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Le 8 avril 2015, le premier ministre du Québec Philippe Couillard annonce la relance du Plan Nord, important projet de mise en valeur des ressources naturelles septentrionales pensé par son prédécesseur Jean Charest. Malgré les importantes compressions des finances de l’État accomplies depuis le début de son mandat, M. Couillard annonce plus de 22 milliards de dollars d’investissements publics pour favoriser l’exploitation minière. Le premier ministre rappelle la nécessité de créer « les conditions essentielles pour attirer les investisseurs d’ici et de l’extérieur intéressés par des projets de développement et de mise en valeur du potentiel économique des territoires nordiques ». Le Plan Nord, que le premier ministre qualifie d’« ambitieux projet de société », doit, selon son ministre de l’Économie Jacques Daoust, « assurer la prospérité du Québec[1] ».

Un tout autre son de cloche se fait toutefois entendre dans les mois suivants. Pour le quotidien Le Devoir, le Québec n’est rien de moins qu’un « cancre canadien[2] » en matière de redevances minières, comme le montrent les données de l’Institut de la statistique du Québec, selon lesquelles la province n’a reçu, pour la période 2009-2015, qu’une moyenne de 1,9 % de la valeur brute extraite, en comparaison d’environ 4,5 % pour le reste du Canada. Un de ses chroniqueurs, l’historien Jean-François Nadeau, va jusqu’à établir un parallèle entre le nouveau régime minier et celui du gouvernement de Maurice Duplessis, en reprenant les mots de son lointain prédécesseur André Laurendeau qui, soixante ans auparavant, accusait dans les mêmes pages l’Union nationale de vendre le fer de l’Ungava à des industriels étrangers pour « un cent la tonne[3] ».

Retour dans le passé : le 25 janvier 1946, lors de sa traditionnelle conférence de presse du vendredi, le chef de l’Union nationale annonce l’octroi à la minière Hollinger North Shore Exploration Co. d’un permis de recherche pour un territoire de 3 900 milles carrés situé au Nouveau-Québec[4]. Comme en 2015, la politique minière de Duplessis ne fait toutefois guère l’unanimité. Si le conseiller législatif unioniste Édouard Asselin entrevoit une « ère de développement continu[5] », le député libéral Pierre-Horace Plourde affirme de son côté que le développement de l’Ungava n’annonce rien de moins que la « faillite de la province[6] ». Le débat s’étire jusqu’à la fin des années 1950, avec des sommets durant les campagnes électorales de 1948, 1952 et 1956. Malgré la longueur de la controverse, les arguments restent essentiellement les mêmes des deux côtés. Comme l’écrit André Laurendeau le 29 mars 1956 dans un numéro spécial du Devoir destiné à faire le point sur les réalisations de l’Union nationale en prévision des élections tenues trois semaines plus tard : « Presque tout ce qui se répète depuis avait été exprimé [en 1946]. Les faits ont confirmé les pronostics[7] ».

À travers les discours des deux camps se manifeste autant une volonté de décrire le réel que de l’évaluer. Dire que « x est grand », qu’il est « bien » ou qu’il est « beau » ne requiert pas la même implication de l’énonciateur. Comme le signale la linguiste Catherine Kerbrat-Orecchioni, aussitôt que le sujet « s’énonce comme sujet énonçant, il cesse d’être sujet d’énonciation pour devenir sujet de l’énoncé[8] ». C’est ce qui se produit avec l’utilisation de vocabulaire affectif ou évaluatif : on ne parle plus seulement du monde, mais de soi dans le monde. Le produit des évaluations, les valeurs, qui consistent en « des représentations mentales que se font les humains de ce qui est digne d’être apprécié ou loué[9] », est loin d’être inoffensif en politique, car il permet aux acteurs qui les mobilisent de possiblement orienter la joute politique à leur avantage. Comment, en effet, ne pas porter au pouvoir la femme ou l’homme politique qui vibre au même diapason que soi ?

Le sens commun conçoit les valeurs comme des choses abstraites telles que la justice, la liberté, la solidarité, etc. La sociologue Nathalie Heinich en propose une conception plus large où le mot « valeur » peut prendre trois sens : 1) la valeur-grandeur, qui est la quantité de valeur rattachée à un objet (le prix en économie ou les cotes des critiques d’art, par exemple) ; 2) la valeur-objet, qui est la chose évaluée (un objet concret ou abstrait, une personne, une action, un état du monde, etc.) ; et 3) la valeur-principe, qui est une valeur justificatrice, c’est-à-dire ce au nom de quoi un objet prend de la valeur. En résumé, la valeur-objet reçoit de la valeur-grandeur en vertu d’une valeur-principe. C’est surtout dans ses deux dernières acceptions que la valeur nous occupera ici, puisqu’il est difficile de mesurer la quantité d’une valeur morale. Au contraire des théories expressiviste (les valeurs ne sont que des sentiments), objectiviste (les valeurs existent indépendamment du sujet) ou critique (les valeurs sont imposées par les dominants), la sociologue défend une conception où les valeurs « ne sont ni des réalités ni des illusions mais des représentations collectives cohérentes et agissantes[10] ». Cohérentes parce qu’elles font système, comme nous le verrons avec les deux groupes d’opposants, dont les valeurs conservent une remarquable cohérence sur une dizaine d’années ; agissantes car elles ont, malgré leur caractère subjectif, des répercussions objectives sur le social, comme en témoigne la pérennité du duplessisme dans les années 1940-1950.

Le terrain où nous nous aventurons est loin d’être vierge. Un certain nombre d’auteurs se sont penchés sur les valeurs promues durant la période précédant la Révolution tranquille par l’intermédiaire des principales idéologies qui s’affrontent à l’époque (libéralismes économique et politique, néonationalisme, conservatisme, etc.[11]). L’originalité de notre étude de cas réside, d’une part, dans l’analyse d’un conflit de valeurs autour d’une question précise, et d’autre part, dans l’incorporation au noyau dur formé par l’Union nationale et le Devoir des protagonistes dont la voix a moins souvent trouvé son chemin dans la recherche sur le Québec duplessiste : journalistes des régions, politiciens fédéraux, etc. Une analyse de discours évaluatif[12] d’un corpus de près de 900 articles de périodiques québécois francophones variés (quotidiens et hebdomadaires) rendant compte des différents propos tenus de 1945 à 1956 sur la question minière (que ce soit par des politiciens, des journalistes ou d’autres intervenants)[13] nous permettra de voir comment les acteurs du débat évaluent le réel. Le font-ils de manière si différente ? Des convergences se révèlent-elles entre les deux principaux camps ? Si c’est le cas, est-ce que les valeurs sont justifiées de la même façon ?

Notre démonstration se fera en trois temps. Il s’agira d’abord de retracer les principales étapes menant à l’extraction du fer de l’Ungava, en mettant notamment l’accent sur les temps forts du débat que sont les campagnes électorales. Seront ensuite successivement présentées les valeurs promues par Duplessis, l’Union nationale et leurs partisans, d’une part, puis, d’autre part, celles mobilisées par le camp adverse, constitué surtout du Parti libéral provincial et du Devoir.

