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Maurice Lenoblet Duplessis. Encore aujourd’hui, il suffit de prononcer ce nom dans l’espace public pour provoquer des réactions fortes. Le nom de l’ancien premier ministre est généralement considéré comme une insulte ; associer son adversaire politique à l’ancien politicien trifluvien revient à le vouer aux gémonies, à l’associer à des pratiques politiques et électorales peu recommandables : conservatisme réactionnaire, patronage, corruption, anticommunisme primaire, manipulation, autocratisme, magouilles. Cependant, quelques-uns se revendiquent de son héritage. Des politiciens comme Martin Lemay[1] ou encore récemment le premier ministre François Legault[2], et des commentateurs et analystes[3] par ailleurs eux-mêmes conservateurs louent son « gros bon sens », son nationalisme autonomiste concret et pragmatique, son ancrage dans la réalité, son contact avec le vécu des Canadiens français de son époque, sa gestion saine des finances publiques, en bon père de famille. Ainsi, les failles du duplessisme se transforment en forces dans lesquelles la Révolution tranquille a pu puiser pour advenir et s’épanouir à sa mort[4]. Loin d’être l’épouvantail longtemps décrié, Duplessis devient alors le père de la modernisation accélérée du Québec dans les années 1960.

Qu’en est-il des historiens et des sociologues qui se sont penchés sur l’ancien Chef ainsi que sur ces années d’Union nationale ? Là encore, on ne peut que constater que les cénacles universitaires sont perméables aux débats publics. En effet, comme le rappelait il y a quelques années Alexandre Turgeon[5], le mythistoire de la Révolution tranquille est le reflet de son exact opposé : celui de la Grande noirceur. Pour le dire autrement, l’un n’existe pas sans l’autre, et les universitaires n’échappent pas à la dichotomie un peu manichéenne opposant tradition et modernité, passéisme et progrès. Ou plutôt, c’était le cas jusqu’à récemment.

En effet, au tournant des années 1990 on assiste à une relecture politique du duplessisme sous la plume des sociologues uqamiens Jacques Beauchemin, Jules Duchastel et Gilles Bourque[6]. S’inscrivant dans une lecture critique du libéralisme classique, ils ne peuvent que constater que Duplessis est aussi « progressiste » que peut l’être alors un politicien économiquement libéral. C’est-à-dire que l’État doit, pour lui, être mis au service du capitalisme, fût-il étranger, pour assurer le développement économique de la province. De ce principe découle le reste : politiques sociales garantissant la soumission des travailleurs, électrification et développement des infrastructures de transport de façon à faire baisser les coûts d’installation des entreprises, « concordat » tacite avec l’Église et bâillon des artistes et intellectuels pour que règnent la paix sociale et l’unanimité idéologique. Cette unanimité n’est cependant que de façade et les années 1950 sont tout à fait tumultueuses à bien des égards : on parle, on conteste, on écrit beaucoup ; se trament déjà en coulisse les idées qui éclateront sous peu.

La relecture du duplessisme se poursuit dans les années suivantes, avec, dans l’historiographie, quelques jalons importants. L’objet de cette courte présentation n’est pas de faire le récit exhaustif de ce champ foisonnant. Cependant, on peut penser notamment à un numéro de la revue Société de 1999, « Le chaînon manquant[7] », où on voit poindre, sous cette relecture, quelque chose comme une critique de certains effets délétères de la Révolution tranquille. Une « nouvelle sensibilité » historiographique est née, qui se pose la question : aurait-on jeté le bébé avec l’eau du bain ? En tournant le dos au Canada français et en embrassant la « modernité » de la Révolution tranquille, aurions-nous perdu une part de sens et d’âme ? Autre question qui taraude les auteurs de ce numéro : comment expliquer la soudaineté des réformes de 1960, comment comprendre le caractère proprement révolutionnaire post-Duplessis, si ce n’est en saisissant que tout cela était déjà en gestation ? Moins tant dans des « brèches de modernité », comme l’entendaient Yvan Lamonde et Esther Trépanier[8], que dans des mutations souterraines en cours à l’intérieur même des superstructures : Église, État, culture, se préparent déjà depuis la fin de la Deuxième Guerre à des changements importants. Un exemple ? Jean-Philippe Warren et E.-Martin Meunier voient dans le personnalisme une des clés pour comprendre les mutations de la Révolution tranquille. Non seulement on a quelques étudiants et intellectuels qui embrassent la réforme proposée par Emmanuel Mounier depuis les années 1930, visant à un changement profond dans le rapport entre le croyant, l’Église et la foi, mais ce changement de paradigme est déjà à l’oeuvre dans la société canadienne-française[9]. La vague du personnalisme des années 1950 est un symbole de la fin du Canada français comme société de chrétienté ; l’Église ne sera plus le pilier de l’identité qui va désormais se reconstruire autour de déterminants encore culturels (la langue), mais surtout politiques (l’État). Comme le dit alors Gilles Gagné, on passe d’une « Église-nation » à un « État-nation »[10].

