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Moi, je dis : toutes les langues sont belles, précises, lumineuses. Mais toutes les langues peuvent être cruelles, violentes, mortelles : toutes sont chant suave ou aboiement sauvage, ce sont les bouches qui les transforment.

Lori Saint-Martin, « La langue est une mer, on baigne dedans », Le Devoir, 3 avril 2021

Alors que, le même semestre, le même jour et dans le même local, Stanley Fish donnait deux cours de suite sur des matières différentes, il prit ses étudiants en flagrant délit d’interprétation. Aussitôt la salle vidée et de nouveau remplie, la seconde cohorte s’empressait de déchiffrer, comme s’il s’agissait d’un hermétique et mystérieux poème du Moyen Âge, ce qui n’était, quelques minutes auparavant, qu’une simple liste de noms. Ainsi débuta, par cette anecdote relatée dans « Comment reconnaître un poème quand on en voit un[2] », une longue réflexion sur les déterminants, mais, surtout, sur l’indétermination textuelle de l’activité interprétative – que Fish poursuivit tout au long d’une carrière universitaire, qui le mena de la littérature comparée au droit.

Ce type de réflexions, il n’est d’ailleurs pas le seul à l’avoir exploré ou exploité. Parmi toutes ces théories apparentées, celles de Pierre Bayard[3] (littérature), d’Yves Citton[4] (littérature), de Stanley Fish[5] (littérature et droit) ou de Michel Troper[6] (droit) et de leurs émules présentent un double avantage : elles mettent l’accent sur l’indétermination (ou la surdétermination) du texte, accordant ainsi une certaine agentivité – ou une agentivité certaine – à l’interprète, tout en considérant les structures de contraintes (les caractéristiques heuristiques ou idiosyncratiques du lecteur, les communautés épistémiques ou herméneutiques dont il fait partie et qui exercent sur lui leur ascendance, les institutions formelles ou informelles dans lesquelles il s’insère – dont l’institution juridique, pour n’en nommer qu’une – comme la position stratégique qu’il y occupe, et la matérialité du texte lui-même) qui accompagnent ce dernier et balisent son interprétation. À partir d’elles, il est donc possible de regrouper les interprètes en communautés dont on peut alors examiner et expliciter les pratiques de lecture ou retracer la trajectoire historique (temporelle ou spatiale), mais également de dégager et d’éclairer la latitude dont ces interprètes disposent pour prêter (consciemment ou non) les textes littéraires aux usages politiques particuliers qui leur siéent.

Les lecteurs et lectrices des romans d’Hubert Aquin ont fourni un exemple remarquable de cette activité comme de cette créativité ou inventivité interprétatives. Si l’oeuvre romanesque aquinienne, sans aucun doute l’une des plus analysées et commentées de la littérature québécoise, a d’abord donné lieu à des lectures elles-mêmes ancrées dans ce thème, la question nationale (et coloniale), explicitement thématisée et formalisée chez Aquin, a progressivement laissé place, à partir des années 1980, à d’autres grilles de lecture[7] – pouvant être considérées pour certaines comme « apolitiques » et pour d’autres (néanmoins politiques) comme « anationales[8] ». Appartenant à cette seconde catégorie, la critique féministe, avec son programme et ses objectifs propres, a répondu à une absence prolongée d’analyses prenant comme grille interprétative ses enjeux privilégiés et ses théories originales.

Entamée au milieu des années 1970 et au début des années 1980, cette critique féministe s’est d’abord posée en contraste et en porte-à-faux de deux tendances « nationalistes » ayant émergé dans les années 1960 et se trouvant alors bien établies au sein de la critique littéraire québécoise. La première de ces tendances, fondée autour de la revue Parti pris, appelait au cours de ces années l’avènement d’une littérature proprement « québécoise » se voyant conférer le pouvoir prophétique d’annoncer la venue corollaire de « l’homme québécois », une fois pour toutes déchaîné et délesté du poids de son passé canadien-français tenu pour abâtardi, colonisé et dominé. La seconde tendance se (re)mettait déjà à la (re)lecture des écrits antérieurs produits par des écrivains qui n’avaient encore qu’un nom composé, celui de « Canadiens français », pour signaler et (surtout) signifier leur appartenance à une quelconque existence ou expérience collective. Alors que la première tendance rêvait d’en finir avec ce qu’elle percevait comme l’aliénation toujours présente d’un « peuple québécois » en devenir, la seconde proposait simultanément un corpus national québécois déjà constitué par les précédents écrits canadiens-français, autrefois rédigés sous le signe du silence maintenant révolu de la communauté et d’une aliénation désormais achevée par l’entrée de la littérature québécoise dans un « âge de la parole[9] ».

Faisant ainsi l’impasse sur « [l]a tension entre esthétique et politique […] constitutive de la modernité littéraire[10] », cette conception à rebours des écrits canadiens-français prédatant l’an 1941 ou 1959 (selon des périodisations concurrentes de cette « ère du silence ») ainsi que des écrits québécois de la Révolution tranquille supposait qu’un tel corpus national devait donner corps à une communauté politique correspondante autant que voix à un Sujet-Nation désormais identique à lui-même, puisque désaliéné et enfin libéré de sa longue sujétion – un sujet collectif unifié qui trouv[er]ait à s’exprimer invariablement, en maintes instances particulières d’énonciation et de subjectivation, sous la plume des nouveaux littérateurs[11]. De ces auteurs qui lui étaient contemporains, Hubert Aquin se distinguait certainement du lot. Communément perçue et reçue en tant que pierre blanche sur le chemin de la délivrance politique et symbolique de la communauté nationale, l’oeuvre – comme le personnage – même d’Aquin s’est vue disputée entre les tenants de l’une et l’autre tendance, pour qui elle [re]présentait concurremment et respectivement l’expression sublimée de son aliénation (encore et toujours à combattre et à vaincre) ou le symbole même de sa libération (déjà en voie ou en train d’advenir)[12].

