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Je me sens tellement seule. Peut-être que j’ai trop aimé[2].

Pauline Julien

Chers lecteurs et lectrices du Bulletin d’histoire politique, voici donc la première Chronique de cinéma politique ! Cette nouvelle chronique sera publiée sur une base trimestrielle dans les prochains numéros du Bulletin et promet de mettre en valeur la production cinématographique québécoise et canadienne (et internationale) portant sur le sujet du politique, entendu ici dans son sens large. Prenant la forme de notes critiques, les chroniques de cinéma politique permettront à l’auteur de ces lignes de présenter à la fois une critique synthétique des oeuvres choisies, mais aussi une analyse de la perspective historique et politique mise de l’avant par les cinéastes ainsi que la méthodologie ou l’approche artistique prédominante dans les différents films portés à l’étude. Nous évaluerons ainsi la pertinence globale de chacune des oeuvres sélectionnées, de manière à rendre compte de leur originalité et de leur intérêt du point de vue historique. Le milieu du cinéma québécois ayant produit de nombreux films à saveur politique de grande qualité dans les dernières années – tant du point de vue du documentaire que de la fiction –, il nous semblait nécessaire de mettre en valeur ces oeuvres dans une revue dédiée à la science historique et à l’histoire politique afin, notamment, de les faire connaître à un public plus large. Il est à noter que les oeuvres choisies seront, pour la plupart, accessibles gratuitement sur internet. Bonne lecture à toutes et à tous et longue vie à la Chronique de cinéma politique !

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Pauline Julien fut sans contredit l’une des personnalités artistiques les plus marquantes de la seconde moitié du XXe siècle au Québec[3]. Née à Trois-Rivières en 1928 et fille cadette d’une famille de onze enfants, elle s’est d’abord fait connaître en tant que comédienne dans des troupes de théâtre itinérantes de Québec et de Montréal à la fin des années 1940[4]. Bénéficiant d’une bourse d’études allouée par le gouvernement Duplessis, Julien a par la suite effectué un séjour de six ans à Paris entre 1951 et 1957, où elle développa son jeu en suivant des cours en art dramatique et en jouant dans les nombreux théâtres de la capitale française. Malgré son talent de comédienne, elle se passionne également pour le chant, à tel point qu’elle finit par se consacrer à sa carrière de chanteuse dès le milieu de la décennie 1950. Fréquentant les cabarets parisiens, Julien devient rapidement une figure médiatique de la chanson québécoise. Elle est d’ailleurs l’une des premières artistes à interpréter des chansons de Gilles Vigneault en sol français, même si à l’époque son répertoire est essentiellement constitué de reprises de Léo Ferré, de Boris Vian et de Bertolt Brecht. Faisant la navette entre Montréal et Paris à la fin des années 1950, elle attire l’attention des médias montréalais, tant pour ses talents de chanteuse et de comédienne que pour sa personnalité haute en couleur, qui en font l’une des étoiles montantes de la scène artistique québécoise à l’aube de la Révolution tranquille. C’est d’ailleurs durant la décennie 1960 que Julien deviendra une véritable icône de la chanson québécoise, notamment en enregistrant ses premiers albums originaux, dont Enfin… Pauline Julien (1962) et Pauline Julien (1963). Entre 1962 et 1984, sa période la plus active en termes de production artistique, elle enregistrera plus de vingt albums, dont la plupart seront acclamés par la critique tant québécoise que française.