Les débuts de l’exploitation minière de l’Ungava (1945-1956)

C’est durant la période comprise entre 1840 et 1921 que se situe ce que l’historien Marc Vallières qualifie de « phase de démarrage[14] » de la fabrique des métaux au Québec. C’est la grande époque de la prospection, dont les principaux acteurs sont William Logan et Albert P. Low, de la Commission géologique du Canada. Le second explore la région du lac Mistassini, la rive orientale de la baie James et, de 1892 à 1902, le Labrador et l’Ungava, où il découvre les riches dépôts de fer de la fosse du Labrador[15]. Il faut toutefois attendre plusieurs décennies avant que ce lointain territoire soit mis en valeur. Pendant ce temps, des gisements plus accessibles – l’amiante du Centre-du-Québec, l’or de la Beauce, le cuivre et le soufre de l’Estrie – sont exploités grâce à des capitaux souvent étrangers, et ce, avec une intervention minimale de l’État[16].

À partir des années 1920, on assiste à une forte expansion du domaine minier québécois, notamment avec le perfectionnement des moyens de transport et des techniques d’extraction. Cet essor ne touche toutefois pas, pour le moment, la fosse du Labrador, malgré quelques séjours exploratoires sans lendemain. Il faut attendre la Seconde Guerre mondiale – grande consommatrice d’acier – pour qu’une certaine activité commence à s’y manifester, grâce à l’intérêt porté par la Hollinger North Shore Exploration Co. de Jules Timmins, un magnat des mines actif dans le nord de l’Ontario qui se fait concéder, en 1942, une partie de la région à cheval sur la frontière entre le Québec et le Labrador. L’homme d’affaires convainc Duplessis de lui donner les coudées franches pour que ses investissements dans la région, appuyés par la M. A. Hanna Co. de Cleveland, en vaillent la peine[17]. C’est dans ce contexte qu’est sanctionnée la loi du 24 mai 1945 (Loi pour faciliter et encourager le développement minier dans le territoire du Nouveau-Québec), parrainée par le ministre des Mines Jonathan Robinson, qui permet au gouvernement de concéder, de manière discrétionnaire, de vastes territoires pour une durée de 20 ans. Aux libéraux, qui craignent l’emprise de monopoles sur cette région, le ministre répond que seules des entreprises aux reins solides peuvent s’y risquer, étant donné les dépenses approximatives de 200 millions de dollars à effectuer en travaux préparatoires avant même l’extraction de la première tonne de fer[18].

Cette loi autorise le premier ministre à octroyer à la Hollinger, par un arrêté ministériel du 24 janvier 1946, un permis d’exploration pour une partie de l’Ungava[19]. L’opposition monte aux barricades lors de la reprise des travaux parlementaires le mois suivant[20]. Le débat sur le bill 20, une loi spéciale destinée à consacrer l’arrêté, ne fait qu’envenimer les choses. L’aspect renouvelable du bail, qui permet théoriquement d’étirer la période d’occupation jusqu’à 97 ans, la rente annuelle de 100 000 $ et l’immensité du territoire concédé (3 900 milles carrés) sont les aspects qui font le plus tiquer les libéraux[21]. La loi est néanmoins adoptée le 16 avril[22].

La compagnie ne se laisse pas prier pour commencer les travaux. Dès l’été 1947, Frédéric Dorion, député fédéral indépendant de Charlevoix-Saguenay, révèle à l’hebdomadaire trifluvien pro-Duplessis Le Bien public[23] que les travaux préparatoires de la Hollinger vont bon train à Sept-Îles[24]. L’année suivante, Duplessis va lui-même prendre connaissance des développements accomplis par l’entreprise, qui affirme avoir déjà découvert 250 millions de tonnes de fer[25]. Le chef du gouvernement quitte Québec en avion du 15 au 17 septembre 1948 pour se rendre au lac Knob, près du 55e parallèle, en compagnie de députés, de journalistes et d’hommes d’affaires[26]. Fort enthousiaste, il annonce à son retour que l’exploitation devrait commencer trois ou quatre ans plus tard.

L’opposition ne lâche toutefois pas le morceau. Elle intervient en chambre, notamment pour dénoncer les faibles redevances payées par la Hollinger et pour promouvoir les intérêts des travailleurs et la nécessité d’effectuer le raffinage dans la province[27]. Concernant cette dernière question, son argumentaire s’appuie sur un rapport[28] produit par les professeurs Albert Cholette et Roger Potvin de l’Université Laval qui montre qu’un raffinage fait ici à l’aide de fours électriques serait une solution tout à fait viable sur les plans technique et financier[29]. Duplessis riposte avec son propre expert, le professeur Gérard Letendre, du même établissement, qui estime à un milliard de dollars le coût de l’établissement d’une industrie sidérurgique au Québec[30]. Malgré l’opposition au projet, le premier ministre annonce le début de la construction du chemin de fer durant l’automne 1950[31]. D’une durée de trois ans, les travaux doivent, selon les dires du chef unioniste, donner du boulot « à des centaines, sinon des milliers d’ouvriers[32] ».

L’opposition libérale n’est pas la seule à ne pas goûter l’enthousiasme de Duplessis. Le chef conservateur fédéral George A. Drew estime en effet également que la transformation du fer devrait être faite au Canada[33]. Cette connivence entre deux partis aux orientations divergentes – les libéraux québécois et les conservateurs fédéraux – peut a priori surprendre. Elle étonne moins quand on sait que le premier ministre canadien Louis Saint-Laurent – un libéral – avait assuré son soutien à la politique minière de l’Union nationale quelques mois auparavant[34]. Cette déclaration, qui avait fait grand bruit étant donné la proximité de toujours des partis libéraux québécois et canadien, a assurément contribué à faire des conservateurs fédéraux les alliés objectifs de l’opposition à Québec.

La campagne électorale de 1952 constitue un nouveau « moment discursif[35] » autour du fer de l’Ungava, notamment concernant le montant des redevances et une présumée invasion du Québec par le capital états-unien. Dans les mois précédant le scrutin, Duplessis multiplie les coups d’éclat, annonçant tantôt une nouvelle découverte à 170 milles au nord du lac Knob[36], tantôt l’envoi d’une cinquantaine de chercheurs dans l’Ungava pour découvrir de nouveaux gisements, ce qui allait pour lui favoriser une « vaste entreprise[37] » devant apporter la prospérité à la province de Québec. L’Union nationale remporte sa troisième élection d’affilée le 16 juillet 1952.

