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Nous avons besoin d’une interprétation de la justice fondée sur les accomplissements parce que la justice ne peut rester indifférente aux vies que mènent réellement les gens.

Armartya Sen

Considérée en Égypte ancienne comme un idéal absolu (Maât), puis mise à l’écart par le positivisme juridique, la notion de justice fait aujourd’hui l’objet d’un débat renouvelé. Amartya Sen, dans L’idée de justice[1], après avoir rendu un vibrant hommage à son ancien professeur, John Rawls, procède néanmoins à une critique approfondie de l’ouvrage du maître, Théorie de la justice, paru en 1971[2]. Les deux titres paraissent très voisins mais, dès les premières pages, Sen affirme sa différence. La Théorie de la justice évoque la recherche d’un ensemble d’institutions et de principes susceptibles d’animer ce que serait une société parfaitement juste. L’idée de justice, au contraire, plutôt que chercher quelques principes de justice pure, identifie les procédés permettant de la faire progresser dans la réalité, de façon à y réduire les injustices réparables. Dans cette perspective, on privilégie la recherche de solutions amélioratives urgentes aux injustices les plus criantes en s’appuyant sur une réflexion rigoureuse, dans des espaces de délibération publique. Sen se situe plus près de la pensée comparatiste, ou pragmatique, des théories de l’action, que de celle de Rawls.

Depuis la parution en 2009 de l’ouvrage de Sen, divers critiques ont soulevé les difficultés du fonctionnement démocratique, en raison de la diversité des cultures et des politiques publiques qu’elles suscitent, mais nombreux sont ceux qui ont salué son courage et la pertinence de ses réflexions[3]. Sen n’emploie pas nommément le terme de fraternité dans ses écrits, mais on constate que cette considération anime la trame de fond de sa démonstration[4]. Sa vision de l’homme n’est pas pessimiste. À l’encontre de plusieurs penseurs classiques du contrat social, il n’admet pas l’idée de sens commun voulant que l’homme soit mû principalement par l’intérêt et les avantages personnels, dans l’indifférence à l’intérêt commun[5]. Sen soutient que les motivations éthiques primordiales chez l’humain sont la compassion, la responsabilité et la bienveillance, valeurs fondatrices du tissu social.

La démarche critique d’Amartya Sen nous permet de poursuivre la réflexion sur l’administration de la justice et plus particulièrement sur l’interprétation des lois au Canada. L’administration de la justice constituant un aspect important de la gouvernance des sociétés, de la construction du vivre ensemble, l’interprétation des lois représente, dans le quotidien, le coeur du travail des juristes. Symbolisée par une femme aux yeux bandés, tenant une balance d’une main et un glaive de l’autre, la justice des tribunaux est censée être aveugle et neutre. Elle est réputée ne pas voir les justiciables visés par les règles de droit, ni les faits du contexte social; elle doit être impartiale avant d’abattre le glaive de la loi. Dura lex, sed lex. La loi est dure, mais c’est la loi ! Les réflexions dont ce texte est le témoin montrent que le bandeau a pourtant été et sera de plus en plus soulevé, que le positivisme juridique est remis en question. On comprend mieux aujourd’hui le champ de réflexion inévitable où se réalisent les phénomènes d’interprétation des lois et où se montrent les enjeux que l’on voulait laisser dans un domaine tenu à l’écart dans un autre ordre social distinctif, celui de l’éthique. Comment la réflexion des juristes compose-t-elle de fait avec la complexité du monde social, lorsqu’ils interprètent ? Comment de fait la réflexion éthique traverse-t-elle le raisonnement interprétatif ? La considération du développement humain et social n’est-elle pas conviée par la loi elle-même dans le processus d’interprétation ? Le législateur tisse-t-il toujours une camisole de force pour ceux qui doivent interpréter et appliquer les lois ? En d’autres termes, comment une Thémis sans bandeau regarde-t-elle la vie réelle des gens ? C’est ce à quoi nous convient Amartya Sen et les analystes qui ont cherché à reconstruire les modalités réelles du processus d’interprétation et d’application des lois.

Dans un premier temps, nous ferons un bref rappel du modèle traditionnel d’interprétation des lois. Nous verrons que ce modèle est incapable de représenter, pour plusieurs raisons, la réalité du travail d’interprétation des juristes canadiens. Puis nous montrerons que la rédaction des textes législatifs accorde de plus en plus de place à l’interprétation des circonstances pertinentes à l’encadrement de l’action des justiciables. Enfin, l’analyse de jugements et de prises de position de juges influents, s’exprimant en dehors du forum judiciaire, mettra en évidence la variété des motifs réellement pris en considération. Il existe bel et bien un espace considérable de délibération éthique impliquant de fait tous les interprètes[6].

Le modèle officiel d’interprétation des lois au Canada et sa contestation

Le principal outil du raisonnement juridique, l’interprétation des lois, peut s’avérer un travail ardu, jonché de formules, de méthodes, de techniques, souvent contradictoires. Les juristes doivent pouvoir suivre, comme Ariane, un fil conducteur, assurant une bonne compréhension des principes essentiels. Grâce à l’analyse d’un grand nombre de cas issus de la jurisprudence canadienne, de règles du droit positif, les chercheurs ont pu produire une description du modèle « officiel » d’interprétation, du modèle de raisonnement qui, en principe, devrait être utilisé pour produire le sens à donner à une disposition législative ou règlementaire[7]. La manière dont le juriste pense devoir interpréter la loi influe sur la rédaction législative, sur l’étude des lois, sur l’analyse des lois pertinentes à une cause demandant résolution au tribunal. S’agissant d’un processus social institutionnalisé, les acteurs sont réputés en maîtriser les arcanes et en reproduire les aspects. Mais comment se représentent-ils cette institution ? Cette représentation est-elle une image adéquate des processus réels ?

