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Introduction

La question du rapport aux origines est au coeur des évolutions récentes et des nouvelles pratiques de l’adoption (pour une synthèse récente, voir Martial, Côté et Lavoie 2021). Celles-ci ont connu, ces dernières décennies, d’importants bouleversements dont témoignent l’essor, puis le déclin récent de leur dimension internationale (Howell 2006 ; Yngvesson 2010 ; Roux 2017). Théoriquement garanti par la CIRDE[1] et par la Convention de La Haye sur la protection des enfants et la coopération en matière d’adoption internationale[2], l’accès des enfants adoptés à leurs origines personnelles a également suscité différents débats au niveau national. En France, la question des origines est venue ébranler le principe de l’accouchement dans le secret[3], conduisant à la création du Conseil national pour l’accès aux origines personnelles (CNAOP) en 2002 (Giroux et Brunet 2021). À ces changements législatifs font écho l’évolution des normes et des modèles régissant la parentalité adoptive, les savoirs psychologiques et psychanalytiques soulignant l’importance du rapport aux origines dans la construction identitaire et le bien-être psychique des individus concernés par l’abandon et/ou l’adoption. Nombre d’entre eux entreprennent aujourd’hui diverses formes de quêtes, de la consultation d’un dossier ou du premier retour au pays de naissance à l’avènement de véritables retrouvailles. Questionnements identitaires, combat contre les silences institutionnels, recherche d’une « vérité » biogénétique ou reconstruction d’une histoire personnelle : les enjeux de ces recherches ont fait l’objet de nombreuses analyses, mais leurs modalités et aboutissements demeurent peu étudiés.

De telles démarches sont pourtant susceptibles d’éclairer les redéfinitions à l’oeuvre au sein de nos univers de parenté contemporains. Concernant les sociétés occidentales, l’anthropologie a montré que l’adoption révèle et met à l’épreuve un principe d’exclusivité de la filiation confronté à de potentielles situations de « pluriparentalité » (Modell 1994 ; Fine 1998). L’attention aux origines permet de prolonger ces analyses en décrivant, aux côtés de la filiation — comme lien juridique incluant l’enfant dans un groupe de parenté — et de la parentalité — qui recouvre les manières d’agir et de prendre soin de l’enfant — l’émergence d’un nouveau type de relations. Celles-ci existeraient potentiellement, dans les situations adoptives, par le fait qu’une ou des personne(s) autre(s) que ses père(s) et mère(s) auraient pris part à sa procréation (Martial 2019). Il s’agit ainsi de questionner les parentés contemporaines à partir de leurs marges, en adoptant de surcroit un point de vue singulier. Face aux débats suscités par la question des origines, la voix des parents de naissance, des « Concerned United Birthparents » (Modell 1986) aux « mères de l’ombre » (Lefaucheur 2001) a tout d’abord suscité l’attention des recherches en sciences sociales. Les personnes abandonnées et/ou adoptées ont cependant vu leur nombre grandir avec l’essor de l’adoption internationale dans les dernières décennies du XXe siècle. Une génération devenue trentenaire se mobilise ainsi aujourd’hui[4], dénonçant des pratiques illicites et proposant une critique parfois radicale de l’adoption, du point de vue des personnes concernées[5]. Un renversement de perspective s’est ainsi progressivement opéré dans les débats sur les situations adoptives et la question des origines, désormais invoquée ou questionnée prioritairement par ceux qui occupent, dans la parenté adoptive comme au sein d’une potentielle « famille » d’origine, la position d’enfant et de descendant. Qu’en est-il, dans ce basculement, de leur rôle singulier dans les reformulations relationnelles induites par le rapport aux origines ? Faut-il déplacer la notion d’intention, analysée comme une dimension centrale des parentalités contemporaines (Courduriès et Tarnovski 2020) de la génération des parents vers celle des enfants ? Peut-on, par exemple, décider ou refuser de (re)devenir l’enfant ou le descendant d’une femme, d’un homme ou d’une famille ? Est-il alors possible d’occuper la place d’enfant ou de descendant de deux familles, et à quelles conditions ?

L’enquête

L’enquête en cours, conduite en France[6], est constituée d’un volet institutionnel, basé sur l’étude de dossiers conservés par l’Aide Sociale à l’Enfance complétée par des entretiens avec des professionnels de l’adoption (Martial 2020), par l’observation de réunions associatives regroupant parents adoptifs, postulants à l’adoption et jeunes adultes adoptés, et par une série d’entretiens avec 16 personnes ayant connu des situations d’abandon et/ou d’adoption en France ou en contexte international. L’analyse présentée ici, nourrie des premières investigations conduites auprès des institutions et des associations, est centrée sur les récits des personnes adoptées. Celles-ci ont été contactées via les associations, par bouche à oreille ainsi que par l’entremise des réseaux sociaux. Elles sont âgées de 20 à 78 ans. Quatre sont nées en France et 12 à l’étranger (Liban, Chili, Nicaragua, Guatemala, Colombie, Roumanie, Bulgarie, Bengladesh, Madagascar, Éthiopie). Presque toutes les personnes adoptées à l’international formulent une volonté de « retour », et six d’entre elles ont réalisé un ou plusieurs voyages à des âges oscillant entre 18 et 30 ans. Sept d’entre elles ont retrouvé, en France (2) ou à l’étranger (5), des personnes qu’elles identifient comme leurs parents « biologiques » ou comme la famille ayant pris soin d’elles avant leur adoption. Nous avons analysé, dans leurs récits, les éléments permettant de restituer leur expérience de la quête des origines, en choisissant quelques cas emblématiques, propres à rendre compte de la dimension singulière des relations ainsi construites.