Pendant ce temps, l’Iron Ore Company – qui a remplacé la Hollinger – est loin de chômer. En août 1953, Duplessis retourne sur la Côte-Nord pour constater l’avancement des travaux et s’enthousiasme en qualifiant le projet de « prélude d’un plus grand développement[38] ». Au même moment, une ville prend forme près du lac Knob, localité que le premier ministre décide de nommer Schefferville afin d’honorer Mgr Lionel Scheffer, alors vicaire apostolique du Labrador[39]. Les annonces se succèdent. L’investisseur anglo-canadien Cyrus Eaton obtient ainsi un permis pour un territoire au nord de l’Ungava où seraient établis une raffinerie et un port en eaux profondes[40]. La compagnie Fenimore Iron Mines reçoit quant à elle une concession plus à l’ouest, près du lac aux Feuilles, un gisement porteur de « très considérables possibilités[41] » aux dires du chef de l’Union nationale, possibilités qui « émerveilleront tout le monde[42] ». Aucun de ces projets ne se réalisera.

Le départ du premier bateau chargé de fer donne lieu à d’impressionnantes célébrations à Sept-Îles le 31 juillet 1954 en présence de Duplessis, de Joseph Smallwood, premier ministre de Terre-Neuve, de George Humphrey, secrétaire du Trésor des États-Unis et ancien président de la M. A. Hanna Co., de Mgr Napoléon-Alexandre Labrie, évêque de Hauterive et de Jules Timmins, vice-président de l’Iron Ore. Les quelque 300 invités et la soixantaine de journalistes présents ont alors l’occasion de parcourir une partie du trajet de chemin de fer et de constater l’importance des travaux effectués[43].

Les opposants de Duplessis sont toutefois loin de s’avouer vaincus, en particulier en prévision des élections prévues en 1956. Lors d’une tournée au Bas-Saint-Laurent en août 1955, Georges-Émile Lapalme, qui a succédé à Adélard Godbout cinq ans auparavant comme chef du Parti libéral du Québec, dénonce l’hubris minière de Duplessis sur toutes les tribunes. Il reçoit l’appui du journaliste du Devoir Pierre Vigeant qui, dans un éditorial du 12 août, soutient que « l’électorat de la province sera beaucoup mieux placé en 1956 qu’en 1952 ou en 1948 pour se prononcer et juger le gouvernement ». Pour lui, la question est loin d’être réglée, notamment en ce qui concerne l’absence d’une industrie sidérurgique au Québec. « Il importe donc plus que jamais », ajoute-t-il, « de reprendre le débat sur l’exploration du minerai de fer de l’Ungava devant l’opinion québécoise[44]. » Lapalme ne se fait d’ailleurs pas prier pour remettre le sujet sur le tapis lors du débat sur le discours du trône le 22 novembre qui suit[45].

Au printemps suivant, Duplessis ne cesse de vanter son bilan en matière économique, notamment le fait que les activités minières auraient augmenté de 300 % dans les deux dernières années[46]. Il profite également de l’éloge de l’industriel Cyrus Eaton qui, lors du dîner annuel de l’Institut canadien des mines et de la métallurgie, témoigne du « grand réconfort » que lui a fourni le chef de l’Union nationale en favorisant ses entreprises au Québec, en ajoutant que le premier ministre était « l’homme de la destinée dont la vie et les activités sont une inspiration pour le reste du Canada [sic][47] ».

Pendant ce temps, Lapalme sillonne inlassablement la province en promettant, une fois au pouvoir, d’augmenter les redevances payées par les compagnies minières et d’implanter une industrie de transformation du fer sur le territoire québécois[48]. Le 29 mai, Le Devoir publie un numéro spécial intitulé « L’Union Nationale telle qu’elle est », où Gérard Filion, André Laurendeau, Pierre Vigeant et le caricaturiste Robert La Palme pondent chacun une contribution pour critiquer la politique minière du gouvernement, faits et témoignages à l’appui[49]. Le 20 juin, l’Union nationale remporte de nouveau l’élection, raflant au passage quatre sièges supplémentaires. La polémique allait graduellement s’éteindre pour être emportée sous terre avec Duplessis, décédé le 7 septembre 1959 au Guest House de Schefferville, où il était allé prendre, pour une dernière fois, la mesure de son oeuvre.

Union nationale : le progrès par l’initiative privée états-unienne

Les deux camps qui s’opposent dans la joute idéologique autour du fer de l’Ungava mobilisent leur capacité à évaluer le monde pour servir leurs propres intérêts. Du côté droit, l’Union nationale est appuyée par des hebdomadaires régionaux comme le Courrier de Saint-Hyacinthe et L’Étoile du Nord de Joliette[50], mais aussi par des politiciens libéraux d’Ottawa avec lesquels elle a d’habitude peu d’atomes crochus, qui constituent néanmoins des alliés objectifs pour la question minière. Dans le coin gauche, le Parti libéral provincial et le député indépendant René Chaloult combattent aux côtés de journaux comme Le Devoir, Le Clairon de Saint-Hyacinthe et L’Avenir du Nord de Saint-Jérôme, mais aussi de certains conservateurs fédéraux. Nous tenterons ici d’examiner les principaux éléments faisant l’objet d’une évaluation – positive ou négative – par le premier groupe.

Le progrès – et ses multiples déclinaisons – est certainement le principal leitmotiv à résonner dans le concert politique. Cette métaphore spatiale (en latin, progressus signifie « mouvement vers l’avant ») est un topos d’une redoutable efficacité : comment, en effet, ne pas vouloir aller vers l’avant ? La destination diffère toutefois d’un courant politique à l’autre. Le progrès n’est pas le même pour un communiste que pour un capitaliste. Dans le cas de l’Union nationale, le sens du progrès est avant tout économique[51]. C’est pour cette raison que le développement économique est l’un des éléments qui est le plus souvent l’objet d’une évaluation positive dans les discours du camp unioniste sur le fer de l’Ungava. Mais pourquoi le progrès et sa déclinaison économique valent-ils ? On n’en souffle mot. Il semble que le progrès constitue une fin en soi.

Dès 1946, le ministre des Mines Jonathan Robinson affirme par exemple, en prévision d’une élection complémentaire tenue dans le comté de Compton, « que d’ici deux ans, la province de Québec sera reconnue comme la province qui aura fait le plus de progrès dans le domaine économique », grâce à la récente loi adoptée au bénéfice de la Hollinger, dont le projet « fera passer notre province à l’histoire et marquera une ère de progrès dont tout le peuple bénéficiera[52] ». Le discours n’a pas changé d’un iota cinq ans plus tard. À l’occasion d’un débat à l’Assemblée législative à l’hiver 1951, Duplessis se montre fier comme un paon : « Celui qui a consulté les statistiques, qui ouvre les yeux, ne peut manquer de constater l’activité fébrile qui règne partout dans le Québec, jusqu’au comté du Saguenay, jusqu’à l’Ungava. De 1944 à aujourd’hui, la valeur de la production minière n’a-t-elle pas passé de $90,000,000 à $216,000,000 ?[53] ». Quelques mois plus tard, alors que l’élection de l’été 1952 approche à grands pas, il déclare, à propos du gisement du lac Knob : « Voilà une réalisation dont je suis orgueilleux. […] Je le dis sans crainte : c’est le plus gros développement de l’histoire de la province[54] ». Son ministre Paul Beaulieu parle quant à lui de « la découverte du siècle », qui « nous réserve un développement phénoménal[55] ».

