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Au tournant des années 1990, à l’heure de l’effondrement de l’URSS et de l’explosion des cas de VIH/sida, le virus de la rougeole, le plus contagieux des virus humains, a balayé le monde sans que l’on sache exactement combien de malades, de morts et de séquelles il a laissés dans son sillage. Il constitue pourtant l’un des grands absents des frises chronologiques consacrées à un « siècle pandémique », entamé avec la « grippe espagnole » de 1917-1920, qui tarde à s’achever (Honigsbaum 2020). Le fait que la rougeole soit à l’époque une maladie évitable par la vaccination (MEV) depuis vingt-cinq ans déjà nous exhorte à en faire l’autopsie.

Pour saisir une susceptibilité collective et ses déterminants, nous reviendrons sur le processus de coproduction (Jasanoff 2004) entre l’infection et ses vaccins des années 1960 aux années 1990. Nous aborderons l’éventail dynamique des représentations dont l’infection a été l’objet, les dimensions sociales des contaminations et l’évolution des politiques de prise en charge de la MEV afin de comprendre pourquoi la vaccination de masse au moyen de produits immunisants efficaces n’a pas suffi à l’éviter. Nous finirons en avançant que le plan « d’élimination mondiale » du virus, enclenché dans les années 1980, pourrait avoir contribué à accroître les inégalités en santé.

Statistiques, archives et documentation produites par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), littérature scientifique de l’époque et entretiens sous-tendent une étude « à parts égales » des acteurs concernés, faisant dialoguer les expériences très locales, les programmes nationaux et les plans internationaux[1]. Leur analyse croisée fera de ce moment infectieux oublié une preuve du fait que les pandémies ne sont pas de simples événements biologiques, mais des faits sociaux totaux (Rosenberg 1989 ; Gaille et Terral 2021) et un révélateur presque prophétique des écueils d’une santé (publique) mondiale technologisée et verticale qui a pris un « tournant vaccinal » (Monnais 2021).

Chroniques d’une non-pandémie plus ou moins annoncée

Il est difficile de donner une date de début ou de fin à une pandémie (Vargha et Greene 2020). Pour ce qui est de la rougeole de 1988-1992, l’exercice s’avère impossible. Ce n’est pas là la simple conséquence du fait que l’on ne dispose pas encore de tous les outils technologiques informatiques ou de génotypage pour suivre le virus à la trace et en temps réel. En fait, on ne parle jamais de pandémie pour qualifier la rougeole à l’époque.

Le terme n’était certes pas très à la mode il y a trente ans ; ses usages ne s’inscrivaient pas encore dans des politiques de préparation (Lakoff 2017) portées par un règlement sanitaire international (RSI) établi en 2005, au lendemain de la crise du syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS), qui a fait de la rougeole une des pathologies visées par la déclaration d’urgence de santé publique de portée internationale (USPPI). Au tournant des années 1990, on le remarque essentiellement accolé au VIH/sida et à la tuberculose, à l’occasion à l’hépatite B, à la dengue et à des problèmes de santé chroniques ou des pratiques à risque — diabète, tabagisme, dépendance au crack, césariennes[2]. On y recourt sinon pour qualifier des crises passées qui ont laissé des traces dans les imaginaires collectifs et les livres d’histoire : la « peste noire » médiévale, le « choléra asiatique » du XIXe siècle et la « grippe espagnole » de 1917-1920.

Le concept manque en parallèle de balises précises, ou il semble plutôt être l’objet de définitions floues en concurrence. S’agit-il en l’employant d’illustrer la présence continentale, transcontinentale, voire mondiale, d’un problème de santé ? De l’explosion brutale de cas infectieux, associée à une contagiosité élevée ? D’une mortalité inédite, incertaine, à tout le moins dépassant toutes les prédictions, qui s’associerait au caractère inconnu du pathogène concerné ? Experts en santé publique et historiens suggèrent ensemble, devant la menace de la grippe H1N1 en 2009, de retenir au moins deux critères : l’étendue géographique de la poussée (sans forcément qu’elle soit planétaire) et son caractère infectieux (Morens, Folkers et Fauci 2009 ; Honigsbaum 2009). Qiu et al. (2017 : 7) ajoutent l’importance de considérer qu’elle a forcément un coût économique et social élevé.

