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Depuis près de cinquante ans, de nombreuses féministes dénoncent les impasses des rhétoriques universalistes qui ont dissimulé, derrière des catégories unifiées comme celle de « la femme », par exemple, un continuum infini d’identités, d’expériences et de revendications politiques. À l’instar de Chandra Mohanty (1991), Jacqui Alexander, Gloria Anzaldúa (Moraga and Anzaldúa 2015), Caren Kaplan, Inderpal Grewal (1994) ou Gayatri Spivak (2006), des féministes plaident depuis un peu plus de vingt ans pour des alliances transnationales capables de renverser les logiques d’oppression à la fois patriarcales et coloniales, enracinées dans des logiques nationales (celles du modèle de l’État-nation) ou internationales (régies par des institutions fortement dominées par les modèles politiques et les valeurs occidentales). Parmi ces auteures, certaines ont suggéré que des stratégies transnationales devaient aboutir à la mise en place d’une politique de la traduction (Spivak 2006; Butler 2000, 2004; Iveković 2015). Cette dernière est parfois conçue comme l’effet ou l’ensemble des conséquences politiques de la pratique linguistique de la traduction. Dans d’autres cas, elle sert à désigner l’utopie politique selon laquelle l’ensemble du politique (lois, droits, institutions) serait pensé à travers le paradigme de la traduction. Une politique de la traduction est une réponse à l’intuition selon laquelle les langues ont servi et servent encore d’instrument politique pour exercer une forme d’oppression sur l’autre. Si, comme semblent le suggérer différemment de nombreux philosophes postmodernes, notamment à la suite des travaux de Michel Foucault, la subjectivité est, au moins en partie, le produit d’un ensemble de discours, alors toute traduction doit avoir un impact sur la constitution des sujets ainsi que sur les rapports éthiques et politiques qu’ils ont entre eux. Une politique de la traduction se proposerait ainsi de construire de nouveaux modèles politiques qui contourneraient les relations de pouvoir et les inégalités en jeu dans les systèmes de langue, que ce soit à l’échelle nationale ou internationale. Au lieu de dissimuler la spécificité des histoires et des héritages des peuples derrière des catégories globalisantes, ou de reproduire des mécanismes d’oppression fondés sur l’hégémonie de telle ou telle langue, une politique de la traduction se proposerait de remettre en question les fondations de l’impérialisme, notamment occidental, en faisant de la traduction un outil de médiation et de transformation des sujets, mais aussi des sociétés auxquelles ils appartiennent.

Si la traduction est envisagée comme une stratégie pour contourner les impasses et les violences générées par toute hégémonie linguistique ou culturelle, il reste que traduire n’est pas un acte bon ou innocent par essence. Non seulement traduire, c’est trahir, comme le veut l’adage, mais l’histoire a montré que traduction peut aussi rimer avec assimilation. Une politique de la traduction paraît donc indissociable d’une éthique de la traduction, dont cet article se propose de dessiner les contours. Cette éthique doit pouvoir, au plan individuel, garantir que la poursuite du bien se fasse dans une rencontre authentique de l’autre, mais que cette rencontre ne reproduise pas des rapports de domination. Elle doit donc permettre de définir non seulement les conditions de possibilité d’une recherche personnelle du juste dans le respect des valeurs qui fondent nos convictions, mais aussi celles d’une recherche collective du juste, en dépit de l’hétérogénéité des contextes discursifs qui nous ont formés comme sujets. Autrement dit, penser la traduction comme un paradigme politique suppose qu’on la pense d’abord comme un paradigme éthique, définissant tant le rapport à soi dans la poursuite d’une vie bonne que le rapport à l’autre dans la construction d’institutions justes. Comment articuler en effet une éthique féministe de la traduction à une politique féministe de la traduction, au service des revendications des mouvements féministes transnationaux? Plutôt que de dire qu’il faut construire des alliances transnationales au service d’une politique de la traduction dirigée contre la rhétorique de l’universel et les faux sujets qu’elle a servi à construire (« la femme », « les opprimées », « les victimes »), cet article se propose de réfléchir à une éthique de la traduction au service d’une politique de la traduction ouverte sur l’universel.

Nous aimerions plus précisément suggérer que la réflexion menée par Paul Ricoeur, notamment dans Sur la traduction (2003), offre un modèle intéressant pour penser une éthique féministe de la traduction. Nous montrerons en particulier que c’est la façon dont Ricoeur déploie les différents aspects d’une éthique de la sollicitude en traduction – qui partage beaucoup de similarités avec les éthiques du care – qui présente un intérêt pour les théories féministes. Traduire, en effet, n’est-ce pas une des façons d’entendre et de comprendre « une voix différente » de la mienne, la voix de l’autre? Toute traduction ne suppose-t-elle pas une attention particulière à la parole de l’autre, une façon de témoigner un souci de l’autre? Cet article se propose ainsi de montrer qu’en pensant conjointement la théorie ricoeurienne de la traduction et les éthiques du care, on peut jeter les bases d’une éthique de la traduction aux fondements d’une politique féministe de la traduction. Les pages qui suivent ne réinterprètent pas l’oeuvre de Ricoeur à la lueur des éthiques du care, mais montrent comment l’éthique de la traduction telle qu’elle est formulée par Ricoeur déploie les modalités originales d’une éthique du care en déclinant un versant linguistique, demeuré métaphorique chez Carol Gilligan (2008), de l’éthique de la sollicitude.

Nous rappellerons tout d’abord que les féminismes transnationaux proposent des alliances et des stratégies censées contourner les dérives des rhétoriques universalistes, stratégies fondées sur la revendication d’une politique de la traduction. Nous suggèrerons cependant qu’une politique de la traduction ne pourrait se passer d’une éthique de la traduction. La philosophie de Ricoeur nous permettra non seulement de penser l’universel « en traduction », mais aussi de définir les termes d’une « éthique de la traduction », utile pour penser les fondements théoriques des féminismes transnationaux. La dernière section expliquera comment cette éthique de la traduction ouverte sur l’universel déploie, sans s’y limiter, le paradigme linguistique du rapport à l’autre suggéré par les éthiques du care.

I. Feminismes transnationaux et politique de la traduction

Les féminismes transnationaux reposent sur une critique de l’universel qui a souvent débouché sur la proposition d’une politique de la traduction. Cette section suggère cependant qu’une politique de la traduction ne pourrait se passer d’une éthique de la traduction qui, d’une manière ou d’une autre, devra être ouverte sur l’universel. Cette partie établit donc la nécessité, pour les théoriciennes des féminismes transnationaux, de formuler les conditions de possibilité d’une éthique féministe de la traduction.

1. Contre les tendances universalisantes du féminisme occidental

Les féminismes transnationaux héritent de la critique du sujet universel féminin tel qu’il a souvent été décrit par le féminisme occidental, notamment dans les années 1950 et 1960. Cette critique est venue des féminismes noir, chicano, lesbien, marxiste, postcolonial et postmoderne en général, et plus récemment du féminisme queer. Les mouvements féministes transnationaux ont pour but de construire de nouvelles alliances qui ne seraient pas enracinées dans une fausse définition de « la femme ». Ils sont en ce sens tributaires de plusieurs décennies de réflexion féministe visant à dénouer les impasses des logiques identitaires. Transnationaux, ces mouvements sont des réponses aux échecs de deux types de modèle de lutte : d’un côté, les mouvements de lutte nationaux, de l’autre les mouvements internationaux. Les premiers présentent le risque de voir l’horizon de leur combat limité à celui de l’État ou de la nation dans lesquels ils luttent. Ainsi, outre qu’ils sont toujours menacés de récupération par des logiques nationalistes, ils peuvent être les dépositaires, souvent à leurs dépens, d’une histoire coloniale ou impérialiste. Les seconds, quant à eux, s’expriment dans des institutions globales (l’ONU, par exemple) héritières de rapports de forces impérialistes, ou dont les stratégies néocoloniales s’enracinent dans une rhétorique universaliste problématique.

