Résumés
Résumé
À travers une enquête ethnographique menée dans un quartier montréalais et concentrée sur la période périnatale et les processus migratoires, cet article présente le point de vue sur la norme de la préférence au fils de cinq femmes originaires du nord de l’Inde et récemment immigrées à Montréal ainsi que leurs expériences de donner naissance et d’être mère de filles. Les récits documentés montrent une certaine déconstruction de la norme de la préférence au fils, avec la formulation de critiques de cette norme ou la coexistence d’un désir de fils avec une valorisation des filles. Non exclusive à un territoire donné, cette norme n’est donc pas figée, elle est au contraire mouvante, fluide et contestée, ici et ailleurs. De plus, les récits montrent que des enjeux d’ordre structurel et liés aux parcours post-migratoires (barrières systémiques, statuts migratoires instables, absence de réseaux sociaux et de pratiques culturelles) ont un fort impact sur les trajectoires reproductives de femmes rencontrées, ce qui remet en perspective et relativise l’importance pour ces femmes d’avoir un fils. L’article souligne le besoin de nouvelles recherches concentrées sur l’intersection entre les enjeux structurels et l’expression de cette norme, et ce, au sein de démarches collaboratives.
Mots-clés :
- Schneider,
- Inde,
- préférence au fils,
- valorisation des filles,
- politique de la reproduction,
- périnatalité,
- immigration
Abstract
Through an ethnographic study made in a Montreal neighbourhood and focused on perinatal periods and migratory processes, this article gives the point of view about the son preference norm of five women originally from North India who recently immigrated to Montreal, as well as their experiences of giving birth to and mothering daughters. The narratives show a deconstruction of the son preference norm, through critics or a coexistence of a desire for a son with a valorization of girls. Non-exclusive to a territory, this norm is therefore not set in stone, but shifting, fluid and contested, here and elsewhere. In addition, the narratives show that post-migration structural issues (systemic barriers, unstable migratory statutes, lack of social networks and cultural practices) seem to be much more relevant on the reproductive trajectories of the women met, thus putting into perspective, and relativizing the importance for these women of having a son. This article highlights the need for more research focusing on the intersection between those structural issues and the expression of this norm, within collaborative approaches.
Keywords:
- Schneider,
- India,
- son preference,
- girls’ valorization,
- politics of reproduction,
- perinatal period,
- immigration
Resumen
A través de una investigación etnográfica realizada en un barrio de Montreal y centrada en el periodo perinatal, así como en los procesos migratorios, este artículo presenta el punto de vista sobre la norma de la preferencia del hijo varón de cinco mujeres originarias del norte de la India que inmigraron recientemente a Montreal, así como sus experiencias al dar a luz y a ser madres de hijas. Los relatos documentados muestran cierta desconstrucción de la norma referente a la preferencia del hijo varón, con la formulación de críticas de dicha norma o su coexistencia con el deseo de tener un hijo varón con una valorización de las hijas. Al no ser exclusiva de un territorio determinado, esta norma no es fija, al contrario, es movediza, fluida y criticada, aquí y en otras partes. Además, los relatos muestran que los retos de orden estructural y relacionados con las trayectorias posteriores a la migración (barreras sistémicas, estatus migratorios inestables, falta de redes sociales y de prácticas culturales) inciden más fuertemente las trayectorias reproductivas de las mujeres entrevistadas, lo que pone en perspectiva y relativiza la importancia para estas mujeres de tener un hijo varón. El artículo subraya la necesidad de nuevas investigaciones concentradas en la intersección entre los retos estructurales y la expresión de esta norma, dentro de enfoques colaborativos.
Palabras clave:
- Schneider,
- India,
- preferencia del hijo varón,
- valorización de las niñas,
- política de la reproducción,
- perinatalidad,
- inmigración
Corps de l’article
Introduction
Cet article présente le point de vue sur la norme de la préférence au fils de femmes originaires du nord de l’Inde et récemment immigrées à Montréal ainsi que sur leurs expériences de donner naissance et d’être mère de filles. L’Inde (et particulièrement les régions du nord[1]) est connue pour la préférence au fils qui se reflète dans le déséquilibre démographique à la naissance : selon le dernier recensement indien qui remonte à 2011, il y a dans ce pays 110 naissances masculines pour 100 naissances féminines, alors que la norme la plus courante est de 105 (Guilmoto 2015). Bien que les mécanismes expliquant cette préférence soient toujours débattus, certaines hypothèses sont avancées, principalement d’ordre socio-économique : force du système patriarcal local, système de descendance patrilinéaire, coûts de la dot. Dans ce contexte, la littérature révèle que la majorité des études sur le sujet suspectent que des pratiques de sélection sexuelle (infanticide, avortement sexo-sélectif et négligence des fillettes) influeraient de manière importante sur la progression du déséquilibre démographique générale en Asie (Dufour 2017). Parallèlement à cette suspicion, certaines études quantitatives cherchent à savoir si le déséquilibre démographique à la naissance se vérifie aussi au sein des populations diasporiques.
Au Canada, les études de Joel G. Ray, David A. Henry et Marcelo L. Urquia (2012) et de Douglas Almond, Lena Edlund et Kevin Milligan (2013), par exemple, ont documenté parmi les immigrants asiatiques une tendance à la surmasculinité dans les naissances de rang élevé si les enfants antérieurement nées sont toutes des filles. Almond et al. (ibid.) montrent également que le sexe-ratio est plus élevé parmi les immigrants récents et que ceux-ci seraient également plus enclins à faire un troisième enfant afin d’avoir un fils. Au-delà des chiffres, les auteurs expliquent le phénomène documenté par la « persistance de la culture ». Toutefois, tant l’orientation quantitative de la recherche que les référents explicatifs me paraissent incomplets ou inappropriés pour une compréhension plus approfondie de l’expression de la préférence au fils dans la diaspora indienne au Canada. Plus récemment, des études féministes plus critiques ont problématisé davantage la question de la préférence au fils au Canada et sont venues combler certaines lacunes (Srinivasan 2018 ; Postulart et Srinivasan 2018 ; Mucina 2018). Certaines de ces études ont ainsi critiqué le culturalisme et le ciblage de groupes spécifiques, attirant l’attention sur le fait que les racines patriarcales et le traitement différentiel des filles et des garçons peuvent exister, y compris dans des communautés blanches (Srinivasan 2018 ; Postulart et Srinivasan 2018). Pour comprendre les différentes formes de discriminations de genre dans la diaspora indienne au Canada, dont la préférence au fils, l’étude de Samantha Postulart et Sharada Srinivasan (2018) et celle de Sharada Srinivasan (2018) appellent également à la prise en compte des enjeux d’ordre structurel comme la race, les variables socio-économiques, la migration et les discriminations contre ces populations, sans toutefois approfondir cet angle d’analyse dans l’étude des parcours biographiques et ses trajectoires reproductives spécifiques. De plus, les études qui documentent en profondeur les points de vue de femmes indiennes vivant au Québec sont très rares, voire inexistantes, alors que le nombre de migrants en provenance de cette région du monde est de plus en plus considérable (selon l’Institut de la statistique du Québec [2023], l’Inde est le quatrième pays de provenance des immigrants pour la période 2018-2022).