Le cours de la rougeole entre 1988 et 1992 respecte ces caractéristiques consensuelles en plus de mettre en relief l’extrême contagiosité du pathogène responsable. Une recherche systématique effectuée dans le dépôt institutionnel de l’OMS Iris et dans la base de données Pubmed[3], doublée d’un dépouillement des archives de l’OMS consacrées à la rougeole, permet d’établir que ce sont au moins 50 pays sur 169 qui partagent des données de morbidité et de mortalité infectieuses avec Genève à l’époque, qui vont rapporter, analyser et s’inquiéter de résurgences rougeoleuses, voire de flambées majeures, de Hong Kong aux États-Unis en passant par la bande de Gaza.

Le portrait épidémiologique que l’on peut en dresser n’en est pas moins confus : à la fin des années 1980, la rougeole reste omniprésente dans le Sud global et un des principaux tueurs d’enfants en Afrique subsaharienne. On parle de près de deux millions de cas déclarés en 1988, dont un tiers sur le continent africain — une proportion stable, malgré la chute impressionnante de l’incidence mondiale dans les années précédentes. Dans certains pays, les courbes sont en dents de scie — en Algérie, en Égypte ainsi qu’en Italie, en Grande-Bretagne ou en France, trois nations européennes qui déclarent jusqu’à 100 000 cas par an. En conséquence, les chiffres cumulés de morbidité annuelle ont tendance à induire en erreur : certes, la baisse des cas semble vouloir stagner (on remarque même un léger rebond en 1989 et en 1992), mais rien n’indique une remontée préoccupante. Au-delà des données quantitatives, l’alarmisme de certains épidémiologistes jure avec le problème qu’ils soulèvent. Cependant que des dizaines d’articles s’inquiètent des résurgences aux États-Unis en 1990-1991 (avec aux environs de 55 000 cas déclarés), c’est le silence ou presque sur les 157 000 contaminations répertoriées en France pour la seule année 1991 auprès d’une population quatre fois moins importante…[4]

Fig. 1

Cas de rougeole par pays par an

Cas de rougeole par pays par an
Source : base de données « Our World in Data » (2021)

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Hong Kong (avec 3 162 cas en 1988 : Chuang et al. 2002), les îles Marshall[5] et le Burundi (Cutts et al. 1991) sont parmi les premiers pays touchés. La maladie se dissémine en Europe de l’Est à partir du début de 1988 pour n’en disparaître qu’en 1992, touchant la Hongrie (17 938 cas : Agocz et al. 1992), l’Albanie surtout (168 636 cas en 1989-1990 : Bino et al. 2003), la Pologne (56 000 cas en 1990) et la Bulgarie (plus de 20 000 en 1991‑1992). Sur le continent américain, la province du Québec sert d’index dès décembre 1988 (avec 10 373 déclarations en neuf mois : Monnais 2019) avant la Californie, le Texas et plusieurs grandes villes états-uniennes : Chicago (2 232 cas en 1989 : Moser 2015), Milwaukee (1 095 cas entre septembre 1989 et juin 1990 : Schlenker et al. 1992), New York (environ 2 500 cas entre mars et décembre 1990), Philadelphie (1 424 cas entre octobre 1990 et juin 1991). Au Mexique, l’État du Guerrero consigne 84 000 contaminations entre septembre 1989 et mars 1990 (Andersson et al. 1992). Le Salvador, le Chili, la Colombie sont aussi durement touchés avant le Guatemala, le Honduras, la Jamaïque, le Nicaragua et l’Argentine. En 1990, l’Iran (700 malades : Janghorbani, Parizi et Ghorbani 1993) et Porto Rico (1 805[6]) s’inquiètent à leur tour ; 13 578 cas sont déclarés à Niamey au Niger (entre octobre 1990 et avril 1991 : Malfait et al. 1994) ; la Nouvelle-Zélande rapportera 9 239 contaminés en 1991 (Galloway et Stehr‑Green 1991) et l’Afrique du Sud 757 pour le seul mois d’août 1992 (Coetzee et al. 1994).