Ces deux tendances prenaient néanmoins part à une même mouvance nationaliste ayant profondément marqué le paysage de la lecture littéraire au Québec et dont les sillages, quarante ans après la mort de l’écrivain, n’ont pas encore fini d’orienter la lecture de l’oeuvre aquinienne. C’est donc au midi ou à l’orée de la constitution d’un canon littéraire propre au Québec et de « l’invention poétique de la communauté[13] » (comme de la construction rétrospective des écrivains « canadiens de langue française » en écrivains québécois par une frange aussi importante qu’imposante de la critique nationaliste) que les lectures féministes des romans d’Hubert Aquin ont d’abord vu le jour.

Parmi elles, certaines lectures univoques (répondant presque directement à la première critique nationaliste) font de cette critique féministe un objet d’émancipation en y dénonçant le caractère considéré comme intrinsèquement dominateur de l’oeuvre aquinienne (emblématique, selon elles, d’un « roman national » québécois exclusivement masculin et rétrograde, foisonnant de représentations de femmes soumises, passives et violentées au nom de la « libération » des hommes québécois), alors que des lectures équivoques et même plurivoques parviennent au contraire à conférer à l’oeuvre aquinienne elle-même un caractère émancipateur. Parallèlement et conséquemment à la fois, les lectures féministes qui mettent l’accent sur l’univocité du texte et la domination qui s’y joue et s’y reconduit insistent sur l’incompatibilité entre le nationalisme et le féminisme, et font preuve d’un antinationalisme radical passant au premier rang des usages politiques perpétrés ; les lectures féministes marquées davantage par l’ambiguïté ou l’ambivalence sont autant de tentatives de réconciliation entre les textes aquiniens et le devenir des femmes, qui peut alors se réinscrire – sous certaines conditions – dans le devenir de la communauté nationale québécoise. Comment expliquer ou interpréter les divergences herméneutiques entre des lectures féministes qui, à première vue, apparaissent toutes (sensiblement) guidées par une grille d’analyse similaire et donc (vraisemblablement) appartenir à une même communauté interprétative ?

C’est à ces lectures féministes et au fossé qui les sépare que s’intéresse spécifiquement la présente étude. Après qu’ait été écartée l’éventuelle incidence d’une différence entre les textes matériels eux-mêmes (proposition selon laquelle les différences matérielles entre les textes interprétés seraient à la source des divergences idéelles entre leurs lectures féministes respectives) ou de la présence simultanée et de la concurrence de deux communautés interprétatives parallèles ou rivales (proposition selon laquelle la concurrence entre des présupposés épistémiques et exégétiques différents serait à même d’expliquer les divergences herméneutiques entre des lectures qu’ils auraient eux-mêmes motivées et balisées), la dualité des usages politiques perpétrés sur une même oeuvre et au sein d’une même communauté aura plutôt été reconnue et retenue comme l’explication ou l’interprétation la plus plausible de ce différend herméneutique implicite. Or, ces usages politiques, comme il le sera finalement démontré, expriment bien plus qu’ils n’épuisent l’agentivité des interprètes et la pluralité intrinsèque de toute communauté – qu’elle soit d’abord heuristique ou d’abord politique, ou les deux à la fois.

Située au carrefour de l’analyse discursive et littéraire, politique et socio-historique (à la fois sorte de métacritique littéraire, d’analyse politique du [discours de la critique] littéraire et d’ébauche d’une histoire culturelle et intellectuelle du politique [au Québec et ailleurs]), cette recherche interroge ainsi directement les rapports entre discours féministes et nationalistes dans la concrétude d’une pratique interprétative et herméneutique par excellence : la critique littéraire. Elle a également pour visée secondaire explicite l’élargissement notionnel du « texte » dans le but d’en tirer des constats plus généraux sur l’interprétation et les usages politiques des objets interprétés, qu’il s’agisse par exemple d’un « simple » roman ou de la trame de fond d’un récit national, d’une oeuvre poétique ou de quelque grand récit historique ou politique – permettant alors (non pas qu’incidemment) d’habiliter l’interprète et de lui conférer (ou, plutôt, de mieux lui reconnaître) la capacité d’en déployer le (sinon un) potentiel émancipateur.