Dans ce contexte, que disent les femmes indiennes habitant à Montréal sur la préférence au fils ? Quelles sont les expériences vécues d’avoir donné naissance à des filles ? Après avoir présenté le cadre théorique et conceptuel, la démarche méthodologique et les profils socio-migratoires des interlocutrices, je me pencherai plus spécifiquement sur l’analyse de cinq récits concentrés sur la période périnatale de femmes originaires du nord de l’Inde et récemment immigrées à Montréal. L’analyse de ces récits nous montrera que le rapport au sexe des enfants est mouvant, fluide et contesté, ici et ailleurs, et que renouer avec la norme de la préférence au fils semble devenir un élément secondaire face aux divers défis posés par les parcours post-migratoires sur leurs trajectoires reproductives. Finalement, la conclusion soulignera le besoin de nouvelles recherches concentrées sur l’intersection entre les enjeux structurels et l’expression de cette norme, idéalement au sein de démarches collaboratives.
Approches théoriques et cadre conceptuel
Politiques de la reproduction : les concepts de travail transformatif et de reproduction stratifiée
Cette discussion est guidée par une approche critique concentrée sur les « politiques de la reproduction » et développée par des anthropologues féministes (Ginsburg et Rapp 1995). En tant que projet féministe, ce cadre analytique entreprend une démarche politique qui implique une visée épistémologique : placer la sphère de la reproduction humaine au centre de la théorie sociale en l’utilisant comme point d’entrée pour étudier le monde social. Dans cette perspective, la reproduction humaine englobe des événements du cycle de vie des personnes, et en particulier des femmes, en lien avec les idées et les pratiques autour de la fertilité, de la grossesse et de la naissance, mais aussi les manières dont on perçoit et s’occupe des enfants. Un point théorique d’intérêt correspond aux façons dont ces idées et pratiques participent au renouvèlement social et culturel sous un prisme qui génère une rupture avec les conceptions fonctionnalistes et statiques :
Indépendamment de ses associations populaires avec les notions de continuité, la reproduction fournit également un terrain pour imaginer de nouveaux futurs et de nouvelles transformations culturelles, à travers des luttes personnelles, de puissantes idéologies religieuses et politiques.
Ginsburg et Rapp 1995 : 2, ma traduction
La dimension politique devient ainsi un aspect crucial. Celle-ci fait référence à l’idée que les contextes sociaux locaux à l’intérieur desquels ces événements se déroulent sont constitués de rapports de pouvoir. D’autre part, elle fait également référence à l’idée selon laquelle des rapports de pouvoir apparemment lointains, c’est-à-dire structurés à une échelle globale ou transnationale, façonnent les expériences individuelles et collectives de ces événements (Ginsburg et Rapp 1991). La prise en compte de l’échelle macro-structurelle permet par conséquent d’inclure des dimensions auparavant ignorées dans les écrits plus concentrés sur la variabilité et l’organisation culturelle des pratiques reproductives. Par exemple, les politiques étatiques de santé et migratoires et leurs possibles intersections avec d’autres forces structurelles, comme la biomédecine et des groupes religieux, deviennent autant d’éléments significatifs pour la construction de nouvelles analyses.
Ce cadre de travail favorise ainsi la prise en compte de luttes et de contestations des différentes manières dont les rapports de pouvoir s’inscrivent dans les expériences individuelles et collectives en lien avec la reproduction et les affectent. Ainsi, ce cadre attire l’attention sur la manière dont les personnes agissent dans le façonnement de leurs propres expériences reproductives, aussi limitées que puissent être leurs options par différentes sphères de pouvoir (Ginsburg et Rapp 1995). Dans ce contexte, l’action humaine ne peut pas être perçue comme totalement affranchie des discours dominants. Cette idée demande de porter une attention aux processus dans lesquels alignement et résistances aux discours dominants sont entrelacés (ibid.). Le concept de travail transformatif est particulièrement adapté à cette vision, dans la mesure où il invite à voir l’action humaine sans qu’il soit nécessaire de catégoriser les pratiques comme dominantes ou comme alternatives (ibid.). Par actions transformatives sont sous-entendues les actions caractérisées par « des efforts pour maintenir la continuité dans des circonstances transformées et des efforts pour transformer les circonstances afin de maintenir la continuité » (Mullings 1995 : 133, notre traduction). Cet angle analytique permet d’identifier les réponses des femmes face aux diverses inégalités sociales qui ont un impact sur elles, telles que celles dérivées des positionnements de classe, de genre, de race et de statut migratoire, par exemple. Si le concept de travail transformatif permet d’explorer l’échelle micro-sociale dans son interface avec les processus sociaux plus larges qui exercent une influence sur la vie quotidienne, le concept de reproduction stratifiée attire l’attention sur l’échelle macro-structurelle et traduit les liens réciproques entre les différentes hiérarchies sociales et cette dimension de la vie (Colen 1995). Celle-ci serait donc traversée et structurée par les différentes inégalités sociales et elle les reflète, les renforce et les intensifie. Dans ce sens, dépendamment des lieux sociaux occupés, la reproduction de groupes défavorisés sur le plan social est niée et dénigrée, tandis que la reproduction de groupes privilégiés est stimulée et valorisée (Valdez et Deomampo 2019).