Le décodage de ces poussées de rougeole aux quatre coins du globe s’avère tout aussi déroutant. Celles‑ci semblent en effet partager peu de points communs. De quelques dizaines à plusieurs centaines de milliers de cas, elles s’étendent sur quelques semaines ou quelques mois, modulant le curseur de l’incidence annuelle à l’échelle nationale[7]. Les taux de mortalité varient aussi largement[8], de même que la proportion de cas graves (identifiables au moyen de statistiques d’hospitalisations). Si cette proportion dépassait la moyenne des dernières décennies à Porto Rico, elle atteignait 34 % à Chicago[9] et près de 90 % dans le principal camp de réfugiés vietnamiens de Hong Kong (Taylor 1999). Quant aux espaces concernés, îles et régions rurales à l’habitat dispersé (Marshall, Nouvelle‑Zélande, Burkina Faso) côtoient des lieux très densément peuplés (mégalopoles, campus américains, écoles taiwanaises et finlandaises, camps de réfugiés) et des régions entières (Québec, province burundaise de Muyinga, Californie, État du Guerrero), mais sans frontières naturelles établies. Les enfants furent incontestablement les plus touchés — la rougeole est encore souvent qualifiée de « première maladie », celle qu’on attrape avant toutes les autres, un effet de son extrême contagiosité —, mais adolescents et jeunes adultes n’y ont pas échappé. Si beaucoup de flambées ont concerné des communautés jugées insuffisamment vaccinées et des nourrissons qui ne pouvaient pas l’être[10] (Markowitz et al. 1989 ; Schlenker et al. 1992), un certain nombre ont impliqué des communautés a priori bien protégées : c’est le cas de la plupart des éclosions en milieu éducatif (Cutts et al. 1991 ; Lee et al. 1992 ; Allen et al. 1993 ; Coetzee et al. 1994).

Ces derniers traits de la pandémie réclament de remonter dans le temps vaccinal afin de saisir la construction de susceptibilités individuelles et collectives à la lumière de la relation qui s’est tissée entre l’infection virale et le, ou plutôt en l’occurrence, les produits biologiques censés permettre de la contourner.

Le virus rougeoleux et ses vaccins

Due à un morbillivirus de la famille des Paramyxoviridae isolé en 1954, la rougeole est une infection éruptive aigüe qui se transmet par voie aérienne (grosses gouttelettes et aérosols), reconnue comme entité clinique depuis au moins le Xe siècle. Il s’agit de la maladie humaine la plus contagieuse : un infecté peut contaminer 18, peut-être 20 autres personnes. Elle ne se soumet pas facilement au diagnostic clinique et ne se soigne pas. Ses complications, qui se manifestent dans 10 à 20 % des cas diagnostiqués, sont pour la plupart d’entre elles traitables ; elles vont, en ordre de prévalence décroissant, de diarrhées, otites (1 cas sur 10) et kératites à des pneumonies (1 sur 20) et encéphalites (1 sur 1 000), ces dernières entraînant éventuellement des problèmes neurologiques ou une cécité irréversibles (Monnais 2019 : 58-60). Étroitement liée à la malnutrition — qui, en amont, accroît la susceptibilité à la maladie et à ses formes les plus sévères —, la pathologie aurait en outre un effet immunodépresseur (Aaby 1995). Un défi de santé publique en somme.