Entrer dans la recherche : des configurations variées

De l’intérêt lointain pour un pays de naissance à la consultation d’un dossier ou à la mise en oeuvre d’un projet de retour ou de « retrouvailles », les modalités d’entrée dans la recherche varient en fonction des contraintes politiques, sociales et juridiques entourant l’accès aux origines. Quelques traits communs éclairent cependant les premiers pas des personnes abandonnées et/ou adoptées en France vers leurs origines.

Dans de nombreux récits, la question des origines se dessine tout d’abord comme une étape significative des parcours biographiques. Fréquemment décrite comme une préoccupation émergeant à l’adolescence, elle se transforme ensuite en projet d’entreprendre une recherche et/ou un retour au pays de naissance, parfois à l’occasion d’une crise personnelle dont elle vient permettre le dénouement.

Sonia, née en 1980, affronte à partir de l’âge de 20 ans des phobies de plus en plus envahissantes qui l’empêchent de vivre au quotidien. Elle consulte un psychologue qui l’accompagne dans son cheminement vers le projet de rouvrir son dossier d’adoption puis de se rendre dans son pays de naissance. Perrine associe également ses premiers questionnements à son travail avec une psychothérapeute, commencé après ses grossesses.

Ce qui m’a poussée à faire mes recherches, c’est la naissance de mon deuxième enfant. Déjà, la naissance du premier, ça m’a titillée et puis, bon, j’ai enchaîné la deuxième grossesse. […] Parce que le deuxième, quand il est né, il [ne] ressemblait ni à Éric [son conjoint] ni à sa famille, il me ressemblait à moi… et en fait tout le monde me disait « mais ça doit être de ton côté ». Et là, je me dis « bon, OK, voilà, il va falloir que j’y aille ».

D’autres évènements peuvent intervenir au fil des trajectoires personnelles. Grégoire souffre d’une maladie respiratoire, déclarée après ses 20 ans, qui s’est avérée d’origine génétique.

Je suis parti faire mes recherches des origines parce que comme on n’arrivait pas à trouver tout ce que j’avais, il a fallu que j’aille chercher. […] C’est bien beau quand on va voir le médecin : « Alors, les antécédents de vos parents ? ».

On retrouve dans ces témoignages la valeur contemporaine donnée à la question des origines comme voie de résolution d’un mal-être psychologique ou physiologique dont la découverte d’une « vérité » historique, voire génétique, pourrait constituer la clef.

La question des origines peut cependant se présenter tout autrement dans la vie des personnes adoptées et/ou abandonnées. Dans certains récits, c’est une rencontre inattendue qui enclenche une démarche de recherche et/ou de retour au pays de naissance. Né en 1943, Raymond P. porte le patronyme du conjoint de la femme qui l’a mis au monde, ce dernier l’ayant reconnu juste avant son abandon. Placé à la campagne en famille d’accueil, il revient dans la ville de sa naissance pour y faire ses études, et travaille dans la région durant l’été. « À 20 ans […], j’ai fait une colonie de vacances. Et un jeune, un enfant de 10 ans me dit : “Mais P., il y en a un dans ma rue !ˮ », et il me donne l’adresse ». Raymond entre ainsi en contact avec la femme qui l’a mis au monde et les enfants de celle-ci. Léa, née au Nicaragua en 1980, a grandi dans une petite ville non loin de Saint-Étienne. À partir de l’adolescence, elle s’interroge sur ses origines sans entreprendre de véritable démarche, jusqu’à ce qu’une cousine habitant la localité voisine lui annonce qu’une femme originaire de son pays de naissance vient de s’installer près de chez elle :

Elle me dit : « Voilà Léa : dans mon village, j’ai rencontré une autre personne d’origine étrangère qui est du même pays que toi ! ». Je lui dis : « Non, arrête… Le Nicaragua, tu te rends compte, dans le village où tu habites ? ». Elle me dit : « Si, si, si, oh là là, elle veut trop te rencontrer ! ».

Cette rencontre conduira Léa à retrouver sa mère biologique, la famille de celle-ci et à entreprendre plusieurs voyages pour les rencontrer.

Les origines peuvent aussi surgir dans la vie des personnes sans qu’elles en aient formulé le souhait ou anticipé la possibilité. Karine, née dans le secret en 1980, reçoit à l’âge de 20 ans une lettre de sa mère de naissance, envoyée chez ses parents. Eva, née en 1995, en Roumanie et adoptée à l’âge de 9 ans, est contactée quatre ans plus tard, alors qu’elle vient d’ouvrir un compte Facebook, par la mère de son ancienne famille d’accueil qui la met en relation avec ses frères de naissance. Les réseaux sociaux favorisent ces prises de contact intempestives (Swenny 2021), contribuant à l’émergence de relations nouées sans que les principaux concernés aient pu en formuler préalablement la volonté ou le projet.

Dans ces quelques situations, les éléments déclencheurs du rapport aux origines témoignent de positionnements, d’attentes et d’itinéraires variés. La question des origines peut y apparaître comme une étape cohérente au sein d’une trajectoire personnelle mais aussi comme le résultat d’une intrusion inopinée dans la vie des personnes, suscitant réactions et sentiments divers. Les récits concordent cependant sur un point : une fois formulée, la question des origines engage évidement les personnes adoptées, mais elle implique également leurs parents.