Ce cadre de travail nous éloigne des visions centrées sur la façon dont la reproduction est structurée à l’intérieur des cultures (présumées homogènes et stables) puisqu’il met à profit une approche critique concentrée sur les liens entre inégalités sociales, rapports de pouvoir et pratiques et expériences reproductives. Une telle orientation nous semble particulièrement pertinente pour une étude s’intéressant aux expériences périnatales de femmes immigrantes. La critique de Didier Fassin sur le culturalisme nous permettra de compléter cette approche.
Critique du culturalisme
Dans les études socio-anthropologiques menées sur le sujet de la reproduction auprès de personnes indiennes, il est commun d’identifier un certain nombre de formules et d’arguments qui mettent en relief l’importance d’avoir des enfants, avec un accent particulier sur l’importance accordée au fait de donner naissance à un fils. Dans ce contexte, être mère d’un fils constituerait le plus haut statut social acquis par une femme et serait gage de l’accomplissement d’une identité sociale fondamentale. Ces normes en lien avec la maternité s’inscrivent également dans un système patriarcal et ses formes récurrentes de descendance patrilinéaire, avec un mode de résidence virilocale[2]. Toutefois, ce genre de récit doit avant tout être complété par une reconnaissance des réalités plurielles et dynamiques dans lesquelles évoluent les femmes. Par exemple, les particularités des mariages arrangés, la distance de la famille natale et le type de résidence post-maritale varient d’une femme à l’autre (Bates 2013). De plus, les contestations et les résistances aux normes locales constituent bel et bien des sujets déjà bien documentés dans la littérature indianiste (Raheja et Gold 1994).
Outre ces arguments de variabilité, de dynamisme, de résistance et de contestation, la critique du culturalisme réalisée par Didier Fassin nous permet également de nuancer la production de récits figés et essentialisants. Selon lui, le culturalisme constitue la pensée qui « essentialise la culture et en fait une interprétation en dernière instance des conduites humaines » (Fassin 2001 : 186). Cette manière d’appréhender le monde social écarte les explications socio-économiques et socio-politiques des phénomènes qu’elle prétend interpréter, dans la mesure où ce type de lecture surinterprète et survalorise le rôle des faits culturels. Ainsi, elle évite — voire empêche — toute analyse critique des arrangements sociaux (comme les dispositifs d’intervention et les politiques migratoires, par exemple) lorsqu’elle limite son enquête aux populations qu’elle contribue à stigmatiser. Les personnes issues de l’immigration se trouvent parmi celles qui représentent pour les groupes dominants les catégories les plus facilement soumises à des représentations culturalistes développées dans un registre essentialisant (Fassin 2001). Comme nous l’avons vu, le cadre théorique discuté plus haut nous permettra de déplacer notre regard vers des sphères de pouvoir afin de nous permettre la construction d’analyses plus complètes et de tenter, par conséquent, de mieux comprendre les réalités et les expériences des femmes rencontrées.
Démarche méthodologique et profils socio-migratoires des interlocutrices
Cet article est issu d’une recherche anthropologique plus large menée pendant treize mois (de décembre 2015 à janvier 2016) dans un quartier montréalais central[3]. L’enquête s’est concentrée sur le parcours de vie et les expériences périnatales de femmes originaires de l’Inde, du Sri Lanka, du Pakistan et du Bangladesh ayant vécu au moins une partie de leurs grossesses à Montréal. Pour réaliser la discussion proposée ici, je me concentre sur le parcours de cinq femmes originaires du nord de l’Inde, puisqu’on attribue à cette partie du sous-continent indien une préférence au fils accrue qui serait prouvée par les statistiques démographiques[4].
Ces cinq femmes ont été rencontrées dans le cadre de cours prénataux offerts dans le CLSC[5] du quartier en question et dans un centre communautaire. L’intervenante du centre m’a permis d’interpeller directement les femmes avec lesquelles je souhaitais m’entretenir, et c’est avec l’intermédiaire des infirmières que j’ai pu rencontrer les participantes des cours prénataux du CLSC. Une fois le premier contact établi, j’ai expliqué aux femmes en quoi consistait la recherche et ce qu’impliquerait leur participation. Après avoir obtenu leur accord, j’ai planifié et conduit des entretiens dans leur espace domestique respectif, puis je les ai rencontrées pour une deuxième entrevue, et enfin, j’ai réalisé une étude de cas avec deux d’entre elles, ce qui constitue les trois volets méthodologiques complémentaires de cette enquête. J’ai pu également m’entretenir avec deux maris qui ont pris part à des discussions, tant lors d’entrevues formelles que lors d’échanges informels. Pendant les entrevues, je faisais particulièrement attention à ne pas interférer dans l’élaboration de leurs récits. À la fin de leurs propos, je demandais aux participantes d’approfondir quelques points qui avaient été mentionnés et que j’avais notés dans un cahier. Tous ces échanges ont été réalisés en anglais, qui n’est la langue maternelle d’aucune des participantes à la recherche (ni même la mienne). Les récits documentés ont été traduits en français par mes soins.
La mise en oeuvre de cette démarche a été réalisée avec un grand souci d’éthique. Au-delà des formalisations guidées par les comités d’éthique de la recherche auxquels celle-ci a été soumise, j’ai été très attentive à ne pas révéler sur le terrain l’identité des participantes. Je ne souhaitais pas non plus formuler de questions considérées envahissantes ou porteuses de jugements moraux. De plus, afin de ne pas être confondue avec une professionnelle de soins de santé ou une intervenante sociale, je rendais le plus clair possible mon positionnement sur le terrain. Même si j’ai dû essuyer plusieurs refus, les femmes ont compris ces particularités. Le fait d’être moi-même une femme originaire d’un pays du Sud et récemment arrivée à Montréal, tout comme elles, nous a, je crois, rapprochées et a favorisé l’établissement d’un lien de confiance. Elles me posaient des questions à propos de mon mariage, elles m’ont demandé si j’avais des enfants et si la dot était une pratique dans mon pays. Ces échanges m’ont fait progressivement prendre conscience des asymétries de genre dans lesquelles j’étais moi-même inscrite (autant dans ma société de départ que dans celle d’arrivée), et que les Québécoises que je côtoyais dans le cadre de mes études universitaires étaient elles aussi toujours inscrites dans des rapports de pouvoir qui les désavantageaient. Malgré tous les points que ces participantes et moi avions en commun (femme, immigrante, originaire du Sud global), lorsque mon statut de doctorante rattachée à une université canadienne était évoqué, je sentais parfois un malaise chez elles, voire une hésitation à me confier certains détails concernant leur parcours d’études.
