièrement du Nord-Ouest argentin et du Sud bolivien). Nous y ajouterons le matériel produit à partir de la discipline du folklore dans la province de Catamarca (Argentine) pour recontextualiser une expérience ethnographique vécue par l’un des membres de notre équipe de recherche, Mariano Bussi, dans cette zone. Ensuite nous proposerons une systématisation de l’information présentée pour démontrer certaines continuités attestées par les diverses sources. Enfin nous reprendrons les motivations à l’origine de ce texte pour y revenir à partir des résultats de cette recherche.

La ligne que nous traçons dans cet essai, entre l’Occident moderne et les Andes, est strictement pragmatique, et vise à souligner des différences conceptuelles que l’on peut trouver entre l’ethnologie andine et de présumés universaux de la pensée moderne.

Diverses enquêtes anthropologiques se sont attachées à analyser les savoirs andins sur le climat comme manières de « s’adapter » à l’environnement. Ainsi que l’ont soutenu Juan Torres Guevara et María José Valdivia del Río (2012 : 12), « nous considérons que les connaissances traditionnelles ou ancestrales constituent une source d’information de valeur pour faire face aux défis que ce problème [le changement climatique] nous posera pendant les prochaines décennies ». Par contraposition, Renzo Taddei et Ana Laura Gamboggi (2011) affirment que ces approximations du sujet sont « normatives », car les présumés modernes tendent à s’imposer et empêchent de comprendre la pensée autochtone (ibid. : 11). Notre tâche ici n’est pas de connaître les pratiques ou discours des populations paysannes du Nord argentin pour les collecter ou les reproduire, mais plutôt de tenter de les comprendre dans leur propre contexte socioculturel afin de nous approcher au mieux d’une proposition autochtone quant au problème du changement climatique. Suivant Viveiros de Castro (2009), nous essayons de considérer ces voix comme discours symétriques et les utilisons pour penser notre propre recherche.

En étant harcelé par un autre

Les diables harcèlent sous la forme des vents violents appelés saqrawayras (« vents malins » en quechua) qui soulèvent des nuages de poussière sur les pentes, et la montagne s’ouvre pour réclamer des offrandes, facilitant la communication entre les mondes.

Pascale Absi (2003)

Dans la littérature ethnologique du Nord-Ouest argentin et de l’Altiplano bolivien abondent les références aux liens sociaux entre humains et phénomènes météorologiques. Dans ce texte, nous nous focalisons sur les tourbillons de vent. Nous pouvons trouver des références distinctes sur le sujet de la conception autochtone des tourbillons (saqrawayras, huayramuyus, huayra muñoj) qui sont similaires au récit de Pascale Absi, où ils sont identifiés avec le diable ou supay. Pendant la période coloniale de la région andine s’est tenue une campagne « d’extirpation d’idolâtrie » pendant laquelle les autorités espagnoles ont cherché à connaître les objets d’adoration des communautés autochtones pour pouvoir les dissimuler, les détruire et les convertir en éléments chrétiens (voir Duviols 1971). Dans ce contexte, le tourbillon, qui était principalement compris comme l’arrivée des ancêtres morts, au contact des vivants, a été transformé en une présence diabolique, maligne, qui commet des péchés par la force coloniale (voir Taylor 1980). Malgré tout, cela ne signifie pas que le diable a remplacé totalement les morts. Le philosophe argentin Mario Vilca (2012) le présente en suivant le témoignage d’un habitant de l’Altiplano argentin (région également appelée Puna). Celui-ci explique que le tourbillon quotidien est le diable, mais qu’aux dates auxquelles sont célébrées la Toussaint (le 1er et le 2 novembre), c’est justement une âme, un mort qui visite :

Ah ! Ce petit vent, ce tourbillon. Quand vient midi… sssss… Et d’autres disent que c’est le diable. Ils le battent avec la ceinture, lui donnent des coups de fouet… comme savait bien le faire ma mère […]. Il venait sssss… ils [les diables] venaient à la cuisine, merde, diable de merde… il poursuivait [ma mère]. Il se perdait et apparaissait là-bas ; ils le battaient, il se perdait et réapparaissait là-bas… Carajo [insulte intraduisible] ! Mais pour la Toussaint, on disait que c’était l’âme.