Communautés interprétatives et usages politiques

Une communauté interprétative correspond sommairement à « un ensemble d’individus qui ont intériorisé des normes, des attentes, des visées, des méthodes, des réflexes, des “recettes de cuisine”[14] » balisant leur activité herméneutique. Ainsi, selon les époques, les lieux et les catégories de lecteurs, des communautés interprétatives différentes peuvent « appliqu[er] sur le même texte des procédures de construction de sens différentes[15] ». À l’inverse, « la compréhension de chacune des personnes[,] informée par les mêmes notions sur ce qui vaut comme fait, sur ce qui est central, périphérique, et sur ce qui mérite d’être remarqué[,] conduit, pour ceux qui la partagent (ou qu’elle réunit), à l’émergence du même texte[16] ». En d’autres mots, « les lecteurs opérant à l’intérieur des présupposés spécifiques à une communauté ont tendance à voir le même texte[17] » alors que « les membres de communautés interprétatives différentes voient et, dans un sens très affaibli, font, des textes différents[18] ». Or, « l’autorité des communautés interprétatives » n’emporte ou n’épuise pourtant pas l’agentivité des interprètes qui en sont membres, puisque ceux-ci s’adonnent à des usages politiques spécifiques du texte historique (juridique, littéraire, pamphlétaire, philosophique, scientifique, ou autre) sur lequel ils jettent leur dévolu, et « font dire à ce texte quelque chose qui leur est utile[19] ». Dans cette logique, « tout objet [d’interprétation] peut devenir un instrument d’oppression ou d’émancipation, selon l’utilisation que l’on en fait[20] ».

Cette conception anachronique et agonistique de l’usage politique des objets textuels est par ailleurs héritière des travaux de Roger Chartier sur les origines culturelles de la Révolution française, dont elle poursuit sur le plan théorique les avancées. À la question : « [l]es livres font-ils les révolutions ?[21] », l’éminent historien répond que « c’est […] bien la Révolution qui a “fait” les livres, et non l’inverse, puisque c’est elle qui a donné une signification prémonitoire et programmatique à certaines oeuvres, constituées comme son origine[22] ». La « construction rétrospective des Lumières par la Révolution[23] » dont il fait état s’avère de fait l’un des plus beaux exemples historiques (et historiographiques) – ainsi qu’un des plus éloquents – d’un usage politique de textes littéraires, pamphlétaires et philosophiques, tout autant que de la découverte de sens nouveaux (pratiques autant que symboliques) par de nouvelles communautés herméneutiques.

À l’instar du travail d’Antoine Compagnon sur la réception anachronique des écrits de Michel de Montaigne[24], d’Étiemble sur le mythe de Rimbaud[25], de Pascal Brissette sur celui de Nelligan[26] et surtout de Pierre Bayard sur les écarts de perspective au sein de la critique shakespearienne (et plus précisément hamlétienne)[27], un autre exemple patent (aussi frappant que persuasif) est offert par le destin de l’oeuvre de Stéphane Mallarmé, dont Jean-François Hamel[28] retrace judicieusement et soigneusement les usages politiques à travers le vingtième siècle français. Ces cinq monumentales pièces d’historiographie culturelle et intellectuelle, notamment, ont à la fois ouvert le chemin et pavé la voie à l’étude qui suit sur les lectures féministes des romans d’Hubert Aquin[29].

Pionnière de la critique « au féminin » en littérature québécoise, Jeannette Urbas[30] a semé les premiers doutes et jeté les premiers soupçons sur la production romanesque masculine de la Révolution tranquille – de laquelle sont comptés (au tout premier chef) les romans d’Hubert Aquin – en exposant et explicitant les représentations symboliques de « la » femme et « du » féminin qu’elle croyait trouver au sein de certaines de ses oeuvres maîtresses. Son regard acerbe – mais somme toute peu acide – sur les assignations et les significations sexuées (figurant parfois parmi les plus suspicieuses) de la littérature québécoise de ces années charnières a ainsi inauguré une lignée de lectures dans laquelle se sont tour à tour inscrites les six autrices et lectrices dont certains des travaux sont ici discutés[31] – lesquelles (re) présentent cependant, des unes aux autres, une ouverture assez variable face à l’oeuvre aquinienne.

Des lectures univoques…

Chez Lori Saint-Martin[32], d’abord, nulle polysémie et nulle polyphonie ne sont accordées aux textes aquiniens. Il n’en ressort qu’une voix ventriloquant la narration et les personnages : celle de l’auteur, moralement et politiquement condamnable. D’entrée de jeu, la frontière entre les voix auctoriales et fictives (narratives ou scripturales) est brouillée, traversée, transgressée. Ainsi, tout ce qui se trouve d’images et de représentations textuelles dans les romans d’Hubert Aquin serait l’expression au premier degré de ses fantasmes, et la frontière entre l’auteur et son texte serait donc inutile, futile, voire trompeuse et mensongère[33]. Si, selon elle, « tout roman est fatalement le produit d’un fantasme d’auteur[34] », il s’avère aussi que « le fantasme n’est jamais innocent[35] ».

Ces affirmations ont tôt fait de se changer en de lourdes allégations dans la mesure où Lori Saint-Martin en déduit (ou établit) que, « [p]ar le discours idéologique et par les événements romanesques qui y sont présentés, Trou de mémoire est, entre autres, une apologie de la violence faite aux femmes[36] ». L’autrice soutient notamment que, dans ce roman, « le viol et le meurtre sont vus comme une solution, non comme une partie du problème[37] ». Pour Lori Saint-Martin, ce que le narrateur déclare (ou ce qu’il prétend) – à travers lui, l’auteur – et ce que le texte dévoile (ou encore défend) sont une seule et même chose[38] :

Dans ce roman, le corps social, le corps du texte et le corps de la femme […] n’en font plus qu’un, manipulé au gré du narrateur « révolutionnaire ». Il y a refus de l’ordre social, refus de l’écriture traditionnelle, refus aussi de la femme que l’auteur réduira d’abord au statut de symbole pour ensuite faire d’elle un instrument permettant à l’homme de déclencher la révolution[39].