Selon Inderpal Grewal et Caren Kaplan, dont les thèses sont fondatrices pour de nombreuses théoriciennes du féminisme transnational, ce dernier se définit comme une réponse à ce que leurs théoriciennes appellent des « hégémonies disséminées » (scattered hegemonies) telles que les « structures économiques globales, les nationalismes patriarcaux, les pseudo formes authentiques “de tradition”, les structures locales de domination et les oppressions juridiques sous toutes leurs formes » (Grewal et Kaplan, 1994, p. 17). Parce que le pouvoir, comme le suggérait Foucault, agit en de multiples points, les moyens de lui résister doivent eux aussi être multiples et s’exercer à différentes échelles, à de multiples niveaux. Autrement dit, le féminisme transnational doit décrypter les nombreux enchevêtrements de rapports de pouvoir (locaux, globaux, personnels, institutionnels, économiques, politiques, etc.) pour refuser efficacement de voir ses luttes récupérées par les structures mêmes du pouvoir.

Si les pratiques féministes ne prennent pas en compte les flots culturels transnationaux, ajoutent les deux auteures, les mouvements féministes échoueront à comprendre les conditions matérielles qui structurent la vie des femmes en différents lieux. Si les mouvements féministes ne parviennent pas à comprendre les dynamiques de ces conditions matérielles, elles seront incapables de construire une opposition efficace aux hégémonies économiques et culturelles qui prennent aujourd’hui de nouvelles formes. Sans une analyse des « hégémonies disséminées » qui se révèlent dans les rapports de genres, les mouvements féministes demeureront isolés et enclins à reproduire les tendances universalisantes des cultures occidentales

ibid., p. 17-18

Grewal et Kaplan nous invitent ainsi à agir selon deux directions solidaires. Premièrement, il est nécessaire de considérer les multiples imbrications des structures de pouvoir et la façon dont elles créent, localement, des situations d’oppression et d’inégalité pour les femmes. Dans un article très synthétique visant à présenter la vitalité des féminismes transnationaux, Paola Bacchetta (2010) traite à ce sujet de « changements d’échelles » et de remise en question des structures binaires à travers lesquelles nous pensons l’espace politique (centres/marges, local/global, public/privé). Deuxièmement, il faut conduire un travail de comparaison plutôt que d’opérer de simples différenciations. Il s’agit de dégager l’imbrication d’oppressions discrètes et polymorphes, plutôt que d’échafauder des théories sur une oppression hégémonique sous la catégorie de genre, à savoir « l’oppression des femmes ». Comme le suggèrent les remarques qui précèdent, selon Grewal et Kaplan, il n’y a pas de place pour des catégories universelles dans ces stratégies transnationales. Il s’agit d’ailleurs bien de stratégies, dont la finalité est de remettre en question les rapports de pouvoir en jeu dans la mobilisation de valeurs et la mise en avant de sujets prétendument universels qui ont tendance à reproduire un discours homogénéisant, hégémonique et impérialiste. Les féminismes transnationaux sont une machine dirigée contre la simplification qui consiste à partir d’une expérience particulière pour définir les conditions d’une lutte globale. Ces mouvements cherchent donc à contourner l’impasse des discours universalisants, où la condition d’un groupe de femmes, luttant dans un contexte historique, social et politique déterminé, sert de fondement à des revendications pour toutes les femmes.

À ces remarques préliminaires, il faut ajouter que les mouvements féministes transnationaux sont mus par une volonté transformative que laisse entendre le mot même de transnational, et plus particulièrement le préfixe « trans ». En choisissant de valoriser des alliances transnationales plutôt qu’internationales ou simplement « nationales », ces mouvements semblent prendre en compte les processus de transformation historiques et politiques des agent.e.s eux-mêmes et de leurs revendications (Berger et coll., 2011, p. 9). À ce titre, les mouvements transnationaux impliquent des transformations qui vont bien au-delà des transformations des contextes politiques et sociaux des sociétés sur lesquelles ces mouvements prétendent agir. Ils proposent ainsi des solutions de rechange aux solidarités momentanément formées autour de la reconnaissance d’une identité, elle-même construite en réponse à un obstacle politique, juridique ou culturel – ce que Spivak appelle un « essentialisme stratégique » (Spivak, 2006, p. 205). Les mouvements transnationaux, tels que nous les avons définis plus haut, suggèrent que nous prenions en compte les multiples identités que nous mettons en avant en fonction des contextes sociaux et politiques, et les différentes formes de capacité d’agir qui, en fonction des configurations du pouvoir discursif, nous déterminent comme sujets. Autrement dit, ces mouvements nous invitent à une approche dynamique où les sujets politiques sont envisagés dans leur devenir, afin d’éviter que des discours hégémoniques ne se forment sur la base d’une identité monolingue, où les sujets d’une langue finissent par prétendre parler au nom de tous, quoique dans leur langue.

2. Politique de la traduction

C’est pour répondre aux multiples critiques adressées à l’universel et à la lumière des multiples tentatives pour définir des alliances transnationales que de nombreuses théoriciennes féministes ont revendiqué la nécessité de défendre une politique de la traduction. L’histoire (de la colonisation en particulier) nous ayant montré que l’universel et le pouvoir n’avaient tendance à se dire que dans une seule langue (le français au XVIIIe siècle, l’anglais depuis la fin du XIXe, etc.), à savoir celle de l’homme dominant, de nombreuses féministes ont suggéré au cours des dernières décennies qu’il fallait promouvoir une politique féministe de la traduction (Butler, Spivak, Ivekovic, Alvarez entre autres). Une telle politique se proposerait de promouvoir des stratégies multilingues pour contester le discours faussement neutre et unifié de l’universel (Beauvoir, 1986; Irigaray, 1974). S’il est vrai, comme l’a entre autres suggéré Foucault, que le pouvoir est en partie de nature discursive et qu’on ne peut penser les sujets indépendamment des discours qui les constituent, une politique de la traduction pourrait offrir une réponse aux dérives essentialisantes du féminisme qui ne réussit pas toujours à éviter l’écueil d’une définition (implicite ou assumée) de « la » femme. Elle permettrait ainsi premièrement de promouvoir une approche du pouvoir dégagée des universels « culturels » (c’est-à-dire des discours universalisants fondés paradoxalement sur une expérience historique et contingente du monde). Elle conduirait aussi à se débarrasser une fois pour toutes des universels faussement neutres, comme le citoyen abstrait du républicanisme français, par exemple, contesté à la fin des années 1990 dans les débats sur la parité, ou comme les valeurs d’égalité avancées par la Déclaration universelle des droits de l’homme, qui a souvent servi de base à des constitutions politiques excluant les femmes de certains droits pourtant proclamés comme universels.

Selon Étienne Balibar, qui pense l’Europe comme espace de traduction, prôner une politique de la traduction, c’est vouloir « traduire à nouveau, autrement, ailleurs, pour d’autres groupes et d’autres individus, qui ainsi trouveront accès au travail de traduction. » (Balibar, 2015) Quoiqu’il ne condamne pas l’universel comme le font la plupart des féministes des mouvements transnationaux, Balibar s’appuie lui aussi sur la philosophie postmoderne, notamment celles de Jacques Derrida, de Jean-François Lyotard ou d’Eward Said, pour penser une politique de la traduction (Balibar, 2010). Il ne s’agit pas simplement d’une revendication politique. C’est aussi une démarche philosophique.

Et si les pratiques de traduction ont produit (et continuent à produire) des communautés politiques, réfléchir aux transformations possibles de ces pratiques est éminemment une tâche métapolitique, une tâche philosophique (au sens où elle retourne aux éléments premiers de la politique, qui nous permettent de comprendre ses alternatives, ses pouvoirs, ses possibilités et ses contraintes)

Balibar, 2015

Une politique de la traduction n’est donc pas qu’un effort politique, c’est aussi un effort théorique pour décoloniser la pensée et, sans doute, pourrait-on ajouter, la libérer de ses représentations patriarcales.

Comme le souligne la féministe Sonia Alvarez, au seuil d’un livre récent : « la traduction est politiquement et théoriquement indispensable pour construire une justice féministe, visant à respecter les intérêts des autres, des alliances politiques et des épistémologies antiracistes, post ou décoloniales et anti-impérialistes. » (Alvarez et coll., 2014, p. 1) Une politique de la traduction déjouerait ainsi les mirages des revendications globalisantes qui reproduisent dans une langue dominante des hiérarchies économiques et politiques, parfois héritées de l’histoire. Une politique féministe de la traduction viserait donc à multiplier les passages d’une langue à une autre, d’abord pour répondre à des situations politiques bien concrètes du monde globalisé d’aujourd’hui, dans lequel beaucoup d’individus, et des femmes en particulier, se retrouvent exilé.e.s de leur langue maternelle, ne parlent pas la langue du pays où elles et ils se trouvent et n’ont pas le loisir ni le droit de choisir la langue qu’elles et ils utilisent. Une politique de la traduction permettrait en outre de déjouer ces mécanismes d’oppression monolingue qui éclipsent les voix des subalternes, ou encadrent étroitement les conditions sous lesquelles elles prennent la parole. En somme, elle aurait pour but de redonner voix aux femmes et à celles et ceux à qui les structures contemporaines du pouvoir ont ôté la capacité de faire entendre leur voix.