Vilca 2012 : 51

Avec son article de 1980, l’ethnohistorien Gerald Taylor a construit un précédent de grande importance pour la compréhension du terme supay dans la région andine, étayant par des documents la densité historique de ce croisement entre tourbillons, morts et diables. Selon cet auteur, suivant la description de quelques religieux de l’époque, le diable avait l’habitude de se révéler « dans un tourbillon ou sous la forme d’un Indien ou d’un Noir de petite stature, laid et effrayant, ou déguisé en Inca » (Taylor 1980 : 12, note 32).

D’après l’anthropologue argentin Pablo Cruz, les habitants des zones rurales du département de Potosi (Bolivie) reconnaissent de nos jours le supay dans diverses manifestations vues dans des punkus (gorges) et des qaqas (rochers) — accidents géologiques considérés particulièrement dangereux : « […] la plupart du temps sous la forme de tourbillons de vent (mulluwayra) ou d’eau (yakumolino), d’émanations de gaz, mais aussi sous forme humaine ou animale » (2006 : 38 ). C’est la région même à laquelle s’intéresse Absi (2003) dans son ethnographie ; la faim et la soif inquiètent les êtres du monde souterrain pendant le mois d’août, quand les mineurs trouvent un moment propice pour payer leurs dettes envers ces entités. De plus, l’ethnographe Gerardo Fernández Juárez (1995 : 168-169) fait mention de l’identification du tourbillon avec un esprit malin, appelé saxra wayra par les habitants d’un village rural au bord du lac Titicaca (au nord de la Bolivie).

Plus au sud, dans les vallées de la province de Catamarca (Nord-Ouest argentin), le tourbillon est souvent représenté dans les textes comme une entité identifiée ou associée au diable ; d’autres fois, il est représenté comme étant chargé d’une puissance négative ou préjudiciable qui est plutôt indéfinie. Ceci peut être observé dans les études folkloriques publiées à la fin du dix-neuvième siècle et au milieu du vingtième siècle : il est utile de mentionner les cas décrits par Adan Quiroga (1992 [1897]), Samuel Lafone Quevedo (1999 [1898]), Pedro Oviedo (1930) et Nestor Palma (1973).

En outre, nous avons pu apprécier cette identification pendant le travail ethnographique réalisé par Bussi dans cette même province de Catamarca, dans la vallée d’Ambato, au village de Los Castillos (Bussi 2015a). La recherche ethnographique a eu lieu lors de différentes périodes en 2013 et 2014 et se concentrait sur les modes quotidiens de compréhension autochtone des phénomènes météorologiques.

L’un de nos séjours touchant à sa fin, pendant le printemps 2013, un après-midi, à l’heure de la sieste, nous cueillions des nèfles avec Justina[3] quand eut lieu un événement d’intérêt. La scène réellement très bucolique — les arbres fruitiers, placés derrière la maison, à l’intérieur du domaine familier, à côté des poulaillers et ouvert vers le sud — fut soudainement interrompue par l’arrivée d’une intense brise qui montait du sol vers nos visages. Ce vent plein de sable nous enveloppa d’un coup, traversant nos jambes et fermant nos yeux. Dans ces circonstances, Justina joignit ses coudes à son torse pendant qu’elle répétait sans cesse le mot « cruz » (croix). Aussi rapidement qu’elle était venue, la spirale de vent et de sable d’un mètre et demi de hauteur s’éloigna de nous, partant vers le sud.