Les thuriféraires de Duplessis ne sont pas en reste pour célébrer la geste gouvernementale. Ils procèdent même à une surenchère d’épithètes pour célébrer le progrès apporté par le parti au pouvoir. Harry Bernard, l’éditorialiste du Courrier de Saint-Hyacinthe, hebdomadaire conservateur possédé par Ernest-Joseph Chartier, un député élu en 1944 sous la bannière de l’Union nationale, affirme pour sa part qu’« une prospérité très féconde s’en vient à grands pas dans le Nouveau-Québec pour rejaillir sur la province entière[56] » et qu’« on n’a aucune idée des sommets où l’on atteindra [sic][57] » avec cette mine qui « sera l’une des merveilles du siècle[58] ». Autre journal résolument duplessiste, L’Étoile du Nord de Joliette décrit de son côté l’exploitation de l’Ungava tantôt comme une « aventure magnifique[59] », tantôt comme une « entreprise colossale d’une importance vitale pour l’essor économique et le progrès social de la Province tout entière[60] ».

Le développement économique prôné par le camp gouvernemental ne se fait quand même pas n’importe comment. Partisan avoué du libéralisme économique, le premier ministre souhaite naturellement que ce soit l’initiative privée qui stimule la sphère des échanges. Comme il le signale lui-même devant un parterre d’industriels canadiens et étrangers en cette époque où le communisme est vu comme l’origine de tous les maux, « le gouvernement ne peut pas tout faire, car le jour où il fera tout la liberté disparaîtra[61] ». Dépeignant les libéraux comme des partisans à outrance de la nationalisation des ressources naturelles, il livre un plaidoyer sans équivoque pour le secteur privé : « Le gouvernement actuel n’a pas confiance en l’étatisation comme règle générale. Il est irrévocablement lié à l’entreprise privée. C’est notre politique avant, pendant et après les élections[62]. »

L’entreprise privée québécoise ou canadienne n’a toutefois supposément pas les reins assez solides pour réaliser les investissements nécessaires à l’exploitation du fer de l’Ungava. D’où la nécessité, soutient-on, d’aller courtiser le capital états-unien, un discours qui revient à plusieurs reprises dans la bouche des unionistes[63] et de leur clientèle. Bourque et al. ont soutenu, à partir d’une analyse lexicale, que « l’investissement étranger dans le domaine des ressources naturelles n’apparaît jamais lié au progrès[64] » dans la rhétorique unioniste. Mais la question minière montre plutôt le contraire, puisque le progrès passe, pour l’Union nationale, par un développement économique initié par des acteurs privés surtout étrangers.

C’est ce qu’explique le ministre Beaulieu lors d’une allocution au congrès de la Saving Association League dans l’État de New York : « Le Canada est un jeune pays qui a d’immenses ressources naturelles et il a besoin de capitaux étrangers pour se développer[65]. » L’industriel anglo-canadien Cyrus Eaton, qui convoite des concessions du côté de la baie d’Ungava, ne dit pas autrement :

On ne peut pas se procurer au Canada suffisamment d’argent pour ouvrir les mines, construire les routes nécessaires, les chemins de fer, les aéroports, les usines, les ports de mer, les lignes téléphoniques et électriques, etc. Sans aucun doute, on devrait encourager les capitalistes canadiens à placer leur argent dans des entreprises canadiennes […]. Mais le capital étranger sera toujours nécessaire pour terminer la besogne[66].

Eaton ajoute qu’« il ne sera pas toujours aussi facile d’obtenir de l’argent des États-Unis, dans les années à venir, à moins qu’on ne continue, au Canada, à lui assurer une bienvenue cordiale[67] ».

L’argent, menace-t-on, pourrait toujours aller ailleurs. À la veille de l’élection provinciale de 1956, Lester B. Pearson, alors secrétaire d’État fédéral aux Affaires étrangères dans le gouvernement libéral de Louis-Saint-Laurent, avertit qu’« il faut avoir soin que la poule aux oeufs d’or n’aille pas pondre ailleurs que chez nous[68] ». Où pourraient s’enfuir les capitaux états-uniens ? Au Venezuela ou au Liberia, par exemple, aux dires de J. A. Retty, géologue employé par l’Iron Ore qui, devant le YMCA de Montréal, rappelle qu’on peut trouver, dans ces deux pays, du fer « en forte quantité et à un coût d’extraction beaucoup plus bas » qu’au Québec, notamment à cause du fait que « les mineurs y sont moins exigeants en salaire[69] ».

Dans ce cas, pourquoi les compagnies états-uniennes choisiraient-elles d’investir dans nos arpents de neige ? Pour Duplessis, c’est grâce à son gouvernement, qui fait du Québec une terre accueillante pour le capital étranger. Lors d’une de ses traditionnelles conférences de presse du vendredi, le premier ministre affirme ainsi, sans donner plus de détails, avoir reçu « une autre lettre d’un puissant industriel américain » qui aurait été tenté d’investir dans les nouveaux gisements découverts au Venezuela, mais qui a préféré placer ses avoirs au Québec à cause de la « sécurité » et de la « stabilité[70] » garanties par l’Union nationale, deux termes associés au conservatisme qui apparaissent souvent ensemble dans les discours duplessistes[71]. Ces garanties ne suffisent toutefois pas pour attirer les industriels états-uniens. Étant donné les investissements importants à faire en infrastructures, entre autres pour construire un chemin de fer de plus de 500 km, il faut que la compagnie soit assurée de profits substantiels. Pour cette raison, Duplessis a promis à la Hollinger que des redevances de 6000 $ par année d’exploration, puis de 100 000 $ par année d’exploitation, quelle que soit la quantité extraite.