À grands traits, les principales caractéristiques du modèle «officiel» d’interprétation se présentent comme suit : le but de l’interprétation est de découvrir «l’intention du législateur historique», «l’intention de l’auteur» qui se trouve déjà là dans le texte de la loi[8]. Cette doctrine accomplirait l’objectif défini par Montesquieu; en république, le juge n’a qu’à être « la bouche de la loi ». À cette intention, à cette pensée du législateur, correspond le sens véritable du texte que l’interprète doit chercher à découvrir uniquement comme un simple fait. Ainsi, l’action du juge se limitant à une simple application de la loi « ne requiert [de sa part] aucun talent particulier, sinon des compétences professionnelles telles qu’une bonne connaissance des règles juridiques »[9]. Si le texte est clair, cette intention sera mise en évidence facilement. Par contre, si le texte est obscur, on aura recours alors, à contrecoeur, à certains principes d’interprétation faisant appel au contexte de la loi, au corpus législatif et, à l’occasion, à certains éléments du contexte global d’énonciation de la loi. Le pivot de valeur qui paraît déterminer la théorie officielle est avant tout la valeur démocratique de fidélité à l’intention du législateur[10], sans égard à la réalité des phénomènes de dominance qui marquent la réalité du pouvoir. Le législateur commande, au nom d’un sujet collectif présumé formé d’égaux, et on invoque la sécurité juridique, c’est-à-dire le respect de la collectivité qui gouverne ultimement par son assemblée[11]. Le juriste présume ainsi que « tout le réel est susceptible de traitement par la loi, que la loi peut connaître de tout objet, que tout le réel est légalisable»[12]. L’interprète se voit ainsi refuser tout rôle créateur, toute réflexion ou délibération éthique[13] et l’éthique est alors refoulée, comme dans un monde à part, dans le collectif des autres ordres sociaux. Le positivisme juridique rend aveugle aux nombreux passages de normes entre ordres sociaux, à ce que Guy Rocher, à l’instar de Santi Romano, désigne comme l’internormativité[14].

Au vu des connaissances actuelles en matière de construction du discours, de construction de ce qu’on appelle « la réalité » par les acteurs, quels qu’ils soient, ce modèle d’interprétation des lois, de la fidélité à « l’intention » derrière le texte, s’est trouvé contesté, et ce, de façon très intense, depuis un peu plus d’une trentaine d’années. De nombreux spécialistes de l’interprétation, des théoriciens des sciences humaines et de l’herméneutique en particulier, constatent que le « modèle » ne reflète tout simplement pas ce qui se passe dans la pratique judiciaire[15]. Pour ces critiques, le « modèle » présume une capacité tout à fait irréelle, voire « divine », d’interpénétration des consciences chez les acteurs de l’institution[16]. Il fait abstraction du fait que l’interprétation est inévitablement fondée sur les représentations, les valeurs et le dynamisme d’une large communauté. Selon le professeur Luc B. Tremblay,

[…] les juristes semblent de moins en moins capables de se concevoir comme de simples techniciens du droit. Quelque chose d’important est en train de se produire dans la communauté juridique. Nous assistons à ce qu’on qualifiera peut-être un jour de « rupture épistémologique[17]

Plusieurs juristes ont ainsi proposé des modèles d’interprétation des lois visant à représenter plus adéquatement ce qui se passe réellement en pratique[18]. Si ces modèles prennent en considération la recherche de l’intention législative, ils font aussi une place nettement plus importante à la part de subjectivité et de réflexivité des interprètes qui demeurent sensibles aux exigences du juste et du raisonnable dans les cas d’espèce, qui ont même l’obligation de juger, quelles que soient les contraintes que font surgir les circonstances et l’état des lois. Par ailleurs, des chercheurs ont récemment fortement contribué à mieux comprendre les interactions entre le cadre juridique et le vaste contexte social visé par la décision, qui est lui aussi à construire[19]. Ces modèles analysent une gamme étendue de facteurs, dont les objectifs des dispositions et des lois interprétées et les dynamismes sociaux permettant de calibrer les principes juridiques à mettre en oeuvre. Des analyses plus fines ont démontré que le juge, lorsqu’il rend un jugement, a un rôle qui ne se limite pas au seul cas qui se présente devant lui. Il est, en quelque sorte, un constructeur de solidarité[20], un agent de développement[21], et à ce titre, il fait partie intégrante d’une institution judiciaire qui a aussi une mission sociale de soutien des valeurs de démocratie délibérative et de développement[22]. Pierre Noreau décrit très bien cette dynamique de production de la vie sociale :

Dans une perspective qui renoue avec la sociologie générale, le droit n’est pas seulement cette succession de commandements qui garantiraient un ordre social objectif, c’est aussi l’image idéale que la société offre de son activité et l’issue de conflits où s’exprime le travail qu’elle fait sur elle-même. Le droit constitue dans ce sens l’expression de ce que la vie collective met en jeu. […]

C’est dans sa mise en oeuvre et dans son interprétation qu’il [le droit] retrouve sa signification sociale. L’acte de juger devient alors un acte de culture, une façon de rappeler ou de dénoncer les consensus sociaux, d’affirmer ce qui est en jeu dans l’échange social. Dans ce sens, chaque juge doit rappeler l’état des rapports sociaux tels qu’il peut les lire. Il raconte l’histoire actuelle de sa propre société. Et il le fait publiquement[23].

Même si le juge rend seul un jugement, il n’en demeure pas moins en dialogue constant sur le plan éthique avec la communauté politique où il vit et où son jugement produira ses effets. Antoine Garapon, secrétaire général de l’Institut des hautes études sur la justice (ayant son siège social à Paris), et juge lui-même, dans un rapport faisant suite à une série de recherches empiriques et de colloques de la profession, montre que la tâche du juge n’est pas seulement intellectuelle, c’est-à-dire logique ou mécanique, qu’elle réclame aussi des vertus de création et d’invention :

[…] même lorsque le juge est seul, il s’efforce à penser avec les autres, de leur point de vue. L’intégrité suppose en effet un dialogue de la pensée avec elle-même. Le juge intègre peut ainsi évaluer sa propre décision dans un dialogue, sinon réel, au moins imaginaire. Le critère d’un tel dialogue n’est plus alors la certitude, comme chez Descartes, mais la cohérence[24].

Nous pouvons ainsi estimer que la tâche des juges implique qu’ils développent des compétences dont la doctrine traditionnelle ne pouvait rendre compte. En effet, l’état des rapports sociaux se modifie sans cesse. Le monde paraît éclaté, souvent aléatoire, et de nature très complexe. Il est devenu indispensable de bien voir comment cette dynamique des rapports sociaux se reflète dans la rédaction des lois, et par incidence dans tout acte d’interprétation[25]. La doctrine traditionnelle ne rend compte ni des complexités du monde, ni du travail réel des juges. Il convient maintenant de montrer comment l’évolution de la pratique législative fait en sorte que les questions éthiques se posent inévitablement dans la conscience des interprètes du droit. Nous verrons qu’ils n’opèrent pas au sein d’un Empyrée surplombant le monde social, le législateur ayant lui même redéfini la pratique interprétative.