Que s’était-il passé ? La surprise et la stupeur étaient si visibles que Justina nous expliqua aimablement que « le tourbillon est le diable même qui passe en faisant des tours » et que, quand l’un se matérialise où nous sommes, nous devons faire ce geste pour le conjurer. Elle avait appris ceci des « vieux d’avant » qu’elle avait connus à une autre époque dans ce même village, et qui possédaient ce type de connaissances. Justina elle-même avait une réputation locale de grande savante en matière de prières, de médecine traditionnelle et de rituels, connaissances apprises au long de sa jeunesse et mises à rude épreuve à l’occasion de divers événements pendant sa maturité. À Los Castillos, le tourbillon est l’une des formes sous lesquelles le diable se manifeste, mais pas la seule.

En effet, le diable a fait d’autres apparitions pendant nos séjours à Los Castillos. Lors d’un de nos stages en 2014, à l’aube, un mystérieux renard est passé par le même site que le tourbillon. Selon la famille, ce renard a séduit l’un des hommes de la maison — un fils de Justina — en le poussant à le poursuivre au-delà du domaine familier ; sa vraie identité était démoniaque et il voulait conduire cet homme à l’intérieur de la forêt. Après avoir entendu des bruits au poulailler, le fils de Justina a essayé de chasser le renard en courant, armé d’un fusil, jusqu’à ce qu’il s’aperçoive que l’animal se comportait très bizarrement en passant dans les terrains voisins ; alors l’homme s’est arrêté. Après ça, la première tâche de Justina fut de préparer un petit pot d’eau bénite qu’elle a fortement attaché aux poteaux du poulailler.

Dans les textes consultés, le tourbillon se présente souvent comme étant associé au diable, voire comme étant le diable, mais dans d’autres, il apparaît comme étant chargé d’une puissance négative ou maligne de type indéfini. Dans la province de Catamarca aussi, nous avons trouvé des références directes à ce phénomène. Les deux textes suivants proviennent des vallées voisines du département d’Ambato, où se trouve Los Castillos. Du côté ouest, Oviedo raconte qu’à Poman des tourbillons qui lèvent des nuages de très fine poussière apparaissent au crépuscule et que le peuple y voit un esprit malin et le conjure avec le signe de croix (1930 : 46).

Dans cet extrait, Oviedo rapporte une identification tourbillon/« esprit malin » pâtissant d’un manque de spécificité, qui résulte partiellement de son approche généraliste pour recueillir les « traditions et légendes » provinciales du folklore. Plus proche de nous, Palma signale que dans la vallée du côté oriental, « [à] Balcosna, province de Catamarca, Argentine, on considère que la “mauvaise heure est celle de la sieste”, car à ce moment “les esprits sortent et le diable passe sous forme de tourbillon” » (1973 : 42, note 26).

Le livre Relatos del viento [Contes du vent] systématise « les légendes, savoirs, croyances, superstitions » et autres caractéristiques du « patrimoine culturel » du nord de la province de Córdoba (Rosalia 2010). Nous pouvons y trouver deux témoignages du côté ouest concernant notre sujet :

On raconte que si tu sors pendant la sieste, et qu’il y a beaucoup de soleil, le diable va t’attraper. On racontait aussi que les tourbillons étaient le diable, et en raison de cela, lorsque nous étions petits, on nous envoyait faire la sieste, car le diable passe pendant la sieste.

Ibid. : 85

Aussi :

[…] Cruz diablo, les gens ont l’habitude de le faire aux tourbillons quand ils les voient ; ils disent qu’ils s’éloignent avec ce geste. Moi, je les confronte quand ils apparaissent. Je sors du dessous de l’arbre et je vais les espionner. Une fois, j’ai dit à un tourbillon : « Viens, viens ! », et avant que je m’en rende compte il m’enveloppait et m’ôtait le chapeau, je voyais le chapeau en haut qui tournait. Toutes ces choses sont diaboliques.