C’est néanmoins durant la décennie 1960 que la chanteuse fera sa marque dans la mémoire collective québécoise, en s’affichant comme une militante enthousiaste de la cause de l’indépendance du Québec. À la même époque, elle devient également la compagne du célèbre poète Gérald Godin, lui-même un militant de la première heure de la cause indépendantiste. Julien devient dès lors connue comme la « Pasionaria » du Québec et se fera remarquer pour certains coups d’éclat qui illustrent son degré d’engagement pour l’idée indépendantiste. En octobre 1964, elle refuse notamment de chanter pour la reine Élisabeth II, alors en visite à Montréal. Puis, en février 1969, elle interrompt le discours du secrétaire d’État canadien Mitchell William Sharp par un énergique « Vive le Québec libre ! » lors d’une conférence ministérielle sur la Francophonie au Niger, un événement qui fera le tour du monde dans les jours qui suivront. Puis, en octobre 1970, elle sera emprisonnée avec son conjoint Gérald Godin en vertu de la Loi sur les mesures de guerre, en rapport avec ses convictions indépendantistes reconnues. Malgré cela, l’engagement militant de Pauline Julien se diversifiera durant la décennie 1970, elle qui en viendra à embrasser la cause des travailleurs et, surtout, la cause féministe alors en développement dans la province de Québec. Elle continuera d’appuyer sans relâche les luttes indépendantistes jusqu’au référendum de 1980, devenant une figure intimement associée au Parti québécois (PQ) de René Lévesque. Néanmoins, elle vivra très durement l’échec référendaire, qui coïncide d’ailleurs avec le début de ses problèmes de santé physique (aphasie) et psychologique. Continuant malgré tout à s’impliquer dans des causes qui lui sont chères, notamment en participant à des voyages humanitaires, elle est néanmoins touchée par une paralysie progressive qui affecte son langage et sa mémoire. Se sentant dépérir et supportant très mal la disparition de son mari Gérald Godin, lui-même décédé en octobre 1994 des suites d’un cancer du cerveau, Pauline Julien se suicide le 1er octobre 1998 à l’âge de 70 ans. Elle restera néanmoins, dans la mémoire collective, une personnalité artistique intimement liée à la cause indépendantiste. C’est donc ce parcours fascinant qui a mené la cinéaste Pascale Ferland à consacrer un film sur la vie de Pauline Julien, afin de saisir la manière par laquelle la pensée politique et artistique de cette dernière s’articule en rapport avec l’évolution de la société québécoise durant la Révolution tranquille.

Pauline Julien, intime et politique (2018) est le 12e film de Pascale Ferland, qui s’est notamment fait connaître pour ses documentaires primés L’immortalité en fin de compte (2003), L’Arbre aux branches coupées (2005) et Adagio pour un gars de bicycle (2008). Le film s’inscrit d’ailleurs dans une série de documentaires récents consacrés à des figures artistiques associés de près au mouvement indépendantiste des années 1960. Pensons notamment à Paroles et libertés (2007) de Manuel Foglia, à Godin (2011) et Miron : un homme revenu d’en dehors du monde (2014) de Simon Beaulieu, à Félix dans la mémoire longtemps (2016) d’Hugo Latulippe (2016) et à Des gens de son pays (2017) de Yanie Dupont-Hébert. Couplé à Pauline Julien, intime et politique, cette série de documentaires a notamment illustré à quel point les artistes de la Révolution tranquille ont contribué à mettre en forme une poétique du projet indépendantiste, le milieu culturel ayant contribué de manière étonnante à la médiatisation du projet souverainiste péquiste durant les décennies 1960 et 1970. D’ailleurs, dans toute l’histoire du Québec, rarement un parti politique aura été aussi intimement lié à une mouvance artistique, un élément qui explique en partie l’aura mythique qui entoure encore aujourd’hui l’histoire des premières années d’existence du PQ[5]. À ce propos, Pauline Julien constitue en soi l’exemple type de cette génération d’artistes qui ont défendu la cause souverainiste.

Produit par l’Office National du Film (ONF), le film a connu une diffusion enviable pour une oeuvre documentaire, ayant été à l’affiche dans plusieurs cinémas de différentes régions du Québec[6]. Le film a d’ailleurs été chaudement accueilli par les critiques, de nombreux médias vantant le ton, la profondeur du propos ainsi que les sources utilisées par la cinéaste afin de reconstruire le fil narratif de la vie de Pauline Julien[7]. Signe de sa grande qualité, le documentaire de Pascale Ferland a d’ailleurs été sélectionné à l’édition 2019 du Gala cinéma Québec dans la catégorie « meilleur documentaire ». Ce succès critique s’explique notamment par la recherche colossale effectuée par la cinéaste, qui a su regrouper un corpus d’images d’archives très diversifiées composé d’extraits d’entrevues et de spectacles, d’extraits radio et de photographies qu’elle a recueilli à la fois au Québec et en France[8]. De même, Ferland a su tirer profit de l’abondante correspondance amoureuse entre Pauline Julien et Gérald Godin, ce qui donne un caractère intimiste à sa démarche cinématographique. Narré par Dominique Quesnel et Marc Béland, le film étonne par son rythme dynamique, notamment grâce à un montage judicieux qui juxtapose le récit personnel de l’artiste à l’histoire du Québec. En visionnant le film, on découvre ainsi une artiste enjouée, intelligente et ambitieuse, mais également fragile et encline à des périodes de remises en question, ce qui nous donne un portrait multidimensionnel de l’interprète. À l’exception de quelques interventions d’Alan Glass, un ami intime de Julien qui apporte un éclairage quant à la nature des états d’âme vacillants de la célèbre interprète, la totalité du film est centrée sur le récit personnel de la chanteuse native de Trois-Rivières. D’une durée de 78 minutes, le film couvre toutes les périodes de la vie de Julien, mais s’attarde beaucoup aux décennies 1960 et 1970. C’est d’ailleurs à cette époque que la chanteuse devient une figure dominante de la scène artistique francophone, mais aussi du mouvement indépendantiste. Son engagement militant se traduit alors par des participations régulières à des manifestations pro-indépendantistes, à des spectacles bénéfices pour le compte du RIN et du PQ, mais aussi par de nombreuses entrevues où elle explique en détail les racines de ses opinions politiques, profondément ancrées dans le néonationalisme.