L’enjeu d’une négociation familiale

La famille adoptive, « repère » et « rempart » face à l’inconnu

La question du rapport de l’enfant adopté à ses origines est devenue une dimension incontournable de la parentalité adoptive. Elle constitue un point récurrent des dossiers d’agréments, les professionnels évaluant la capacité des candidats à l’adoption à préserver le rapport de l’enfant à son histoire pré-adoptive. Elle est aussi le thème de nombreux ateliers et groupes de paroles au sein des associations de parents adoptants. Les travaux conduits sur l’adoption internationale ont analysé la manière dont elle est racontée et mise en scène dans les familles à partir de différents supports (objets, photos, livres), ainsi que par la transmission de connaissances qui demeurent le plus souvent superficielles, entretenant cependant, une relation privilégiée à une supposée « culture » d’origine de l’enfant (Ouellette et Méthot 2003). Certains parents maintiennent des liens avec la famille d’accueil où leur enfant a vécu avant son adoption, facilitant ainsi son retour et de possibles retrouvailles. D’autres organisent le premier voyage de retour de leur enfant (Howell 2006, Yngvesson 2010).

Les parents sont présents dans les récits des personnes adoptées rencontrées dans cette enquête, qu’elles aient déjà entrepris un ou plusieurs voyages, ou projettent de le faire. La manière dont leurs témoignages sollicitent les parents adoptifs s’éclaire à la lumière des sentiments ambivalents, mêlés de désir et de crainte, que suscite la recherche des origines. Certaines redoutent d’être confrontés à une histoire douloureuse, de trouver un parent décédé ou encore de se présenter à un entourage dont on ne peut savoir à l’avance s’il sera accueillant. Face à ces inquiétudes, la famille adoptive est fréquemment présentée comme un « rempart ». Eva, née en Roumanie, a été placée en famille d’accueil à l’âge de 3 ans jusqu’à son adoption par un couple français, à l’âge de 9 ans. Elle dit avoir subi de graves maltraitances dans sa famille de naissance, et pense être responsable de son adoption, car elle aurait un jour « dénoncé » ses parents. Elle a été mise en lien via Facebook avec certains membres de sa famille de naissance. Lors de son premier retour en Roumanie, à l’âge de 18 ans, elle a demandé à ses parents adoptifs de l’accompagner.

Pour moi, c’était important parce qu’encore aujourd’hui, je ne me sens pas capable d’y aller toute seule. Psychologiquement, c’est un peu compliqué parce que…, déjà, je me sens un peu plus en sécurité quand il y a, on va dire, enfin c[e n]’est pas que je suis une enfant, mais quand il y a des personnes qui ont un peu plus d’expérience que moi, c’est plus… c’est plus facile pour moi parce que je [ne] saurais pas dire non, par exemple, si jamais je croisais, machin... 

Léa a fait trois voyages vers ses origines : le premier au Nicaragua, pays de sa naissance, et les deux autres aux États-Unis, où vit sa mère biologique avec une partie de sa famille. Ses parents l’ont accompagnée à deux reprises, constituant selon elle le « repère » dont elle avait besoin face à ce qu’elle décrit comme un « inconnu familial ». Mais cette demande d’accompagnement et de protection peut induire d’autres engagements parentaux.

La quête des origines à l’épreuve de l’exclusivité de la filiation : des injonctions paradoxales

Léa se remémore sa rencontre avec sa mère biologique comme un moment de réunion des deux femmes qui l’ont conçue et élevée.

Quand j’ai rencontré ma mère, forcément c’était un moment très…, ça faisait peut-être un an et demi qu’on était en contact […] Donc oui, c’était forcément très, très émouvant. Et puis, alors moi, je pense que ce qui m’a le plus… je ne sais pas, étonnée, émue, c’est de voir mes mamans, en fait, plutôt ensemble. Moi, OK, je suis préparée, j’ai travaillé, mais bon, ma maman et ma mère biologique… toute petite, j[e n]’aurais jamais… c’est un fantasme…

S’impliquer dans la quête des origines de son enfant peut ainsi conduire un parent à coexister avec une ou plusieurs autres figures parentales. Or, une telle expérience n’est pas toujours sereinement vécue et partagée. D’après les récits de leurs enfants, certains parents acceptent de réaliser un premier voyage mais déclinent le second. D’autres se contentent de soutenir financièrement le voyage de leur enfant. Quelques-uns préfèrent rester à distance de ce projet de retour et de retrouvailles, voire, dans de rares cas, s’y opposent.

Le sens du retour aux origines évolue, en effet, lorsque des relations se nouent entre la personne adoptée et une autre famille, qui peut lui être liée par sa naissance ou par ses premiers temps de vie. Les parents adoptifs semblent alors réagir de manière contradictoire. Sonia, partie en Colombie pour y rencontrer son ancienne famille d’accueil, avec qui ses parents avaient maintenu le contact, décrit ainsi l’attitude de sa mère :

Je me rappelle qu’elle m’avait dit des choses qui étaient, que je ne comprenais pas, parce qu’en même temps, c’est elle qui me payait le voyage et qui — pas qui voulait que j’y aille mais qui me donnait toutes les possibilités de le faire — et puis, à une semaine du voyage elle m’a dit : « Bon, ben maintenant, ça y est t[u] as ta nouvelle famille ? […] Tu vas pouvoir construire ta nouvelle famille et puis nous… voilà ».