D’ailleurs, les femmes détenant un grade universitaire communiquaient d’elles-mêmes ce fait sans que j’aborde la question pendant l’entrevue. Pressentant le rapport de pouvoir induit par les différents niveaux d’éducation, j’ai préféré ne pas récolter d’informations précises à ce sujet si elles n’étaient pas spontanément livrées pendant les échanges. Ainsi, parmi les cinq femmes interviewées, une femme possédait une maîtrise dans un domaine prisé par les politiques migratoires et deux autres femmes possédaient un baccalauréat, mais je n’ai pas d’informations précises quant au niveau d’études des deux autres femmes. Malgré la formation universitaire de certaines, aucune femme, au moment de la recherche, ne possédait sa propre source de revenus. Toutes les femmes étaient au foyer, mariées et mères de jeunes enfants (un à trois enfants). Elles habitaient toutes à Montréal depuis moins de six ans et ont toutes immigré avec leurs conjoints. Trois des femmes ont vécu, en raison de l’immigration, un processus de nucléarisation de la famille, puisqu’elles vivaient en Inde selon le modèle de famille élargie, tandis que les deux autres vivaient déjà en famille nucléaire en Inde. Enfin, concernant leur statut migratoire, une femme était réfugiée acceptée, deux femmes avaient vu leur demande d’asile refusée, mais étaient en processus de considération d’ordre humanitaire, et les deux autres femmes étaient des résidentes permanentes issues de l’immigration économique. Afin de préserver leur anonymat, l’état indien d’origine de chaque femme ne sera pas révélé.
La déconstruction de la préférence au fils : critiques, discours égalitaires et expériences de valorisation
Dans cette partie, je me penche sur le thème de la préférence au fils dans les récits des participantes. Dans ces récits, toutes les femmes rencontrées analysent les éléments sociaux qui expliqueraient cette préférence et formulent des critiques à cet égard. Celles-ci font référence aux inégalités sociales de genre et concernent surtout les principes relatifs à l’institution du mariage. Face à ces inégalités, certaines participantes tiennent un discours personnel de valorisation des filles ou un discours progressiste d’égalité entre garçons et filles susceptible d’être mobilisé tant dans le contexte migratoire que dans le contexte indien. Ces propos s’inscrivent souvent dans le partage d’expériences vécues de valorisation sociale de leurs potentielles filles à naître ou de filles déjà nées. Ces expériences de valorisation des filles et les critiques de la norme de la préférence au fils peuvent d’ailleurs, dans certains récits, tout à fait coexister avec l’expression du désir pour un fils.
Pour commencer, donnons la parole à Malika, mère d’un premier garçon né en Inde, puis de deux filles nées au Canada. Réfugiée acceptée, Malika partage sa difficile histoire de vie qui se trouve à l’origine de son départ forcé de l’Inde. Ce départ a été motivé par la non-acceptation de son mariage hors norme sociale, un mariage inter-caste qui a été source de tensions et de conflits ouverts dans le réseau familial de son mari et, plus largement, au sein de leur village. Dans ce contexte, lorsqu’elle s’exprime à propos de la norme de la préférence au fils, elle la reconnaît d’emblée comme étant un « gros problème, le plus gros problème ». Selon elle, ce problème prend ses racines dans le principe de virilocalité :
Parce qu’ils pensent qu’un jour, la fille ira dans une autre maison. Quand elles se marient, elles vont dans la maison de leur mari et elles n’appartiennent plus à leurs parents. Les garçons restent avec nous et ils s’occupent de nous.
Malika fait ainsi référence à la pratique selon laquelle les filles partent rejoindre la famille de leurs maris alors que les fils demeurent avec leurs parents et sont responsables de répondre à leurs besoins. Cela suscite selon elle une série de conséquences d’ordre économique et pratique :
[…] nous devons dépenser beaucoup d’argent pour les mariages des filles et après, nous avons beaucoup de coutumes pour le mariage […] et pour la dot aussi, vous savez que c’est notre coutume.
Selon Malika, cela implique que plus les parents ont de filles, plus ils héritent d’une responsabilité économique et sociale. Si Malika reconnaît cette norme et les arrangements sociaux au milieu desquels elle s’inscrit, elle exprime aussi la façon dont elle se sent par rapport à celle-ci, tout en mobilisant sa perception et son expérience personnelle d’être mère de deux filles :
Je me sens vraiment mal. Parce qu’elles sont nos membres, les membres de notre famille, comment pensons-nous qu’elles sont des personnes séparées de ma famille ? En tant que femme, je dois respecter la femme. Si je ne respecte pas la femme, qui me respecte ? Qui respecte l’autre génération ? Il faut respecter les femmes. Je suis aussi la fille de mes parents et ils m’aimaient aussi beaucoup, c’est ma responsabilité, c’est aussi mon devoir : donner de l’amour et de l’affection à mes filles.
Malika mobilise ainsi un discours de respect du genre féminin, et ce discours émerge en réaction à une émotion délétère générée par sa compréhension des impacts sur les filles et les femmes des arrangements sociaux auxquels elles seraient soumises. Son positionnement critique est évident. Sa critique s’inscrit par la suite dans un discours de valorisation du genre féminin grâce à une identification à son propre parcours de fille, de femme et dans ce qu’elle comprend être ses responsabilités de mère. Dans le passage suivant, Malika développe davantage sur ce qu’elle considère comme les caractéristiques valorisantes de filles selon sa propre expérience :
Mon opinion personnelle est que les filles sont plus attachées que les garçons. Elles sont plus fortes d’esprit, les femmes, elles sont plus fortes d’esprit. Elles ont une personnalité plus forte que les garçons. […] J’aime les filles. Je n’ai aucun problème. Et mon mari aussi.