3. Pour une éthique féministe de la traduction

Aussi convaincants que soient les efforts pour penser une politique féministe de la traduction, il est rare de trouver dans la littérature féministe la description d’une éthique de la traduction sur laquelle pourrait reposer ladite politique. Car si une politique de la traduction semble être la première étape du refus d’un discours hégémonique qui dissimule et exclut les dissidences, ou efface les différences au profit d’une vision tyrannique et centralisée de ce que devraient être les sujets politiques, il reste que toute traduction commence d’abord dans le rapport unique que le traducteur entretient avec la parole de l’autre. Autrement dit, toute politique de la traduction suppose une éthique de l’acte même de traduire, dont les conditions doivent être clairement formulées pour pouvoir répondre à l’idéal de justice que suppose, ensuite, la mise en oeuvre d’une politique féministe de la traduction. Outre que les finalités d’une politique de la traduction ont sans doute été davantage discutées que les modalités concrètes de sa mise en oeuvre, peu de place a été accordée, dans la recherche philosophique féministe, à la formulation d’une éthique de la traduction, c’est-à-dire d’une recherche du bien ou du juste fondée sur l’acte de traduire.

Or traduire n’est pas un processus neutre ou innocent, dégagé de tout rapport hiérarchique. En dehors même du choix du texte (ou de la voix) à traduire, qui peut déjà constituer une forme de censure ou dissimuler l’existence d’autres textes (ou d’autres voix), le processus de choisir le « bon mot » dans la langue cible pose d’inévitables questions morales. C’est pourquoi à la fin de son livre L’invisibilité du traducteur, Lawrence Venuti souligne la nécessité pour les traductrices et traducteurs de refuser leur propre invisibilité, c’est-à-dire l’apparente neutralité de leur rôle de passeuses et passeurs d’une langue à l’autre. Aussi invite-t-il à se confronter à l’inévitable « violence ethnocentrique de la traduction » (ethnocentric violence of translation) (Venuti, 2008, p. 267), par laquelle tout traduire est une tentative plus ou moins assumée et aboutie d’assimilation de la voix de l’autre dans la langue cible. Outre qu’elle est ethnocentrique, cette violence est sans doute aussi patriarcale puisqu’il s’agit, au mieux, de prêter sa voix à l’autre, mais bien souvent aussi de parler pour l’autre. Venuti invite donc les traductrices et traducteurs à s’engager : engager leur propre responsabilité non seulement envers la culture et les utilisatrices et utilisateurs de la langue d’origine, mais aussi envers la culture de la langue cible afin de ne pas masquer les enjeux de pouvoir à l’oeuvre dans l’acte de traduire. Venuti en appelle finalement au jugement éthique des traductrices et traducteurs.

Bien que traduire soit toujours le signe que l’on fait attention à quelqu’un, à sa culture, ou ne serait-ce qu’à ce qu’elle ou il dit, ce n’est pourtant jamais un simple processus de transposition exacte d’une langue dans une autre. Si la traduction semble donc relever d’un souci de l’autre, d’une forme d’attention particulière à l’autre comme autre, elle n’en demeure pas moins problématique sur le plan moral. Spivak, théoricienne féministe et traductrice de Derrida, qui voit dans une politique féministe de la traduction la source possible d’une solidarité transnationale concrète entre féministes contre les ambiguïtés de l’universel, a par exemple manifesté à plusieurs reprises des réticences à l’égard du processus même de traduire. Quoique Spivak voie en effet dans la traduction une possibilité de construire des solidarités par-delà les limites de notre propre langue, c’est-à-dire par-delà notre propre système de pensée et de valeurs, elle se montre aussi très inquiète à l’égard du processus même de traduction. Car traduire peut être une façon de réduire ou de ne pas comprendre des différences, et de s’approprier, d’absorber, voire de déformer la parole de l’autre en la coupant parfois de ses origines. Dans un article intitulé « Politique de la traduction », où elle réfléchit à la question de la traduction comme moyen de développer des solidarités transnationales, Spivak avance que « la tâche du traducteur ou de la traductrice féministe est de considérer la langue comme un indice des mécanismes de la capacité genrée d’agir » (Spivak, 2000, p. 397). Aussi la traductrice a-t-elle une lourde responsabilité, car elle peut reproduire des mécanismes de pouvoir à l’oeuvre dans les textes qu’elle traduit, ou au contraire lutter contre eux. Si la traduction peut servir à développer des stratégies transnationales, c’est en révélant les hiérarchies et les systèmes d’oppression à l’oeuvre dans les langues pour les miner. Ainsi, toute politique de la traduction commence d’abord par une pratique éthique du traduire, dont Spivak elle-même ne livre d’ailleurs pas vraiment les principes. En revanche, ces dernières remarques font apparaître la nécessité de penser conjointement une éthique de la traduction et une éthique de l’attention dans laquelle le souci de l’autre, même minimal, manifesté par la traduction, loin de constituer une appropriation tyrannique de sa parole, la révèlera précisément comme différente et la préservera des mécanismes d’oppression.

II. Ricoeur, l’universel et la sollicitude

C’est ici que les propositions de Ricoeur sont particulièrement intéressantes. Car au lieu de penser une politique de la traduction contre l’universel, ce que font les théoriciennes des mouvements féministes transnationaux, il propose de penser l’universel « en traduction » et de laisser ainsi ouverte la définition de l’universel. Cela implique chez Ricoeur la formulation d’une éthique de la traduction qui repose sur un principe d’hospitalité langagière.

1. Penser l’universel en traduction

Repenser l’universel à la lumière des multiples critiques dont il a été l’objet, et le maintenir dans son caractère plurivoque, ouvert, dynamique, n’est pas une entreprise inédite, et on en trouve plusieurs exemples dans certaines philosophies contemporaines. Dans un article reproduit notamment dans le journal féministe differences, Balibar, par exemple, aborde l’« ambiguïté » de l’universel et recense la multiplicité de ses contenus, de ses usages et de ses contextes d’appropriation (Balibar, 1995). Mettant en valeur l’impossibilité de donner à sa signification un caractère univoque, Balibar révèle ainsi les multiples malentendus qui entourent la mobilisation de ce concept, notamment dans le champ féministe, pour en refonder les usages.

Chez Ricoeur, cet intérêt pour le dynamisme de l’universel s’exprime en trois propositions, que l’on trouve formulées dans le texte « L’universel et l’historique », paru dans Le juste 2 (2001). Premièrement, pour Ricoeur : « L’universalisme peut être tenu comme une idée régulatrice permettant de reconnaître comme appartenant au domaine de la moralité des attitudes hétérogènes susceptibles de se reconnaître comme cofondatrices de l’espace commun déployé par la volonté de vivre ensemble. » (Ricoeur, 2001, p. 284) L’universel serait d’abord un cadre de référence, un horizon commun permettant de soutenir notre volonté de vivre ensemble. L’universalisme, dit Ricoeur, permet de ressaisir et d’articuler des attitudes dont la finalité n’apparaît pas immédiatement commune, mais dont l’ambition peut être reconnue comme appartenant à un fond moral partagé. Autrement dit, l’universel sous-tend la volonté de vivre ensemble et l’espace commun qu’elle prétend créer à cet effet. Objectif déclaré du vivre ensemble, l’universel en est aussi la condition nécessaire.

La deuxième proposition que formule Ricoeur permet d’articuler l’idée abstraite de l’universalité avec les conditions imparfaites de sa réalisation historique :

Nulle conviction morale n’aurait de force si elle n’élevait une prétention à l’universalité. Mais on doit se borner à donner le sens d’universel présumé à ce qui se donne d’abord comme universel prétendu; entendons par universel présumé la prétention à l’universalité offerte à la discussion publique en attente de la reconnaissance par tous. Dans cet échange, chaque protagoniste propose un universel prétendu ou inchoatif en quête de reconnaissance; l’histoire de cette reconnaissance est elle-même mue par l’idée d’une reconnaissance ayant valeur d’universel concret; le même statut d’idée régulatrice invoquée dans la conclusion précédente permet de concilier à deux niveaux différents, celui de la sagesse pratique et celui de la morale abstraite, l’exigence d’universalité et la condition historique de mise en contexte.