Une oeuvre comme Trou de mémoire ne ferait donc que reproduire des stéréotypes au service de la domination patriarcale : « Texte qui se veut révolutionnaire, Trou de mémoire ne véhicule, au sujet des femmes, que les idées reçues les plus courantes de la pornographie. Privée de volonté propre, victime consentante de la violence masculine, la femme aquinienne paie de sa vie la libération de l’homme[40]. » Ainsi, dans Trou de mémoire, Hubert Aquin informerait son lecteur que la libération nationale et la révolution sociale ne pourraient advenir que par le viol et le meurtre de la femme[41].

Chez Stéphanie Lanthier[42], historienne plutôt que littéraire, on assiste au même jeu de brouillage de la voix narrative ou scripturale – en principe fictive, voire elle-même fictionnelle – et de la voix auctoriale : « À travers l’anéantissement de “l’autre“, l’homme québécois retrouve son identité. Il est donc clair que ce processus passe par la violence, car elle est vue comme libératrice. On constate, à travers l’analyse des sources[43], que c’est la femme qui incarne la victime de cette violence “libératrice“[44]. » Stéphanie Lanthier en conclue donc que, « [q]u’elles soient l’objet d’un discours lyrique ou d’un discours violent, les femmes se voient attribuer les mêmes rôles : elles sont toujours représentées comme passives, soumises ou violentées. Qui plus est, leur corps devient un corps politique sur lequel le révolutionnaire s’abat[45] ».

Pour sa part, Katherine Ann Roberts[46] avance que les conceptions et représentations sexuées véhiculées par le roman Trou de mémoire d’Hubert Aquin se retrouveraient dans l’ensemble du paradigme et du répertoire symbolique de la décolonisation, comme dans les écrits de ses principaux auteurs et penseurs – travaux qui étaient bien sûr très familiers à Hubert Aquin (à qui est à nouveau prêtée la voix de ses personnages fictifs, en sorte que paroles d’auteur et voix fictives se confondent également dans cette analyse[47]). La position sexuelle (et par extension sexuée) soumise, notamment, y serait toujours féminine, et les traitements violents envers les femmes traverseraient la rhétorique anticolonialiste. Dans ces écrits comme dans l’oeuvre d’Hubert Aquin, le statut de colonisé viendrait en fait avec celui d’une masculinité et d’une virilité à la fois déficientes et à retrouver (voire à recouvrer), doublées d’une incapacité à combattre et à vaincre. La métaphore sexuelle y serait généralisée, le plus souvent aux dépens des femmes, dans la mesure où cette position d’impuissance et d’infériorité imposée par le maître colonial et subie par le sujet colonisé (autant que la dépossession et la soumission qui en découlent) serait quasi invariablement et toujours péjorativement décrite ou décriée comme féminine – avant d’être réduite (à néant) ou (carrément) détruite, du moins symboliquement.

Autrement dit, le paradigme de la décolonisation, dont fait partie et auquel se rapporte à la fois le roman Trou de mémoire, reporterait sur les femmes les malheurs dont les hommes colonisés sont victimes dans l’oeil et sous le joug du maître colonial (animalisation, anonymisation, appropriation, bestialisation, chosification, dégradation, dépersonnalisation, déréalisation, désappropriation, déshumanisation, dévalorisation, érotisation, exaction, hétéronomisation, indifférenciation, infantilisation, infériorisation, minoration, minorisation, molestation, objectivation, réduction, réification, relégation, sexualisation, subordination, symbolisation et violation tout à la fois ; et ainsi de suite jusqu’à la pleine négation ou l’annihilation), rejetant d’emblée cette position qu’il considérerait « féminine » et dont il reconduirait et reproduirait alors la domination. Dans la mesure où colonisation équivaudrait à féminisation (c’est-à-dire à une « émasculation » ou à la réduction à une féminité métaphorique), la décolonisation à faire advenir à tout prix ne pourrait en contrepartie qu’être entendue et attendue comme une déféminisation (soit une conjuration ou une destruction de cette féminité – au demeurant de moins en moins « métaphorique ») à accomplir sur les plans politiques et symboliques.

Pour Katherine Ann Roberts, en effet, la hiérarchie des sexes telle que perpétuée et proposée (voire même la hiérarchisation sexuée telle qu’effectivement perpétrée ou activement promue) par le discours anticolonial, tout comme l’ensemble des rôles symboliques qui y sont attribués ou assignés à la femme, demeurent de fait entiers et intacts dans le roman aquinien – lequel s’en fait dès lors, plus que la lointaine relique, l’exacte réplique. Suivant cette idée centrale ou maîtresse, la lecture aussi percutante que pertinente (voire aussi inquiétante qu’éclairante) à laquelle l’autrice soumet le texte aquinien, certes plus étoffée et élaborée qu’il n’y paraît à cette seule remarque, la pousse ainsi à conclure que « [d]ans Trou de mémoire, [les femmes] sont réduites à des symboles, à des allégories de la nation qui doivent être détruites afin que le Québec puisse “naître dans l’histoire” et se libérer de son statut de dépendance[48] ». Peut-être pire encore pour le roman aquinien lui-même (soit par-delà la mouvance anticoloniale dans laquelle il s’inscrit et s’insère par ailleurs), c’est possiblement par ce point marquant (et marqué) que le propos qui le concerne en propre et la sévère critique (presque dévastatrice) qui lui est servie paraissent les mieux résumés : « Cette organisation narrative présente le traitement violent envers les femmes comme l’élément central de la rhétorique décolonisatrice de ce texte, et non comme un moyen circonstanciel de libération […][49] »

… et des lectures plurivoques

Ces lectures dites univoques des romans d’Hubert Aquin ne sont pourtant pas les seules à avoir été produites par des lectrices féministes. En effet, d’autres lectures – à la fois équivoques et (surtout) plurivoques – offrent une interprétation beaucoup plus ambivalente et nuancée de cette oeuvre autrement riche et complexe[50].