La systématisation des statistiques démographiques au tournant du XXe siècle a permis de toucher du doigt l’ampleur d’un fléau. Maladie à déclaration obligatoire dans plusieurs villes écossaises dès 1881, en 1902 en France et dans ses colonies, dix ans plus tard aux États-Unis, elle commande régulièrement la fermeture d’écoles et le confinement domestique. Bien que les taux de mortalité qui y sont associés aient tendance à chuter dès l’entre-deux-guerres avec l’amélioration des conditions de vie, dont les conditions nutritionnelles, et que l’on observe en parallèle un espacement des poussées, la rougeole constitue encore la première cause de mortalité infantile infectieuse en France dans les années 1930 (Celers 1965). Deux décennies plus tard, on consigne trois à quatre millions de cas annuels aux États-Unis, 48 000 hospitalisations, mais « seulement » 400 à 500 décès, quinze à vingt fois moins qu’au lendemain de la Grande Guerre, tandis que les antibiotiques permettent désormais de traiter les surinfections bactériennes. En 1960, le virus demeure parmi les dix principales causes de mortalité des 1-4 ans en Occident, mais loin derrière les quatre premières[11]. Cela étant, c’est bien l’arrivée de vaccins qui va obliger la maladie à marquer le pas : on parle aux États-Unis d’une véritable dégringolade des déclarations, de 98 %, entre 1963 et 1990.

Entre 1963 et 1965, pas moins de sept vaccins antirougeoleux sont approuvés par l’Agence fédérale américaine des produits alimentaires et médicamenteux (Food and Drug Administration). À des vaccins à agents infectieux tués et vivants atténués succèdent des « plus atténués » ; à des monovalents (un seul antigène), des bivalents et des trivalents de type RRO (pour rougeole, rubéole, oreillons), au premier chef desquels le M-M-R (measles, mumps, rubella) de la compagnie Merck, mis sur le marché en 1971. On est à quelques années de l’implantation par l’OMS du Programme élargi de vaccination (PEV, 1977) dont le but est de démocratiser l’accès aux vaccins[12]. S’il ne finance pas l’entièreté des programmes de vaccination dans le Sud global, le PEV impulse des politiques nationales d’immunisation (PNI) qui serviront d’assise à des systèmes publics de santé. En 1990, 52 % de l’Afrique serait déjà protégée contre le virus — contre 6 % dix ans plus tôt —, 80 % des Amériques, 76 % de la Méditerranée orientale et de l’Europe, 88 % de l’Asie du Sud-Est et pas moins de 93 % du Pacifique occidental (OMS 2010 : 17).

Ces statistiques attestent du succès indéniable et rapide du PEV. Mais elles ne disent pas grand-chose de son efficacité sur le terrain très local ni dans la durée. Au-delà des limites évidentes en termes d’innocuité comme d’efficacité des premiers immunisants utilisés[13], dès les années 1970, on documente des échecs vaccinaux primaires (le vacciné ne fabrique pas d’anticorps à un niveau décelable par analyse sérologique, il n’est pas immunisé) et secondaires (le vacciné n’est, à partir d’un certain moment, plus suffisamment protégé pour résister au virus) (Mathias et al. 1989) ainsi que les mauvaises conditions de stockage de produits biologiques fragiles[14], au premier chef desquels des problèmes de maintien de la chaîne du froid à Dakar, Tirana ou Montréal. Certains épidémiologistes mettent de l’avant qu’il fallait s’attendre à la fin de la « lune de miel », cette période de recul impressionnant des contaminations dans les années suivant la mise en oeuvre d’un programme de vaccination, avant que les individus vulnérables au virus ne s’accumulent (Chen et al. 1994). Et il est devenu évident que l’on s’était mépris sur les taux de vaccination nécessaires pour assurer l’immunité de groupe[15].

Les discussions sur l’ajout d’une deuxième dose dans les calendriers vaccinaux, introduite en Suède et en Finlande en 1982, se replacent dans le contexte de ces constats et de débats touffus : servira-t-elle de rappel, pour stimuler l’immunité, ou constituera-t-elle un moyen de rejoindre des enfants qui auraient échappé au premier tour ? Sans qu’un consensus se dégage, l’Académie de pédiatrie et le Comité aviseur en matière de vaccination (Advisory Committee on Immunization Practices) américains recommandent cette deuxième dose dès la fin de 1989. Israël, l’Espagne, la Pologne et la Nouvelle-Zélande suivront quelques mois plus tard. La Grande-Bretagne, le Canada et Hong Kong préféreront miser, dans un premier temps, sur des campagnes de rattrapage vaccinal. On se penche en parallèle sur l’âge idéal de la primovaccination. La plupart des pays occidentaux optent pour douze ou quinze mois dans des conditions épidémiologiques qui le permettent (un recul de l’incidence de la maladie). Ce n’est pas le cas du Sud global, où l’on aurait besoin d’un produit qui puisse être utilisé dès l’âge de cinq ou six mois.