Les parents de Grégoire l’ont accompagné lors de son premier voyage en Bulgarie, mais après ses retrouvailles avec sa mère biologique, ils refusent d’y revenir avec lui pour faire sa connaissance.

Ma mère avait peur de perdre sa position de mère. […] Un jour, elle m’a clairement dit : « Elle a aucun droit sur toi, c[e n]’est pas ta mère ; c’est moi, ta mère, elle t’a abandonné, on t’a adopté, donc c’est bon quoi, c’est soit elle, soit moi ».

Les parents adoptifs sont ainsi pris entre des injonctions paradoxales : encourager la relation de leur enfant à son pays de naissance, d’un côté ; et de l’autre, être et demeurer ses seuls et uniques parents en vertu de la manière dont nos sociétés définissent la maternité et la paternité, face à de nouvelles figures familiales qui menacent l’exclusivité de leur position. Dans ces conflits et tensions, les mères « adoptives » et « biologiques » sont en première ligne. Décédés, disparus ou inconnus, les géniteurs ou pères de naissances sont presque totalement absents des récits que nous avons recueillis, tandis que les pères adoptifs sont le plus souvent inclus dans l’appellation générique « mes parents ». Les femmes sont ainsi les actrices principales des négociations familiales entourant le rapport aux origines, plaçant la maternité au coeur des enjeux d’exclusivité et des conflits de loyauté qu’affrontent les personnes adoptées.

Une voie d’émancipation

Si certaines d’entre elles décident alors de garder pour elles leurs recherches, d’autres revendiquent au contraire leur liberté de nouer de nouveaux liens en dépit des réticences parentales, affirmant leur capacité à se situer entre plusieurs appartenances : leur filiation adoptive et les relations naissantes que la recherche a fait éclore. Elles décrivent alors leur expérience de quête comme une manière de s’émanciper de la tutelle parentale.

Léa fait ainsi clairement référence à sa nouvelle autonomie de jeune adulte lorsqu’elle évoque sa réponse à sa cousine, qui lui propose de rencontrer une femme originaire de son pays de naissance :« J’avais 24 ans à l’époque, je lui ai dit : “Ben oui, oui, il n’y a pas de soucis !ˮ. En plus, je partais de chez mes parents, je prenais mon appart, voilà [comment] je me sentais, j’avais une vie, j’ai dit : “Ben oui, je veux bien !ˮ ».

Grégoire, qui a retrouvé sa mère de naissance après son premier voyage de retour en Bulgarie, explique également au sujet de ses parents adoptifs : « Ils avaient leur propre conception […] : tu y vas, tu prends tes infos et tu pars. Voilà, c’est ça qu’ils pensaient. Maintenant, moi, c[e n]’est pas ce qu’on m’a… c[e n]’est pas ma conception, chacun est libre de faire ce qu’il veut dans la vie […] ».

Sonia a retrouvé sa famille d’accueil lors de son voyage en Colombie et décrit l’évolution de ses relations avec sa mère suite à ce voyage :

Et c’est en ça que, peut-être que j’ai grandi aussi. […] Jusqu’à mon voyage, elle avait une emprise sur moi qui était énorme. […] Et après ce voyage, j’ai été capable de m’entendre dire : « Je [ne] suis pas forcément d’accord avec toi et je vois plutôt les choses comme ça. ». Et on a réussi à commencer à construire une relation comme ça.

Perrine, seule adoptée dont les parents sont explicitement réticents à toute recherche de sa part, explique également comment elle a décidé d’« affronter » son père, personnage autoritaire dont elle est, par ailleurs, très proche, pour lui demander de l’aider dans sa démarche. Dans les tractations familiales, le rapport aux origines constitue ainsi un enjeu d’émancipation pour les personnes adoptées.

Cette émancipation se joue parallèlement dans l’adhésion à différents collectifs arrimant les personnes adoptées à de nouveaux groupes d’appartenance. Les associations culturelles, composées de personnes immigrées originaires du pays de naissance des adoptés, offrent la possibilité de se fondre physiquement dans un groupe (« devenir un parmi d’autres », comme le dit une jeune femme lors d’un groupe de parole) tout en acquérant de nouvelles connaissances sur la culture, la langue, les pratiques du pays d’origine. Ces apprentissages sont décrits de manière très positive comme un enrichissement et comme une première étape, initiant la démarche du « retour ». L’adhésion à des collectifs de personnes adoptées est, par ailleurs, fréquemment évoquée comme initiée par le besoin d’échanger au sujet du rapport aux origines, d’accéder à des informations ou des conseils, de partager une expérience. Certaines des personnes que nous avons rencontrées en deviennent parfois animatrices, où y rencontrent des figures influentes. Les arguments qui définissent et valorisent le rapport aux origines y sont exprimés et discutés, constituant ensuite les motifs récurrents de certains récits personnels. Qu’il s’agisse d’initier le retour au pays de naissance ou d’inscrire les origines dans une condition commune, ces différents collectifs offrent un espace alternatif de partage et de formulation des expériences et des émotions associées à la quête des origines, au moment où les personnes s’émancipent du discours que leurs parents leur ont transmis sur leur histoire adoptive, et commencent à forger leur propre récit.