Plus nuancé, plus récent et embrassant surtout un plus vaste panorama que ces précédentes contributions, l’ouvrage Duplessis, son milieu, son époque, dirigé par Xavier Gélinas et Lucia Ferretti[11] a le souci de multiplier les perspectives sur l’homme et son parti. De nombreuses facettes du personnage sont analysées : le député (Lucia Ferretti et Maélie Richard), le parlementaire (Frédéric Lemieux), le chef de l’Union nationale, le premier ministre, la figure mémorielle associée à la période dite de « Grande Noirceur ». Ces Duplessis sont remis dans leur contexte, que ce soit en comparaison avec les positions idéologiques des autres premiers ministres provinciaux au Canada (Michel Sarra-Bournet), dans le paysage politique du populisme au Québec et au Canada (Frédéric Boily), ou encore dans les débats mémoriels visant l’instrumentalisation intellectuelle de l’histoire (Éric Bédard ; Ivan Carel ; Gaston Deschênes). L’ouvrage fera date[12].

Dans son livre La révolution dans l’ordre. Une histoire du duplessisme[13], Jonathan Livernois poursuit ce filon d’une histoire décomplexée, équilibrée et contextualisée en proposant notamment des éléments de compréhension du régime duplessiste et de sa capacité à rejoindre bon nombre de citoyens. Dans une analyse audacieuse, il aborde la dimension de la « temporalité duplessiste », ce rapport au temps qui est conçu par le parti de l’Union nationale non pas comme étant « linéaire, cadencé », mais plutôt « cyclique, répétitif et, en fin de compte, permanent » et rassurant.

Nous le savons, les perceptions que les historiens ont d’une période ou d’un événement sont fluctuantes et évoluent en phase plus ou moins directe, plus ou moins décalée avec le présent et ses impératifs. Depuis une vingtaine d’années, la « nouvelle sensibilité » a su amorcer une relecture du duplessisme ; relecture que certains jugent trop complaisante, mais qui présente l’indéniable mérite d’un retour de balancier nuançant considérablement les atavismes mémoriels et autres a priori tenaces à l’endroit d’une grande noirceur souvent caricaturale[14].

Les textes que nous présentons dans ce numéro participent donc de cette réflexion en cours sur le duplessisme, en explorant des dimensions de l’époque qui sont rarement mises en avant. Jonathan Livernois et Émilie Garneau s’intéressent tout d’abord à la place de la (ou du) politique dans certains romans sociaux et politiques des années 1950. Partant du constat que ces romans n’ont pas été visés par une censure qui pourtant, dans d’autres domaines, s’en donne à coeur joie, les auteurs se penchent sur la réception critique de ces textes et s’interrogent : « La politique, que la tradition littéraire québécoise considère généralement comme mauvaise, apparaîtrait-elle ainsi comme un élément antiromanesque ? » Emmanuel Bernier pour sa part s’intéresse à l’exploitation minière sous le régime Duplessis. C’est notamment le cas de l’exploitation du fer de l’Ungava qui verra deux courants s’opposer. Les partisans de Duplessis et de sa vision du « progrès » font valoir que la modernité passe par cette mise en valeur du territoire, tandis que ses opposants, libéraux et intellectuels, mettent en avant une perspective de laquelle ressort un autre nationalisme : où iront les bénéfices de cette exploitation, si ce n’est dans les poches de capitalistes étrangers ? L’auteur déploie alors son analyse sous l’angle des valeurs et de leur usage dans l’espace public et politique.

Enfin, ce dossier soumet deux spécialistes à leurs regards respectifs : Alexandre Dumas, qui a fait paraître en 2019 L’Église et la politique québécoise de Tashereau à Duplessis, a lu pour nous le plus récent livre de Pierre B. Berthelot, Duplessis est encore en vie ! ; et inversement. Des regards croisés donc, de deux jeunes chercheurs sur leurs travaux respectifs. Des travaux qui, il faut le spécifier, s’ils touchent à la même période, n’en sont pas moins de nature différente : le livre de Dumas est issu d’un travail universitaire, celui de Berthelot vise un plus grand public. Cependant, cette lecture permet de mieux voir où en sont, aujourd’hui, les études « duplessiennes », et nous espérons que ces quatre textes sauront ouvrir d’autres horizons sur cette période encore sujette à débats.