Patricia Smart[51], la première, exprime cette ambivalence qui demeure chez elle irrésolue : « L’[A]ntiphonaire peut se lire à la fois comme un roman féministe et comme un des romans les plus misogynes de son époque[52]. » La plus grande qualité qu’elle reconnaît néanmoins à l’ensemble de l’oeuvre romanesque d’Hubert Aquin est sans doute sa poignante lucidité :

[L]’oeuvre d’Aquin me semble […] inégalée dans la lucidité avec laquelle elle constate l’impasse d’une culture qui déborde de loin les frontières du Québec – la culture patriarcale – et ses processus d’individuation et de représentation, basés sur la rivalité, la maîtrise et la réduction de l’autre à un état d’objet. Prisonnier d’une culture que toute son oeuvre aura essayé de faire avancer d’un pas, Aquin aura montré mieux qu’aucun autre auteur moderne les ravages de cette violence destructrice […][53].

En somme, l’autrice et lectrice soutient que de « [p]roposer une “anatomie du mal”, pour emprunter les termes qu’Aquin lui-même emploie pour décrire son projet romanesque, est déjà un pas considérable en avant[54] ».

Élisabeth Lavoie[55] – qui écrit pourtant sous la direction de Lori Saint-Martin – reprend sans réticence (mais non plus sans une certaine ambiguïté) le flambeau de l’ambivalence. De cette « oeuvre porteuse, malgré son climat patriarcal, d’un pouvoir subversif[56] », l’autrice offre une vision dynamique qui accorde elle aussi davantage de profondeur de sens et de signification au roman L’Antiphonaire. Pour elle, « la sexualité, presque toujours vécue sous le mode du viol ou de la violence, dans le roman, est abordée par moments par l’auteur comme une impasse suggérant une critique de type féministe[57] ». En fait, Élisabeth Lavoie lui reconnaît un potentiel émancipateur encore plus grand :

L’Antiphonaire s’inscrit donc comme une oeuvre à la fois traditionnelle et avant-gardiste par rapport à la représentation du genre.

Enfin […], c’est en s’appropriant une voix de femme qu’Hubert Aquin parvient à dénoncer l’impasse culturelle qui, comme en témoigne le roman, est à l’origine de l’incapacité relationnelle entre les sexes. Le fait d’accorder à la femme le pouvoir de la parole indique même que le désordre créé dans la société pourra être surmonté grâce à l’émergence des voix des femmes dans la société. Si la violence, qui est au centre de l’oeuvre d’Hubert Aquin, possède une évidente visée destructrice, elle recèle aussi un potentiel subversif et révolutionnaire en tant que signe d’un malaise et force d’évolution du passé[58].

Un des éléments centraux soulevés par la critique féministe de l’oeuvre d’Hubert Aquin et considéré comme l’un des plus problématiques est – sans grande surprise et à juste titre – le viol. Or, selon Élisabeth Lavoie, « chez Aquin, la reconduction de l’idéologie patriarcale sur le viol suggère paradoxalement une critique de type féministe[59] ». Son apport le plus original aux lectures féministes de l’oeuvre d’Aquin concerne toutefois le traitement de la masculinité et les représentations aquiniennes de l’homme :

Hubert Aquin, dans L’Antiphonaire, reconduit donc, en partie, les stéréotypes féminins et masculins, mais il montre aussi leurs dégâts : meurtres, suicides, violence apocalyptique. Les traits stéréotypés n’assurent incontestablement pas le bonheur des individus ; au contraire, ils les détruisent. […] L’harmonie entre les sexes ne peut donc être envisagée, ce qui est une forme de contestation implicite des stéréotypes patriarcaux[60].

Claudia Labrosse[61] n’est pas non plus aveugle ou dupe quant à la troublante et terrible violence présente dans l’oeuvre romanesque d’Hubert Aquin, portée à un stade horrifique dans Neige noire, et quant à l’évidente difficulté posée aux lectrices féministes (de même qu’aux lecteurs) de s’y (re) trouver, de s’y tenir et de s’y sentir – parfois le moindrement – à l’aise. C’est néanmoins par ces éléments violents et ces lourds constats qu’elle entame et mène sa lecture du dernier roman d’Aquin, dans une entreprise où elle renverse les jugements axiomatiques et politiques (axiologiques et idéologiques) les plus univoques sur les représentations contenues dans l’oeuvre, en étayant et démontrant à son tour comment le texte aquinien (lui-même) permet de s’en saisir et de s’en servir pour (mieux) les dénoncer. Selon elle, « force est de constater qu’un discours aux échos féministes émerge de la violence même qui est infligée à la femme, une violence inhérente à sa représentation déshumanisante, pornographique[62] ».