C’est parce que l’entreprise prévoit retirer quelque 10 millions de tonnes de fer du sol chaque année qu’André Laurendeau parle de fer « à 1 c. par tonne[72] ». Cette boutade du rédacteur en chef adjoint du Devoir, bientôt répétée comme un mantra par les adversaires de Duplessis, déplaît royalement aux partisans des mines de l’Ungava. Ici, le différend ne repose pas sur des valeurs différentes, mais sur une évaluation divergente des faits, évaluation qui n’est cependant pas sans être l’objet d’une dévaluation morale. L’Étoile du Nord parle par exemple d’« un calcul malhonnête », d’un « énorme mensonge », de « la plus grande fraude électorale[73] » jamais vue, voire d’une « odieuse légende[74] ». D’après les calculs de l’hebdomadaire, il faut prendre en compte toutes les dépenses que la compagnie a faites, en plus des salaires réservés aux nombreux ouvriers et des millions en taxes payés aux différents échelons gouvernementaux. Les responsables du journal arrivent par conséquent au chiffre rond d’un dollar la tonne, ce qu’ils qualifient de « langage de la vérité[75] ». Le député unioniste Daniel Johnson abonde dans le même sens : « Si l’on additionne tous les avantages découlant de l’exploitation des gisements de l’Ungava et des travaux entre 1948 et 1958, taxes de vente, nouveau chemin de fer, royautés, et caetera, la Province de Québec aura retiré de l’entreprise plus que n’importe quel pays du monde a retiré de toute autre exploitation du même genre[76]. » Et à ceux qui médisent en soutenant que le gouvernement a « donné » l’Ungava, le premier ministre répond que le territoire a été loué et non donné[77]. Comme l’ajoute quelques jours plus tard Joseph-Olier Renaud, conseiller unioniste au Conseil législatif, le gouvernement peut en outre réviser les redevances à la hausse à partir de 1958[78]. Mais quoi qu’il en soit, comme le signale Duplessis, il faut simplement éviter de parler des redevances : « Des gens de bonne foi commettent l’erreur de tout réduire à des questions d’argent. C’est antiévangélique. Pourquoi ne parler que d’argent ? C’est l’esprit qui compte d’abord[79]. » Cette affirmation du chef de l’Union nationale étonne quand on sait que Monière et Labbé ont révélé que « les discours de Duplessis contenaient beaucoup de chiffres comme l’attestent les vocables “dollar” et “million” qui arrivent en tête de liste[80] » des « substantifs les plus fréquents » dans un corpus de 52 discours du « chef ».

En plus de valoriser les conditions du développement de l’Ungava (capital privé états-unien), Duplessis aime également mettre l’accent sur ses conséquences positives entrevues. L’exploitation minière du Nord québécois est ainsi dépeinte comme une occasion inespérée pour les travailleurs de la province. Lors de la campagne électorale de 1952, le chef de l’Union nationale déclare à Shawinigan que l’extraction du fer « donne des situations à la jeunesse du Québec[81] ». En plus d’offrir des salaires intéressants aux ouvriers, la compagnie embauche ses employés prioritairement au Québec, plus particulièrement dans le comté de Saguenay[82]. L’Union nationale en profite pour évoquer le spectre de l’émigration massive. Quatre jours avant l’élection de 1952, le premier ministre affirme ainsi, à Hull : « La jeunesse du Québec pourra trouver des emplois dans sa propre province au lieu d’émigrer en Ontario ou aux États-Unis, comme elle était obligée de le faire sous les gouvernements libéraux[83]. »

L’exploitation du fer du Nouveau-Québec ne serait pas seulement créatrice de richesse et d’emplois, mais ne représenterait rien de moins qu’une occasion de propager la civilisation catholique. À l’occasion d’un débat à l’Assemblée législative en 1946, le ministre Paul Beaulieu proclame que son gouvernement ouvre « un nouveau centre à la civilisation », ce à quoi Duplessis ajoute immédiatement : « Au catholicisme[84] ! ». Lors du départ du premier chargement de fer à l’été 1954, le premier ministre prétend en outre que « pendant des siècles, un territoire représentant l’étendue de la vieille province de Québec demeurait inhabité, inutile, inutilisé, loin de la civilisation et loin du progrès[85] », et ce, même si des Autochtones fréquentent ce territoire depuis des millénaires. Pire encore, la région n’était, avant l’arrivée de l’Union nationale au pouvoir, « que désolation et solitude[86] ».

La valorisation de l’exploitation minière est également une occasion pour l’Union nationale et son chef de procéder à une valorisation d’eux-mêmes. Duplessis qualifie ainsi son gouvernement de « sage administration[87] » et d’« incarnation de la stabilité et de la compétence[88] ». Il se félicite également constamment d’avoir pu éviter à la province de payer pour le chemin de fer, comme ce fut le cas dans d’autres provinces. Le premier ministre va même jusqu’à dire que la Providence « est pour quelque chose » dans le développement du Nouveau-Québec et que, par conséquent, « il est préférable de voter pour un parti que la Providence favorise[89] ». Une publicité pleine page placée dans La Presse trois semaines avant l’élection de 1952 parle quant à elle de Duplessis comme du « protecteur de nos ressources naturelles », tout en louant « la vigilance immédiate du gouvernement, qui put dorénavant contrôler complètement [les] opérations [des compagnies] et réprimer toute tendance à la dilapidation et au gaspillage[90] ». Ses sympathisants vont encore plus loin dans l’éloge du « chef ». Si Harry Bernard, du Courrier de Saint-Hyacinthe, décrit Duplessis comme un homme « aux yeux ouverts sur l’avenir[91] » et célèbre ses « qualités d’homme d’action […] bien caractéristiques[92] », L’Étoile du Nord enchaîne quant à elle les panégyriques à l’endroit du chef du gouvernement, dont elle loue la « clairvoyance économique remarquable[93] », la « vision pénétrante » et la « foi indomptable en l’avenir[94] ». L’Union nationale devient une condition du progrès : sans Duplessis, pas de développement économique.

C’est pour cette raison que Duplessis dépeint ses opposants comme des « éteignoirs[95] », comme des ennemis de l’initiative privée et des « centralisateurs[96] ». L’éditorialiste Harry Bernard, pour sa part, n’hésite pas à les traiter de « somnambules » dont l’« impardonnable léthargie » et l’« indolence coupable[97] » ont été la déplorable cause d’une « inertie de trente-six ans[98] » au Québec. Quant aux rédacteurs de L’Étoile du Nord, ils n’ont de cesse de qualifier le principal cheval de bataille de Lapalme – l’Ungava – d’animal « fourbu et boiteux[99] », tout en surnommant le chef de l’opposition « Mossadegh Lapalme[100] », en référence au premier ministre de l’Iran qui avait tenté de bouter les puissances étrangères hors de son pays au début des années 1950. Le journal renvoie ici à une déclaration du chef libéral lors d’une assemblée tenue à Victoriaville durant l’été 1951. À cette occasion, le politicien avait promis qu’une fois au pouvoir, il « se placerait devant les étrangers qui possèdent nos ressources naturelles en Ungava, tout comme l’Iran s’est placée [sic] devant les gros intérêts américains et anglais[101] ». Les partisans du parti au pouvoir n’avaient pas tardé à déchirer leurs vêtements face à ce qu’ils considéraient comme un monumental faux pas. Duplessis avait pour sa part affirmé que la déclaration du chef libéral avait produit « un désappointement général dans les cercles libéraux et dans l’Union Nationale[102] ». Encore des années plus tard, à la veille de l’élection de 1956, L’Étoile du Nord écrivait que « des vociférations sur Québec “Iran de Demain” ne sont guère de nature à attirer dans Québec le flot de capital qui porte la Province vers les sommets d’une prospérité sans précédent[103] ».