Rédaction des lois : nouveaux rapports à l’action, à l’éthique appliquée

La dynamique actuelle des rapports sociaux exerce une influence de plus en plus complexe dans la rédaction des lois. La mondialisation et l’avènement d’institutions internationales créées par le concert des États font désormais peser sur tous les participants, sur les organisations et sur les citoyens, des contraintes extrêmement variées, que ce soit sur le plan social, sur le plan institutionnel et juridique, et sur le plan économique[26]. L’éventail rédactionnel au sein des États est d’ailleurs devenu très imposant, d’où certains appels à la dérèglementation. Il s’ensuit que les contraintes rencontrées par l’interprète pourront être plus ou moins pressantes, selon le degré de précision linguistique des textes législatifs et le contexte de leur élaboration.

D’un côté du spectre législatif et règlementaire, on trouve les lois constitutionnelles et quasi constitutionnelles, telles que les chartes des droits et libertés, généralement rédigées en termes vagues ou flous, sources d’incertitude par définition, ou bien encore sous la forme d’énoncés de principe[27]. Ces textes font référence aux piliers de la société[28], c’est-à-dire à ses valeurs prééminentes. De l’autre côté du spectre, on trouve les lois fiscales et les réglementations sur les valeurs mobilières dont les règles sont plus détaillées, plus précises. Certains ont argué que ces derniers textes excluent toute souplesse d’interprétation. Ce n’est pas l’avis du professeur Pierre-André Côté, pour qui tous les textes à interpréter nécessitent une réflexion non mécaniste :

Ce n’est pas dans l’existence ou l’inexistence de création que réside essentiellement la distinction entre l’interprétation d’une charte des droits et l’interprétation d’une loi fiscale, par exemple. Toutes deux exigent une création de sens, mais les contraintes qui pèsent sur la création du sens d’une charte des droits ne sont pas de la même ampleur ni tout à fait de la même nature que celles qui orientent l’interprétation en matière fiscale[29].

On peut observer, conformément à notre approche analytique et critique, qu’il s’est produit depuis une trentaine d’années une évolution dans la rédaction des lois ordinaires permettant à l’éthique concrète de prendre une place plus évidente, plus aisée à reconnaître pour l’observateur. Cette modification de la rationalité du droit a pris trois formes distinctes. Tout d’abord, certaines lois ont rompu avec le principe du commandement strict au profit de modalités atypiques visant une amélioration des comportements futurs, avec la participation plus explicite de la société civile. D’autres lois obligent de recourir à des instruments conceptuels flous et à fondements moraux. Finalement, dans la foulée de l’adoption de chartes des droits et libertés, certaines lois préconisent explicitement l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire de la part des juges, dans certaines circonstances[30]. Il s’agirait là de l’impact croissant de pratiques novatrices en matière de gouvernance face à la complexité des situations sociales émergentes.

La première approche a fait l’objet d’une intéressante étude. Dans un article publié en 2009, le professeur Pierre Issalys a bien illustré l’apparition dans certains textes législatifs de ces nouveaux rapports à l’action, c’est-à-dire d’un droit réflexif qui a recours à des techniques de corégulation, de négociation, de délégation, d’autoréglementation. Selon Issalys :

[…] l’opération de décision ne consiste plus seulement à cristalliser, à faire apparaître, en le formulant de manière définitive comme commandement intemporel, abstrait, ciblé […] un texte susceptible de produire des normes. De plus en plus souvent, du fait de l’apparition de ces nouveaux rapports à l’action, décider du contenu du texte implique justement de ne pas décider de tout absolument, mais plutôt de renvoyer à une pondération et à un choix éventuels entre des valeurs relatives, de signifier l’approbation d’actions dont le texte ne constitue pas l’origine, enfin de conduire vers un résultat plutôt que de le proclamer immédiatement réalisable comme s’il était déjà advenu dans l’ordre idéal du texte[31].

Pierre Issalys classifie ces modalités de rédaction rompant avec le principe du commandement, en six catégories ; il distingue l’action planifiée, orientée, sollicitée, mise à l’épreuve, accompagnée ou affranchie. Ainsi, dans l’action planifiée, le législateur a recours à «un langage militaire, architectural ou gestionnaire», pour encadrer une action diffuse et complexe ; il présente des textes qui introduisent des « stratégies », des « plans d’action », des « programmes d’action », des « cadres de développement »[32]. Dans l’action orientée, les normes deviennent souples, non contraignantes, prenant la forme d’ « orientations », de « schémas », de « directives ». Les textes qui privilégient l’action sollicitée invitent les participants à s’associer au législateur ou à ses agents pour produire ou substituer des textes normatifs. D’autres textes législatifs mettent en quelque sorte l’action à l’épreuve, en se réservant l’opportunité de la juger ultérieurement. Ces textes législatifs font donc la promotion de « codes de bonnes pratiques », prenant la forme de « projets-pilotes », de « lois expérimentales », etc. Certains textes législatifs accompagnent l’action en donnant « à la contrainte exercée à travers le texte une tournure plus conviviale ». Ils peuvent le faire par la voie de la tolérance, de la dispense, ou encore en substituant la contrainte administrative à la contrainte pénale. Enfin, les textes privilégiant l’action affranchie formulent des objectifs et laissent à l’action le libre choix des moyens.

Cette tendance à reconnaître la participation de la société civile à la production et à la mise en oeuvre du droit comporte des incidences, pour le travail de l’interprète des lois, qui n’ont pas échappé à Karim Benyekhlef. L’interprète reçoit l’obligation de construire sa décision en fonction d’une complexité toujours indéterminée au moment de la rédaction législative :

Sans entrer dans les détails, on peut penser, intuitivement, que l’interprétation d’une loi-programme éloigne le juriste des canons classiques du positivisme juridique pour l’entraîner vers une analyse où le contexte d’adoption et de déploiement du texte, ses conditions générales d’application, l’auditoire auquel il s’adresse doivent constituer des éléments à prendre en compte. L’interprète se dirige alors vers une analyse « contextuée », pour emprunter le qualificatif de Jean-François Gaudreault-Desbiens[33].

Dans la deuxième approche, le législateur a voulu promouvoir la justice et l’équilibre en codifiant plus spécifiquement certains instruments conceptuels flous à fondements moraux et donc sujets aux changements dans les coutumes. On pense ici à différents concepts; l’ « équité », soit la juste appréciation de ce qui est dû à chacun[34]; l’« abus de droit », le « meilleur intérêt de l’enfant », la «raisonnabilité ». De fait , la «bonne foi», l’équivalent juridique de la « bonne volonté morale qui prend en compte l’intérêt de l’autre »[35], est une notion qui se trouvait déjà dans le Code civil du Bas-Canada[36]. Cependant, lors de la réforme du Code civil du Québec en 1994, le législateur a décidé d’aller beaucoup plus loin et d’en inscrire l’exigence dès les premiers articles (art. 6 et 7 C.c.Q ), bref d’en faire un principe fondamental. « Pour la première fois, le droit positif écrit intègre-t-il, par mouvement systolique, les valeurs morales, sociales et politiques qui agiront sur l’interprétation et l’application des règles de droit»[37]. Selon les commentaires mêmes des rédacteurs du Ministère de la Justice lors de la réforme, on vise ainsi « à empêcher que l’exercice d’un droit ne soit détourné de sa fin sociale intrinsèque et des normes morales généralement reconnues dans notre société »[38].