Des liens qui singularisent

Cette affirmation de soi s’accompagne, au fur et à mesure que se tissent les liens issus des origines, d’un processus commun à de nombreux récits : celui d’une appropriation de relations qui transforment la personne et la singularisent au sein de sa parenté. Celle-ci devient, tout d’abord, intermédiaire et médiatrice entre sa famille d’origine et sa famille adoptive. C’est elle qui décide de donner, ou pas, des informations ; de mettre, ou non, en relation les uns et les autres ; et qui choisit les modalités de ces relations. Ce processus d’appropriation caractérise notamment les dynamiques fraternelles qui concernent dans cette enquête des frères et soeurs adoptés de différentes origines. La recherche y est toujours racontée comme une expérience éminemment personnelle qui distingue et sépare les membres de la fratrie. Trois principes se dessinent. Premièrement, les quêtes ne sont pas simultanées. Elles sont initiées par l’un des frères et soeurs, tandis que l’autre est d’abord décrit comme peu intéressé ou concerné par la question. Lorsque la recherche aboutit cependant, il n’est pas rare qu’une soeur ou un frère sollicite de l’aide, un accompagnement pour s’engager à son tour dans une quête. Un deuxième principe s’impose alors : on ne peut pas chercher pour l’autre. Sonia rapporte ainsi la réponse donnée à son frère, né dans le secret en France, et qui lui demande de « chercher pour lui » : « “C’est ton histoire quoi, c’est toiˮ, enfin ça, c[e n]’était pas possible, comme je lui ai expliqué […] On [ne] peut pas faire les démarches pour d’autres. Et d’ailleurs, je pense que c[e n]’est pas bon de le faire pour d’autres ». Troisièmement, la recherche crée des relations qu’on ne partage pas avec ses frères et soeurs adoptifs. Grégoire, qui a retrouvé sa mère et ses soeurs biologiques en Bulgarie, réagit très mal lorsque sa soeur adoptive, née dans le même pays et qui n’a pas engagé de démarche de recherche, devient « amie » Facebook avec Antonia, la mère biologique du jeune homme. Leur mère intervient dans le conflit : « Tu fais des histoires pour rien, on n’est pas comme ça dans la famille, on partage ». Or, justement, Grégoire ne veut pas partager :« On me prend mon histoire », dit-il, et le conflit perdure, jusqu’à ce que sa soeur supprime le lien virtuel. Grégoire justifie ainsi son refus : « c’est des choses qui sont séparées, on a une famille ensemble, c’est notre famille française, mais nos origines sont séparées ». Il explique également à Antonia : « C’est mon histoire, donc je te privatise et personne n’a le droit d’avoir accès sauf si je donne l’accord. C’est égoïste, mais c’est normal, c’est ma vie, c’est mon histoire, c’est ma mère biologique. ». Grégoire revendique ainsi l’exclusivité du lien qu’il entretient avec ses origines, à l’encontre des règles qui président théoriquement à l’égalité fraternelle.

Cette personnalisation des liens se lit aussi dans leur difficile transmission. Léa, née au Nicaragua, a présenté sa fille aînée à sa famille d’origine lors de sa dernière visite. Celle-ci, aujourd’hui pré-adolescente, apprend l’espagnol pour participer aux rencontres familiales en ligne. Mais « comme elle n’a pas de liens avec eux, c’est sûr qu’elle [n’]a pas… elle [n’]a pas intégré ça forcément comme étant des membres de sa famille. C’était de la famille de moi, mais pas forcément la sienne… ». Quand on pose à ses filles — dont l’une a la peau mate, comme sa mère — la question de leurs origines, Léa explique qu’elles répondent : « ma mère est adoptée ». L’adoption informe ainsi leur histoire, mais les origines de leur mère ne créent pas de liens qui les concernent directement.

Les relations créées par l’origine singularisent donc les personnes adoptées dans leur fratrie, et plus largement dans leurs familles. Au fil de leurs recherches, elles deviennent les instigatrices d’une histoire familiale dont elles composent la trame, esquissant les contours de ce que l’on pourrait appeler une « parenté pour soi », éminemment liée à leur histoire personnelle. Mais à quels modèles, règles et codes une telle parenté peut-elle s’arrimer ? Comment faire exister les relations qui la constituent ?

Définir les contours d’une « parenté pour soi » : une entreprise délicate

Il semble en effet particulièrement délicat de se positionner face à une famille d’origine (re)découverte. Certaines personnes adoptées ne cherchaient pas leurs origines lorsqu’elles ont été sollicitées. Celles dont la recherche s’est avérée fructueuse doivent entrer en contact avec une femme et/ou une famille le plus souvent inconnue(s), négocier une première rencontre, trouver leur place dans un environnement relationnel incertain. Si ces différentes démarches rencontrent des issues très diverses, deux éléments les caractérisent. Le premier est l’indéfinition de relations qui ne sont régulées ni par le droit — elles ne sont pas censées exister — ni par un « code de conduite » partagé : elles répondent alors à des règles et principes improvisés au fur et à mesure que les personnes concernées investissent les liens. Bien loin de l’évidence ou de la « vérité » d’un principe naturel transcendant, les relations liées aux origines sont ainsi constamment soumises à la volonté des protagonistes. Dans l’incertitude qui en résulte, les récits des personnes adoptées se distinguent par un champ lexical comparable : « je me suis lancée », « j’ai décidé », « j’ai arrêté », « je leur ai dit : “c’est bonˮ », « j’ai renoncé », etc. La quête des origines y apparaît comme une entreprise qui engage des actes, des décisions, des choix individuels, traversés toutefois de maintes hésitations.