Une nouvelle souche vaccinale, Edmonston-Zagreb (EZ), allait susciter d’immenses espoirs en la matière, promettant une bien meilleure réponse immunitaire que ses compétitrices. Testée au Mexique en 1976 puis en Guinée-Bissau et au Sénégal dans les années 1980[16], alors que l’épidémie de VIH/sida faisait craindre le pire — on estimait les enfants séropositifs plus à risque de tomber malade et gravement —, on l’imaginait aussi en mesure de limiter les éclosions dans les quartiers pauvres des grandes villes du Nord, où les risques d’être exposé très jeune au virus étaient plus élevés[17]. Le PEV dut toutefois se résoudre à l’abandonner moins de trois ans après que l’OMS en ait recommandé officiellement l’usage, fin 1989[18], plusieurs études ayant identifié une surmortalité suspecte — par rapport à la mortalité des vaccinés avec d’autres immunisants — chez les enfants de sexe féminin l’ayant reçu. Ces conclusions provisoires seraient remises en cause (Díaz-Ortega et al. 1992 ; Aaby et al. 1996), mais le mal était fait. Genève avouera que le produit était de toute façon trop onéreux pour la bourse du Programme[19].

Ces réalités épidémiologiques, la force de l’incidence rougeoleuse dans certains pays et auprès de certaines communautés, permettent de comprendre autrement les résurgences éclatées de la rougeole au tournant des années 1990. On est face à une maladie sociale (ce qu’exprimait déjà Ralph M. F. Picken de la santé publique de Glasgow en 1921, documentant la force et la sévérité des éclosions au sein d’orphelinats et des quartiers ouvriers) que la vaccination de masse ne pouvait à elle seule combattre.

À la tête du projet de surveillance sanitaire et démographique de Bandim, en Guinée‑Bissau[20], au coeur des principaux essais avec EZ dans le pays, le médecin et anthropologue danois Peter Aaby partageait d’ailleurs régulièrement sa vision de la nécessité d’agir en amont d’une maladie de « l’encombrement » (overcrowding) des milieux de vie en Afrique de l’Ouest dès le début des années 1980. Son observation minutieuse du quotidien des familles de la région lui avait en particulier permis de mettre en relief que la rougeole y était trois fois plus mortelle auprès des cas secondaires (contaminés par un proche) que des primaires (contaminés initiaux) et, par conséquent, plus létale au sein des familles nombreuses et d’abord des filles de familles musulmanes polygames surexposées au virus du fait des espaces domestiques densément peuplés et des tâches leur incombant (p. ex. s’occuper de plusieurs enfants) (Aaby et al. 1983).

Aaby ne réfutait ni l’importance de la vaccination ni la nécessité de développer un vaccin « pour l’Afrique ». Il mettait toutefois en relief les limites de politiques de prévention focalisées sur la vaccination de masse aux dépens d’une prise en compte des déterminants socioculturels en jeu dans les infections. Une voix marginale à l’heure où se mettent en place des politiques d’élimination du morbillivirus qui allaient gommer plus avant les impacts d’une relation dynamique entre rougeole et vulnérabilités.