Ainsi, ces concepts flous à caractères moraux ou éthiques en viennent à encadrer divers domaines, comme la négociation, la formation, l’exécution et l’extinction de tous les contrats, la rémunération et l’équité salariale, l’indemnisation des victimes d’actes criminels, les actions en développement durable, etc. Le contenu de ces concepts n’étant pas spécifié définitivement par le législateur, cela permet la prise en compte des autres normes et valeurs sociales. Ce sont alors les tribunaux, les arbitres et les parties au contrat qui doivent en quelque sorte les interpréter et en fixer les termes au fur et à mesure de l’évolution des pratiques et du contexte. Le législateur anticipe en quelque sorte qu’existent des processus de délibération éthique dans la vie courante des interprètes et des citoyens en général, comme la presse nous le rappelle quotidiennement par ses analyses critiques ou ses chroniques d’opinion.

Enfin, la troisième approche de rédaction des lois s’est trouvée très certainement influencée par l’enchâssement de la Charte des droits et libertés de la personne dans la Constitution canadienne en 1982[39]. On compte pas moins de 242 dispositions du Code civil du Québec prévoyant explicitement un pouvoir d’intervention discrétionnaire des juges, un pouvoir d’adaptation à des situations où le droit positif n’apporte pas de solution satisfaisante. On trouve en abondance des expressions telles que «le tribunal détermine», «le tribunal fixe» «le tribunal prononce» ainsi que «le tribunal peut»: «…ordonner», «….autoriser», «…dispenser», «…attribuer», «…interdire». Selon Marie-Claude Belleau, cette évolution est très significative :

Il s’agit sans doute d’un des changements les plus fondamentaux qui distinguent le Code civil du Bas-Canada de 1866 de la codification de 1991. Par l’effet de cette politique législative, les juges sont appelés spécifiquement à intervenir «selon leur bon jugement» dans les institutions juridiques de droit privé. Le législateur de 1991 invite ainsi les membres de la magistrature à participer explicitement dans le développement des institutions juridiques et donc à exercer pleinement et ouvertement leur rôle de créateur du droit. Déjà certains auteurs s’interrogent sur l’impact d’un pouvoir discrétionnaire judiciaire accru dans le nouveau Code civil du Québec parce qu’il entraîne une instabilité juridique[40].

Cette analyse « contextuée » entraîne inévitablement le pouvoir judiciaire dans une délibération éthique, dans une résolution des problèmes en fonction de valeurs à interpréter, à mettre en contexte. Gil Rémillard, ministre de la Justice lors de l’adoption du nouveau Code civil du Québec en 1994, en témoigne :

Mais on l’a voulu cette discrétion. Le Code civil est une oeuvre collective. C’est ensemble, ministère de la Justice, barreau, notaires et magistrature, que nous avons décidé de donner ce pouvoir discrétionnaire aux tribunaux. Pourquoi ? Parce que l’on voulait avoir ce recul, cette indépendance, cette capacité d’analyser les consensus sociaux pour appliquer les règles de droit[41].

La grande question est maintenant de savoir comment les juges ont accueilli ce nouveau contexte d’imprévisibilité sociale dans l’interprétation qu’ils font du droit canadien.

L’utilisation par les juges d’arguments pragmatiques

Depuis le début des années 80, différents tribunaux canadiens, mais tout particulièrement la Cour suprême du Canada, évoquent le « principe moderne » d’interprétation formulé par le professeur Elmer Driedger, de l’Université d’Ottawa, afin de rendre compte de leur méthodologie d’interprétation. En effet, la Cour suprême du Canada y fait référence dans 59 décisions, de 1984 à janvier 2006[42]. Que dit ce principe ? 

Today there is only one principle or approach, namely, the words of an Act are to be read in their entire context in their grammatical and ordinary sense harmoniously with the scheme of the Act, the object of the Act and the intention of Parliament .[43]

Dans un article très documenté, les professeurs Pierre-André Côté et Stéphane Beaulac montrent que cet énoncé doctrinal a eu pour mérite de « faire sauter le verrou » que constituait la règle traditionnelle du sens clair (communément appelée le Plain Meaning Rule) et d’encourager une méthode d’interprétation faisant appel à l’utilisation d’un éventail plus étendu de contextes, tels ceux que touchent les objectifs des dispositions et des lois interprétées[44]. Le juge s’est trouvé ainsi libéré de l’ancienne camisole de force.

De toute évidence, au vu de ce que nous avons précédemment illustré, l’énoncé doctrinal de Driedger, bien qu’il offre une certaine latitude à l’interprète, n’est pas si « moderne » qu’il le semble de prime abord. En effet, on n’y trouve pas explicitement exprimée la prise en compte des conséquences d’un jugement sur la vie réelle des gens, sur les incidences du contexte social; en d’autres termes, il ne rend pas compte des « dimensions relationnelles inévitables de l’activité judiciaire »[45]. Cet énoncé désappointe de nombreux juristes canadiens qui croient que pour le bien de la justice, les interprètes devraient avoir la candeur d’énoncer les vrais motifs de leurs décisions, de réduire ainsi le déficit de rationalité toujours présent dans l’exposé de leurs jugements[46]. Ces juristes plaident pour que l’on accroisse la cohérence du discours juridique.

Et à vrai dire, les faits démontrent de plus en plus que les interprètes de la loi ne s’en tiennent pas strictement à l’énoncé de Driedger. Par la force des choses, ils ont recours à des arguments pragmatiques (comme l’effet de la loi, c’est-à-dire les conséquences pratiques de son application pour les justiciables) même lorsque cela n’est pas mentionné et autorisé dans le libellé des lois[47]. Côté en fait la remarque : « Heureusement que les juges sont humains […], et qu’ils montrent une grande réticence à donner à la loi un sens qui mènerait à des résultats concrets manifestement déraisonnables ou inéquitables [48].» Afin de ne pas heurter les tenants du positivisme juridique, on fait souvent référence à des présomptions d’intention d’un « législateur raisonnable », « équitable » et « bon ». On présume que le législateur n’a pas voulu de tels résultats, et ce même si la rédaction de la loi n’ouvre pas explicitement cet espace de délibération éthique à l’interprète.