Une rencontre progressive

Dans l’enquête menée par Janet Carsten en Écosse auprès de personnes adoptées cherchant leurs origines, un certain nombre d’entre elles avaient éprouvé le besoin impérieux, une fois connues les coordonnées d’un parent de naissance vivant dans un périmètre proche, de prendre contact presque immédiatement (Carsten 2007a : 414). Les démarches restituées dans notre enquête semblent au contraire modulées par une certaine prudence. Dans les situations d’adoption internationale, la distance et le recours aux outils numériques ainsi qu’aux réseaux sociaux qui donnent la possibilité de communiquer grâce aux outils de traduction en ligne malgré les obstacles linguistiques, permettent de nouer progressivement les liens : aux courriers postaux succèdent les échanges de mails (qui n’obligent pas à répondre dans l’instant), les connexions sur les réseaux sociaux, puis d’éventuelles rencontres en vidéo, au fur et à mesure que les personnes adoptées se familiarisent avec la langue du pays. Le recours à ces divers outils multipliant les interlocuteurs, plusieurs récits de quête décrivent des approches concentriques, où différents apparentés potentiels sont tour à tour sollicités. Lorsqu’elle reprend contact, par courriel, avec la famille d’accueil où elle a été placée enfant, Sonia échange, par exemple, avec le couple de ses grands-parents, puis avec ses « soeurs », les filles de sa famille d’accueil et enfin, avec leur mère. Grégoire commence par écrire à ses demi-soeurs biologiques, parce qu’elles parlent anglais. Il crée un groupe Facebook avec elles mais les trouvent trop peu réactives, et contacte alors sa mère biologique. « Je me suis dit : “Allez, stop, c’est bonˮ. […] au bout de 15 jours, j’ai “vrilléˮ, j’ai lancé un contact direct avec ma mère biologique et, là, […] voilà, je lui ai dit : “Bonjour, je suis Grégoireˮ et c’est comme ça qu’on a commencé ».

Les contacts ne se traduisant pas nécessairement par une rencontre. Carole, que sa mère biologique a retrouvé 20 ans après sa naissance dans le secret, n’a jamais souhaité rencontrer celle-ci. Les deux femmes ont cependant correspondu durant dix années, principalement par courrier postal. Eva est amie Facebook avec plusieurs membres de sa famille de naissance en Roumanie, mais ne les a jamais rencontrés lors de ses voyages de retours.

Entre reconnaissance immédiate et sentiment d’étrangéité : trouver la bonne distance

Lorsque des retrouvailles ont lieu, les récits décrivent une commune difficulté à concilier des impressions contraires : à la proximité imaginée du fait du lien procréatif s’oppose la distance créée par la séparation et l’absence d’histoire commune. Certains décrivent un sentiment immédiat de reconnaissance : la voix, les odeurs, les postures et, bien sûr, les ressemblances sollicitent les corps pour tisser un lien avec la femme rencontrée, ainsi qu’avec ses enfants. Mais il faut aussi répondre à des attentes et des sentiments que l’on n’attendait pas ou que l’on n’éprouve pas encore. Dans certaines situations, le retour de la personne adoptée vient au contraire rompre un secret demeuré longtemps enfoui : celle-ci doit trouver sa place en s’accommodant des silences familiaux, entrer dans une famille dont certains membres ne connaissent pas son existence. Dans ces conditions inconfortables, il importe d’identifier les conduites à adopter. Dans le cas des adoptés internationaux, la question de la résidence est, par exemple, souvent évoquée. Grégoire refuse, lorsqu’il vient en Bulgarie pour rencontrer sa mère et ses demi-soeurs biologiques, de loger dans la famille. « Je [ne] sais pas si je suis encore prêt à dormir chez elle. Y aller, passer l’après-midi, la soirée, c’est avec plaisir, mais dormir chez elle […] Je [ne] sais pas. Je [ne] suis peut-être pas prêt à prendre cette place quoi, voilà. ». Lors du premier voyage entrepris par Léa pour rencontrer sa famille biologique, avec ses parents et son conjoint, celle-ci raconte :

On a logé dans un hôtel parce que ma soeur, tout ça, ils nous ont proposé de venir chez eux, mais je leur ai dit que non, parce que je [ne] me voyais pas, en fait, passer dix jours avec eux comme ça, tout de suite. J’avais besoin, en fait, de me recentrer aussi et de me ressourcer avec mes parents et puis Gilles.

À ces premières réserves peuvent, cependant, succéder de nouvelles pratiques, au fur et à mesure que se tissent les relations. Lors de son second voyage, entrepris avec son mari et sa fille, Léa a logé chez sa soeur. Grégoire raconte également que lors de son tout dernier séjour, sa mère biologique lui a donné la clé de son logement : « Elle m’a offert, sur le dernier voyage, elle m’a offert la clé de son logement en me disant : “Aujourd’hui, en Bulgarie, tu as une maison.ˮ ».