Un combat inconstant pour un plan d’éradication inadapté

L’évitement de la première maladie se replace dans une ère technologique fortement teintée par la Guerre froide qui a pris une saveur particulière aux États-Unis : la mise au point, puis la distribution des premiers vaccins antirougeoleux y ont bénéficié des succès de la lutte contre la poliomyélite qui y a ancré la valeur de campagnes nationales de vaccination de masse. Évitable par la vaccination, la rougeole y est devenue un problème de santé publique à régler vite et bien (Conis 2019), « biologiquement réalisable » (grâce à un virus stable, réservé à l’humain : Sencer, Dull et Langmuir 1967). Ses complications pèsent trop lourdement sur le système de santé et son ultra-contagiosité impacte l’économie nationale cependant que les mères américaines, entrées sur le marché du travail, se voient forcées de rester à la maison advenant la contamination de l’un de leurs petits. On va dès lors se pencher sur l’« éradication locale » du virus, jusqu’à la promettre pour 1967. Le bénéfice de l’opération est précisément chiffré : en 1969, les Centers for Disease Control (CDC) évoqueront une économie accumulée de 423 millions de dollars grâce à la vaccination de masse (Axnick et al. 1969)[21].

Synchrones des décolonisations africaines, les antirougeoleux s’affichent en outre en dispositifs modernes qui vont pouvoir servir le développement mondial et grossir les rangs des partenaires économiques de la première démocratie du monde (Reinhardt 2015). Les Instituts nationaux de la santé (National Institutes of Health) américains supervisent des tests à grande échelle en Haute-Volta (Burkina Faso)[22] avant de distribuer gracieusement les produits de Merck par le truchement d’USAID, l’agence de développement international mise sur pieds par John F. Kennedy, avec le soutien technologique des CDC. Un plan d’éradication locale prenait forme en Gambie avec une campagne de vaccination qui visait tous les enfants de six mois à six ans, menée en 1967, deux ans seulement après l’indépendance du pays[23].

Cette quête de l’éradication du virus ne fait pas pour autant consensus. En Europe occidentale, le désintérêt est palpable : en Grande-Bretagne, on acquiesce au fait que la maladie est « universelle » (Wilson 1962), mais on rappelle qu’elle ne tue plus vraiment. On préfère en conséquence miser sur une stratégie de contrôle par vaccination sélective des enfants les plus fragiles ou souffrant de comorbidité (Smith 1980)[24]. À Genève, on débat de la fiabilité des produits biologiques disponibles[25] et de la possibilité de mener deux campagnes éradicatrices de front — celle de la variole a été entérinée en mai 1965. L’échec des offensives américaine et gambienne confirmé au tournant des années 1970 (Williams et Hull 1983) va témoigner de l’inconstance des politiques vaccinales en place, au-delà de vaccins et de protocoles vaccinaux imparfaits. Prévenir la rougeole coûte cher et les pénuries en ressources nécessaires — vaccins[26], aiguilles, réfrigérateurs, vaccinateurs — sont documentées. Nombre de nations du Sud avouent ne pas avoir les moyens de mettre en place des vaccinations de routine et devoir se contenter de campagnes ponctuelles. Au début des années 1970, aux États-Unis et au Québec, on déplore aussi l’absence de cliniques de vaccination gratuite de proximité et d’information sur les bienfaits du geste face à une maladie souvent jugée bénigne par les parents comme les pédiatres (Monnais 2019).

Les États-Unis vont malgré tout revenir à la charge, à la proue d’un mouvement piloté par la Pan American Health Organization (PAHO), le très autonome bureau Amérique de l’OMS né en 1902. En octobre 1978, Joseph Califano, le secrétaire d’État à la Santé du gouvernement démocrate de Jimmy Carter, annonce « l’élimination de la rougeole indigène », l’équivalent de l’éradication locale promise quinze ans plus tôt, pour 1982. Le PAHO envisage sur ces entrefaites l’élimination régionale, du continent américain, en somme des éliminations nationales, deuxième étape vers une éradication mondiale[27]. L’OMS préfère rester prudente, tablant sur des cibles de vaccination raisonnables et un contrôle durable de la morbidité et de la mortalité associées à l’ensemble des maladies couvertes par le PEV. On est de surcroît à l’époque de la Déclaration d’Alma-Ata (septembre 1978) sur les soins de santé primaires qui marque une volonté d’approcher la santé du monde de façon moins biomédicale et plus centrée sur des besoins communautaires essentiels (Cueto 2004). C’est sans mentionner le dédain perdurant de certains pays à l’endroit de l’évitement systématique de la rougeole : en France, à la veille de l’entrée de la vaccination antirougeoleuse dans le calendrier vaccinal en 1982, seulement 20 % de la population aurait reçu une première dose (Rey et al. 1983).