Le choix du titre du film n’est d’ailleurs pas anodin puisque la politique occupe une place prépondérante et symbolique dans la carrière artistique de la célèbre interprète. Certaines scènes se révèlent d’ailleurs emblématiques des mutations culturelles à l’oeuvre dans le Québec des années 1960. On remarquera notamment l’extrait où Pauline Julien et Gilles Vigneault déambulent dans les rues de Paris en affirmant qu’ils font de la « chanson québécoise » et non « canadienne », une précision qui vise à émanciper la nouvelle génération de chanteurs du carcan artistique rigide qui prévalait jusqu’alors et qui était centré sur une approche « à-la-française » de la chanson populaire. Une autre scène se révèle éloquente quant à la nature du nationalisme alors en développement dans le Québec de la Révolution tranquille. En entrevue à l’émission The way it is au réseau CBC en 1967, Julien affirme dans un anglais approximatif que le Québec a besoin d’être reconnu comme étant l’égal du Canada anglais, une avenue qui constitue selon elle l’unique moyen d’éviter la fin de la fédération canadienne telle qu’elle existe depuis 1867. Selon elle, pour que les Québécois se sentent vraiment comme une partie intégrante du Canada, « [i] l faut être en mesure d’échanger l’un et l’autre en étant vraiment libres. Il faut d’abord être chez nous[9] ». Par cette formulation, elle exprime de manière synthétique l’évolution de la pensée nationaliste dominante au Québec, dont les assises se fondent sur un sentiment d’affirmation nationale lié au besoin de reconnaissance des Québécois. Paulien Julien s’est néanmoins toujours défendue d’être une artiste politique, insistant sur le fait qu’il y avait une distinction nette entre sa démarche artistique et ses convictions politiques indépendantistes. Dans un extrait d’entrevue daté de la fin des années 1960, la chanteuse explique qu’elle se considère plutôt comme une porte-parole de la culture franco-québécoise : « Je ne suis pas politique. Je ne fais pas de politique au parlement. Mais j’ai des opinions. Je ne veux pas chanter ce qui ne me représente pas comme personne[10] ». S’il est vrai que Pauline Julien ne faisait pas de politique partisane traditionnelle, elle fit pourtant partie de toute une génération d’artistes qui ont oeuvré de près ou de loin à la cause de l’indépendance du Québec. En soi, si les chansons de Julien ne sont pas à proprement parler des chansons politiques, la manière dont elle présente sa musique et le choix de ses tribunes en font néanmoins une figure éminemment politique. D’ailleurs, peu d’artistes ont été aussi associés à un mouvement politique dans l’histoire du Québec, la trajectoire de la carrière de Julien paraissant même parfois se confondre à celle du mouvement souverainiste, notamment du point de vue de sa popularité.

