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L’ouvrage de Frédéric Allamel — docteur en sociologie et en anthropologie sociale, actuellement professeur à l’Université Butler — est d’une actualité criante pour les sciences sociales. Se basant sur des observations directes et des entretiens recueillis sur plus de 20 ans, des archives coloniales et plusieurs textes juridiques importants, cet ouvrage, ancré dans le courant de l’anthropologie de l’environnement, nous permet de constater toute l’ampleur des difficultés auxquelles ont dû faire face les communautés houmas et avec lesquelles elles doivent encore composer aujourd’hui. Considérés au 17e siècle par les forces coloniales comme des intrus sans histoire et sans civilisation, une nuisance au développement des colonies, les Houmas ont été dépossédés à plusieurs reprises de leurs territoires traditionnels jusqu’à se retrouver refoulés au bord du golfe du Mexique. Si aujourd’hui les puissances coloniales ont cédé le pas au capitalisme et à l’industrie pétrolière, il n’en reste pas moins que les Houmas, tout comme la plupart des communautés autochtones présentes sur le territoire américain, sont encore considérés comme des citoyens de seconde zone à plusieurs égards. Tantôt reconnus comme Autochtones, tantôt non, le système de justice américain et les lobbys industriels se sont autorisés à qualifier et à déqualifier les Houmas selon leurs besoins, alors que ceux-ci tentent encore à ce jour de se faire reconnaître comme communauté autonome (p. 122-131, 148). Habitant maintenant les bayous de la Louisiane, les Houmas sont littéralement au bord du précipice, entre l’océan déchaîné par les dérèglements climatiques et le surdéveloppement industriel moderne. L’histoire des Houmas fait écho aux expériences de nombreuses populations autochtones en Amérique du Nord.

Avec comme trame de fond les bouleversements induits par les changements climatiques sur le territoire louisianais, l’ethnographie s’attache surtout à rendre visibles les transformations, les dislocations, les moments de crise et de résilience qui composent la fresque de l’expérience collective des Houmas. Pour ce faire, l’ouvrage se base sur une recherche historique qui montre comment ces derniers, au contact des puissances occidentales, ont été dépouillés de leurs droits et « évacués » (p. 36-37) des discussions politiques les concernant. Cette mise à l’écart témoigne d’une idéologie expansionniste qui faisait fi de tout ce qui la précédait, sauf de ce qui pouvait concrétiser et légitimer ses rêves civilisationnels — idéologie qui subsiste à travers l’exploitation pétrolière et l’exploration minière, et dont les derniers ayants droit sont les communautés déplacées.

Loin d’être passifs devant cette situation, les Houmas tentent de plus en plus de mettre en valeur différents traits identitaires qui leur sont propres, comme leurs racines francophones ou leur rapport à la religiosité. D’autres éléments ont été empruntés à d’autres traditions et adaptés, comme les pow-wow. La recherche historique et le travail de terrain tendent à démontrer que c’est justement l’ajout progressif de divers éléments empruntés aux groupes culturels avoisinants qui ont permis de créer une identité houma fédératrice qui a su s’adapter et perdurer durant les 400 dernières années, malgré l’expérience de la ségrégation et le poids des stéréotypes qui leur sont associés. Être houma, c’est bien plus qu’une question d’origine, c’est une question de pratiques culturelles et un rapport à la terre particulier, nous indiquent les multiples entretiens réalisés par l’auteur. L’identité houma est en fait l’enchevêtrement dialectique, culturel et spirituel des diverses expériences qui ont façonné les communautés et qui font d’elles ce qu’elles sont aujourd’hui. Cette réémergence d’une identité positive correspond à un nouvel élan de solidarité entre plusieurs groupes ethniques à l’échelle internationale. Cette impulsion offre l’occasion de pousser plus loin les revendications propres à chacun en ce qui a trait à la reconnaissance de ses particularités individuelles et globales. Pour le moment, rien n’est acquis et tout est à gagner pour les Houmas, qui ont comme seule certitude la transformation prochaine de leur monde en un non-lieu par la montée rapide du niveau de l’eau dans le bassin du golfe du Mexique.

Le livre constitue un témoignage poignant d’une communauté aux multiples visages qui tente de se réapproprier la terre et l’histoire qui lui ont été dérobées par l’avarice et l’indifférence. Histoire d’un « traumatisme lent » (p.175), la situation des Houmas est un miroir de la destruction progressive et calculée de l’environnement, une poésie tragique qui unit la cause environnementale au destin des Houmas. Terre et peuple peinent toujours à être pris au sérieux et à vaincre l’apathie que nous avons collectivement fait peser sur eux.

L’étude d’Allamel est écrite dans une prose claire et accessible. À la frontière entre le texte universitaire et l’ouvrage grand public, Écoréfugiés au pays des bayous est d’intérêt pour toute personne cherchant à en apprendre davantage sur l’anthropologie de l’environnement. Ce courant de recherche en plein foisonnement coïncide avec la mise en valeur contemporaine de l’histoire et des perspectives autochtones. Ainsi, le livre fournit tour à tour une genèse historique de l’établissement et des déplacements forcés des Houmas, un regard contemporain sur les relations autochtones avec le monde occidental et des considérations sur les enjeux climatiques plus larges qui englobent la situation à l’étude en mobilisant des concepts comme « anthropocène », « écocide » (p. 169) et « racisme environnemental » (p. 175). Le livre peut ainsi servir de point de départ à une réflexion plus globale sur les changements climatiques tout en offrant une perspective locale centrée sur une réalité pointue et bien cernée représentée par la situation particulière des Houmas.