Ce discours de valorisation des filles fait écho aux critiques de la norme de la préférence au fils que Malika vient de formuler. Son expérience personnelle et son vécu en terre canadienne lui permettraient de contourner ces enjeux : « Parce qu’ici, ce n’est pas comme notre système. » Si, dans le discours de Malika, la valorisation des filles semble liée à la possibilité de s’affranchir de certaines normes sociales grâce à l’identification à un autre « système social », selon ses propres mots, il est tout de même fondamental de la considérer du point de vue de son contexte pré-migratoire, dans lequel son mariage hors-caste a suscité la remise en cause de normes sociales. En effet, les propos et le parcours de Malika montrent bien que les potentielles critiques formulées à l’égard de l’ordre social, tout comme un certain affranchissement de ses normes, sont susceptibles de se produire ici et ailleurs. Autrement dit, la reconnaissance des difficultés ou des inégalités présentes dans sa vie n’est pas exclusive à une possibilité de renouer avec un système social alternatif. En réalité, dans le discours de Malika, l’affirmation que vivre au Canada lui permettrait de contourner ces enjeux semble lui donner une possibilité discursive et surtout argumentative dans la justification d’un choix personnel et de couple :
J’ai deux filles, je n’ai aucun problème. Mais tu sais quand même, au téléphone, ma belle-mère, elle dit : « Oh, tu as deux filles, mon fils a beaucoup de responsabilités maintenant. […] » Je dis : « Nous sommes heureux. Nous n’avons aucun problème. […] Parce qu’ici, ce n’est pas comme notre système. »
Un discours assez semblable est tenu par Amandeep, qui présente un parcours de vie bien différent de celui de Malika. Résidente permanente en raison d’un processus d’immigration économique entamé conjointement avec son mari, l’analyse des propos d’Amandeep révèle comment le désir d’avoir un fils peut jouer sur ses choix reproductifs, mais que ce désir n’est pas déterminant. Malgré ce désir, elle a pu accepter de poursuivre une grossesse de fille et se satisfaire avec seulement des enfants de sexe féminin. En effet, Amandeep, déjà mère de jumelles nées en Inde avant l’établissement au Canada, tombe enceinte quelques mois après son arrivée à Montréal. N’ayant pas planifié cette grossesse, selon ses propos, elle ne l’aurait pas acceptée si elle avait déjà été mère d’un garçon : « Sinon, je n’aurais pas accepté un troisième bébé. » Cependant, malgré l’accessibilité aux résultats de l’échographie prénatale[6], qui montrent un bébé de sexe féminin, Amandeep décide de poursuivre sa grossesse et accepte donc l’idée d’avoir trois filles. Cela est d’autant plus significatif dans la mesure où le fait même d’avoir un troisième enfant l’empêche — au moins temporairement — de tenter d’exercer la profession pour laquelle elle a été formée en Inde. Amandeep témoigne ultimement de l’impossibilité de réduire la question du rapport au sexe des enfants à une norme sociale, bien que celle-ci soit fort contraignante. Malgré son souhait d’avoir un garçon, qui l’a poussée à repenser son projet familial initial d’avoir seulement deux enfants, elle est satisfaite et heureuse d’avoir ses trois filles : « Je n’en voulais que deux, mais je voulais un garçon, et maintenant je suis satisfaite de mes filles. »
Désirer un fils, accepter une grossesse de fille, se satisfaire de ses trois filles : dans quelle mesure le désir, le choix et l’acceptation des enfants déjà nés et à naître sont-ils reliés aux préférences et aux discriminations par rapport au sexe des enfants ? En fait, nous ne pouvons pas obtenir de réponse claire ni définitive à ces questions. En réalité, les récits recueillis témoignent plutôt que ces différents rapports au sexe des enfants sont transformables et dynamiques dans les propos d’Amandeep. Je note aussi que ces rapports se façonnent sur fond de déconstruction de la préférence au fils lorsqu’elle mobilise un discours égalitaire : « Garçons et filles sont égaux. » Si Amandeep ne justifie pas son désir pour un garçon en termes de valorisation différentielle du sexe des enfants, elle reconnaît néanmoins la différence accordée en Inde aux garçons et aux filles :
En Inde, certaines personnes pensent que les garçons sont différents, que les filles sont différentes, mais même si presque tout le monde préfère les garçons, certaines personnes préfèrent les filles.
Il est intéressant de remarquer que, dans ses propos, elle communique déjà la possibilité dans son propre pays d’origine de ne pas renouer avec cette préférence pour les garçons. L’explication de cette préférence se trouverait, selon elle et comme déjà affirmée plus tôt par Malika, dans le principe de virilocalité : « Dans mon pays, on préfère les garçons parce que quand la fille se marie, elle va chez sa belle-famille, et quand les parents sont vieux, ils se retrouvent seuls… » À cela s’ajoutent le fardeau que représente la dot et toutes les coutumes entourant le mariage d’une fille : « En Inde, quand tu te maries, il y a trop d’invités et trop de dot. »
Mais, toujours comme Malika, Amandeep, considère que le fait d’être dans un autre contexte permettrait de s’affranchir de cette norme :
Mon expérience ne correspond pas au fait que j’ai besoin d’avoir des garçons. Mon mari me dit toujours : je suis Canadien, nous sommes Canadiens, nous ne sommes pas Indiens. Nous sommes des Canadiens, pas des Indiens.
Dans un discours similaire à celui tenu par Malika plus tôt, il appert que l’identification à une autre nation pourrait permettre, sur le plan argumentatif, de se situer autrement par rapport à certaines normes sociales qui peuvent désavantager les femmes, les filles et leurs familles. Le potentiel de formulation de critiques à ces normes paraît donc transversal aux parcours de vie et aux contextes sociaux.
