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En organisant cette journée d’étude sur les études universitaires de premier cycle en histoire au Québec, François-Olivier Dorais et Martin Pâquet ont permis à un petit groupe d’historiennes et d’historiens universitaires d’avouer publiquement ce que nous avions tendance à réserver pour des conversations entre collègues dans nos départements respectifs, soit le fait que les inscriptions en histoire dans presque toutes les universités québécoises connaissent une baisse importante depuis maintenant quatre ou cinq ans (voir à ce sujet l’article de François Guérard paru dans le présent numéro). Cette journée fort instructive nous a permis de comparer la situation de notre propre université avec celles de nos institutions soeurs. Ce fut aussi un moment de « thérapie de groupe » qui nous a donné l’occasion de partager avec les collègues d’autres institutions nos angoisses, nos analyses du problème et même quelques pistes de solutions. Enfin, cette journée de réflexion nous a rappelé, je pense, à quel point la communauté historienne au Québec tient à l’enseignement – et à l’avenir – de sa discipline.

François-Olivier et Martin m’ont demandé de brosser un portrait de l’état des inscriptions au premier cycle en histoire à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), une université urbaine reconnue pour son enseignement en sciences humaines aux trois cycles. Mes propos sont le fruit de réflexions entreprises notamment pendant mes trois années à la direction du Département d’histoire de l’UQAM, de 2016 à 2019, trois années pendant lesquelles la baisse des inscriptions au premier cycle était, pour moi comme pour mes collègues, une préoccupation constante. Je vais d’abord présenter un état des lieux, pour ensuite contextualiser ce déclin et offrir quelques hypothèses pour expliquer ce que vit mon université – et des institutions semblables – en ce moment.

Les inscriptions au Département d’histoire de l’UQAM étaient relativement stables jusqu’en 2015. Une première diminution du nombre de demandes d’admission avait été constatée en 2008-2009, mais depuis vingt ans le nombre d’inscriptions est demeuré relativement constant, et ce jusqu’en 2014-2015. À l’automne 2015, nous avons connu une chute drastique, à la fois en ce qui concerne les demandes d’admission et les inscriptions. Par la suite, nos données sont restées stables – ou plutôt stagnantes –, c’est-à-dire que les inscriptions n’ont pas diminué davantage – ou pas beaucoup –, mais n’ont pas augmenté non plus[1]. À l’automne 2019, nous avons connu une autre réduction importante des inscriptions dans tous nos programmes de premier cycle : baccalauréat, majeure, mineures, certificat, programme de gestion des documents et des archives. Par rapport à l’année 2014-2015, le taux d’inscriptions dans nos programmes de premier cycle a chuté de 38 %[2]. Par bonheur, les nouvelles ne sont pas entièrement mauvaises : nos programmes des cycles supérieurs se portent très bien, même si la grande majorité de nos étudiant.e.s de maîtrise provient de notre programme de baccalauréat[3]. Toutefois, la baisse des inscriptions au premier cycle, elle, est bien réelle.

Si nous savons que, un peu partout en Amérique du Nord et même au Royaume-Uni[4], les nouvelles inscriptions en histoire sont en déclin – j’y reviendrai –, un fait est tout aussi inquiétant pour nous : les réinscriptions en histoire – c’est-à-dire les inscriptions d’étudiant.e.s en deuxième ou troisième année – sont également en décroissance à l’UQAM. Ces données soulèvent donc la question du recrutement, mais aussi celle de la rétention des étudiant.e.s[5]. Comment attirer davantage d’étudiant.e.s dans nos programmes, et surtout, comment les garder chez nous ?

Le Département d’histoire n’est pas le seul département de l’UQAM touché par cette diminution du nombre d’inscriptions. Le problème est généralisé, mais il est particulièrement criant dans la Faculté des Sciences humaines et celle des Arts. Le Département de sociologie a connu, lui aussi, une baisse significative du nombre d’inscriptions à l’automne 2015, tout comme le Département des études littéraires. Le fait que des départements connexes – études littéraires, sociologie, sciences politiques – connaissent eux aussi des baisses d’inscriptions vient exacerber nos problèmes, car nous perdons non seulement des étudiant.e.s du baccalauréat en histoire, mais aussi, quoique dans une moindre mesure, des « étudiants-cours », c’est-à-dire des étudiant.e.s qui suivent des cours d’histoire comme cours optionnels, sans être inscrits à nos programmes.