Quelques jugements rendus par la Cour suprême du Canada permettent d’illustrer notre propos. Dans l’affaire Stewart[49], les juges de la Cour suprême du Canada, pour déterminer le sens de l’expression une chose quelconque employée à l’article 283 (1) du Code criminel, ont vraisemblablement été influencés par les conséquences de son application au cas concret qui leur était soumis. Il aurait été injuste, en l’occurrence, de condamner l’accusé pour vol de renseignements après qu’une personne (que l’accusé croyait à tort avoir des liens avec un syndicat cherchant à syndiquer les employés d’un hôtel) l’ait engagé pour obtenir une liste de noms, adresses et numéros de téléphone des employés de cet hôtel. Ainsi, les juges ont donné une interprétation étroite à l’article 283 du Code criminel, de façon à ce que le vol d’une chose quelconque n’englobe pas les renseignements confidentiels en question.

En 1997, dans l’affaire Rizzo[50], la question était de savoir si, en vertu de la Loi sur les normes d’emploi de l’Ontario, des employés avaient le droit de réclamer des indemnités de licenciement et de cessation d’emploi lorsque ces événements résultent de la faillite de leur employeur. Une question d’interprétation législative était au centre du litige, car le sens ordinaire des mots employés dans la loi donnait à penser que l’obligation de verser de telles indemnités est limitée aux seuls cas où l’employeur licencie ses employés, ce qui exclut la cessation d’emploi forcée résultant de la faillite. Or, la Cour suprême a considéré qu’une telle solution serait incomplète et surtout injuste vis-à-vis des employés qui n’ont pas eu la «chance», disons-le ainsi, d’être congédiés la veille de la faillite de l’entreprise. Pour cette raison, la Cour décida que la Loi valait également en cas de faillite.

Dans l’affaire Harvard College, le plus haut tribunal du pays s’est appuyé sur des considérations extérieures au texte, sinon à l’intention du législateur, pour rendre en 2002 sa décision[51]. Il s’agissait de déterminer si une souris génétiquement modifiée (une oncosouris) utilisée dans la recherche sur le cancer était une invention au sens de l’article 2 de la Loi sur les brevets. Le juge Bastarache rédigeait une opinion majoritaire excluant les formes de vie supérieures, telles que les plantes et les animaux, de l’application de la Loi fédérale, et ce, au motif suivant :

Étant donné que la délivrance de brevets pour des formes de vie supérieures est une question très controversée et complexe qui suscite de graves préoccupations d’ordre pratique, éthique ou environnemental non prévues par la Loi, je conclus que le commissaire a eu raison de rejeter la demande de brevet. Il s’agit là d’une question de politique générale qui soulève des points très importants et très lourds de conséquences et qui semblerait exiger un élargissement spectaculaire du régime traditionnel de brevets.

Dans l’affaire Daoust[52], on se trouvait en présence d’une différence fondamentale entre la version anglaise et française d’un article du Code criminel décrivant l’infraction de recyclage des produits de la criminalité. Selon la version anglaise, l’accusé Daoust (un résident du Québec) aurait dû être condamné, et selon la version française être acquitté. Or c’est la version française qui a été retenue par la majorité des juges de la Cour suprême, même si après une analyse de l’historique de la loi, c’est la version anglaise qui représentait le mieux la décision du Parlement. Lorsqu’on lit attentivement le jugement, on se rencontre rapidement que des préoccupations d’équité et de sécurité ont prévalu dans ce dossier. L’accusé ne doit pas être induit en erreur, lorsque l’acte d’accusation fait référence à une infraction précise. D’ailleurs, ne doit-on pas supposer que l’accusé n’était tenu de connaître que la loi écrite dans sa langue ?

En 2005, la Cour suprême du Canada est allée encore plus loin, dans l’affaire Dikranian[53], en déclarant une clause de droit transitoire, non applicable à un contrat de prêt étudiant. Dans cette affaire, un recours collectif contre le gouvernement, entrepris par l’étudiant Dikranian en son nom et au nom d’un groupe d’étudiants, contestait la rétroactivité de la loi réduisant, puis éliminant, la période d’exemption du paiement des intérêts du prêt. Même si la clause de droit transitoire était clairement rédigée par le législateur, la Cour a statué que les étudiants dont le contrat de prêt était en cours lors de l’entrée en vigueur de chacune des modifications jouissaient de droits acquis à l’encontre de celles-ci et pouvaient revendiquer l’application des règles en vigueur au moment de la formation du contrat de prêt.

On pourrait encore citer plusieurs jugements de la Cour suprême du Canada qui rappellent aux partenaires sociaux leur responsabilité de combler le déficit de justice et d’équité, dans les circonstances de leur vie commune, par le biais d’une négociation régulière (qui n’a aucun fondement d’un point de vue positiviste) de leur contrat moral de coopération et de bon voisinage[54]. À défaut de pouvoir atteindre la perfection, on doit quand même s’efforcer de réduire les injustices les plus graves qui trouvent plus facilement un large consensus. Cette approche rejoint clairement, à notre avis, la pensée d’Amartya Sen.

Les tribunaux inférieurs ont aussi produit des jugements analogues à ceux qui viennent d’être évoqués. L’analyse de ces décisions est toutefois plus ardue, car les motifs et les valeurs qui les sous-tendent n’y sont pas toujours clairement exprimés par les juges. De fait, comme le mentionnait le juriste Jean Carbonnier, « beaucoup de jugements rendus par les tribunaux dits inférieurs sont […] des jugements intuitifs d’équité » [55].

À titre d’exemple, dans l’affaire Gubner[56], la Cour du Québec (un tribunal de première instance) permet à un couple de personnes âgées de mettre fin à la location du second logement du duplex qu’ils occupent, pour y installer leur infirmière. Pourtant, le Code civil du Québec prévoit clairement qu’un locataire a droit au maintien dans les lieux et que la résiliation d’un bail par le propriétaire ne peut se faire que s’il veut l’habiter lui-même ou y loger ses ascendants ou descendants au premier degré, ou tout autre parent ou allié dont il est le principal soutien. La Cour du Québec a pris en considération le vieillissement de la population et les ressources de plus en plus limitées des soins de la santé et a donc retenu une interprétation de la loi permettant « d’apporter une solution raisonnable au problème réel et concret qui lui était soumis » [57].