Un même regard analytique s’observe chez Prama, mère d’une fille unique née au Canada, qui raconte aussi avoir désiré un fils à l’occasion de sa première grossesse. Selon ses propos, son désir s’inscrit avant tout dans la préséance du fils par rapport aux filles à cause du principe de virilocalité, comme déjà avancé par Malika et Amandeep. Cependant, Prama met surtout de l’avant le rôle joué par la jeune épouse lorsqu’elle intègre son nouveau foyer dans un modèle de famille élargie :
C’est le plus important. Ils veulent un garçon. […] Père, mère, fils, sa femme, tout le monde vit ensemble. La mère ne travaille pas à la maison, c’est la belle-fille qui doit tout faire : cuisine, ménage, tout.
Ce n’est toutefois pas ce que vit Prama avec sa fille, qui est valorisée par sa belle-famille. Selon elle, cette valorisation est corrélative à la valorisation d’un pays étranger virtuel :
Je me sentais différente, parce que mon point de vue était qu’ils n’allaient pas s’intéresser à mon enfant parce que c’était une fille… Mais en fait, maintenant, ils s’en soucient vraiment. Ouais. Même maintenant, ils me disent toujours : « Oh, envoie-moi une photo de [prénom de l’enfant], c’est ma poupée… » C’est comme ça. Donc pour moi, ça fait vraiment du bien, parce que je pensais qu’ils voulaient un garçon ! […] Mais je pense que si j’étais en Inde, si j’avais une fille en Inde, ils ne se sentiraient pas très heureux […] : « OK, c’est une fille. » […] Parce que je suis au Canada, c’est pour ça qu’ils sont contents.
Il convient cependant de mettre de l’avant que la valorisation des filles et les positionnements critiques concernant le sexe des enfants ne sont pas exclusivement observables en contexte migratoire. Intéressons-nous en effet à la situation vécue par Padmalay, mère d’une fille et d’un garçon (des jumeaux) nés en Inde. Comme Prama l’a vécu à Montréal, Padmalay raconte avoir éprouvé en Inde des appréhensions sur les conséquences de donner naissance à des filles, elle dit avoir été « effrayée » lorsqu’elle est tombée enceinte de jumeaux : « Et si j’ai deux filles? » Elle a néanmoins partagé ces peurs avec son mari, qui l’a rassurée : « Peu importe, j’accepte si ce sont deux filles ou deux garçons. » Le mari de Padmalay nous fait d’ailleurs part de son raisonnement qui soutenait sa réaction en Inde :
Même si c’est interdit, certains médecins prennent beaucoup d’argent et ils vous disent le sexe de l’enfant. Mais ce n’est pas bon, parce que le garçon et la fille sont pareils. Sans garçon, pas de famille, sans fille, pas de famille. Les deux sont toujours nécessaires.
Si ce discours d’égalité est tenu par le conjoint de Padmalay et non par elle-même, il n’en demeure pas moins que cela a eu un fort impact sur elle, qui révèle avoir été soulagée par les propos de son mari. Nous voyons ainsi que la construction d’un discours d’égalité entre garçons et filles et une critique des normes et des pratiques en lien avec la préférence au fils peuvent déjà se retrouver dans un contexte indien.
En analysant ces différents récits, on remarque que la naissance d’une fille ne semble pas poser de problème particulier d’un point de vue personnel, et que désirer un fils, accepter et valoriser des filles constituent des éléments susceptibles de coexister dans le parcours des femmes. La formulation de critiques envers des configurations sociales qui désavantagent les femmes, leurs filles et leurs familles est aussi observée dans les récits recueillis. Les participantes citent souvent le rôle joué par les liens significatifs — notamment les maris et les belles-familles — dans la construction de récits qui visent autant l’affirmation de la possibilité de s’affranchir de ces normes que le partage d’expériences de valorisation des filles. En somme, les récits documentés déconstruisent la catégorie de « préférence au fils » d’une manière analogue à ce qui a été déjà documenté par Clémence Jullien (2019) lors de son ethnographie menée dans une région du nord de l’Inde. Dans ce travail, Jullien met de l’avant les conflits existants autour du sexe de l’enfant à naître entre les femmes et les membres de leur belle-famille. Dans un contexte tendu de préférences masquées et d’accusations croisées, Jullien fait l’important rappel que l’expression « préférence des fils » ne constitue pas une catégorie localement construite, mais qu’il s’agit plutôt d’une expression couramment utilisée dans le milieu de la recherche et des médias. Dans les discours des femmes rencontrées par cette anthropologue, l’attente d’un fils est avant tout attribuée à une nécessité plutôt qu’à une préférence ou à un choix personnel. En effet, bien que plusieurs femmes aient confié ne pas faire de différence entre un garçon et une fille, voire qu’elles préfèreraient, à titre personnel, une fille, elles exprimaient l’impératif d’avoir un fils. Ainsi, la différence mise de l’avant par les personnes significatives de leur entourage pouvait avoir un fort impact sur leur vécu de grossesse, puis sur l’accouchement et le postpartum (Jullien 2019). On constate donc que le rapport au sexe des enfants, en Inde, comme dans notre recherche en contexte migratoire, n’est pas rigide et figé, mais est au contraire multiple, mouvant, contesté.
Par conséquent, les rapports au sexe des enfants à naître ou déjà nés peuvent difficilement reposer uniquement sur des explications culturalistes et être des pratiques considérées comme exclusives à un territoire donné. Ceci a été déjà argumenté par Postulart et Srinivasan (2018) à partir de leurs analyses portant sur différents indicateurs de la préférence pour les enfants de sexe masculin et de la discrimination à l’égard des enfants de sexe féminin dans diverses communautés à travers le temps au Canada. Avec cette analyse, ces autrices souhaitent mettre en évidence que, au sein du patriarcat, différentes valeurs ont toujours été attachées aux corps des garçons et des filles, y compris à l’intérieur de communautés « blanches ». Culturaliser et essentialiser l’enjeu de la préférence au fils risque de stigmatiser certaines populations tout en occultant l’impact des enjeux structurels qui découlent des contextes migratoires et qui impactent les femmes. En effet, leurs parcours reproductifs et les choix effectués tout au long de ces parcours se déroulent au fil de trajectoires transnationales dans lesquelles plusieurs autres éléments issus de nouvelles conditions de vie deviennent significatifs. C’est pourquoi, dans la partie suivante, je me concentrerais davantage sur l’analyse de récits témoignant des contraintes inhérentes au processus migratoire qui se répercutent sur le terrain intime de la reproduction.