Ricoeur, 2001, p. 284-285

L’universel demeurerait ainsi inachevé. Les convictions morales qui sont avancées dans la sphère politique aspirent à l’universalité, mais ne sont universelles à proprement parler qu’une fois reconnues par tou.te.s. Sans cette reconnaissance, l’universel n’est pas encore advenu et il doit demeurer au rang de prétention, sous peine de s’imposer de manière violente ou tyrannique.

La troisième proposition, qui est celle qui nous intéresse ici, concerne précisément la possibilité de penser l’universel en traduction :

S’il est vrai que l’humanité n’existe que dans des cultures multiples comme le sont les langues – en quoi consiste fondamentalement la thèse des contradicteurs communautaristes de Rawls et Habermas – les identités culturelles présumées par ces auteurs ne sont protégées du retour de l’intolérance et du fanatisme que par un travail de compréhension mutuelle pour lequel la traduction d’une langue dans une autre constitue un remarquable modèle. »

Ibid, p. 285

Ricoeur suggère que pour concevoir des définitions concurrentes de l’universel sans qu’elles débouchent sur des crispations communautaires, voire des dérives fanatiques, il faut penser l’universel en traduction.

Cette proposition appelle immédiatement deux remarques. Premièrement, dans les termes de Ricoeur, la traduction nous fournit un modèle pour concevoir l’universel sans en reproduire les aspects ethnocentriques, impérialistes et exclusifs. Ce modèle est similaire à celui que jouerait, d’après un certain nombre de théoriciennes féministes, une politique de la traduction dans la construction de solidarités féministes transnationales. La traduction est ici pensée comme paradigme du rapport intersubjectif et peut à ce titre nous aider à concevoir le rapport à l’autre sur un plan éthique comme sur un plan politique. Deuxièmement, on peut remarquer que Ricoeur note, sans la discuter ici, la problématique de l’autonomie des langues, autonomie avancée ou supposée, contre le langage de l’universel, par celles et ceux qui mettent en avant une identité culturelle ou communautaire. Ricoeur semble manifester une certaine réserve (« s’il est vrai… ») quant à l’idée selon laquelle les langues ou les cultures formeraient des touts circonscrits et non poreux à d’autres influences. Il reconnaît cependant que la revendication identitaire, en tant que condition de la vie bonne, est aussi une des formes de prétention à l’universel qu’il est en train de décrire. et c’est dans la reconnaissance de la légitimité de cette revendication qu’il poursuit l’élaboration de son argument.

Penser l’universel en traduction inscrit Ricoeur en dialogue avec des philosophes comme Balibar, qui réfléchit depuis quelques années à la possibilité de penser l’universel en traduction. Mais cela le fait aussi entrer en discussion avec des féministes comme Spivak, Ivekovic ou Butler, qui entretiennent plus directement avec Balibar un débat serré sur cette même question. La théoricienne féministe Judith Butler, par exemple, souvent présentée comme la pionnière du féminisme queer, s’intéresse également aux ressources de la notion d’universalité pour penser le sujet queer. S’interrogeant sur les multiples appropriations de l’universel et les significations dont il a fait l’objet au cours de l’histoire, Butler, loin d’en faire une notion désuète ou politiquement incorrecte, y voit une catégorie utile des revendications politiques (Butler, 2004). Dans Défaire le genre, elle partage avec Ricoeur l’idée selon laquelle l’universel peut se penser sur le mode de la traduction. Pour Butler, l’universel reçoit par définition de multiples interprétations culturelles, mais elle voit dans cette multiplicité les conditions de son existence. Elle insiste sur l’idée qu’il y a des conditions culturelles à l’articulation de l’universel, ce qui n’est pas un échec de l’universel, mais la condition même de son existence. Les conditions de notre compréhension de l’universel sont nécessairement contingentes et historiques, et il ne peut donc pas être entendu comme un absolu. En vertu de ses significations multiples, en revanche, l’universel est un concept dynamique et devrait être maintenu comme tel. Il est un espace ouvert de négociations, un lieu de crise permanent.

Tout comme Ricoeur, Butler voit dans la traduction un moyen de penser l’universel de manière dynamique. Dans un texte intitulé « Hors de soi : les limites de l’autonomie sexuelle » où elle explore en détail les conditions sous lesquelles certains prétendent parfois pouvoir décider si une vie mérite d’être vécue, elle se réfère à Foucault et à l’importance, dans son oeuvre, de la notion de critique comme un processus d’autotransformation. C’est dans ce contexte que Butler définit la traduction comme une occasion de se changer soi-même :

Dans la traduction culturelle, la traduction contraindra chaque langue à se transformer pour appréhender l’autre, et ce processus, à la limite du familier et du local, sera l’occasion d’une double transformation à la fois éthique et sociale. Il constituera une perte, une désorientation par laquelle l’humain aura la chance de se trouver renouvelé.

Butler, 2006, p. 54

La traduction culturelle à laquelle elle fait ici allusion est une notion empruntée à Homi Bhabha, dans les Lieux de la culture (1994). Selon Butler, la traduction culturelle est manifestement forgée sur le mode de la traduction à proprement parler, comprise comme le passage d’un texte à son équivalent dans un autre. Les sujets étant pour Butler de nature discursive, la question de la traduction est d’emblée une question ontologique où se joue la substance des sujets, aussi fuyante et « en devenir » cette substance soit-elle. Butler voit dans la traduction culturelle la possibilité d’hybridations, de compositions et de recompositions à l’infini de nouvelles formes de subjectivités, propices à l’empowerment du sujet féministe et queer qu’elle cherche à théoriser.

Les remarques formulées par Butler semblent confirmer que l’on peut, à la manière de Ricoeur, penser sur le mode de la traduction un universel ouvert à différentes appropriations, en particulier genrées. Contrairement à Spivak, Butler voit ainsi dans une éthique de la traduction la possibilité de préserver un horizon universel. Elle dessine par là même les contours de ce que pourrait être une éthique féministe de la traduction, où l’universel ne s’énoncerait pas dans les termes de l’hétérosexuel blanc occidental. Premièrement, Butler suggère que l’attention à l’autre que suppose la traduction doit maintenir l’autre dans ce qu’il a de différent, soit ce qu’il a précisément d’autre. Le souci de l’autre dont témoigne une traduction doit maintenir la spécificité de l’autre et de sa langue d’origine, et non les effacer. Deuxièmement, pour que l’universel ne soit pas conquis sur la généralisation d’une situation particulière, la traduction doit être un authentique processus de transformation de soi et du contexte dans lequel sera reçue la traduction. La traduction doit donc aussi être un moyen pour les traductrices et traducteurs de s’interroger sur leurs propres motivations, d’interroger et d’assumer les enjeux politiques de leur travail de « passeuses » et « passeurs », en somme, de développer un rapport éthique à elles et eux-mêmes, leur permettant d’échapper aux réifications tant de leur propre culture que de celle qu’elles et ils prétend traduire, si tant est que traduire ne consiste pas seulement à « appréhender l’autre », mais aussi à se changer soi-même. L’effort de traduction doit remettre en cause la stabilité et l’apparente nécessité des catégories au nom desquelles nous définissons ce qu’une vie devrait être. Troisièmement, la traduction est l’occasion d’expérimenter notre propre vulnérabilité qui, selon des théoriciennes comme Joan C. Tronto (2009), doit être la préoccupation centrale de nos institutions, le paradigme à partir duquel penser les humain.e.s et le politique. Si traduire consiste à prendre en compte la vulnérabilité de l’autre et se propose d’être une pratique ouverte sur l’universel, et si par ailleurs la vulnérabilité est, comme le soutient Tronto, la matière même d’une politique du care, alors traduire constitue un premier pas éthique vers une universalisation politique des pratiques du care.