Idem

Ces expériences contemporaines nous conduisent à des contextes éloignés dans le temps et dans l’espace. Dans les chroniques de la fin du 18e siècle au sujet de l’arrivée à La Paz (l’actuelle Bolivie) du rebelle autochtone Tupac Catari, nous lisons comment celui-ci démontre son pouvoir face aux autres Autochtones de la région en défaisant les tourbillons de sable à la force de son couteau (Hidalgo 1983). Grâce à ces sources historiques, les différences empiriques et contextuelles ne sont pas un obstacle pour observer quelques éléments de continuité dans les relations des populations andines avec les tourbillons de vent tout au long des derniers siècles.

En suivant ses tours

Comme démontré plus haut, le tourbillon se présente de manière assez continue temporellement et spatialement : c’est un diable giratoire. Certaines fois, c’est sa dynamique spiralée qui est soulignée et, d’autres fois, c’est sa nature maligne ; cet être vil émergeant du paysage apparaît dans la littérature de façon sporadique et dispersée. Mais alors, qu’est-ce exactement que le tourbillon andin ? La réponse la plus simple est que c’est le diable qui fait un tour, c’est une manifestation des mouvements giratoires du diable. Mais c’est aussi un danger, une menace constante à la survie de ceux qui habitent le monde local. Si, en termes actuels, c’est une spirale diabolique, c’est potentiellement aussi un motif d’alerte et de précautions. À Los Castillos, on considère qu’un tourbillon se forme soudainement et que l’on peut être mêlé à son apparition sans préavis. C’est justement ce que soulignait Justina : c’est dans ce cas que l’on doit jeter le sort précis pour se protéger, pour obtenir la protection demandée par l’utilisation de cette technique.

Alors que la référence de Absi sur Potosi est la seule qui mentionne le mois d’août comme étant associé aux tourbillons, le reste renvoie à une période du jour marquée par la présence de lumière. L’une des références provenant de Córdoba que nous venons de rapporter, une autre venant de Catamarca ainsi que l’expérience de Bussi soulignent le moment de la sieste. Les deux autres références viennent également de Catamarca et mentionnent des périodes de lumière : « midi » et les derniers rayons du soleil. De ceci nous pouvons conclure que le tourbillon est associé aux moments où il y a de la lumière solaire, quand on s’attend à ce qu’il se forme ; et qu’entre ces périodes prédomine celle de « midi-sieste », qui peut être interprétée comme une cassure entre le matin et l’après-midi, ayant la plus grande intensité de lumière et de chaleur, et une moindre protection d’ombres (voir l’explication historique de Taylor sur l’association supay/ombre/diable). Elle se caractérise par le repos dans la journée, le silence et la protection à l’intérieur de la maison (voir la référence de Córdoba qui souligne la peur des enfants de se trouver dehors à ce moment).

L’arrivée du tourbillon a marqué un avant et un après de l’expérience relatée avec Justina à Los Castillos, au printemps : le moment changea soudainement dans le sens d’une incantation urgente en raison de la présence même du diable. Ceci rappelle le cas du nord de Córdoba, où celui qui raconte l’histoire a été enveloppé par le « diable » pendant que son chapeau tournait sur sa tête : la surprise et le désagrément régnaient. Nous avons également mentionné qu’il nous a été raconté comment les noirs et puissants tourbillons du passé auraient emporté jusqu’à des enfants, au point qu’ils se perdent. Ces vents spiralés sont considérés comme étant le présage annonçant à qui sait l’interpréter qu’un basculement catégorique s’en vient : mort, vent, tempête, pluie. Beaucoup cherchent les moyens de les faire fuir ou de les défaire, ou du moins de les dévier pour qu’ils s’éloignent d’eux et de leurs demeures.

Il semblerait qu’une cassure se superpose à une autre, marquant l’importance de la différence. C’est à ces moments de passage entre le matin et l’après-midi, le travail et le repos, ou pendant la pause de la terre durant le dangereux mois d’août que ces puissances néfastes habitent le monde quotidien. Diables et morts se transforment en tourbillons pour entrer en contact avec les humains.