Deux textes interprétés…

De toute évidence, les lectrices féministes d’Hubert Aquin ont devant elles des textes semblables, desquels sont relevées les mêmes caractéristiques et soulevées les mêmes problématiques. Bien que Stéphanie Lanthier, Katherine Ann Roberts et Lori Saint-Martin aient étudié le roman Trou de mémoire[63], alors que Claudia Labrosse et Élisabeth Lavoie lui ont respectivement préféré Neige noire[64] et L’Antiphonaire[65], Patricia Smart, quant à elle, s’est penchée à la fois sur les trois romans, effectuant ainsi une liaison (utile à la comparaison) entre les corpus privilégiés par chacune. Cependant, leurs lectures de l’oeuvre aquinienne diffèrent lorsque vient le temps d’interpréter (et de juger moralement et politiquement) les éléments qui y sont communément observés, en sorte que leurs conclusions respectives divergent considérablement.

Ainsi, pour Stéphanie Lanthier et Katherine Ann Roberts comme pour Lori Saint-Martin, le roman Trou de mémoire, par la violence qu’il représente et qu’il met en scène, est de manière univoque – aucune autre avenue de lecture possible n’est même allusivement mentionnée ou vaguement suggérée – un roman misogyne et sexiste qui prône la violence envers les femmes comme solution aux problèmes de la colonisation et de la domination, le tout afin de parvenir à la révolution sociale et à la libération nationale du Québec. Il se fait donc nécessairement le véhicule de la domination et de l’oppression patriarcales. Pour Claudia Labrosse, Élisabeth Lavoie et Patricia Smart, Hubert Aquin s’avère un auteur conscient plutôt que condamnable, dont elles défendent justement – parfois non sans ambiguïté, mais en toute plurivocité – la lucidité plutôt que la culpabilité.

La récurrence des thèmes et motifs (ainsi que des problèmes et enjeux) répertoriés dans son oeuvre (de même que la triple lecture offerte par Patricia Smart) autorise cependant à penser que l’écart entre ces lectures féministes et leurs conclusions respectives ne s’explique pas véritablement par les textes matériels choisis (en eux-mêmes)[66]. La cause idéelle, c’est-à-dire le contexte ou le prétexte de leur divergence, résiderait-elle alors dans les présupposés interprétatifs qui les supportent – et, par conséquent, dans une duplicité des communautés interprétatives féministes au sein de la critique littéraire aquinienne ?

… ou deux communautés interprétatives ?

Pour que soit constatée l’existence d’une communauté interprétative, il faut par définition que soient observés des présupposés interprétatifs (ontologiques, épistémologiques, méthodologiques, axiologiques ou idéologiques) communément partagés entre ses membres (affirmés ou présumés – c’est-à-dire entre les individus qui [se] sont identifiés ou reconnus comme tels). Autrement dit, sans présupposés interprétatifs communs entretenus par les lectrices féministes d’Hubert Aquin, il serait impossible ou erroné – voire insensé – de parler d’une (seule) communauté interprétative féministe censée les rapprocher ou les rassembler. Ces présupposés de lecture (tels qu’ils se relèvent et se révèlent à même les lectures féministes de l’oeuvre romanesque aquinienne[67]) méritent donc d’être soumis à examen.

Dans les sphères académiques comme politiques, étudiantes comme militantes, plusieurs types de féminisme (ou plusieurs féminismes) cohabitent et ont cohabité au fil du temps, allant d’un féminisme dit libéral, égalitariste et réformiste à des féminismes plus radicaux, visant la transformation profonde des structures discursives, linguistiques (ou langagières) et sociales. Les féminismes de ce deuxième type se sont parfois manifestés sur la base de préceptes essentialistes et naturalistes, dont la posture inhérente, certes égalitariste, n’en a pas moins été différentialiste ; ou se sont plutôt exprimés sous des formes plus constructivistes dont il est ici bien sûr impossible de rendre compte de la pluralité et de la diversité. Ces féminismes constructivistes peuvent néanmoins être approximativement répartis en deux grandes catégories épistémiques, étant tantôt fortement structuralistes et principalement matérialistes, ou « modernes », et tantôt culturalistes (ou poststructuralistes) et davantage idéalistes, voire « postmodernes[68] ». Il va sans dire que plusieurs autrices ou théories féministes oscillent entre ces catégories dès lors qu’elles appréhendent et les maux matériels et les mots idéels et qu’elles les articulent au sein d’une même pensée, échappant ainsi aux pièges d’une malheureuse dichotomie et évitant de surcroît l’enfermement heuristique de leur lecture du monde social.

Dans l’ensemble, les lectures féministes d’Hubert Aquin semblent surtout avoir été influencées par les théories féministes constructivistes, matérialistes et radicales, tout en portant à bout de bras et de plumes l’héritage pionnier des théories féministes égalitaristes ou libérales. Si cette tangente guide principalement les analyses substantielles situées sur le strict plan de l’énonciation et des représentations textuelles, de la narration et de l’action romanesque, ces lectures ne se montrent évidemment pas insensibles ou indifférentes pour autant aux (en) jeux de pouvoir culturels et idéels, discursifs et langagiers que met en lumière une perspective culturaliste et idéaliste. Dans une autre mesure encore, les théories postmodernistes ou poststructuralistes sur le genre habitent également leurs réflexions : les autrices féministes justifient alors davantage leurs analyses du discours et du caractère symbolique (mais néanmoins effectif et opérant) des représentations véhiculées par l’oeuvre, de même qu’elles habilitent et sous-tendent par là leur propre activité herméneutique. Sauf chez Claudia Labrosse, une légère tendance vers le différentialisme apparaît sinon lorsqu’il est question de la différence sexuée de l’écriture, néanmoins appréhendée comme le produit d’une construction sociale et de la socialisation (même si l’on frôle parfois l’essentialisme tant les nuances sont ténues).