Dans les décisions que nous venons d’évoquer, il s’agissait toujours de déterminer le sens du texte de loi, à l’intérieur d’un débat judiciaire traditionnel, c’est-à-dire hors de toute contestation constitutionnelle. Or dans des causes où les juges doivent interpréter le partage des compétences législatives dans le système fédéral canadien et les droits constitutionnels protégés par la Loi constitutionnelle de 1982 et la Charte canadienne des droits et libertés, l’interaction entre le droit et les systèmes de valeurs d’une société est beaucoup plus apparente, de même que la préoccupation d’une « entrée en dialogue avec la société civile »[58]. C’est ainsi que la métaphore de l’ «arbre vivant » est souvent utilisée par les juges de la Cour suprême du Canada pour expliquer leur démarche interprétative de textes constitutionnels qui contiennent inévitablement des notions floues. Dans nos recherches sur le site de la Cour suprême du Canada, nous avons répertorié au moins 17 jugements ayant recours spécifiquement à cette métaphore[59].

À titre d’exemple, en 2004, dans le Renvoi relatif au mariage entre personnes de même sexe[60], le gouverneur en conseil demandait à la Cour suprême du Canada d’entendre un renvoi relatif à la Loi concernant certaines conditions de fond du mariage civil et de répondre à plusieurs questions, dont celle de savoir si l’article dans cette loi qui accorde aux personnes du même sexe la capacité de se marier civilement est conforme à la Charte canadienne des droits et libertés. En effet, plusieurs intervenants affirmaient que la Loi constitutionnelle de 1867 constitutionnalise la définition que la common law attribuait au «mariage » en 1867 et qu’en l’espèce l’intention des rédacteurs de la Constitution devrait être déterminante. Corollairement, certains avançaient que cet article équivaudrait en fait à modifier la Loi constitutionnelle de 1867 par une interprétation fondée sur les valeurs qui sous-tendent la Charte (droit à l’égalité). La Cour suprême du Canada rejette cette interprétation et écrit : « Le raisonnement fondé sur l’existence de “concepts figés” va à l’encontre de l’un des principes les plus fondamentaux d’interprétation de la Constitution canadienne : notre Constitution est un arbre vivant qui, grâce à une interprétation progressiste, s’adapte et répond aux réalités de la vie moderne». Elle conclut que l’article qui accorde aux personnes du même sexe la capacité de se marier civilement est conforme à la Charte.

Même si elle n’a pas fait allusion expressément à la métaphore de « l’arbre vivant », la Cour d’appel du Québec n’en a pas moins observé l’esprit en modifiant les règles du jeu sur la question de l’obligation alimentaire entre personnes non mariées au Québec. En novembre 2010, le plus haut tribunal de la province, dans l’affaire Droit de la famille - 102866[61], a déclaré inconstitutionnel l’article 585 du Code civil du Québec traitant de l’obligation alimentaire entre conjoints mariés ou unis civilement. Le législateur québécois, en omettant d’inclure les conjoints de fait à cet article, crée une distinction discriminatoire (déraisonnable) violant ainsi l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés qui protège l’égalité des personnes devant la loi. Pour en arriver à cette conclusion, la Cour d’appel n’hésite pas à évaluer les conséquences pratiques que peut avoir la négation d’une pension alimentaire entre conjoints de fait d’une part, pour le conjoint (bien souvent une femme) démuni, dans une situation de rupture, et d’autre part, pour les enfants issus de ces unions, alors qu’ils n’ont rien à voir avec les choix de leurs parents. L’obligation de fournir des aliments à un ex-conjoint de fait a donc été jugée, par la Cour d’appel, comme relevant de l’équité. La Cour, sous la plume du juge Julie Dutil, écrivait :

Je conviens […] que l’union de fait est aujourd’hui acceptée dans notre société. Toutefois, avec égards pour son opinion [de la juge de 1re instance], je conclus qu’il subsiste dans la loi des désavantages fondés sur l’application de stéréotypes. On pourrait comparer la situation des conjoints de fait à celle des femmes en matière de rémunération à l’emploi. Bien qu’elles ne soient plus stigmatisées sur le marché du travail, les effets de la discrimination dont les femmes ont été historiquement victimes demeurent quant aux questions d’équité salariale

par. 84

Et plus loin, la juge Dutil mentionne:

L’effet de l’article 585 C.c.Q., tel qu’il est actuellement rédigé, est donc d’exclure ces personnes d’un droit pourtant fondamental, soit « la capacité de subvenir à ses besoins financiers de base après une rupture » (…)

par. 125

Le juge Louis Lebel, de la Cour Suprême du Canada, explique clairement cette démarche interprétative des lois en vertu de la Charte dans un article publié en 2001 dans la revue Éthique publique :

La structure de la Charte canadienne des droits et libertés rend inévitable un engagement des tribunaux canadiens et, ultimement, celui de la Cour suprême du Canada, dans les débats sur les valeurs sociétales. […] Comme on le sait, l’acte constitutionnel de 1982 ne se contente pas d’énumérer les garanties constitutionnelles. […] En droit constitutionnel canadien, il ne suffit pas d’établir qu’une disposition législative particulière restreint un droit fondamental. Une fois cette restriction démontrée, l’article 1 de la Charte permet à l’État de la justifier par son caractère raisonnable dans une société qui s’affirme libre et démocratique. Le texte de cette disposition impose alors un examen des valeurs sociétales, de leurs liens et de leur importance corrélative. […] Les tribunaux deviennent alors arbitres de l’existence comme de la rationalité de ces restrictions[62].

Jean-François Desbiens-Gaudreault et Diane Labrèche dans un ouvrage consacré au contexte social du droit dans le Québec contemporain, produisent une très belle analyse de l’influence des chartes dans l’évaluation des lois et notamment sur la critique des lois injustes, un peu comme on le faisait, à une certaine époque, avec le recours au droit naturel.

Il s’ensuit que, tel que consacré dans les chartes, le droit flirte parfois avec l’éthique. Il flirte, disons-nous, car il ne s’agit pas, en effet, de faire prévaloir des conceptions éthiques particulières sur le droit [...]. Le reconnaître n’exclut toutefois pas que des considérations éthiques plus larges puissent influer sur la pratique et l’interprétation du droit lorsque celui-ci y donne ouverture, ce qui comme on vient de le voir, est de plus en plus souvent le cas[63].

L’analyse de ces jugements, qu’ils se situent à l’intérieur d’un débat judiciaire traditionnel ou qu’ils consistent à évaluer une loi en fonction des droits fondamentaux protégés par la Loi constitutionnelle et les chartes, démontre que les juges, sans toujours ouvertement l’admettre, s’impliquent dans des processus de délibération éthique. Voyons quelques témoignages personnels à cet égard.