Parcours post-migratoires et préférence au fils ? Barrières systémiques, statut migratoire, stratégies
À ce sujet, analysons tout d’abord le parcours de Prama. Il s’agit de l’unique participante à cette recherche ayant été la requérante principale de la demande de résidence permanente pour elle et son mari, ceci grâce à son diplôme de maîtrise dans un domaine valorisé par la politique migratoire québécoise. Avant de quitter l’Inde, Prama avait d’ailleurs reçu des réponses positives concernant une future possibilité d’embauche de la part des entreprises canadiennes qu’elle avait contactées. Une fois arrivée à Montréal, Prama a cependant fait face à « l’envers de l’imaginé » (Duclos 2008) et n’a pas réussi à décrocher un emploi dans son domaine de formation. Elle raconte avec un peu d’ironie et d’amertume ses expériences d’entrevues de travail : « Ils m’ont posé la question : “Êtes-vous Québécoise ?” Je ne sais pas pourquoi ils posent cette question. » Parallèlement à ces entrevues d’embauche non concluantes, la maîtrise de Prama n’a pas été reconnue dans le processus de validation des diplômes étrangers, ce qui contribue également à compliquer l’accès au champ d’activité dans lequel elle a été formée en Inde. Elle a ainsi été confrontée à plusieurs obstacles qui l’ont empêchée d’accéder au monde du travail spécialisé, dont la barrière systémique d’appartenance ethnique (Chicha 2012). Prama a ensuite dû s’orienter vers un travail en manufacture, qu’elle a dû se résigner à quitter à cause d’une fatigue extrême qui l’empêchait même de s’occuper de son foyer, puis elle s’est inscrite à des cours de langues. Une fois ces cours terminés, elle s’est à nouveau trouvée sans travail et sans buts. C’est dans ce contexte que la décision d’avoir un enfant s’est façonnée :
[…] puis je n’ai pas de travail, j’ai fini mon école d’anglais et je me sens vraiment seule parce que j’ai fini mon école d’anglais, mon mari… je me sens vraiment seule parce que mon mari a un travail. Puis nous avons commencé à essayer pour avoir un bébé.
Sa décision est d’autant plus paradoxale qu’elle ne se sentait pas prête à avoir un enfant : « Même si je n’étais pas prête. Je pensais : “Non, je ne suis pas prête pour avoir un bébé maintenant.” » Toutefois, Prama a réfléchi à l’issue de secours que pouvait lui offrir une grossesse :
Parce que je me sens vraiment seule ici et quand je regardais les autres bébés, j’ai vraiment… : « Oh ! Je suis vraiment seule, pourquoi je n’ai pas de bébé ? Si j’ai un bébé, je peux changer tout mon monde. »
Nous voyons donc la situation compliquée dans laquelle Prama est prise et cela nous aide à comprendre comment le domaine de la reproduction peut devenir un lieu où agir stratégiquement pour tenter de composer avec l’appauvrissement des dimensions identitaires expérimentées dans le parcours post-migratoire, notamment à cause de l’inaccessibilité au monde du travail spécialisé. Dans ce contexte, le rapport au sexe des enfants à naître (comme mentionné plus haut, Prama a exprimé un désir d’avoir un garçon) paraît passer en second plan au profit de son besoin de devenir mère comme une réponse aux barrières systémiques érigées dans le contexte montréalais qui l’empêchent de renouer avec une identité professionnelle valorisée.
D’autres enjeux de cet ordre acquièrent aussi une importance cruciale dans les parcours reproductifs de Veena, Malika et Padmalay, trois femmes demandeuses d’asile. Veena, mère de deux filles (elle arrive au Canada alors qu’elle est enceinte de sa deuxième fille), a une troisième grossesse quelques mois après avoir accouché de sa deuxième fille au Canada. Elle aimerait avoir un garçon, mais elle prend malgré tout la décision d’interrompre cette troisième grossesse sans que cela soit motivé par le sexe du foetus, bien au contraire, puisque Veena n’a pas souhaité avoir accès à l’échographie. En réalité, sa décision est motivée par les instabilités liées à son parcours de vie, et en particulier à son processus d’établissement au Canada, puisque Veena et sa famille subissent le refus de leur demande d’asile. Ce fait lui cause une grande détresse et elle considère n’avoir pas d’autre choix que l’interruption volontaire de sa grossesse :
Je voulais un enfant, je voulais un garçon, mais je ne veux pas en avoir maintenant. […] Quand je sentirai qu’ils sont en sécurité, qu’ils vivent bien, alors peut-être que je déciderai d’avoir un autre enfant ou… Pas maintenant. Parce que je ne sais pas ce qui va arriver à notre vie, alors pourquoi être de nouveau enceinte ?
La décision de Veena démontre bien que le statut migratoire revêt une importance cruciale dans sa situation, nous permettant de remettre en cause sa réelle volonté d’interrompre sa grossesse. En effet, son cas amène un questionnement du rôle des politiques migratoires dans les parcours reproductifs de femmes et dévoile de manière nette les liens compliqués entre les politiques d’immigration et le corps des femmes (Castañeda 2008), participant ainsi à la construction et au renforcement des mécanismes de la reproduction stratifiée (Colen 1995).
L’importance du statut migratoire dans les parcours reproductifs et ses liens avec le rapport des femmes au sexe des enfants apparaissent également dans le discours de Malika, qui partage avec Veena un parcours pré-migratoire similaire. Ces femmes ont quitté l’Inde à cause des tensions générées par leur mariage inter-caste. Toutefois, au contraire de Veena, Malika et sa famille ont vu leur demande d’asile acceptée par le gouvernement canadien. Alors que la situation migratoire de Veena a motivé son interruption de grossesse, Malika s’est, elle, lancée stratégiquement dans une troisième grossesse : avec la mise au monde de ce troisième enfant, le souhait de Malika est d’agrandir son réseau familial à Montréal, indépendamment du sexe de l’enfant, dans la mesure où celui-ci lui permettrait de pallier certains manquements jugés fondamentaux :
Au Canada, j’ai besoin de plus d’enfants. Parce que vous savez, dans notre pays, nous avons des oncles, des tantes, et ils ont leurs enfants, ils savent qu’ils sont comme des soeurs et des frères ; […] mais là, on est seuls, toutes les coutumes nous manquent, et je ne veux pas la même chose pour mes enfants.