On peut faire de ces divergences de vues sur la nature du combat antirougeoleux et la place à lui donner dans les programmes de santé publique nationaux comme internationaux un des déterminants phares de la pandémie de 1988-1992. Mais on peut aussi faire de cette pandémie le point de départ d’un renouvellement appuyé de l’objectif d’éradication du virus. En son lendemain, le PAHO, soutenu par un Bill Clinton très impliqué dans la promotion de la vaccination infantile[28], va promouvoir l’éradication de la rougeole en trois étapes, répliquant la « méthode cubaine » (catch-up, keep-up, mop-up : campagne de vaccination massive, vaccinations de routine, campagnes régulières de rattrapage : Galindo et al. 1998) qui a fait ses preuves. La disparition de la rougeole n’est toujours pas à l’ordre du jour des discussions d’experts à l’OMS (les échecs d’EZ ont incontestablement refroidi plusieurs d’entre eux[29]), mais l’émergence de la santé globale, celle du capitalisme philanthropique (Birn et Richter 2018), réclame bientôt des livrables chiffrés de l’amélioration de la santé du monde (Adams 2016). Ces attentes dynamisent le PEV (Hardon et Blume 2005 : 347) et appuient la mise en oeuvre de plans d’élimination nationale de la rougeole par la vaccination[30].

C’est dans ces conditions que la maladie sociale continue de faire des ravages, dans les pays du Sud, mais aussi au Nord. Aux États-Unis, l’afflux de réfugiés indochinois (viet, khmer, lao, hmong) a coïncidé avec la déclaration de Califano de 1978 et suscité anxiétés et stigmatisations évidentes face à des étrangers susceptibles d’être porteurs du virus (Frank et al. 1981)[31]. Les rapports épidémiologiques hebdomadaires des CDC identifient bientôt de façon systématique les « cas importés », fort de pratiques de génotypage en plein développement. Plusieurs textes évoquant la situation états-unienne à partir de 1989 forceront le trait d’une spatialisation des éclosions, auprès des états frontaliers du Mexique et des quartiers urbains à forte composante migratoire (Brunell 1990 : 475)[32]. Le soupçon d’une non-vaccination pour des raisons jugées « culturelles » (plutôt que l’identification d’un problème d’accès aux soins et aux cliniques de vaccination) sert d’explication à une surmorbidité et à un surplus de formes graves chez les Samoans de Californie (Dales et al. 1993 : 460), les Hmongs de Minneapolis (Henry 1999 : 32) ou encore la population afroaméricaine (Schlenker et al. 1992 : 823-25). La « géographie du blâme » (Farmer 1992), colorée par la panique morale que suscite le VIH/sida[33], se superpose çà et là à des tensions raciales.

Ce régime de double peine s’exerce ailleurs à l’aube de la mise en oeuvre de politiques de préparation au risque pandémique qui vont se trouver renforcées par la gestion du risque terroriste. Dans les premiers mois de 1991, la rougeole part de la bande de Gaza pour toucher l’état hébreu, faisant 1 300 cas et 7 morts. La réponse du gouvernement israélien sera forte, articulée autour d’une campagne de vaccination massive et d’un renforcement de la surveillance des maladies infectieuses dans les territoires occupés[34] qui devaient à la fois éviter une saturation du système hospitalier en pleine guerre du Golfe et permettre de dénicher des preuves d’une possible attaque biologique (Tulchinsky et al. 1992). Bientôt, les politiques d’élimination participent partout ou presque[35] à une hypertrophie des instruments de surveillance (des cas infectieux aux frontières, auprès des réfugiés, de la bonne consignation des vaccinations de routine), alors que plusieurs conflits et catastrophes naturelles, dont la famine somalienne de 1992, augmentent le flux des déplacés et réclament une santé publique adaptée face à des éclosions de rougeole mortelles dans des camps de fortune (Toole et Waldman 1993 : 602).