Des juges témoignent…

Sur le plan scientifique, il n’est guère facile de procéder à des études empiriques sur la pratique judiciaire (autrement que sur des textes) en matière d’interprétation des lois[64]. Toutefois, certains juges se sont exprimés en dehors du forum judiciaire sur le travail d’interprétation des lois et le rôle des représentants de la justice, soit lors d’allocutions ou par des articles publiés dans des revues scientifiques. Les « interventions » récentes de trois juges de la Cour suprême que nous avons choisies sont des plus intéressantes, car elles montrent que la communauté juridique est sensible à différents contextes sociaux lors de l’interprétation des lois.

Ainsi, la juge Claire L’Heureux-Dubé, sa carrière à la Cour suprême du Canada tirant à sa fin, prononçait une conférence en 2002, devant les membres de la Cour supérieure du Québec, sur les défis des juges à l’ère de la mondialisation, sur leur rôle en tant que membres d’une communauté juridique globale[65]. L’accroissement des échanges internationaux sur les plans juridique, commercial, social et culturel ne saurait demeurer sans conséquence sur le droit national et sur la façon dont il est appliqué par les juges. Les droits de la personne, le droit de l’environnement, le droit de l’immigration, la propriété intellectuelle, le droit de la science et des technologies ont de plus en plus à composer avec des normes élaborées sous l’égide des Nations Unies et de diverses organisations internationales. Le temps est donc révolu, selon la juge L’Heureux-Dubé, où les affaires juridiques et économiques se règleraient dans le seul cadre des États et où les questions sociales ne relèveraient que des politiques nationales. Les problèmes appartiennent désormais au monde tout entier.

La communauté juridique mondiale fait souvent face à des problèmes sociaux similaires (suicide assisté, protection de l’environnement, droits des personnes homosexuelles, asile politique, etc.) et elle produit des solutions qu’on ne peut se permettre d’ignorer dans le traitement des cas d’espèce dans les juridictions nationales. L’activité juridique d’interprétation voit survenir un champ complexe de normes susceptibles de surdéterminer l’interprétation des normes nationales. Les juges ne sont plus tels des cloîtrés dans leur propre juridiction, car ils risqueraient alors de se priver de solutions nouvelles trouvées ailleurs, peut-être plus adaptées aux conditions émergentes dans cette ère de mondialisation. D’ailleurs, la juge Dubé cite de nombreuses décisions de la Cour suprême du Canada, où il fut pris en considération des sources du droit international pour l’interprétation d’une loi nationale canadienne.

Les juristes aux quatre coins de la planète doivent maintenant entretenir un dialogue soutenu afin de trouver des solutions « qui pourront avoir le mérite d’être opportunes, innovatrices et coopératives, pour une communauté légale désormais devenue globale ». Toujours selon la juge L’Heureux-Dubé,

Tôt ou tard, chaque membre de la magistrature devra sortir des sentiers battus et se pencher, par exemple, sur la légalité du clonage humain, les manipulations génétiques, la classification des banques de génomes, la forme et les modalités de la réglementation dans le cyber espace, etc. - toutes des questions controversées ayant des incidences à l’échelle mondiale. En tant que juges, la recherche de l’information pertinente pour la solution de ces litiges nous obligera forcément à nous familiariser avec ces divers domaines, d’où lecture de revues scientifiques, d’arrêts, de traités, de documents internationaux, etc. Et le travail des juges, des avocats et des étudiants s’alourdit d’autant ! Or, il est devenu impératif pour nous d’être le plus informés possible des contextes sociaux, législatifs, scientifiques et technologiques afin de bien cerner - avec clarté et justesse - les enjeux des causes qui nous sont présentés[66].

De plus, la juge L’Heureux-Dubé fait état des dimensions de la personnalité des interprètes judiciaires qu’appellent ces nouvelles réalités :

Afin de remplir adéquatement notre rôle de juge, nous aurons aussi besoin d’ouverture d’esprit, d’imagination, de sensibilité, de patience, et surtout, d’une énergie sans borne pour ainsi saisir les brillantes opportunités que nous apporte la globalisation judiciaire[67].

Pour sa part, l’honorable Charles D. Gonthier, juge à la Cour suprême du Canada de 1989 à 2003, dans un discours prononcé en 2006 à la XVIIe conférence des juristes de l’État, a fait part de ses réflexions sur l’esprit des lois et les valeurs fondamentales dont le juge doit s’inspirer lorsqu’il rend un jugement, ainsi que sur les fonctions complémentaires du droit et de l’éthique, comme lieux de débat sur les principes fondamentaux de la vie collective. À son avis, la notion de fraternité (le souci d’autrui, de son mieux-être) est au coeur de l’esprit des lois, même si elle est davantage vécue que conceptualisée. Cette notion n’apparaît nulle part dans nos chartes, par exemple, mais elle constitue tout de même, selon lui, la trame de fond de nos législations.

Ainsi, au soutien du texte de loi, se trouve l’esprit des lois. Cet esprit ne vise pas le seul énoncé de règles et doit être le reflet des valeurs auxquelles fait appel une société dans l’élaboration de règles juridiques. Ces valeurs de l’esprit des lois doivent comprendre la coopération, l’engagement, la responsabilité, le sens communautaire, la confiance, l’équité, la sécurité et l’empathie. Il s’agit là d’éléments de la solidarité ou fraternité. Ces valeurs, comme la liberté et l’égalité, sont fondamentalement des valeurs morales, valeurs auxquelles nous aspirons souvent sans les atteindre. Ces valeurs agissent avec la liberté et l’égalité ainsi qu’entre elles et ensemble sont l’écheveau dont est tissée la toile de la fraternité[68].

Le juge Gonthier nous rappelle ce qu’est une collectivité, une communauté essentiellement morale, au sens ou elle se définit par un certain nombre de principes, qu’elle y adhère, qu’elle reconnait que des agents sont responsables de leur maintien.

Les collectivités ne sont pas simplement le résultat de la poursuite commune par plusieurs d’intérêts personnels. Elles ne sont pas non plus un simple moyen de satisfaire à des besoins collectifs. Les collectivités existent en grande partie du fait d’un désir d’appartenir à une famille. La fraternité est l’expression d’une confrérie de convictions et d’intérêts partagés[69].