En somme, le camp duplessiste ne se distingue pas par sa valorisation du progrès, qui reste un des principaux mantras de la modernité libérale, mais par le contenu qu’il lui donne. Progresser, c’est développer l’économie. Mais nous sommes encore en présence d’une valeur « vide », comme le souligne le spécialiste de la rhétorique Chaim Perelman, des valeurs dont le rôle est « de justifier des choix sur lesquels il n’y a pas d’accord unanime en insérant ces choix dans une sorte de cadre vide, mais sur lequel règne un accord plus large[104] ». Que signifie, après tout, développer l’économie ? Développer signifie « sortir quelque chose de ce qui l’enveloppe ». Veut-on augmenter la quantité totale de richesse sans se soucier de sa distribution au sein de la population, ou désire-t-on au contraire assurer une certaine redistribution des ressources ? Pour Duplessis et ses sympathisants, c’est plutôt la première option qui est valorisée. C’est au capital étranger à profiter de la manne minière, pas aux citoyens, qui peuvent tout juste espérer occuper un des emplois temporaires créés par la construction des installations. Au lieu d’améliorer le sort des Canadiens français, un groupe ethnique qui figure à cette époque au bas de l’échelle salariale dans la province[105], le développement mis en branle par l’Union nationale offre plutôt une paire d’ailes supplémentaire à des oiseaux déjà bien dodus.

Les anti-duplessistes : prémices d’un « Maîtres chez nous » ?

Blanc bonnet, bonnet blanc, le gouvernement unioniste et l’opposition libérale ? Oui et non. Ne pas exercer le pouvoir signifie évidemment ne pas maîtriser l’action gouvernementale pour éventuellement être apte à la façonner de manière à susciter l’adhésion des électeurs. Contre le temps court préoccupant le parti gouvernemental, devant multiplier les hauts faits destinés à lui assurer la faveur du peuple, les aspirants au pouvoir doivent jouer d’astuce. Il ne s’agit donc plus de produire le maximum de résultats le plus rapidement possible, mais de faire miroiter des horizons plus scintillants, même si plus lointains. Plus prosaïquement, il convient simplement d’accaparer une part du marché des idées politiques délaissées par ses opposants, d’occuper une niche de l’électorat en se distinguant avantageusement. Cela, bien sûr, n’est pas sans répercussions sur la manière d’évaluer le monde, même si on ne s’attend pas à ce que les deux partis se disputant la première place aient des valeurs totalement opposées, puisqu’ils sont, dans le cas de l’Union nationale et du Parti libéral, tous les deux soutenus par la bourgeoisie libérale, tout en devant répondre à certaines attentes transpartisanes (la notion vague de « bien commun », par exemple).

Les deux partis ont en effet quelques atomes crochus qui transcendent les divisions politiques. Le Parti libéral est par exemple loin d’être contre un développement économique piloté par l’investissement privé, même si les duplessistes tentent plusieurs fois de faire croire le contraire[106]. Après sa déclaration controversée sur l’Iran, Lapalme se sent ainsi obligé de préciser, lors d’un passage à la radio, que son parti croit « à l’initiative individuelle et à l’entreprise privée[107] ». La question d’une nationalisation partielle ou totale de l’extraction du fer, évoquée par le député indépendant René Chaloult en 1946[108], est également balayée de la main par les libéraux[109]. Il n’en est pas autrement chez les autres opposants au duplessisme. Au Devoir, le directeur Gérard Filion écrit ainsi : « Mettons les choses au point. Nous n’avons jamais reproché à M. Duplessis de favoriser le développement des richesses naturelles du Nouveau-Québec. Nous sommes heureux que cela se fasse : c’est un élément de progrès matériel[110]. »

Là où le bât blesse pour les anti-duplessistes, c’est dans la provenance des investissements. Les opposants du « chef » entretiennent toutefois à cet égard un discours parfois ambivalent. Gérard Filion signale ainsi d’emblée, dans un texte sur l’Ungava, que lui et ses collègues « [ne sont pas] xénophobes pour deux sous[111] ». Quel est le problème alors ? C’est l’avocat Alban Flamand, un des plus virulents détracteurs de Duplessis, qui met le doigt sur le bobo dans sa chronique « D’estoc et de taille » au très libéral Canada : « Nous les aimons aussi, les Américains, mais comme voisins. Non pas comme conquérants[112]. » Voilà tout le problème pour les détracteurs du capital venu du Sud : les industries états-uniennes disposant d’un territoire à leur guise pour en exploiter les ressources à leur profit quasi exclusif. Comme le souligne L’Avenir du Nord, de Saint-Jérôme, la région contrôlée par l’Iron Ore constitue « un territoire plus grand que tout le comté de Terrebonne[113] ! » Il aurait par conséquent fallu, comme le propose Le Canada en éditorial, s’inspirer de l’Alberta qui, dans ses concessions aux compagnies pétrolières, favorise les petits exploitants[114]. S’allier avec une entreprise aussi puissante représente un danger pour le gouvernement québécois. Aux dires du député libéral Henri-Paul Drouin, Duplessis « établit un monopole qui deviendra plus puissant que lui[115] ». Dans cette optique, le Nouveau-Québec apparaît comme une zone exclue du territoire national. Si on en croit Gérard Filion, « l’Ungava ne fait pas partie du territoire de la Province de Québec, c’est un sanctuaire où seuls peuvent pénétrer ceux qui sont revêtus de la robe nuptiale[116] ». Lorsque Duplessis va visiter pour la première fois la région du lac Knob en 1948, « ce n’est pas le premier ministre de la province de Québec qui va visiter un territoire sur lequel s’étend son autorité ; ce sont des financiers qui daignent inviter chez eux le premier ministre de la Province de Québec[117] ».

Cette thématique du colonialisme, voire du servage, est à l’honneur dans le contre-argumentaire des opposants, en particulier au Devoir[118]. André Laurendeau n’hésite pas à affirmer qu’avec l’Ungava, « économiquement, nous serons plus satellites, plus vassaux, plus esclaves[119] ». Filion, qui compare le Canada au Guatemala, à l’Iran et à l’Arabie saoudite, ne dit pas autrement : « Les pays colonisés et exploités par l’étranger ne sont jamais pleinement souverains[120]. » La chose soulève des préoccupations jusqu’à Ottawa. Le député conservateur de Trois-Rivières Léon Balcer, alors dans l’opposition, craint ainsi que le Canada devienne le « 49e État américain[121] ». Les villes fermées possédées par les compagnies – Schefferville et Baie-Comeau à leurs débuts, par exemple – sont également qualifiées de « féodalité nouvelle[122] » par le journaliste du Devoir Pierre Vigeant. C’est pour cette raison que Filion affirme, en faisant référence à la situation contemporaine en Europe, que « le Nouveau-Québec est dissimulé derrière un rideau de fer, que seuls peuvent franchir les amis[123] » de la compagnie. Plus effrayant encore, l’aigle états-unien est conscient de sa suprématie et la célèbre. C’est ce que déplore André Laurendeau en citant la revue America, qui se réjouit que « la voie maritime du Saint-Laurent est maintenant toute enveloppée du drapeau américain[124] ».