Avec les années 1990, la géographie des vulnérabilités face au virus et à ses méfaits s’est probablement complexifiée. Mais la qualification de « ré-émergente » de la pathologie à l’ère d’une globalisation effrénée et d’un spectre pandémique incertain (de Waal 2021 : 166-68) pouvait difficilement en rendre compte tandis que des calendriers à trois injections se mettent en place dans plusieurs mégalopoles chinoises, que les pénuries continuent de handicaper les services de vaccination de routine de nombreux pays du Sud et que l’on ne dispose toujours pas d’un outil de protection pour les très jeunes enfants.

Conclusion : d’une pandémie de rougeole à une autre

En 2017, pressée par le PAHO, l’Organisation mondiale de la santé a accepté de se prononcer sur le coût de l’éradication de la rougeole avant mai 2020 (Moss et al. 2021 : 3544). La COVID‑19 a repoussé cette échéance. À sa veille, nous étions en pandémie (le terme était cette fois utilisé) de rougeole depuis 2016 (voir OMS 2020), malgré une hausse évidente des taux mondiaux de primovaccination, passés de 72 à 86 % entre 2000 et 2018, malgré les efforts de l’Alliance du vaccin (GAVI), financée par la Fondation Bill & Melinda Gates, qui a fait en sorte de protéger 888 millions d’enfants depuis 2000, et malgré l’Initiative Rougeole, qui a pour objectif depuis 2001 de s’assurer qu’aucun enfant ne meurt plus de la maladie[36]. Le virus a commencé par toucher l’Ukraine en 2016, en plein marasme politique et sanitaire, avant de s’étendre à la République démocratique du Congo, aux prises avec Ebola, et de frapper l’Italie, le Brésil, les Philippines. Aux États‑Unis comme au Cambodge, face à quelques éclosions, le gouvernement s’est inquiété de savoir si on allait perdre son certificat d’élimination nationale. Aux États-Unis, on a vite pointé du doigt les communautés juive orthodoxe de New York (trop mobile) et somalienne de Minneapolis (communauté musulmane que la santé publique locale estimait particulièrement sensible à un discours anti-vaccination[37]). Au Cambodge, les autorités de santé publique allaient documenter que le cas index était thaï et surveiller très étroitement les travailleurs migrants[38].

C’est en maladie sociale que la rougeole continue de faire des ravages. Les sursauts réguliers — il y a eu de nombreuses épidémies entre 1992 et 2016 — de cette pathologie assimilée à son statut de MEV dont il faut nécessairement se débarrasser se nourrissent d’un écosystème de fragilités aux circonvolutions locales, au-delà d’une division attendue entre Nord et Sud. Partout, il existe un éventail fluctuant des raisons à la non-vaccination et à la non-immunisation, mais aussi à la susceptibilité individuelle et collective à un virus ultra-contagieux, de l’inaccessibilité à des services sanitaires inclusifs au racisme systémique en passant par des conditions de logement indécentes.

Venue invisibiliser (une fois de plus) la rougeole, la pandémie de COVID‑19 n’a pas seulement confirmé l’approche très verticale et très biomédicale d’une santé publique mondiale éprise de « solutions simples » (Wailoo et al. 2010) inadaptées aux réalités syndémiques (Singer 1996), elle a ralenti le rythme des injections de routine sans qu’il soit pour l’instant possible d’en mesurer les conséquences[39]. Pour le dire autrement, nous continuons de ne pas tirer les leçons des résurgences de la « première maladie ». Un impensé pour certains, un accélérateur de mesures et de réformes pour d’autres, la pandémie de rougeole de 1988-1992 s’impose pourtant en moment particulièrement opportun (Peckham 2020), voire charnière, pour s’interroger sur une fétichisation de la vaccination envisagée en solution prioritaire, voire unique à la circulation des virus et aux méfaits des pandémies.