2. L’épreuve de l’étranger ou l’éthique de la traduction

Pour nous aider à définir les conditions et les principes de l’éthique que nous recherchons, on peut revenir à ce que Ricoeur dit de la traduction dans un article intitulé « Défi et bonheur de la traduction » (2003). Ricoeur s’y intéresse aux thèses du théoricien et traducteur Antoine Berman, et à la façon dont elles permettent de penser ce que le philosophe nomme le « travail de traduction ». Ce travail doit d’abord être compris comme l’effort déployé pour surmonter une double résistance. Résistance de la lectrice ou du lecteur, tout d’abord, souvent enclin.e à céder à un ethnocentrisme linguistique ou à reproduire les biais d’une hégémonie culturelle (auxquels on pourrait ici ajouter ceux de l’idéologie patriarcale) dans laquelle elle ou il est pris.e. La lectrice et le lecteur, en effet, ne sont pas nécessairement disposé.e.s à accueillir l’autre dans leur langue. Résistance de la traductrice ou du traducteur, ensuite, à qui l’on confie la tâche présumée impossible de reproduire à l’identique l’oeuvre originale. De ce point de vue, une fois surmontée l’angoisse d’avoir à produire un travail par définition imparfait, la traductrice ou le traducteur se heurte à la résolution d’équations impossibles où les paramètres de l’histoire culturelle, de la grammaire et des découpages sémantiques de la langue condamnent inévitablement la traduction à « une équivalence sans adéquation ».

Les traductrices et traducteurs, dit Ricoeur, sont ainsi souvent placé.e.s devant une fausse alternative. D’un côté, en effet, partant de l’hypothèse selon laquelle il y aurait une langue absolue dont participeraient toutes les langues, un tout dont chaque langue constituerait de manière harmonique une partie, les traductrices et traducteurs sont tenté.e.s de penser que traduire est une tâche possible. Ce pôle de la traduction, qu’on pourrait caractériser d’optimiste, s’exprime dans le rêve des Lumières d’un livre universel qui totaliserait la somme des ouvrages et leurs traductions dans les autres langues, ou dans le fantasme exprimé par Walter Benjamin d’une traduction parfaite qui conserverait intacte l’oeuvre originale, en puisant dans l’essence même de la langue ce qu’elle devrait à un « pur langage ». La traduction est alors comprise comme une tentative d’atteindre l’universel entendu comme un « fonds commun » des langues, qui rendrait possible le passage d’une langue à l’autre. Traduire est alors pensé comme une solution de rechange au projet classique d’une langue universelle. D’un autre côté, cependant, la traductrice et le traducteur sont également invité.e.s à soupçonner le projet même de traduire, si tant est que, comme le veut le proverbe, traduire soit trahir, et que transposer un contenu d’une langue à une autre soit simplement impossible. Or il faut refuser, selon Ricoeur, le mythe selon lequel, sous prétexte que les langues constitueraient des ensembles hétérogènes et irréductibles les uns aux autres, tout texte serait par essence intraduisible. Autrement dit, il faut essayer de se dégager du dilemme paralysant entre possible et impossible, entre une langue universelle et idéale d’un côté, et la multiplicité de langues particulières et hermétiques de l’autre.

Au dilemme « traduisible vs. intraduisible », que discute notamment Derrida dans le Monolinguisme de l’autre (1996) ou dans Qu’est-ce qu’une traduction « relevante »? (2005), Ricoeur préfère substituer celui de « fidélité vs. trahison », à l’égard duquel Derrida prend d’ailleurs ses distances (Derrida, 2003; voir également Foran, 2015). Contrairement à l’insatisfaction et à l’angoisse générées par le dilemme « traduisible vs. intraduisible », le dilemme « fidélité vs. trahison » autorise un bonheur de la traduction, qui vient précisément du deuil de l’idée selon laquelle la traduction aurait à retrouver un absolu, que la traduction pourrait être « un gain sans perte », c’est-à-dire, en somme, la création d’un double, néanmoins authentique, de l’original. Parler de « fidélité et de trahison » revient pour Ricoeur à déplacer la réflexion sur la traduction du domaine épistémologique (voire ontologique, si l’on considère notamment les catégories de possible et d’impossible dans lesquelles Ricoeur pense qu’elle est prisonnière), au domaine déontologique ou moral, c’est-à-dire à une réflexion sur ce que doit ou devrait être la traduction. Parler de « fidélité » et de « trahison » situe d’autre part la traduction sur le plan du rapport interindividuel et plus particulièrement sur celui du rapport à l’autre compris comme personne morale. Ainsi, le glissement opéré par Ricoeur élève immédiatement la question de la traduction à un niveau éthique.

C’est en relisant les travaux de George Steiner (1975) et d’Antoine Berman (1984, 1999) que Ricoeur fournit les détails de ce que pourraient être les modalités de cette éthique, capable de répondre aux paradoxes auxquels doit faire face la traductrice ou le traducteur. Quoique « Défi et bonheur de la traduction » soit placé sous l’égide des travaux de Berman, les thèses du linguiste n’y font pas l’objet d’une exégèse, et c’est pourquoi il est nécessaire d’en rappeler quelques éléments. Berman se propose d’explorer les propositions développées par le philosophe Johann Gottfried von Herder et par une certaine tradition allemande de traduction, principalement romantique. L’idée fondamentale qui dirige une telle pratique de la traduction est qu’il faut se montrer attentif aux spécificités de l’autre. La tâche des traductrices et traducteurs est de témoigner une attention suffisante à la culture et à l’histoire de l’autre, et de maintenir ces « exotismes » dans la langue d’accueil. Autrement dit, la langue dans laquelle est traduite la parole de l’autre ne doit pas assimiler cette parole, c’est-à-dire en effacer les aspérités, les originalités, tout ce qui peut, pour les lectrices et lecteurs de la langue d’accueil, paraître étranger. Au contraire, la tâche est de maintenir une juste distance à l’égard de la langue traduite, distance capable de préserver « l’étrangèreté » (et sans doute, à travers elle, l’étrangeté) de la parole de l’autre enracinée dans sa langue source. Pour Berman cette pratique de la traduction constitue ce qu’il appelle l’« épreuve de l’étranger », expression que cite d’ailleurs Ricoeur au début du texte déjà mentionné.

L’épreuve de l’étranger présente une double dimension, qui fixe le cadre d’un rapport de mutualité. Berman décrit cette épreuve selon deux axes, celui des locutrices et locuteurs et celui des lectrices et lecteurs, entre lesquel.le.s les traductrices et traducteurs sont des intermédiaires. Premièrement, la traduction « établit une relation entre le Propre et l’Étranger en cherchant à nous ouvrir l’oeuvre étrangère dans son entière étrangèreté » (Berman, 2000, p. 284). Berman prend alors l’exemple de Friedrich Hölderlin, qui livre à la postérité le mystère du Verbe tragique grec, à une époque où les traductions cherchaient à réduire autant que possible l’exotisme des chefs-d’oeuvre des tragiques grecs. Le rôle des traductrices et traducteurs, dans ce cas, est de restituer au public le caractère étrange et étranger de l’oeuvre source.

Deuxièmement, la traduction est une épreuve pour l’Étranger aussi, puisque l’étranger est enraciné dans son propre sol-de-langue. Et cette épreuve, qui est souvent un exil, peut aussi mettre au jour le pouvoir le plus singulier de l’acte de traduire : révéler l’essence la plus originale d’une oeuvre étrangère, ce qu’elle peut avoir de plus profondément enfoui et de plus propre, mais aussi de plus « distant » d’elle-même

ibid.

Si la traduction est une épreuve, c’est aussi parce qu’elle permet à celle ou celui qui parle de l’éprouver, c’est-à-dire de faire l’expérience de sa propre parole, une fois cette parole déracinée. Dans la trajectoire qui va du soi à l’autre, la parole fait l’expérience de sa propre altérité, et se révèle à son auteur.e sous des traits que dissimulait la familiarité de la langue source dans laquelle elle était ancrée. Quoiqu’asymétrique, l’épreuve de l’étranger comporte donc bien un double rapport à ce qui n’est pas familier : pour les lectrices et lecteurs, la traduction suppose d’accueillir la parole de l’autre, au prix de déplacer les frontières de ce qui nous était familier; pour les locutrices et locuteurs, la traduction déplace la parole de la langue source et familière à laquelle elle était organiquement liée, pour en faire apparaître le contenu secret et ineffable avant l’épreuve de l’étranger.