Isabelle Boisclair et Lori Saint-Martin proposent par ailleurs de qualifier et de classifier les écrits prosaïques et romanesques selon trois types distincts de conception des identités sexuelles et de l’articulation entre sexe et genre tels que tour à tour mis de l’avant par leurs dispositifs et pratiques textuels[69]. Ces conceptions différentes et divergentes leur paraissent certainement déterminantes dans la mesure où

chacune de ces façons de concevoir l’identité sexuelle/de genre a des répercussions concrètes sur la politique des identités et sur les conditions de vie des individus. En effet, ces trois modèles déterminent en partie les possibles dévolus aux personnes selon les assignations identitaires qu’elles reçoivent, avec toute la charge de violence symbolique que ces assignations peuvent receler[70].

Le premier de ces types ou modèles correspond « au mieux » à un statu quo conservateur, sinon à un recul intrinsèquement rétrograde : il s’agit évidemment du modèle patriarcal, voire masculiniste[71]. Ce n’est donc qu’« avec l’avènement du deuxième modèle, dit féministe ou moderne », que « [l]es représentations sociales et culturelles changent lorsque la femme cesse d’être l’Autre[72] » :

Contrairement au modèle précédent, uniquement naturaliste, celui-ci relève dans certains cas d’une conception essentialiste (c’est-à-dire qui prête aux hommes et aux femmes des traits que l’on dit innés : il existe un courant féministe, par exemple, selon lequel les femmes sont naturellement pacifistes) ; dans d’autres, d’une vision culturaliste (qui met l’accent sur l’influence de la société dans la formation des identités sexuelles). C’est de cette vision culturaliste qu’est enfin issu le troisième modèle, qui refuse d’associer automatiquement le masculin à un corps d’homme et le féminin à un corps de femme[73].

Ce troisième modèle intervient alors « dans un contexte où la notion de binarité a été mise à mal et les identités sexuelles largement repensées[74] » :

Le troisième modèle, appelé pour le moment « postmoderne » ou « relatif » (voire « équitable » ou « de la diversité »), repose donc sur ce constat de la non-pertinence d’accorder des significations et des valeurs intrinsèques au sexe comme au genre, qu’elles soient positives ou négatives, « pro-masculines » ou « pro-féminines », la diversité humaine ne pouvant être réduite à un système d’assignation binaire aussi simple. Cette position a pour effet d’ouvrir à l’infini l’axe des possibles identitaires[75].

Ce système de qualification et de classification en trois modèles de conception des identités sexuées et genrées ne manque certainement pas de pertinence puisqu’il semble du moins tacitement reflété (lorsqu’il n’est pas explicitement repris) au sein des analyses féministes des romans d’Hubert Aquin, y compris de celles qui en précèdent la proposition formelle par Isabelle Boisclair et Lori Saint-Martin. Ces deux autrices conçoivent d’ailleurs les lectures offertes par Lori Saint-Martin (1984) et Patricia Smart (1990 [1988]) comme des exemples d’« analyses de textes littéraires inspirés pour l’essentiel du modèle patriarcal[76] » auquel elles relèguent donc les romans d’Hubert Aquin, Trou de mémoire à tout le moins. Pourtant, il appert (quelque peu ironiquement) que Patricia Smart elle-même, tout comme Élisabeth Lavoie, place plutôt l’oeuvre anamorphique d’Aquin, selon la perspective empruntée pour l’observer, au sein de chacune des trois catégories à la fois, rendant là bien compte de l’indécidabilité et de l’indétermination des textes aquiniens, alors que Claudia Labrosse suggère pour sa part une certaine appartenance de Neige noire au modèle dit postmoderne.

Or, dans la poursuite d’un effort métacritique, la catégorisation ou la désignation d’une oeuvre romanesque comme appartenant à l’une ou l’autre de ces catégories peut se montrer utile afin de dévoiler la « lorgnette » de l’analyse, soit la grille de lecture adoptée et critères observés ou les présupposés opérant au sein de celle-ci. En d’autres mots, il serait bien difficile de percevoir une conception sexuée ou genrée pour qui n’aurait pas intégré ou, du moins, jamais rencontré les présupposés constitutifs de cette même conception – la « (post) modernité » d’une oeuvre, par exemple, n’est pas plus évidente qu’elle ne saurait se dévoiler d’elle-même, ni plus évidente que le fait d’attribuer l’étiquette « patriarcale » à une oeuvre pour ensuite (mieux) la dénoncer. Autrement, c’est-à-dire sans cette « découverte » non pas du sens des oeuvres, mais plutôt de sens au sein des oeuvres, les efforts particuliers de la critique littéraire, notamment féministe, seraient au mieux parfaitement inutiles, au pire intrinsèquement vains.