Ce repoussoir que représente, pour les anti-duplessistes, l’impérialisme économique états-unien ne dépend pas de la seule présence des industriels de Pittsburgh et Cleveland dans le Grand Nord québécois, mais de ce qu’ils emportent avec eux. « Le capital étranger venant ici, j’en suis, dit Lapalme, mais nos richesses s’en allant à l’étranger, je n’en suis pas[125]. » C’est le caractère non renouvelable des richesses minières qui lui donnerait son caractère inaliénable. Comme l’explique le chef libéral à Grand-Mère durant la campagne de 1956 : « Les arbres finissent par repousser dans les territoires déboisés. Les rivières qui actionnent les centrales électriques, ne se tarissent pas et couleront encore pendant des milliers d’années. Mais les gisements minéraux exploités ne se renouvellent pas. Quand le minerai est extrait du sous-sol, tout ce qui reste, ce sont des trous[126]. » C’est pour cette raison que plusieurs parlent de l’aliénation d’un « patrimoine national[127] » (Lapalme) ou d’un « héritage[128] » (le député libéral Jacques Dumoulin), ou même de la perte d’un « droit d’ainesse[129] » (Pierre Vigeant). En racontant avoir vu un cargo de fer passer sur le Saint-Laurent devant Québec, Lapalme confie dramatiquement : « C’était comme un lambeau de chair arraché à notre province[130]. »

Ce qui est encore plus grave pour les opposants, ce sont les faibles redevances payées par la compagnie. Les comparaisons avec d’autres États sont fréquemment mentionnées. Dans Le Devoir, Gérard Filion traite ainsi du « fer de l’Ungava qui rapporte 1 cent la tonne au trésor québécois, alors qu’il donne 50 cents à Terre-Neuve, 69 cents au Minnesota et 70 cents au Venezuela[131] ». Parlant de ce dernier pays, Le Canada interpelle directement Duplessis en éditorial, en demandant « lequel de ces états – du Québec ou du Venezuela – devons-nous qualifier de banana republic ?[132] ». La comparaison avec l’Alberta, qui envisage la suppression des impôts grâce à des redevances sur le pétrole de loin supérieures à celles du Québec, revient également souvent dans le débat[133]. Après avoir parlé du Liberia, qui aurait imposé aux industriels états-uniens une taxe d’un dollar et demi par tonne de minerai exportée, le journaliste Bruno Valin, du Progrès du Saguenay, ajoute espérer « que le gouvernement de Québec saura défendre nos intérêts tout aussi bien que les Noirs qui gouvernent le Liberia [sic][134] ».

Quels sont ces intérêts ? Pour Lapalme, des redevances plus élevées pourraient « servir à augmenter la justice sociale pour que l’infirme, le malade soient traités aussi bien et aussi promptement que celui qui a de l’argent[135] ». Sans cela, personne ne sera étonné « qu’il faille multiplier les taxes de vente pour fins d’éducation, instituer un impôt sur le revenu, etc.[136] », comme l’écrit Filion. Pour Laurendeau, il est injuste que les compagnies viennent se servir sans tenir compte de la population : « Il y a un peuple qui vit ici, qui voudrait voir son niveau de vie progresser[137] ». Ce niveau de vie pourrait croître davantage si la compagnie minière donnait plus que « des salaires de famine[138] » (Godbout) à ses ouvriers. Deux mois avant les élections de 1952, Lapalme fulmine à la radio : « Nous ne serons que les porteurs d’eau de l’Ungava, nous ne serons que les chargeurs de fer, de ce fer qui s’en ira donner aux ouvriers américains un plus haut standard de vie. Nous sommes les seuls au monde à faire cela[139]. » Et même si les travailleurs de l’Ungava sont en grande majorité québécois, ils n’occupent que des postes subalternes, comme le dénonce le député libéral Raynold Bélanger[140].

Les opposants à Duplessis ont leur petite idée pour expliquer ces aussi faibles redevances : il s’agit pour le chef de l’Union nationale de remplir sa caisse électorale. Pour le député libéral Jacques Dumoulin, le premier ministre aurait donné le fer de l’Ungava « en échange de substantielles souscriptions électorales[141] » de la part des trusts de l’acier. En 1948, alors qu’il est encore député provincial pour le Bloc populaire canadien, André Laurendeau ironise, dans une lettre parue en une du Devoir, sur la volonté de Duplessis de « civiliser » le Nouveau-Québec : « Imaginez toutes les possibilités de patronage qui ont dormi là durant des décades de décades[142] ». L’hebdomadaire libéral montréalais L’Autorité renchérit : Duplessis « entreprendrait de catholiciser les gisements de fer de l’Ungava. Ceux-ci rapportent tellement à la caisse électorale qu’il n’est pas étonnant que le Mauricien songe à les tirer du paganisme[143] ».

Ceci révélerait une chose : Duplessis ne sert pas les intérêts de la province, mais ceux de ses amis. Cette proximité entre le premier ministre et les industriels est maintes fois dénoncée. Après le premier voyage du politicien au lac Knob en 1948, Gérard Filion écrit que « M. Duplessis fait le voyage avec des amis sûrs[144] », ajoutant que « cela démontre tout simplement que le gouvernement de la Province de Québec est bel et bien à la merci de la Hollinger[145] ». Après que le chef de l’Union nationale est allé en vacances à Cleveland durant l’été 1954, l’éditorialiste confie : « Je ne puis m’empêcher de penser que Cleveland est la ville des intérêts Hanna, propriétaires par la volonté de M. Duplessis des riches dépôts de minerai de fer de l’Ungava […]. M. Duplessis a des mauvaises fréquentations ; rien de surprenant qu’il applique une mauvaise politique[146] ! »

Les opposants du premier ministre sont d’autant plus offusqués par le fait qu’il s’est fait élire en promettant de combattre les trusts étrangers. À la veille de l’élection de 1952, Lapalme ressort à la radio une déclaration faite par Duplessis durant la campagne électorale de 1927, à l’issue de laquelle il avait été élu pour la première fois sous la bannière des conservateurs : « La survivance de notre race est essentiellement basée sur la sauvegarde de nos ressources naturelles. […] Nous avons besoin d’industries et de capitaux, mais nous voulons qu’on agisse raisonnablement et qu’on emploie nos ressources en grande partie pour le bénéfice de notre population[147]. » André Laurendeau dénonce aussi cette duplicité, en écrivant que Duplessis « est devenu, comme le chah d’Iran, le suprême espoir du capital étranger, après s’être hissé au pouvoir en le combattant[148] ». Pour le journaliste du Devoir Pierre Laporte, s’il est vrai de dire que Taschereau a été beaucoup trop lié aux industriels états-uniens, « les abandons de M. Taschereau paraissent des enfantillages à côté d [e ceux de Duplessis][149] ».