En ce sens, on ne peut d’ailleurs passer sous silence le fait que la carrière de la « Pasionaria » a beaucoup souffert du contexte post-référendaire, une période où la plupart des artistes associés à la cause souverainiste ont tourné le dos à la chanson engagée afin de moderniser leur style, notamment en adoptant un son et une esthétique musicale très américaine[11]. Les scènes consacrées à la vie de Julien durant la décennie 1980 font d’ailleurs écho à la déprime – ou syndrome – post-référendaire[12]. Une scène en particulier est révélatrice de l’état d’esprit de la chanteuse. Dans le cadre d’une entrevue accordée à la télévision de Radio-Canada quelques mois après la tenue du référendum de 1980, Julien se confie sur ses états d’âme à la suite de la victoire du camp du « Non ». Elle affirme alors avoir « honte de son peuple » et songer sérieusement à prendre sa retraite, affirmant ne plus avoir rien à dire par rapport à la situation politique de la province en regard de cet échec[13]. Si la maladie l’oblige incidemment à revoir ses engagements professionnels – elle délaisse le jeu et la chanson en raison de problèmes de mémoire de plus en plus affligeants –, nul doute que l’échec du projet souverainiste a joué un rôle majeur dans ses remises en question, ne serait-ce que du point de vue de sa pertinence en tant qu’artiste engagée. Le film se termine avec le témoignage d’Alan Glass sur le suicide de la chanteuse en 1998, une tragédie qui fait écho au deuxième échec référendaire de 1995 et à l’affaiblissement du mouvement indépendantiste comme force politique au Québec. La mort de Julien constitue, en quelque sorte, l’allégorie de la fin d’une époque, la fin d’une Révolution tranquille qui aurait dû aboutir à la constitution d’un Québec souverain, mais qui a plutôt résulté en une « mise en tutelle constitutionnelle[14] » dont les tenants et aboutissements ont découragé bon nombre de militants indépendantistes de la première heure[15].

En somme, malgré ses grandes qualités, le film de Pascale Ferland n’est pas dénué de certains petits défauts qui pourront agacer les spectateurs friands d’histoire. En outre, on reprochera à la réalisatrice d’avoir omis de procéder à une mise en contexte historique plus élaborée du contexte politique du Québec des années 1950 et 1960. Si l’on devine l’environnement sociopolitique et culturel dans lequel évolue Pauline Julien durant cette époque, il aurait été souhaitable d’avoir quelques informations relatives, entre autres, à la fin de la période de la « Grande Noirceur » ou au début de la Révolution tranquille ou encore à l’histoire du mouvement indépendantiste. Il est d’ailleurs décevant de constater que l’histoire du PQ est presque complètement absente du film et que la période 1968-1976 est relativement absente du récit narratif. Les sauts dans le temps, entre 1968, 1976 et 1980, brisent quelque peu le rythme du film et offrent peu d’informations aux spectateurs quant à la nature de l’évolution politique du Québec durant cette période. De même, on pourrait reprocher à Ferland d’avoir accordé très peu d’attention aux décennies 1980 et 1990, ces années étant couvertes en à peine quinze minutes alors que près de cinquante minutes sont allouées à la seule décennie 1960. Évidemment, cela s’explique par la disponibilité des sources matérielles ainsi que par le faible niveau d’activité de Julien durant cette période, mais il apparaît clairement que la fin du film est précipitée, la conclusion expéditive ne rendant pas hommage à la grande qualité générale du film dans son exemple. Sur une note personnelle, l’auteur de ces lignes aurait également aimé que des témoignages d’autres artistes engagés pour la cause de l’indépendance soient pris en considération, ne serait-ce que pour recadrer la nébuleuse culturelle dans laquelle évoluait Pauline Julien. Des parallèles auraient ainsi pu être tissés entre le parcours de la chanteuse et ceux d’autres personnalités artistiques de l’époque, dont Gilles Vigneault, Félix Leclerc, Yvon Deschamps ou encore Paul Piché. De même, il aurait été intéressant que la cinéaste intègre davantage d’entrevues inédites avec des proches de Pauline Julien, le seul témoignage d’Alan Glass ne permettant pas nécessairement de saisir toute la complexité du personnage dans sa sphère privée notamment. Qui plus est, sur le plan méthodologique, cette approche contrevient à la méthode primaire de croisement des sources.

Néanmoins, force est d’admettre que ces quelques petites imperfections n’enlèvent rien à la grande qualité du film de Pascale Ferland. Quiconque visionnera cette oeuvre appréciera la richesse du contenu présenté, mais aussi le talent cinématographique de l’équipe de production qui a su créer une oeuvre qui fera école en termes de documentaire politique et historique. En plus d’offrir un portrait saisissant du parcours singulier de Pauline Julien, le film offre également un regard approfondi sur les thèmes de la démarche artistique et de l’engagement politique, centraux dans le contexte culturel et politique de la Révolution tranquille. Sans contredit, il s’agit de l’un des meilleurs documentaires du genre réalisé au Québec dans les dernières années.