Une telle traduction, note Berman, implique des compromis, et surtout la recherche d’une juste distance à mi-chemin entre le respect de l’autre et de soi. Autrement dit, une telle approche de la traduction ne nécessite pas seulement, comme Venuti le suggère dans L’Invisibilité du traducteur, un processus de relocalisation du texte traduit en vue notamment d’un déplacement des canons de la langue cible. Ce type de traduction requiert aussi de la part des traductrices et traducteurs une approche critique et éthique de leurs propres pratiques. Cette hospitalité n’est pas seulement une occasion de célébrer des différences. C’est aussi une façon d’engager, de définir ou d’interroger la juste distance qui me sépare de l’autre et de sa parole. Au lieu d’être assimilé dans la voix et les représentations de l’autre, le texte traduit négocie les limites qui séparent la langue source et la langue cible. Il déplace donc en même temps les frontières de cette dernière. Sur ce plan, la traduction offre un modèle incomparable et radical d’expérience éthique. Ce n’est pas seulement dans les structures confortables d’une langue partagée que se construisent la vie bonne et les institutions justes, mais aussi dans l’expérience radicale de l’hétérogénéité linguistique.

3. L’hospitalité langagière

Ricoeur synthétise la lecture qu’il effectue des thèses de Berman dans l’énoncé d’un principe d’hospitalité, ce dernier terme pouvant peut-être se rapprocher d’un autre titre de Berman appartenant au même champ sémantique : « L’auberge du lointain ». Ce principe d’hospitalité s’énonce ainsi : « Hospitalité langagière donc, où le plaisir d’habiter la langue de l’autre est compensé par le plaisir de recevoir chez soi, dans sa propre demeure d’accueil, la parole de l’étranger » (Ricoeur, 2003, p. 20). L’hospitalité langagière, comme le fait apparaître cette citation, est fondatrice d’un rapport de mutualité au sein de la traduction. Envisagé sous l’angle de l’hospitalité, le processus de traduction est révélé aussi bien dans ce qu’il peut avoir de privé (que la sphère privée soit ici comprise comme celle du moi ou de la communauté linguistique), que dans ce qu’il a de politique, et qui prend ici la forme de l’accueil de l’étranger. Selon Ricoeur, la traduction ne peut donc pas être réduite à un simple processus éthique compris comme « changement de soi », ainsi que l’entend Butler, pas plus qu’il ne pourrait se limiter à une stratégie politique visant à obtenir des changements sociaux.

Chez Ricoeur, en effet, la traduction est la condition même d’un « bonheur », sous l’égide duquel est d’ailleurs placé l’article. Ce bonheur trouve sa source dans l’accueil de l’autre, dans la satisfaction de le recevoir chez soi en même temps que l’on habite, sur le plan linguistique tout au moins, chez lui. La double dimension de cet habiter prévient immédiatement toute réduction de l’accueil de l’autre à l’hospitalité patriarcale, par laquelle le « maître de maison » accepte unilatéralement l’autre chez soi. Le bonheur que semble décrire Ricoeur est celui d’avoir en quelque sorte « un double chez soi », qui ne désigne pas le double habiter du colonisateur, venu de chez lui en terre étrangère pour se faire un nouveau chez soi. Le plaisir d’habiter la langue de l’autre est, selon la formule de Ricoeur, compensé par un autre plaisir qui garantit l’équilibre de l’échange : le plaisir d’accueillir l’autre chez soi. Si la traduction est en soi un véritable défi, c’est sans doute aussi parce que son enjeu réside dans cet équilibre fragile par lequel l’habiter chez l’autre ne supplante jamais l’accueil de l’autre chez soi, ou par lequel le versant éthique du traduire ne peut jamais être désolidarisé de son versant politique. Plus fondamentalement encore, en déclinant l’acte de traduire selon un principe d’hospitalité langagière, Ricoeur s’intéresse ici à l’expérience fondamentale d’un être-avec l’autre, voire d’un être-chez-l’autre, où habiter chez l’autre est une autre façon de l’écouter. Ce principe permet de garantir que nous ne soyons pas condamnés au silence dans l’inconfortable expérience de l’échec de la traduction. Il permet de surmonter le silence lorsque nous sommes tentés de témoigner une fidélité extrême à la préservation de ce qui, dans le langage, peut demeurer énigmatique. Car si Ricoeur s’accorde avec Steiner pour dire que « comprendre, c’est traduire », le principe d’hospitalité langagière assure qu’un voeu extrême de fidélité à l’indicible du langage ne se referme pas « sur le rapport de soi à soi-même dans le secret où nous retrouvons l’intraduisible » (Ricoeur, 1999, p. 19). L’épreuve de l’étranger nous permet de ne pas nous « enfermer dans l’aigreur d’un monologue, seuls avec nos livres ». Plus encore, elle garantit les formes les plus pures de rapport à l’autre, celles de l’amour et de l’amitié, où la discrétion dans la compréhension secrète de l’autre assure l’équilibre fragile entre distance et proximité. Finalement, traduire, semble dire Ricoeur, ce n’est pas seulement écouter la parole de l’autre, faire attention à sa voix différente, mais aussi habiter cette différence pour assurer que l’autre, tout en restant autre, puisse être entendu chez moi.

III. Éthique de la traduction, care et sollicitude

Cette section veut montrer que l’éthique de la traduction de Ricoeur déploie et approfondit certains aspects des éthiques du care. D’un côté, pensée sur le mode de la traduction, l’éthique proposée par Ricoeur déploie le versant linguistique, demeuré métaphorique chez Gilligan, d’une éthique du care, c’est-à-dire d’une éthique de l’attention à l’autre, du soin ou de la sollicitude. D’un autre côté, l’éthique de la traduction formulée par Ricoeur approfondit la compréhension du rôle joué par la sollicitude dans la formulation de la « petite éthique », telle que cette dernière est présentée dans Soi-même comme un autre. En déployant le care « en traduction », Ricoeur énonce ainsi les principes de ce que pourrait être une éthique féministe de la traduction au coeur d’une politique de la traduction. Il nous donne par là même aussi des moyens de jeter des passerelles entre des traditions philosophiques féministes, notamment modernes et postmodernes, que les dernières décennies semblaient avoir éloignées.

1. Traduire dans une voix différente

Selon Ricoeur, comme on vient de le voir, la traduction est d’abord, comme chez Steiner, une modalité de la compréhension de l’autre. En l’occurrence, elle est un souci de l’autre, ou une attention à son égard. L’éthique de la traduction décline ainsi, dans sa philosophie, les virtualités linguistiques du care, présentes dès les premiers travaux de Gilligan, mais jamais véritablement développées ultérieurement. Chez Ricoeur, cette attention est d’abord, pour reprendre la formule de Marie Garrau, une « sensibilité à la particularité d’une situation » (Garrau, 2014, p. 50). Dans le principe d’hospitalité langagière tel que l’énonce Ricoeur, cette situation est avant tout de nature linguistique, avec ce que la langue peut cristalliser d’influences décisives dans la construction de l’autre : culture, histoire personnelle, expression des affects et de la rationalité, etc. Dans la traduction telle que définie par Ricoeur, cette sensibilité implique, à l’instar de la sensibilité mise en oeuvre dans les éthiques du care, une dimension active et une dimension passive. Dimension passive, parce qu’elle suppose une implication émotionnelle dans la situation où s’exerce le jugement, implication qui permet d’être disponible sur le plan affectif pour comprendre l’autre. C’est « l’habiter la langue de l’autre » évoqué par Ricoeur dans le premier volet du principe d’hospitalité. Le rapport de care implique en outre une dimension active, parce que cette disponibilité affective permet à son tour, notamment dans le jugement moral qu’elle implique, d’éclairer une situation morale en en dégageant la complexité et les enjeux. Ramenée au principe d’hospitalité, cette dimension active correspond au second volet du traduire, où l’« accueil de l’autre » n’est rendu possible qu’à condition de séjourner ou d’avoir séjourné aussi dans la langue de l’autre. Pour parler dans une voix différente, il faut d’abord l’avoir écoutée.

