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Avec L’aventure du réel. Jean Rouch et la pratique du cinéma ethnographique, Paul Henley publie une édition agrémentée et traduite en français de son ouvrage onze ans après la première parution en version anglaise (2009). Il rend ainsi accessible à un public francophone sa connaissance approfondie de l’oeuvre de Jean Rouch, considéré comme le créateur de l’ethnofiction et le précurseur de l’anthropologie visuelle en France. En plus de revenir sur la trajectoire exceptionnelle de cet ancien ingénieur des Ponts et chaussées en Afrique de l’Ouest et de transmettre de nombreuses connaissances sur la constitution du savoir anthropologique, l’ouvrage est consacré à l’apport de Rouch au cinéma ethnographique. Outre un index et deux annexes présentant la filmographie de Rouch et deux bibliographies (p. 474-511), l’ensemble des 16 chapitres est enrichi par 31 pages de notes, des dizaines de photographies et de nombreuses anecdotes de tournage, dont des citations éclairantes du cinéaste et ethnologue.

Le travail de Henley rend compte de l’évolution progressive des différents principes qui sous-tendent la pratique cinématographique et ethnographique de Rouch en examinant chronologiquement leur mise en oeuvre dans certains de ses films (les deux premières parties) et en considérant ces principes à travers les deux étapes essentielles de la fabrication d’un film : le tournage et le montage (la troisième partie). On comprend également que les rencontres de Rouch, à la fois universitaires (Marcel Mauss, Marcel Griaule ou Germaine Dieterlen) et artistiques (Louis Armstrong, André Breton ou Giorgio De Chirico), ont déterminé sa formation intellectuelle et l’ont influencé tout au long de sa carrière. Son originalité quant à sa façon de voir le monde et d’offrir sa propre vérité grâce à des techniques et des procédés particuliers de l’enregistrement et du montage, appris de façon autodidacte, a influencé la Nouvelle Vague du cinéma français (François Truffaut, Jean-Luc Godard ou Jacques Rivette) et la scène africaine (notamment Safi Faye ou Moustapha Alassane) avec des sentiments différents et des réceptions diverses. Rouch est à l’origine d’un nouveau cinéma de recherche, d’une nouvelle forme documentaire qui a pratiquement gommé la frontière entre sa « raison ethnographique » et son « imaginaire surréaliste ».

Henley revient sur les particularités des tournages mais aussi sur leurs difficultés et souligne l’intérêt de l’ethnologue pour les cultes de possession, le sujet principal d’un grand nombre de ses films. Il décrit également avec beaucoup de détails la « méthode rouchienne », qui consiste à utiliser un matériel léger et à tourner caméra à la main pour rendre compte des expériences subjectives. Rouch a en effet réinventé l’observation participante et la rétroaction (le feedback) en partageant la vie des gens qu’il filmait pendant au moins un an afin d’apprendre à les connaître en tant qu’individus et d’appréhender leur mode de vie. Plutôt qu’une pratique proprement scientifique prônant une séparation radicale entre l’observateur et les observés, Rouch a collaboré avec les personnes filmées et les a engagées à participer au tournage comme forme de « contre-don audio-visuel » (Rouch 1979 : 69). Sa conception particulière du cinéma ethnographique est fondée sur la conviction que même les plus petits éléments matériels de la vie sociale peuvent receler des significations profondes. À cette fin, la caméra est pour lui un outil de représentation de la réalité et il compte beaucoup sur la spontanéité et l’improvisation des observés pour la rendre directe le plus possible (« cinéma-vérité »).

L’aventure du réel est l’un des rares textes français à présenter une appréciation critique — la plus complète de l’oeuvre du cinéaste-ethnographe et la plus aboutie — et à démontrer les apports de Rouch aux pratiques ethnographique et cinématographique. Cet « ouvrage monographique » s’adresse aussi bien à des profanes, grâce à un texte didactique (cinéphiles ou étudiants), qu’à des experts africanistes ou du film documentaire et de fiction avec plusieurs séjours en Afrique et différentes expériences de tournage qui y sont racontées. Par son travail, Henley hisse Rouch au panthéon des cinéastes ayant contribué aux fondements de l’anthropologie visuelle et à la pratique du cinéma ethnographique. Rouch est ainsi placé aux côtés de ses deux « ancêtres totémiques » : le cinéaste constructiviste soviétique Dziga Vertov et le « père du documentaire », Robert Flaherty.