Conséquence de la complexification de la vie sociale, le rôle des juges s’est considérablement élargi. Auparavant, ils vaquaient essentiellement à la résolution de différends entre personnes (la réparation des pots cassés) ou à la sanction de comportements criminels; maintenant, ils doivent tenter de maintenir, par la médiation ou autrement, un équilibre fraternel au sein de la collectivité, fondement de la paix sociale. Le juge Gonthier, même s’il n’utilise pas spécifiquement la notion de « développement » dans son allocution, paraît parfaitement persuadé que l’administration de la justice s’est vu confier un rôle fondamental à jouer dans la gouvernance de la société. Le juge Gonthier rappelle à la communauté des juges et juristes qu’ils sont appelés à être des éducateurs de la conscience et de l’intelligence collective, les médiateurs de conflits sociaux parfois profonds. Leurs jugements ont une valeur démonstrative et éducative pour la communauté juridique et pour la communauté humaine la plus étendue :

[…] les règles définies et sanctionnées par la loi sont nécessaires et un juste équilibre doit être recherché entre la loi et l’éthique, l’une n’excluant pas l’autre. La recherche de cet équilibre est importante. Elle est importante pour le juge appelé à rendre la justice avec sagesse et participer à la bonne gouvernance par l’interprétation de lois souvent imprécises et de large portée ou ayant à décider si un manquement à une règle d’éthique est tel qu’il mérite sanction de la loi. En décidant des remèdes à apporter et dans son appréciation de leur impact sur l’individu et la communauté actuellement et pour l’avenir, le juge doit s’inspirer des valeurs fondamentales et avoir à l’esprit leurs deux modes d’expression : la loi et l’éthique – celles-ci sont complémentaires et s’appuient l’une l’autre, mais diffèrent dans leur impact sur les personnes et la façon de réconcilier les valeurs humaines[70].

Enfin, dans un article publié en 2011 dans un hommage collectif au professeur Pierre-André Côté, l’honorable Louis Lebel, juge à la Cour suprême du Canada, exprime sa perception de la méthode d’interprétation des lois dite moderne, de Driedger[71] et des interrogations qu’elle suscite à l’égard de la fonction de magistrat. Cette méthode, on le rappelle, mentionne qu’il faut lire les termes d’une loi dans leurs contextes, en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur. Le juge Lebel souligne que même si la formulation actuelle de Driedger ne fait pas mention de l’étude des conséquences d’une interprétation, cela ne signifie pas pour autant qu’elle ne se retrouve pas dans l’activité d’interprétation judiciaire. Ainsi, ajoute le juge Lebel:

J’avoue me résigner difficilement à m’incliner devant une interprétation absurde tirée de la lecture originelle du texte législatif. En effet, cette lecture doit s’effectuer dans l’ensemble de son contexte. Elle impose aussi l’examen des conséquences de l’interprétation pour le cas particulier ou, notamment au niveau des cours d’appel et des cours suprêmes, des effets systémiques de la décision envisagée. Le juge ne peut être indifférent au résultat de son action. La considération de l’effet de l’interprétation envisagée conduit souvent à une remise en cause de l’analyse originale pour rechercher un sens plus conforme à l’esprit d’une disposition particulière ou de l’ensemble de la loi où elle se trouve placée, sinon aux valeurs du système juridique à l’intérieur duquel elle agit[72].

Pour le juge Lebel, l’interprétation des lois est une « oeuvre complexe » qui « constitue, au moins en partie, un travail de création et de médiation » entre le législateur et le citoyen. Le juge n’est pas une voix passive de la loi. L’incomplétude, l’imprécision et la non-exhaustivité inévitables des règles de droit font que le juge doit en préciser les effets et la portée en les actualisant :

Certains souhaiteraient que le droit soit gravé pour l’éternité sur des tables de bronze. J’accepte plutôt qu’il soit un arbre vivant et qu’il trouve sa fécondité dans cet effort d’interprétation auquel incite la méthode moderne.

Le juge Lebel utilise la métaphore de « l’arbre vivant », non seulement comme précepte fondamental d’interprétation des lois constitutionnelles, mais comme préoccupation permettant de faire face, à une réalité évolutive où le droit doit continuer de prévaloir sur les nombreuses tensions que produit une communauté vivante…

L’appel au dialogue entre juristes, entre juristes et législateurs, entre juristes et citoyens, tel que le suggèrent les juges L’Heureux-Dubé, Gonthier et Lebel, met en évidence la place incontournable qu’occupe la dimension éthique dans le champ de l’interprétation, en raison des nombreux pivots de valeurs mis en cause. Dans un monde sociologiquement complexe ou diversifié, l’ordre social du droit se voit réinsérer dans l’ensemble des ordres sociaux, avec pour acteur-clé le corps des juges de tous niveaux.

Pour conclure

Cette responsabilité des juges, nouvelle seulement par l’étendue de ses sources et de sa portée, rejoint la préoccupation d’Amartya Sen, ancrée dans la tradition multimillénaire indienne, pour qui la justice n’est faite que lorsqu’elle est vue comme faite. Chez lui, il existe un lien clair entre l’objectivité d’un jugement et son aptitude à résister à l’examen public[73]. Au-delà de la commodité et de l’utilité pratique, de l’efficacité de son exécution, c’est surtout le bien-fondé éthique de la décision qui peut être compromis s’il demeure de l’incompréhension à son sujet. En pareil cas, le progrès de la réflexion collective peut être entravé. Sen a montré que ce jeu social d’autoredéfinition permanente ne connait pas de frontières. La tradition sanskrite classique dont il se réclame, dans son approche du concept de justice, distingue le « Niti » et le « Nyaya ».

Niti est notamment utilisé pour évoquer l’organisation appropriée et le comportement correct. Nyaya, contrairement à Niti, exprime un concept global de justice réalisée. Vu sous cet angle, le rôle des institutions, des règles et de l’organisation, si important soit-il, doit être évalué dans la perspective plus large et plus englobante de la Nyaya, indissociablement liée au monde qui émerge réellement et pas uniquement à nos institutions ou à nos règles[74].

Une doctrine de l’interprétation juridique qui voudrait en demeurer à l’application de recettes de lecture textuelle, de simple recherche de l’intention du législateur, sans comprendre l’étendue des implications du judiciaire dans la gouvernance du monde qui émerge, ne ferait que laisser dans l’ombre la volonté de justice et de fraternité qui s’impose comme seule voie réaliste de survie de la communauté des humains. Cet espace de délibération éthique est une caractéristique essentielle au bon travail des juges. Terminons avec ce mot de synthèse qui nous vient de Jean de Munk…

Le droit n’est ni dans les choses, ni dans les esprits, et le dilemme classique est d’ores et déjà périmé : il est entre les sujets, là où seule une éthique de la parole fait désormais office de fragile rempart contre la dissolution totale des identités[75].