On pourrait ajouter qu’en la plaçant sous le signe de l’hospitalité et du plaisir, Ricoeur donne à la traduction le visage d’un « care for », c’est-à-dire d’un attachement émotionnel à l’autre, plutôt que celui d’un vague « care about ». La traduction ne pourrait se limiter en effet à une simple prise en compte de l’autre. Elle est une attention particulière et réfléchie, voire un travail – puisque c’est le mot qu’utilise le philosophe – sur la voix de l’autre. Elle est l’épreuve, pourrait dire Ricoeur après Berman, de la parole de l’autre, parce qu’elle implique à proprement parler qu’on l’éprouve et en fasse l’expérience, y compris de manière affective. Ainsi, ce qui était demeuré seulement une image dans le travail de Gilligan (au point d’ailleurs que le titre retenu pour la première traduction de l’ouvrage de Gilligan en français – Une si grande différence (Gilligan, 1986) – ait éclipsé complètement le mot « voix » pourtant présent dans le titre anglais), se trouve déployé dans toutes ses conséquences chez Ricoeur. En reconnaissant dans la traduction un modèle pour penser la relation intersubjective au coeur de l’universel, Ricoeur érige l’attention à la voix de l’autre en un paradigme à la fois éthique et politique, utile pour les revendications féministes. S’il s’agit en effet d’avoir voix au chapitre, ou de faire entendre sa voix, alors le dispositif de la traduction qu’il aménage semble offrir un modèle à la fois éthique et politique d’attention à l’autre, et de restitution de sa voix.

Dans l’hospitalité langagière comme dans l’éthique du care, l’attention à l’autre est en outre une attention à ce qui fait que cette voix est différente et qu’elle est autre que la mienne. La voix de l’autre, c’est ce qui le caractérise personnellement, particulièrement, ce qu’il a de plus original. La relation éthique au coeur de la définition de l’universel proposée par Ricoeur est donc une attention à ce qu’il y a de plus intime et de plus essentiel dans la parole de l’autre, et que l’autre, comme le soulignait Berman, ne connaît d’ailleurs lui-même peut-être pas. Ne sommes-nous pas parfois surpris, en effet, écoutant des enregistrements ou des vidéos, d’entendre notre propre voix? À l’image du rapport instauré dans l’éthique du care, le modèle de la traduction proposé par Ricoeur suggère de définir un type de rapport à l’autre dans lequel une attention particulière est portée à ce qui le caractérise comme différent et unique; en retour, le rapport à l’autre est aussi une épreuve pour l’autre, puisque ce rapport l’expose à sa propre « étrangèreté ». Comme dans les descriptions qu’on donne souvent des pratiques du care, à savoir qu’elles sont l’occasion pour le care giver comme pour le care receiver de sortir transformés de la relation de care, la traduction est ainsi pensée comme la possibilité inédite de se changer soi-même, de déployer un rapport éthique à soi. Surtout, le paradigme de la traduction décline les modalités d’un rapport de care où l’autre n’est pas seulement conçu de manière abstraite et désincarnée, mais comme un véritable partenaire dans la prise de décision politique. L’autre n’est plus, ainsi, l’« Autre abstrait » que pointe la philosophe féministe Seyla Benhabib (1992) en relisant plusieurs siècles de philosophie politique occidentale et patriarcale. Il est au contraire pensé dans ce qu’il a de plus concret, à la fois comme un égal et comme un partenaire.

L’éthique de la traduction chez Ricoeur permet de plus, conformément au projet de Gilligan, de mettre à jour d’autres voies morales, c’est-à-dire d’autres façons de concevoir la moralité que les éthiques rationalistes et abstraites du droit tendent à discriminer ou à écarter. En formulant une éthique de la traduction, Ricoeur se montre soucieux de prendre en compte d’autres formes de « visées de la vie bonne », dont l’existence ne m’est peut-être pas même soupçonnable, si tant est que la communauté linguistique à laquelle j’appartiens puisse aussi délimiter les bornes de celle, morale, dans laquelle j’exerce mon jugement. Cette éthique de la traduction pense ainsi le souci de l’autre dans ce qu’il peut avoir de plus radical, lorsque l’autre n’appartient pas à la même communauté linguistique que moi et que la discussion même des institutions justes est rendue apparemment impossible.

L’éthique de la traduction chez Ricoeur distancie enfin l’éthique du care de sa dimension privée ou communautaire en lui donnant, conformément au projet féministe et transnational d’une politique de la traduction, une dimension à proprement parler politique. De ce point de vue, la théorie de Ricoeur répond d’une part aux préoccupations des théoriciennes du care, qui s’inquiètent que les pratiques caring soient maintenues dans la sphère domestique et limitée aux seules femmes. Elle entre ainsi en résonnance avec tous les efforts théoriques qui ont été accomplis ces dernières années pour faire du care un paradigme politique (Tronto, 2009, 2013; Robinson, 2011; Groves, 2014). Elle répond d’autre part aux inquiétudes formulées par certaines féministes qu’une politique de la traduction ne garantisse rien en soi (Iveković, 2015), si ce n’est des transformations politiques. Car si une politique de la traduction promet sans doute d’éviter la cristallisation et la réduction oppressante des sujets discursifs à leur identité, en assurant notamment les passages d’une langue à l’autre, elle ne garantit aucunement que les transformations politiques auxquelles elle aboutit soient bonnes, notamment pour les femmes. Sur ce plan, l’éthique de la traduction de Ricoeur complète et parachève une éthique du souci de l’autre, et nous aide à penser non seulement le rapport entre éthique, morale et politique, mais aussi l’articulation entre différentes visées éthiques et l’action politique auxquelles ces visées éthiques aboutissent, ainsi que leur arbitrage dans la sphère publique.

2. Politique de la sollicitude

La réflexion de Ricoeur sur la traduction peut être ressaisie dans le projet plus vaste du philosophe et permettre d’approfondir et de préciser les modalités de ce qui, dans Soi-même comme un autre (1990), est décrit sous le terme de sollicitude. Cette philosophie de la traduction peut plus particulièrement être lue comme une façon de décliner certains aspects de la « petite éthique » et son articulation à la « grande éthique ». Formulée sous l’angle de la traduction, et plus précisément en termes d’épreuve de l’étranger, la dialectique qui, du moi au soi, passe par l’autre, permet de donner une ampleur nouvelle à la notion de sollicitude qui se trouve au centre du dispositif éthicopolitique chez Ricoeur. L’épreuve de l’étranger et le principe de l’hospitalité langagière dont Ricoeur discute donnent en effet une profondeur inédite au projet d’une recherche de « la vie bonne avec et pour autrui, dans des institutions justes » (Ricoeur, 1990, p. 202). En déclinant la sollicitude selon le paradigme de la traduction, les thèses de Ricoeur offrent deux avantages théoriques au regard du féminisme, qui tiennent à l’articulation entre attention à l’autre et institutions justes.

Tout d’abord, l’attention à l’autre telle qu’elle est mise en oeuvre dans le rapport de traduction échappe à l’opposition entre care et justice qui a parfois servi, notamment dans la réception française des travaux de Gilligan (Laugier et Paperman, 2006, partie 2, « Care et justice »), à décrire les pratiques de care. L’attention à l’autre déployée dans la traduction n’est pas une morale domestique ou infrajuridique. Au contraire, elle décline d’une autre façon la réciprocité fondatrice du rapport éthique à l’autre, partant de toute signification, et donc de tout principe de justice. En s’inscrivant au coeur du paradoxe d’un échange entre deux personnes irremplaçables et non substituables, le principe de l’hospitalité langagière contient d’emblée l’équivalence qui permet aux deux participant.e.s de la traduction le passage de l’estime de l’autre comme un soi-même à l’estime de soi-même comme un autre. La traduction nous met devant une double épreuve, qui est d’abord celle de nous-mêmes devant une oeuvre étrangère et par définition, autre. Mais elle questionne aussi la nature même de ce qu’il peut y avoir d’étranger en l’autre, ce qui fait l’essence de sa différence. Elle met en outre l’étranger lui-même devant le mystère de sa propre différence. Ce double rapport d’« étrangèreté » peut alors être interprété comme une autre modalité de la règle d’or si chère à Ricoeur, qui énonce les conditions d’un rapport de mutualité.