Une autre question témoigne également de la dimension incertaine et processuelle des relations : comment nommer les personnes retrouvées ? Si les termes de parenté les plus ordinaires sont utilisés, la quête des origines conduit à identifier et rencontrer des « mères », des « pères », des « frères et soeurs », les pratiques de dénomination font cependant varier les qualificatifs, ainsi que l’emploi de pronoms possessifs. Raymond n’emploie jamais de pronom personnel, parlant de « cette » mère, évoquant « le », « la », « ce » demi-frère ou « cette demi-soeur », etc. Aucun de ces apparentés ne lui est véritablement relié. Il importe ensuite de distinguer ces nouveaux parents de la famille des personnes adoptées. Sonia explique ainsi, au sujet de sa famille d’accueil colombienne, qu’elle a retrouvée lors de son voyage de retour :

Je [ne] pouvais pas dire « ma mère », parce que j’en ai qu’une, mes grands-parents, ben j’ai des grands-parents, donc, en fait, même moi, c[e n]’était pas facile pour moi de dire « ma mère », « mon père », « mon grand-père », « ma grand-mère ». Tout ça, c’était dans ma famille quoi, donc j[e n]’y arrivais pas et en fait, c’est en Colombie qu’ils ont dit spontanément « corazόn ». Et ça m’a plu. Et donc, c’est pour ça que je dis « ma famille de coeur ». Parce que pour moi, […] je [ne] veux pas, voilà, j’ai mon père, j’ai ma mère, j’ai mon frère, et c’est pour ça que je dis aussi « ma soeur de coeur ».

La plupart des personnes rencontrées veillent soigneusement à ne pas confondre leur mère adoptive (leur mère) avec celle qu’ils désignent le plus souvent comme leur mère « biologique », tout en différenciant les termes d’adresse. Grégoire appelle sa mère de naissance par son prénom. Léa commence par prévenir sa mère biologique : « Je ne pourrai pas t’appeler maman ». Mais ces pratiques de nomination peuvent évoluer. Trois voyages et quinze années après leur première rencontre, elle constate ainsi : « Je pense que depuis quelque temps, je peux dire “Mamaˮ, en fait. Alors, c[e n]’est pas en français, donc ça m’aide un peu, mais je pense que j’ai besoin de créer un autre lien, petit à petit avec elle. ».

Ces quelques descriptions suggèrent l’existence de relations processuelles et reformulées, parfois consolidées au fil de leur investissement par les personnes concernées. Mais comment la « parenté pour soi » qu’elles constituent peut-elle durer, et selon quelles modalités ?

Des affinités électives aux obligations familiales

Les relations associées aux origines progressent selon des rythmes variés. Leur durée ou du moins, le temps durant lequel elles sont actives, n’est pas définie à l’avance et semble soumise à la volonté de chacun. Elles se déroulent surtout à distance et sur les réseaux sociaux. Les anniversaires, les fêtes familiales, les naissances sont des occasions de contacts et d’échanges qui permettent d’entretenir la régularité des liens. La dimension élective revêt une intensité particulière : il est fréquent, notamment, qu’une soeur ou un frère devienne un interlocuteur privilégié. Léa, représentant sa famille par un schéma, commente ainsi : « En fait, ces deux personnes-là, je [ne] les ai jamais vues. Je suis très, très peu… j’ai quasiment aucune relation avec mon frère et, par contre, je parle beaucoup, beaucoup avec cette soeur-là ». Au fil du temps s’instaurent aussi des obligations familiales, dans un contexte où de fortes inégalités de ressources séparent les personnes adoptées de leur famille d’origine, dans les relations transnationales comme en France. Améliorer les conditions de logement, intervenir en cas d’accident de santé, soutenir les études d’un jeune frère ou soeur sont autant de manière de répondre aux règles d’une solidarité familiale qui s’instaure progressivement. Dans les témoignages que nous avons recueillis, ces solidarités s’exercent à l’échelle internationale, dans une dynamique assez comparable à celles des relations « dormantes » évoquées par Melissa Blanchard dans ce numéro au sujet des familles transnationales, constellations dont les liens « peuvent être distendus, être réactivés ou se dissoudre », et n’incluent « pas exclusivement des liens actifs »[7]. Certaines personnes adoptées craignent, cependant, d’être instrumentalisées par ces logiques de solidarité. Élise, qui a retrouvé sa famille d’origine au Guatemala, continue, dix ans après son premier voyage, d’entretenir des relations à distance avec sa mère et sa soeur biologique. Elle reproche, cependant, à cette mère de lui avoir fait croire qu’elle était souffrante afin de recevoir une aide financière de sa part. Heurtée par ce mensonge, Élise a cessé ses relations avec elle mais elle a ensuite repris contact.

Peut-on rompre ou refuser les relations liées aux origines ?

Différents motifs peuvent justifier le souhait de rompre avec les personnes auxquelles on se trouve lié par ses origines : la volonté d’éviter un conflit de loyauté ressenti comme insupportable, la crainte d’être ramené à une histoire familiale trop douloureuse, la déception éprouvée lors d’une première rencontre ou encore la peur d’être instrumentalisé à des fins économiques. Pourtant, si la réticence à établir ou à maintenir des liens sont exprimés dans plusieurs des récits recueillis, il semble que l’accès à la connaissance des origines implique des connexions qu’il est difficile de refuser complètement, et dont les effets ne cessent jamais entièrement.