L’histoire de nos inscriptions est, comme l’histoire que nous enseignons à nos étudiant.e.s, complexe et multifactorielle. Il est important, je pense, d’analyser cette situation à plusieurs niveaux. Bien sûr, le désenchantement que les étudiant.e.s semblent éprouver face aux sciences humaines est manifeste à l’échelle de l’Amérique du Nord. Aux États-Unis, depuis la récession de 2008, les inscriptions en histoire sont en déclin, comme en témoignent les nombreuses enquêtes et les rapports publiés par l’American Historical Association et parus dans des publications états-uniennes à grand tirage telles que l’Atlantic et le New Yorker[6]. Depuis 2007, à l’échelle des États-Unis, le nombre d’inscriptions à la majeure en histoire aurait diminué de 45 %. La baisse des inscriptions en histoire y était particulièrement notable à compter de 2011-2012 ; jusqu’en 2014, ces inscriptions semblaient être en chute libre. Benjamin Schmidt, professeur d’histoire à la New York University, insiste cependant pour dire que le phénomène ne tient pas au fait que les étudiant.e.s américains n’aiment plus les sciences humaines, ou encore que celles-ci n’offrent plus de perspectives d’emploi. Il tient davantage, du moins selon Schmidt, au fait que les étudiant.e.s arrivé.e.s à l’université depuis la crise financière de 2008 croient que, pour obtenir un bon emploi, il faut étudier dans d’autres domaines, notamment dans ce qu’on appelle en anglais les disciplines STEM : les sciences, les techniques et la médecine. Toujours selon Schmidt, les étudiant.e.s prendraient cette décision – celle d’opter pour une discipline autre que l’histoire – avant même de mettre le pied dans une salle de classe universitaire[7].

On trouve au Canada une situation semblable à celle des États-Unis. Déjà au début des années 2010, le Bulletin de la Société historique du Canada publiait régulièrement des articles se penchant sur de nouvelles « données alarmantes » relatives aux perspectives d’emploi pour les doctorants en histoire[8]. À compter de 2017, on peut y lire plusieurs articles évoquant le fait que dans des départements d’histoire au Canada, « les effectifs étudiants diminuent année après année[9] ». L’Université York est passée de 1 217 inscriptions à la majeure en histoire en 2011-2012 à 527 en 2018-2019 ; pendant cette même période, l’Université de Waterloo est passée de 227 à 89 inscriptions en majeures en histoire[10]. Le journal torontois The Globe and Mail a résumé la situation en affirmant en 2017 que « [o]ver the past decade, students have fled the humanities[11] ». Sur toutes les tribunes, on met de l’avant les mêmes explications et notamment celle qui insiste sur « le sentiment largement partagé qu’une formation en histoire n’est pas la meilleure des avenues professionnelles[12] ».

Enfin, il y a, dans cette histoire, des éléments propres au Québec. Je pense notamment ici au creux démographique que nous avons connu à la toute fin du XXe siècle, résultat d’un fléchissement des naissances. Combiné à la décision prise par les élèves du secondaire et les étudiant.e.s des cégeps et des universités de ne pas opter pour les sciences humaines, ce creux démographique est dommageable. Cela étant dit, nous espérons tous que le mini baby-boom des années 2000 – qui n’a duré que quelques années, de 2003 à 2010 environ – nous sauvera[13]. Il est bien connu que les écoles secondaires de langue française de l’île de Montréal débordent d’enfants en ce moment, du moins en première et en deuxième secondaire[14]. De toute évidence, ces enfants – ces adolescents – arriveront à l’université en 2025-2026. Toutefois, encore faudrait-il qu’ils choisissent d’étudier l’histoire.