Un tourbillon est défini par les sciences physiques comme un phénomène éolien consistant en un vortex de vent doué d’un rapide mouvement giratoire autour d’un axe qui demeure relativement stable. Il est causé par une masse d’air en mouvement qui résulte d’une différence de vitesse entre deux régions, créant des turbulences. Le tourbillon et ses agents responsables prennent leur distance avec les humains par une barrière ontologique infranchissable. Les ethnographies des terres hautes et basses sud-américaines mettent en évidence la puissance des humains confrontés aux phénomènes météorologiques (voir le cas de Rösing 1996 ; Kopenawa et Albert 2010 ; parmi de nombreux autres auteurs). Négociations, rituels, pago (« offrande ») sont quelques-uns des outils variés dont les paysans et Autochtones disposent afin d’influencer les actions d’entités incarnées dans des phénomènes météorologiques. L’impuissance des habitants du monde moderne face à ces éléments est remarquable. En accord avec Danowski et Viveiros de Castro (2017), l’Anthropocène, en tant que concept géophilosophique, opère un déplacement, de l’impuissance jusqu’à la prépotence, devenant, sans le vouloir ou sans le savoir, la face obscure de la puissance autochtone.

En libérant les diables

Manifestement, lorsque nous parlons de tourbillons (ou de phénomènes météorologiques en général) relatifs au monde paysan et autochtone sud-américain, nous ne parlons pas de la même chose : nous sommes devant ce que Viveiros de Castro (2004) appellerait un equívoco. Une équivoque n’est pas une illusion ou un mensonge : son opposé n’est pas l’erreur, son opposé n’est pas la vérité, sinon l’univocité (ibid. : 12). Face à ces équivoques, en tant qu’anthropologues, nous ne sommes pas devant un synonyme, sinon un homonyme. La traduction — du moins celle qui prétend être la bonne — doit permettre que des concepts étrangers (notamment autochtones) subvertissent les concepts du traducteur. La proposition de cet auteur de prendre en considération la pensée autochtone n’est pas liée au fait de croire ou de douter, ni à l’équation classique de l’anthropologie (et des sciences sociales en général) qui implique d’expliquer pourquoi les Autochtones croient en certains phénomènes à partir de raisons sociales, économiques ou culturelles.

Lorsque quelqu’un nous dit que le tourbillon est le diable, si nous réfléchissons à cette phrase avec nos concepts, nous concluons immédiatement que cette personne est dans l’erreur, et nous cherchons des explications pour comprendre cette erreur. Pour la prendre au sérieux, d’après Viveiros de Castro et ses collaborateurs (2019 : 137), il faut reconstruire les conditions et conséquences du fait de vivre dans un monde dans lequel le tourbillon est le diable, en comprenant que cette proposition est la conséquence d’autres propositions.

Il ne s’agit pas de tolérance ou de conversion : prendre au sérieux veut dire, dans ce cas, nous demander ce que signifie cette phrase pour nos propres concepts, les personnes, les phénomènes météorologiques, l’humanité, la puissance et l’impuissance. Cela permet de considérer les relations humains-tourbillons pour penser notre propre place en tant que scientifiques. Si les tourbillons sont une façon de gérer la différence (rappelant immédiatement le danger du paysage andin, appelant le diable, ramenant les morts), comment prendre en compte celle-ci en tant qu’Occidentaux modernes ?

Reprenant le fil conducteur du début de ce texte sur la crise planétaire, quel est notre diable/notre autre, ou de qui sommes-nous le diable ? Pensons donc à l’anthropologie — et spécifiquement à l’anthropologie du climat —, qui a la capacité de renouveler notre imagination conceptuelle en apportant ces autres expériences comme s’il s’agissait de diables intempestifs face à nos sentiments les plus enracinés, qui nous ont entraînés jusqu’aux circonstances catastrophiques actuelles. Laissons-nous envelopper par l’autre/le tourbillon/l’ennemi, qui peut-être nous conduira vers de meilleurs horizons.