Contrairement à Butler qui souligne, notamment dans Le Pouvoir des mots (2008), notre extrême vulnérabilité à l’autre sur la base du langage, Ricoeur expose à travers son analyse de la traduction les termes d’une double vulnérabilité, ou d’une vulnérabilité réciproque. L’épreuve de l’étranger suppose que je m’expose à la langue de l’autre sans que je sache exactement ce que je peux attendre de cette vulnérabilité à la parole de l’autre; en retour, l’autre n’a guère d’autre solution que de s’en remettre à ma capacité de traduire, qui le dépossède en quelque sorte pour un temps de sa propre voix, afin de lui redonner son pouvoir d’agir ailleurs, dans le système culturel et linguistique d’une autre langue. L’autre doit donc aussi accepter de s’exposer, d’être l’objet de mon attention, que je lui prête ma voix. Cette forme de vulnérabilité du prochain diffère radicalement en ce sens de la vulnérabilité abstraite, ou potentielle, que l’on trouve selon nous chez Tronto. La vulnérabilité décrite par Ricoeur n’est pas celle de tou.te.s, à chaque instant, à toutes les étapes de nos vies. Elle est une vulnérabilité que l’on éprouve d’abord dans l’inconfort de la langue de l’autre, avant d’en faire l’expérience dans les limites de sa propre langue. Elle est la vulnérabilité la plus fondamentale, parce que s’y jouent, comme l’avait remarqué Butler, non seulement la possibilité pour moi d’être sujet, mais celle même d’un universel. Chez Ricoeur, cependant, comme chez Tronto, quoique différemment, cette vulnérabilité est la condition d’un être ensemble, par-delà les logiques nationales ou internationales – et Ricoeur pourrait ajouter sans doute, par-delà les découpages communautaires monolingues. Aussi l’éthique de la traduction déploie-t-elle la possibilité même d’un rapport de justice à l’égard de l’autre, par-delà les frontières. En ce sens, Ricoeur articule une éthique de la traduction à une politique de la traduction qui, tout en portant attention à la voix de l’autre, garantit que cette voix pourra être entendue par-delà les oppressions et les contraintes locales qui la limitent ou la contrôlent – quand elles ne la réduisent pas au silence.

Le second avantage de la théorie ricoeurienne de la traduction pour la théorie féministe réside dans le fait que la sollicitude, comprise comme hospitalité langagière dans le rapport de traduction, est indissociable de la justice et participe à la même dialectique qui doit aboutir à la construction d’institutions justes. Telle qu’elle est définie par Ricoeur dans Soi-même comme un autre ou, sous une autre forme, dans « Défi et Bonheur de la traduction », la sollicitude pour autrui n’accorde, contrairement à la charité lévinassienne, par exemple, aucune préséance sur la justice ou sur l’estime de soi. L’hospitalité langagière évoquée par Ricoeur n’est pas non plus menacée de virer à l’« hostipitalité » de Derrida, dans laquelle l’accueil de l’autre suppose aussi toujours la possibilité de sa tyrannie. Autrement dit, dans l’hospitalité langagière décrite par Ricoeur, le souci de l’autre, comme le souci de soi, n’est jamais menacé d’être éclipsé ou absorbé dans la morale communautaire : Comme le dit Ricoeur, « entre ce que j’appelle estime du soi, sollicitude pour autrui et justice à l’égard du chacun, il n’y [a] aucun ordre de priorité mais une simple succession dialectique » (Aeschlimann, 1994, p. 76 et suiv.). Tout d’abord, dans la mesure où elle est mue par un sentiment de sollicitude, l’hospitalité langagière nécessite un fond d’estime de soi qui assure à cette hospitalité le caractère d’un accueil, et non celui d’une soumission. À la lueur de l’adage selon lequel « charité bien ordonnée commence par soi-même », Ricoeur garantit que la sollicitude ne dissimulera pas un abandon de soi ou d’autres formes d’abnégation, de renoncement à soi. Le pôle dialectique qui fait osciller la rencontre avec l’autre entre l’estime de soi et la sollicitude garantit une forme de mutualité dans l’attention que je porte à l’autre et dans l’hospitalité langagière. Le pôle dialectique de la justice, d’autre part, qui fait osciller l’attention à l’autre entre sollicitude et justice à l’égard du chacun, garantit en outre l’arbitrage entre différentes définitions concurrentes du bien. Car si aucune institution juste ne peut naître d’un rapport à l’autre ou d’un « vivre avec autrui » non mus par un élan fondamental de sollicitude, en retour, la sollicitude est toujours menacée d’asymétrie si des institutions ne garantissent pas qu’elle ne se dégrade en bonté sans réciprocité, en charité condescendante, ou qu’elle ne soit absorbée par les lois familiales ou communautaires.

Ainsi, inscrite au coeur d’une dialectique dont l’estime de soi et la justice sont les autres pôles, la sollicitude et l’hospitalité langagière selon Ricoeur permettent, en réponse aux inquiétudes de Spivak, de penser une éthique de la traduction dégagée de tout rapport asymétrique. Elle garantit que mon attention à la voix de l’autre ne soit pas un moyen de le priver de sa propre voix, ou d’exercer sur elle ou lui une quelconque forme de tyrannie. Comme le montrent ainsi les remarques qui précèdent, en tant qu’elle vise un ordre politique juste, une politique de la traduction ne va pas sans une éthique de la traduction fondée sur un principe de sollicitude, dont l’hospitalité langagière proposée par Ricoeur pourrait être une formulation. C’est à ce titre même qu’une politique de la traduction, articulée à une éthique ricoeurienne de la traduction, peut être pensée comme ouverte sur l’universel. Premièrement, comme le souligne Ricoeur en commentant Steiner, le paradigme de la traduction nous aide à penser l’universalité réelle de la diversité des langues. À ce titre, l’hospitalité langagière nous aide à penser sur le plan éthique le rapport avec celle ou celui qui n’appartient pas à ma communauté linguistique. Mais pour Ricoeur, ce paradigme de la traduction mène aussi à penser, au sein même de la langue, « l’indéfinie diversité » (Ricoeur, 1999, p. 16-17) d’une langue, celle que génère sa pratique en contexte et qui nécessite un travail d’interprétation, celle qu’aucun projet de langue universelle (et donc artificielle) ne peut pour ainsi dire concurrencer. Deuxièmement, le principe d’hospitalité décrit par Ricoeur laisse transparaître l’universalité de la règle d’or, indissociable de tout rapport caring. Penser le care « en traduction » permet alors de mettre en évidence l’articulation entre les pratiques du care et l’universel. En avançant que l’universel peut se penser sur le mode de la traduction et en décrivant la traduction selon un principe d’hospitalité mu par un élan de sollicitude, Ricoeur articule la sollicitude à l’universel. Ou encore, il place la sollicitude, comprise comme attention à la parole de l’autre, au coeur du dynamisme de l’universel.

Conclusion

On peut ainsi penser que Ricoeur fait de l’attention à la parole de l’autre le fondement éthique de la politique de la traduction voulue par les théoriciennes du féminisme transnational. Ricoeur offre ainsi les moyens théoriques de dessiner de nouvelles formes de solidarité, politiques et théoriques, entre des féminismes que l’histoire avait eu tendance à éloigner. En formulant en termes linguistiques les modalités du rapport à l’autre induites par la relation de sollicitude, Ricoeur explicite notamment le lien entre, d’une part, les féminismes postmodernes qui, à la suite de Foucault, Lacan, Derrida, Cixous, ou Lyotard, entre autres, s’appuient sur une définition discursive du sujet, et d’autre part, les philosophies du care qui, tout en fournissant des moyens d’ébranler la représentation monadique du sujet comme entité indépendante et autonome, s’inscrivent généralement dans une ontologie plus proche de la philosophie moderne. Cette éthique de la traduction fournit ainsi les moyens de penser des solidarités théoriques plus profondes que les stratégies politiques d’un temps parfois revendiquées par les féministes transnationales.

Plutôt que de penser une politique de la traduction contre l’universel, Ricoeur formule des propositions utiles pour penser l’universel en traduction. Il nous aide par ailleurs à articuler les plans éthique et politique de cet universel en traduction, explicitant notamment les termes de ce que pourrait être une éthique féministe de la traduction. Cette dernière s’énonce dans un principe d’hospitalité langagière qui déploie de manière implicite les modalités d’une éthique du care. En faisant de l’attention à la voix de l’autre le coeur de son système éthique et politique, Ricoeur fournit aux féministes des outils pour contourner les mécanismes d’oppression qui réduisent les subalternes au silence. D’un côté, l’éthique de la traduction déployée par Ricoeur développe l’axe linguistique et pour ainsi dire métaphorique de l’éthiques du care chez Gilligan, qui cherche précisément à redonner voix à d’autres formes de représentations du monde et du rapport à l’autre, à d’autres formes d’habiter et de se situer dans le monde que les philosophies abstraites du droit ont tendance à faire disparaître. D’un autre côté, l’éthique de la traduction invite à comprendre plus précisément encore le rôle quasi architectonique de la sollicitude dans la philosophie de Ricoeur, puisqu’elle articule le rapport à l’autre dans toutes ses modalités éthiques et politiques.