Les universités francophones montréalaises sont davantage touchées par cet état des choses que McGill, université anglo-montréalaise. Cela s’explique peut-être par le fait que, de manière générale, nos institutions ne bénéficient pas de l’ « effet Trump », c’est-à-dire de l’arrivée d’étudiant.e.s américains qui souhaitent quitter les États-Unis ou encore d’étudiant.e.s étrangers qui, en temps normal, auraient opté pour une université états-unienne, mais qui préfèrent se tourner vers une université canadienne[15]. Il semble que McGill et Concordia comptent tous les deux sur ces étudiant.e.s internationaux pour compenser la pénurie locale – ou québécoise – d’étudiant.e.s. Par ailleurs, l’UQAM a ses spécificités. Sise au coeur du centre-ville montréalais, notre université est l’université du métro, celle où, depuis sa fondation en 1969, les sciences humaines jouent un rôle important. Le métro continue à nous aider : bon nombre de nos étudiant.e.s en histoire proviennent des cégeps Lionel-Groulx à Sainte-Thérèse et Édouard-Montpetit à Longueuil. À l’UQAM, comme nous l’avons vu, certaines des autres sciences humaines souffrent également de cette baisse des inscriptions, surtout les disciplines perçues comme plus traditionnelles à l’instar de la nôtre : philosophie, science des religions, sociologie. Par contraste, les sciences humaines appliquées – psychologie, sexologie, travail social – se portent très bien, tout comme les programmes multidisciplinaires, tels les programmes d’études féministes ou d’études autochtones. Cependant, certaines de ces disciplines perçues comme « traditionnelles » – philosophie, science des religions – se trouvent dans des petits départements qui cherchent depuis de nombreuses années à élargir leur bassin d’étudiant.e.s, tandis que notre déclin à nous est plus récent.

Il est certain que l’UQAM doit composer avec la concurrence provenant des trois autres universités montréalaises, ainsi que des antennes montréalaises d’autres universités québécoises. Par ailleurs, la donne a quelque peu changé depuis quinze ou vingt ans parce que les étudiant.e.s qui sortent des cégeps montréalais de langue française sont de plus en plus bilingues, voire trilingues, comparativement à leurs prédécesseurs[16]. Pour beaucoup d’étudiant.e.s qui ont fait leur cégep en français, le choix n’est plus nécessairement entre l’Université de Montréal et l’UQAM, mais, jusqu’à un certain point, entre l’Université de Montréal, l’UQAM, McGill et Concordia.

En outre, les analyses états-uniennes suggèrent qu’avec le déclin des inscriptions en histoire les salles de classe deviennent plus blanches et plus riches ; c’est dans les institutions d’élite comme Yale, Brown, Columbia, Princeton et les autres universités appartenant à l’Ivy League que l’histoire comme discipline se maintient le mieux[17]. Est-ce que le déclin chez nous, à l’UQAM, s’expliquerait par le fait que la majorité de nos étudiant.e.s provient de familles plus modestes (plusieurs de nos étudiant.e.s sont les premiers membres de leur famille à fréquenter l’université), où ils subissent davantage de pression pour chercher un diplôme perçu comme plus rentable ? Cela soulève bien sûr la question du rôle joué par les parents dans les décisions prises par leur enfant. Il est difficile de connaître l’impact de l’opinion des parents sur les choix faits par leurs enfants, mais à l’UQAM, les parents semblent être de plus en plus présents lors des journées « portes ouvertes », par exemple. Ainsi, non seulement faut-il convaincre les étudiant.e.s potentiel.le.s de l’intérêt d’un diplôme en histoire ; il faut aussi convaincre leurs parents. L’une des choses que nous devrons certainement faire, ou mieux faire, c’est apprendre à expliquer les débouchés d’un baccalauréat en histoire — un diplôme qui, j’en suis convaincue, ne ferme aucune porte et en ouvre au contraire plusieurs. D’où l’intérêt, d’ailleurs, du site monté par la Société historique du Canada il y a quelques années, intitulé : « Que faire avec un diplôme en histoire ? » [18].