La décision de Malika fait écho à une des raisons avancées par Marcia Inhorn et Frank van Balen (2002) dans leurs analyses transculturelles du désir d’enfants, à savoir spécifiquement celle associée au désir de perpétuité sociale intégrée aux besoins d’assurer la continuité des groupes sociaux et familiaux et de transmettre les identités ethnoculturelles, nationales et religieuses, en particulier lorsque celles-ci sont menacées (Charton et Lévy 2017 : 12). Dans le récit de Malika, la décision d’avoir un troisième enfant paraît ainsi constituer une stratégie, dans la mesure où cette décision a la finalité de produire certains éléments de l’ancien style de vie et maintenant manquants. À travers l’arrivée d’un troisième enfant, Malika tente ainsi d’assurer une continuité symbolique par le biais de la reproduction physique. D’autre part, elle est consciente de transgresser des normes à travers la mise au monde de sa troisième fille :
[…] à cause de ma situation, j’ai besoin d’une plus grande famille. Sinon, nous n’aurions que deux enfants. Un garçon et une fille. Même ma mère, elle n’avait que deux enfants, comme tout le monde.
Elle dit aussi : « Après, être enceinte et avoir un bébé, ce n’est pas important si c’est un garçon ou une fille. » Il est donc intéressant de remarquer qu’elle place cette transgression par rapport aux normes relatives à la taille de la famille à avoir, de même que par rapport à la composition sexuelle de la progéniture. Ainsi, s’il est possible d’identifier dans le parcours de Malika la mise en oeuvre d’un travail transformatif dans lequel une norme doit être transgressée afin d’assurer justement la continuité sociale (Segato 2006), cela révèle que Malika ne met pas en oeuvre la production d’une identité ethnique incontestée et figée. En outre, son choix stratégique pour assurer une continuité n’exclut pas la critique des normes dominantes élaborées dans la partie précédente.
Conclusion
À partir d’une recherche ethnographique concentrée sur les expériences périnatales et les processus migratoires, cet article documente les points de vue sur la préférence au fils de femmes de l’Inde du Nord récemment immigrées à Montréal. Tout d’abord, il a été mis en évidence des critiques émises par les femmes elles-mêmes, notamment en ce qui concerne les conséquences néfastes générées par le principe de virilocalité. À travers le partage de points de vue personnels sur les enfants de sexe féminin ou sur leurs expériences vécues, certaines femmes ont témoigné de la valorisation des filles découlant de discours égalitaires ou de l’augmentation du statut social accordée aux enfants nés au Canada. Parallèlement à ces remises en question, plusieurs femmes ont également révélé avoir eu le désir d’un fils pendant leurs grossesses, mais sans toutefois forcément l’inscrire dans la norme de la préférence au fils. Ainsi, il a été possible de constater, dans les récits documentés, une déconstruction de cette préférence en l’inscrivant dans un registre mouvant, fluide et contesté, que ce soit en Inde ou en terre d’immigration. Culturaliser et essentialiser la question risque donc non seulement de réduire un enjeu pourtant complexe et rempli de nuances, mais aussi d’occulter les divers défis auxquels les femmes ont dû faire face dans leur parcours post-migratoire.
En effet, l’impact des enjeux macro-structurels sur leurs trajectoires reproductives s’est avéré décisif. Le désir et le choix d’avoir un enfant, ou au contraire, la décision d’interrompre une grossesse, sont liés de manière indissociable à des éléments comme l’impossibilité d’accéder au monde professionnel spécialisé à cause de barrières systémiques, les statuts légaux d’immigration ou encore le besoin de continuité culturelle et sociale. Il me semble donc que, pour les femmes rencontrées, les enjeux structurels relativisent l’importance que l’enfant à naître soit un garçon ou non. Toutefois, des recherches complémentaires pourraient mieux éclairer l’intersection entre les expressions de la norme de la préférence au fils et les enjeux structurels auxquels ces personnes doivent faire face au fil de leurs parcours reproductifs, et ce, notamment en effectuant une étude auprès d’un plus grand échantillon, en accompagnant les femmes et leurs familles sur une plus longue période, tout cela dans des démarches collaboratives. De mon côté, cette recherche ne vise pas à être représentative de tous les points de vue et expériences vécues par des femmes indiennes, ici ou ailleurs, et je ne souhaite pas non plus minimiser les potentielles violences de genre en lien avec la norme ici analysée. Je crois cependant que la construction de récits excessivement centrés sur cette dimension et sans documentation profonde des points de vue des personnes concernées risque de les stigmatiser. Cela pourrait également occulter les enjeux d’ordre structurel qui les impactent et sur lesquels les femmes ont beaucoup moins de marge de manoeuvre qu’elles semblent parfois en avoir sur la question de la préférence au fils.
Parties annexes
Notes
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[1]
Région aux définitions variables, l’Inde du Nord inclut généralement les états suivants : Haryana, Himachal Pradesh, Jammu-et-Cachemire, Pendjab, Rajasthan, les territoires de Delhi et de Chandigarh, le Gujarat, le Madhya Pradesh et le Bengale-Occidental.
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[2]
Le principe de virilocalité ou résidence patrilocale fait référence à la pratique selon laquelle l’épouse doit vivre avec le mari et la famille de celui-ci (Bates 2013).
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[3]
Il s’agit de ma thèse de doctorat (Schneider 2019). Je remercie Sylvie Fortin et Josiane Le Gall, directrices de thèse, pour tout le soutien apporté au fil de cette démarche.
-
[4]
Voir à cet égard le Census of India (2011) : https://censusindia.gov.in/census.website/.
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[5]
Centre local de services communautaires. Le CLSC intègre le réseau de la santé publique au Québec.
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[6]
En Inde, il est interdit aux médecins de révéler le sexe du foetus depuis 1994.
Références
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