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À en croire le titre, l’ouvrage de Marc Vallières intitulé Courtiers et entrepreneurs : le courtage financier au Québec, 1867-1987 promet de brosser le portrait d’un groupe professionnel particulier, les courtiers financiers québécois, sur une période d’un peu plus d’un siècle. Pourtant – agréable surprise –, cette volumineuse monographie va bien plus loin en cela qu’elle résume des pans importants de l’histoire financière du Québec moderne.

Le livre est structuré en quatre chapitres d’une centaine de pages chacun. Le premier, qui couvre le XIXe siècle, documente les débuts du marché des valeurs mobilières – actions et obligations – au Québec. La dépendance envers le marché britannique pour le financement des entreprises y est manifeste. Les maisons de courtage, qui se posent en intermédiaires entre des clients qui émettent des valeurs mobilières et des individus ou institutions financières qui cherchent à placer des fonds, sont de taille restreinte et bien souvent composées de membres d’une même famille. Cela nuira d’ailleurs à la pérennité de l’empire des Forget, rares courtiers francophones dont la destinée et les activités sont retracées en détail dans ce premier chapitre : leurs descendants ne réussiront pas à maintenir l’emprise importante de Louis-Joseph et de Rodolphe sur l’économie québécoise, en particulier dans les services publics du tramway et de l’électricité.

Le deuxième chapitre décrit l’expansion du marché financier québécois entre 1900 et 1930, alors que le partenaire britannique se fait graduellement éclipser par le voisin américain. Les activités de courtage accélèrent dans les années 1920 jusqu’à leur effondrement en 1929. On trouve aussi dans ce chapitre de l’information sur le fonctionnement interne de la bourse, par exemple sur les mécanismes d’acquisition d’une place sur le plancher de la bourse, transaction souvent dispendieuse. Les syndicats financiers, objet du livre précédent de Vallières, sont aussi décrits dans ce chapitre. Allant bien au-delà des seuls courtiers, on en apprend par exemple sur les méthodes de financement des institutions religieuses québécoises, dont les obligations sont écoulées sur les marchés quand vient le temps de construire des églises ou d’inaugurer de nouvelles paroisses.

Sans surprise, la Grande Dépression vient ralentir les activités de courtage financier, qui ne reprendront véritablement qu’après la Seconde Guerre mondiale, concurrencées pendant celle-ci par les ventes massives d’obligations de guerre fédérales qui se font bien souvent sans l’intervention de courtiers. Puis, à partir de 1945, les activités en bourse reprennent de plus belle : c’est durant cette période que commencent à s’affirmer des entreprises québécoises francophones comme L’Industrielle (aujourd’hui Industrielle Alliance) et La Société des Artisans (depuis absorbée par Desjardins). La régulation du secteur s’intensifie avec la création de la Commission des valeurs mobilières du Québec en 1955, une vingtaine d’années après l’Ontario et les États-Unis, ce qui témoigne d’un contrôle étatique laxiste pendant la première moitié du XXe siècle.

La dernière période couverte, des années 1960 jusqu’à 1987, consacre le triomphe des entreprises et des courtiers québécois francophones sur le marché local. Les chiffres présentés attestent de l’importance de l’État québécois et des organismes du secteur public, en particulier Hydro-Québec, dans le développement financier de la province. La valeur des émissions de ces organisations – pensons par exemple au développement hydroélectrique dans le nord du Québec – et la montée du nationalisme québécois poussent parfois ces organismes publics à se tourner vers le marché financier américain et puis international, au détriment du Canada, pour financer leurs grands projets. L’auteur souligne aussi l’importance de l’éducation spécialisée comme un facteur ayant facilité la prise de pouvoir des maisons de courtage francophones ; la plupart des courtiers présentés dans ce dernier chapitre ont été formés à l’École des hautes études commerciales de Montréal (HEC).

Une leçon importante de cet ouvrage est le lien entre le courtage financier et l’économie plus large : l’auteur établit un lien entre l’émergence d’entreprises québécoises francophones à partir de la Seconde Guerre mondiale et la médiation de courtiers eux aussi francophones, qui facilitent aux premières l’accès aux marchés financiers. Vallières est d’ailleurs fasciné par les courtiers francophones qui arrivent à se frayer un chemin dans les coulisses du grand capital, quitte à en faire une obsession : les – trop – nombreuses listes de firmes de courtage sont constamment segmentées selon l’appartenance linguistique de leurs courtiers. Les autres illustrations du livre, cependant, sont les bienvenues : de nombreux graphiques permettent d’appréhender des thèmes secondaires du livre, comme la concurrence entre les marchés financiers de Montréal et de Toronto ou les industries les plus importantes financièrement à une époque donnée.

Le travail de l’archive mené par Vallières est extrêmement minutieux. L’auteur est particulièrement explicite sur les sources qu’il mobilise, sur ce qu’elles contiennent et sur ce qu’elles ne contiennent pas. Puisque les archives des maisons de courtage sont soit inexistantes ou inaccessibles, il se base sur de nombreux périodiques financiers et sources gouvernementales pour pallier cette limite. En résulte une histoire plus descriptive qu’analytique qui manque parfois de chair. J’en veux pour preuve l’introduction, dont la première phrase est une définition du courtage financier ou encore la maigre conclusion de trois pages. L’imbrication historiographique de ce livre est minimale, alors que ce riche sujet aurait mérité d’être situé davantage par rapport aux travaux en histoire financière, en histoire des professions et en histoire du capitalisme. Malgré cette limite, le travail de Vallières est une véritable mine d’information pour celles et ceux qui s’intéressent à l’histoire financière et économique du Québec.