Lors de la réunion des directrices et directeurs de départements d’histoire qui a eu lieu en 2019 au congrès de la Société historique du Canada, certains collègues ont souligné l’absence de diversité au sein du corps professoral dans les départements d’histoire au Canada ; les professeurs provenant de groupes racisés, ainsi que les professeurs autochtones, y sont peu nombreux[19]. Les études et les sondages soulèvent le même état des choses aux États-Unis et au Royaume-Uni[20]. Est-ce que ce serait ce manque de diversité au sein des départements d’histoire qui empêcherait les cégépiens montréalais, issus d’une société caractérisée par diverses origines ethniques et religieuses, de trouver nos programmes pertinents ? C’est possible, même si cela n’expliquerait pas forcément le déclin des inscriptions dans des régions du Québec où la diversité ethnoculturelle est moins présente.

Par ailleurs, il existe un autre facteur à ne pas négliger lorsqu’on se penche sur la diminution des inscriptions à l’UQAM : l’impact de la grève étudiante de l’hiver 2015. Les conséquences des grèves étudiantes ne sont pas toujours prévisibles ; généralisée à l’ensemble du Québec ou presque, la grève de l’hiver 2012 n’a pas eu d’impact négatif sur nos inscriptions, bien au contraire. Par contre, celle de l’hiver 2015, plus circonscrite – elle a touché l’UQAM, notamment les Sciences humaines, et les cégeps desquels proviennent une bonne partie de nos étudiant.e.s, dont les cégeps du Vieux-Montréal et Maisonneuve – et moins consensuelle, semble avoir nui aux inscriptions à l’automne 2015. En même temps, si la grève de l’hiver 2015 avait été la seule explication à la baisse des inscriptions à l’automne 2015, nous nous serions attendus à être revenus à des données « normales » maintenant, presque cinq ans plus tard.

Enfin, plusieurs de mes collègues mettent de l’avant un autre facteur pour expliquer la baisse actuelle des inscriptions en sciences humaines à l’UQAM, soit le taux de chômage, qui atteint en ce moment un plancher historique au Québec. Ce serait la concurrence provenant du marché du travail qui nuirait à nos inscriptions. Un baccalauréat n’est peut-être pas nécessaire – dans l’immédiat, du moins – pour dénicher ou conserver un emploi bien rémunéré.

Bien sûr, je ne souhaite pas le retour d’un fort taux de chômage à Montréal. En même temps, je ne suis pas convaincue que l’UQAM – contrairement à certaines universités états-uniennes et canadiennes-anglaises qui constatent depuis 2017-2018 la stabilisation des inscriptions en histoire, voire une légère hausse[21] – ait touché le fond. J’ai plutôt la nette impression que nous avons encore quelques années difficiles devant nous. Il me semble donc important de nous pencher collectivement sur des solutions possibles à cette situation. Cette réflexion est cruciale pour l’avenir de nos programmes et de nos départements : la baisse des inscriptions vient réduire le nombre de cours que nous pouvons offrir et, ce faisant, elle fragilise davantage la situation déjà précaire des chargées et chargés de cours. À moyen terme, elle limite aussi la possibilité que les départements d’histoire ont d’ouvrir de nouveaux postes et de renouveler le corps professoral, et, du même coup, l’offre de cours.

Plus largement, comme François-Olivier Dorais et Martin Pâquet l’écrivent, « [n]os sociétés ont besoin de l’histoire[22] ». Comme mes collègues, je ne voudrais pas vivre dans une société où seules les disciplines perçues comme « rentables » seraient valorisées. D’autant plus que nous savons, toutes et tous, que des études en histoire élargissent les horizons et, qui plus est, dotent nos étudiant.e.s de compétences plus importantes que jamais au XXIe siècle, dont la capacité de synthétiser et de distiller de grandes quantités d’information ainsi que la capacité de communiquer de manière claire à l’oral et à l’écrit[23]. Il me semble tout aussi important pour nos sociétés du XXIe siècle de souligner le fait que des études en histoire encouragent le développement de qualités humaines essentielles au vivre-ensemble : l’esprit critique, l’empathie, l’ouverture à la nuance, à l’ambiguïté et aux zones grises, la reconnaissance des inégalités et des injustices qui ont existé dans le passé et la connaissance du fait que celles-ci ont souvent été contestées et parfois même renversées[24].