Lorsqu’il rencontre la femme qui l’a mis au monde, à l’âge de 20 ans, Raymond participe à une réunion familiale durant laquelle il éprouve le sentiment d’être indésirable et décide « de ne pas donner suite ». Mais à l’âge de 78 ans, il constate que cette partie de son histoire s’est manifestée ponctuellement (tous les 20 ans) durant sa vie, lorsqu’il a éprouvé le besoin de solliciter de nouvelles informations, quand un demi-frère a souhaité nouer avec lui une relation, ou quand un fils de sa demi-soeur l’a recontacté et qu’il a lui-même tenté d’échanger avec elle. Aujourd’hui, alors qu’il approche de ses 80 ans, Raymond n’a plus aucun lien personnel avec cette famille mais sa fille est devenue amie Facebook avec le fils de son demi-frère. Des relations virtuelles se poursuivent ainsi, à la génération suivante. Karine, née dans le secret et recueillie par une association, a été retrouvée à l’âge de 20 ans par sa mère biologique, Carole. Éprouvant la sollicitation de cette femme comme une intrusion menaçante pour sa famille adoptive, elle envoie d’abord une fin de non-recevoir par l’entremise de l’association. Six ans plus tard, à la mort de son père, elle s’autorise néanmoins à reprendre contact afin d’obtenir des informations sur les conditions de sa naissance et de son abandon. Une relation épistolaire s’ensuit durant une dizaine d’années, qu’elle interrompt lorsque le mari de Carole envoie à Karine une invitation sur les réseaux sociaux.

Son mari donc, a essayé de me rechercher sur Facebook et il m’a demandée en ami, en indiquant (il s’appelle Jean-Claude) : « Jean-Claude indique que vous faites partie sa famille » et là, ça a été trop violent. Je me suis dit : « Putain ! Une deuxième intrusion, c’est bon quoi ! Non, c[e n]’est pas ma famille ! »

Après plusieurs années de silence, Karine tente à nouveau de prendre des nouvelles de Carole, et apprend son décès récent. Mais Carole a eu un autre enfant, plus jeune de 10 ans, qui tente actuellement d’entrer en contact avec Karine et son mari via les réseaux sociaux. Eva, née en Roumanie, a été mise en contact, via Facebook, avec des membres de sa famille de naissance. Elle décrit ces relations comme des liens dont elle doit se protéger, car ils la rattachent à une histoire familiale douloureuse et parce qu’elle craint d’être sollicitée financièrement. « Dieu merci », commente-t-elle au sujet de ses frères de naissance et de leurs éventuelles demandes « Je ne parle pas roumain ». Cependant, s’il lui est arrivé de « supprimer » certains de ses contacts Facebook, elle a ensuite renoué ces liens virtuels, comme une façon de reconnaître, en dépit de ses réticences, cette part de son histoire.

Ces récits s’éclairent de l’analyse que propose Marilyn Strathern au sujet de la force constitutive des connaissances relatives à la parenté :

Dans les contextes euro-américains, l’acquisition de certains types de connaissances sur l’ascendance implique l’acquisition d’une identité. Ce type de connaissance a un effet immédiat — une fois obtenue, elle ne peut être rejetée ou mise de côté — « la connaissance crée des relations : la relation naît lorsque la connaissance existe ».

Strathern 1999 : 78, citée in Carsten 2007a : 414

Dans ces conditions, le seul recours possible serait de refuser l’information. Or, l’enjeu que représente justement, pour toutes les personnes rencontrées, l’accès à la connaissance des conditions de leur naissance et de leur abandon, les conduit au contraire à accepter ou à relancer des contacts, quand bien même elles ne tiennent pas forcément à nouer des relations ou ne les perçoivent pas comme bienfaisantes. Une fois établie la « vérité » des origines, elles doivent, en outre, composer avec la potentialité des liens : la circulation des informations suscite et réactive, d’une génération à l’autre, des tentatives de contact, des attentes, voire des obligations. Face à ces sollicitations, cependant, les personnes concernées se positionnent, décident et agissent. Janet Carsten (2007a) a commenté leur capacité à négocier la force constitutive des informations relatives à la parenté : comme elle le suggère, le fait de se conduire, ou non, comme un parent représente une part cruciale de la définition de la parenté et de l’identité : celles-ci ne reposent pas uniquement sur la connaissance, mais sur la capacité d’agir et le sentiment de contrôler sa propre vie. Or, c’est exactement ce qui est en jeu lorsque les personnes adoptées, entamant la recherche de leurs origines, deviennent les instigatrices de leur histoire familiale et personnelle. Leur capacité à (re) construire, ou non, des relations vient prolonger des stratégies narratives décrites par Janet Carsten comme une forme de « travail de parenté » (kinship work) (2007b) où se joue la construction des identités personnelles.

Conclusion

Cette exploration des récits de quête des origines éclaire un versant peu exploré du « travail de parenté » dans les configurations adoptives. La recherche et l’établissement de relations liées aux origines apparaît, en premier lieu, comme une voie d’affirmation et d’émancipation, une manière, sans doute spécifique aux situations adoptives, de vivre le passage à l’âge adulte. Les relations alors créées semblent se caractériser par leur caractère éminemment personnel, singularisant les personnes adoptées dans leur propre famille. Elles constituent une forme de « parenté pour soi », incertaine et processuelle, dépourvue de règles préétablies, que l’on ne partage pas et que l’on transmet peu. Distantes, entretenues par des échanges épistolaires, numériques et virtuels, elles évoluent aux marges de la parenté des personnes adoptées. Dormantes, elles peuvent rester inactives ou s’éteindre presque totalement, sans toutefois disparaître entièrement. L’accès à la connaissance des origines crée ainsi des liens ténus, dont il semble impossible de nier complètement l’existence, mais qui demeurent soumis au choix, à l’intention de se comporter, ou non, comme un parent. Une fois mises en actes, les relations créées par l’origine font ainsi l’objet de diverses stratégies de nomination et de qualification, pour déployer de nouvelles constellations transnationales et pluriparentales. Les personnes adoptées témoignent ainsi de leur capacité d’agir et d’exister en tant qu’enfants et descendants, à la croisée de plusieurs appartenances.