La duplicité de Duplessis est un des principaux leviers utilisés par ses opposants pour le présenter comme une « anti-valeur » politique. On s’approche du thème de la traîtrise, qui revient encore plus souvent dans le discours anti-duplessiste. Le traître, après tout, est un personnage à deux visages qui peut faire tout et son contraire. Pierre Laporte, écrivant sous le pseudonyme de « Lex »[150], se demande ainsi dans Le Devoir : « Y a-t-il un premier ministre qui ait davantage donné sa province aux étrangers ? Non. Seuls des mauvais plaisants voudraient encore disputer à M. Duplessis la première place dans ce domaine[151]. » Sa politique minière est également qualifiée, cette fois-ci par le chef libéral Adélard Godbout, de « trahison la plus lourde des intérêts de la province […] et cela pour un siècle à venir[152] ». Si L’Autorité le qualifie de « maître-fourbe[153] », en précisant que « le génial Einstein ne pourrait évaluer en chiffres l’hypocrisie du chef de l’Union Nationale[154] », Pierre Laporte écrit, à titre de nouveau directeur de L’Action nationale à l’été 1954 : « Il y a eu Néron qui jouait du violon pendant que Rome brûlait ! Il y a maintenant M. Duplessis qui danse pendant qu’on exporte sa province[155] ! »

Non seulement le chef de l’Union nationale est-il considéré comme un traître, il se démarque également, aux yeux de ses opposants, par son incompétence. Aux yeux de plusieurs d’entre eux, le bon sens le plus élémentaire aurait dû pousser le premier ministre à envoyer des géologues dans le Nord afin de s’enquérir de manière indépendante des richesses naturelles s’y trouvant. Mais Duplessis préférerait agir « à l’aveuglette[156] » (Laurendeau), une attitude qui, pour Filion, « équivaut […] à un certificat d’incompétence[157] ». Pire, le politicien tourne au ridicule les professeurs Cholette et Potvin, qui ont montré la faisabilité d’une transformation du fer dans la province. Pierre Laporte s’interroge sur cette atmosphère d’anti-intellectualisme qui règnerait au gouvernement : « Que fait-on de l’effort fourni par ces deux savants, de leur volonté désintéressée de servir, de l’exemple donné aux autres ? Cela n’a pas compté. Le gouvernement les a ridiculisés. On a eu l’impression que ce projet venait contrer ses plans, que c’était un apport imprévu et embarrassant[158]. »

Conclusion

Nous avons vu que l’évaluation est au coeur des discours des différents acteurs impliqués dans le débat autour du fer de l’Ungava. Pour convaincre l’électeur, il ne suffit pas de montrer le monde, mais de l’apprécier – au sens premier de lui donner un « prix » (pretium en latin) – de la même manière que lui. Voudrait-on porter au pouvoir des hommes qui évaluent « mal » le réel ?

Les extraits de journaux examinés montrent que certaines des valeurs qui en découlent sont transpartisanes. Le développement économique en est une. À une époque où le pouvoir d’achat des citoyens québécois augmente à un rythme sans doute inédit, où les ménages acquièrent automobiles, machines à laver et téléviseurs, nul ne se risquerait à jeter l’opprobre sur le dieu Dollar. Le « progrès » est une autre valeur présente dans les deux discours. Il s’agit toutefois d’une valeur passe-partout, dont se réclame tout régime qui se respecte. Vers où devrait mener ce « mouvement vers l’avant » ? Les partis sont peu diserts à ce propos. Dans le cas de Duplessis, il semble envisagé moins comme un mouvement mélioratif au bénéfice de l’ensemble des citoyens qu’un moyen d’accroître la richesse d’une minorité d’individus, souvent étrangers. Comme le signale Fernande Roy en parlant de la presse économique du tournant du XXe siècle, « la morale proposée [par la bourgeoisie capitaliste] à l’ensemble de la société, non seulement consolide la défense des intérêts des hommes d’affaires, mais renforce également leur rôle social et leur pouvoir[159] ».

Pour les adversaires du « chef », la plus-value créée par l’exploitation du fer de l’Ungava, considéré comme « patrimoine » des Canadiens français, devrait profiter à l’ensemble des citoyens, notamment en permettant de bonifier les services sociaux, à une époque où le reste du Canada s’abandonne, lentement mais sûrement, dans les bras protecteurs de l’État-providence. Le fer à « un sou la tonne » constitue donc pour les opposants à Duplessis un gaspillage éhonté, puisque les profits restent dans les mains des actionnaires des compagnies minières au lieu de servir au plus grand nombre. Mais il y a plus scandaleux. Si l’hématite bénéficiait à des capitalistes canadiens-français, cela irait encore. Mais qu’elle serve à enrichir des Américains ? Cela est impensable pour ces élites canadiennes-françaises généralement allergiques à tout ce qui concerne les États-Unis, ce Moloch n’attendant qu’à dévorer son voisin du Nord[160].

Pour Duplessis et ses soutiens, la fin semble justifier les moyens. Ce transfert de valeurs matérielles vers le voisin du Sud a probablement contribué, de deux façons, à ses victoires électorales de 1948, 1952 et 1956. Primo, par le patronage : il est difficile de penser que le parti au pouvoir, adepte notoire du clientélisme, ait offert le pactole de l’Ungava à des entreprises sans en bénéficier lui-même. L’argent reçu lui aura sans doute permis d’accroître son trésor de guerre pour acheter les votes de nombreux électeurs à travers la province[161]. Secundo, sur le plan symbolique, en lui permettant de se poser comme héraut du développement économique. Comment ne pas réélire celui qui a créé des milliers d’emplois (temporaires pour la majorité) et fait surgir une ville en plein coeur de la toundra ?

On voit donc ici comment différents types de valeurs interagissent entre elles, et ce de manière cyclique. Une valeur d’usage – le fer – est convertie en valeur d’échange – l’argent –, dont une partie est vraisemblablement transmise au parti au pouvoir, qui peut, par des transactions avec certains électeurs, transformer ces valeurs en actes (des votes) qui, à leur tour, légitiment le maintien du parti au pouvoir, qui peut dès lors transférer de nouvelles valeurs économiques à sa clientèle. La valorisation de l’Union nationale et de son chef en l’associant à des valeurs morales comme le progrès, le développement économique et la création d’emplois vient renforcer l’action des pots-de-vin sur les électeurs.

Sans levier pour générer des valeurs matérielles, l’opposition ne peut que se concentrer sur le marché des valeurs morales. Dans un contexte marqué par le bipartisme, elle doit conserver l’adhésion de sa base par des valeurs distinctives (l’anti-américanisme, l’interventionnisme étatique, etc.), tout en cherchant à convaincre un certain nombre de duplessistes « mous » en mobilisant des valeurs plus consensuelles également défendues par le parti au pouvoir. Il faut toutefois attendre la mort de Duplessis en 1959 – et la disparition du capital symbolique dont il est porteur – pour rendre plus attrayante l’offre libérale qui, l’année suivante, réussit à convaincre 248 871 électeurs de plus que lors de l’élection de 1956. C’était assez pour entreprendre plusieurs réformes qui allaient notamment avoir pour conséquence d’augmenter la place des Canadiens français – bientôt des Québécois – dans l’économie.