Selon cette logique, serait-il encore une fois possible que les présupposés des lectrices féministes d’Hubert Aquin se trouvent à la source de leur appréhension différente et de leur compréhension divergente des romans aquiniens ? Les lectures de Lori Saint-Martin, Stéphanie Lanthier et Katherine Ann Roberts auraient ainsi été principalement motivées par un féminisme moderne particulièrement en vogue au moment où la première rendit sa critique initiale – et pour beaucoup « inaugurale » – de Trou de mémoire, alors que Patricia Smart, Élisabeth Lavoie et Claudia Labrosse auraient été davantage influencées voire guidées par les apports d’un postmodernisme plus tardif.

L’hypothèse est peut-être séduisante, mais ne semble pas tenir la route dans la mesure où Lori Saint-Martin, écrivant d’abord en 1984, reconduisit à deux reprises – en 1997 (dans le texte de 1984 remanié) puis en 2008 (au sein d’un texte subséquent) – son analyse de Trou de mémoire, accompagnée chaque fois d’un propos similaire visant plus largement l’ensemble des romans québécois (soi-disant exclusivement masculins) de la Révolution tranquille. Or, cette seconde reconduction n’eût lieu qu’après avoir explicitement endossé (de concert avec Isabelle Boisclair) le féminisme postmoderne comme étant,

dans une perspective politique, [un] modèle […] particulièrement prometteur dans la mesure où, tout en intégrant les acquis du féminisme, il s’attaque aussi au système de sexe/genre lui-même (donc au processus de construction de l’identité sexuelle aussi bien masculine que féminine) ; c’est le seul des trois modèles à envisager et à autoriser tous les glissements, les permutations, les explorations et les inventions identitaires[77].

Quant à Stéphanie Lanthier et à Katherine Ann Roberts, chez qui les analyses de Lori Saint-Martin trouvent une forte résonance (rendant ainsi compte de l’importance de la contribution de cette dernière au sein – et bien au-delà – de la critique féministe aquinienne, et justifiant le fait de s’attarder à sa posture particulière), toutes deux ont écrit au moment où les grilles et outils d’analyse textuelle du postmodernisme étaient en plein développement et s’avéraient pour beaucoup déjà disponibles. Un choix plus ou moins conscient devait donc (minimalement) motiver leur sélection d’outils heuristiques particuliers parmi tous ceux offerts par le féminisme tant moderne que postmoderne.

Avant de fermer les comptes sur la question d’une divergence durable ou d’une différence marquée entre les présupposés féministes des lectrices d’Aquin et de présenter ces derniers plus avant, il convient de surcroît de noter deux affinités spéciales qui concernent les rapports respectifs de la critique littéraire et des textes aquiniens avec le (ou plutôt un) féminisme. Tout d’abord, la critique littéraire (de même que l’usage historien que l’on en fait, comme dans le cas de Stéphanie Lanthier), parce qu’elle est à la fois une approche, une méthode et une pratique interprétatives (et interprétativistes) par excellence des objets textuels ou langagiers, qu’elle les traite justement en tant qu’objets valables autant qu’utiles à une plus ample analyse sociale, et qu’elle se fonde largement, sinon entièrement, sur l’analyse du discours et de ses représentations de même que de ses manifestations et significations variées, fait généralement montre d’une certaine accointance ou d’un penchant certain envers la perspective culturelle et idéelle de la pensée postmoderne[78].

Les textes romanesques aquiniens ensuite, font pour leur part l’étalage des enjeux et problèmes les plus chers au féminisme moderne, dont ceux liés à la question de la corporalité (ou de l’intégrité corporelle) et de la (dé) possession de soi. Leurs lectrices féministes, du moins, peu importe l’attitude herméneutique ou l’avis politique qu’elles adoptent et défendent quant à leur traitement poétique et rhétorique au sein de l’oeuvre, n’ont pas manqué de les relever systématiquement. Dans la mesure de l’intérêt combiné de celles-ci pour la critique littéraire et l’oeuvre aquinienne, il n’est donc pas étonnant qu’elles entretiennent une posture relativement « ouverte » envers différentes expressions (tant modernes que postmodernes) du féminisme et que leurs analyses respectives « traversent » souvent ces différents modèles des identités comme des conflictualités sexuelles et sexuées (ou genrées) – et ce, même lorsque, face au texte aquinien, elles maintiennent une posture (ou retiennent contre lui une lecture) plutôt « fermée ».

Leur principal angle d’analyse les amène donc d’abord à se concentrer – par la lorgnette historique pour Stéphanie Lanthier, littéraire pour les autres – sur les rapports sociaux de sexes, les identités sexuées et le patriarcat comme système de domination masculine et d’exploitation de la femme. Il génère conséquemment des lectures élaborées autour des notions critiques déterminantes de pouvoir, de domination, d’exclusion, d’oppression et d’exploitation (bien plus, d’ailleurs, que d’aliénation proprement dite), mais aussi d’agentivité, d’encapacitation et d’(auto) habilitation (donc de « puissance d’agir ») ; ainsi que de la (dé) possession de la parole autant que du corps contre lequel s’exerce une violence sexuée (avec une insistance particulière – et nécessaire – sur le viol et la violence sexuelle comme appropriation du corps des femmes par les hommes).

Selon les théories que ces lectures mettent de l’avant, les identités sexuelles et sexuées sont donc socialement construites, malgré les effets naturalisant des discours patriarcaux – pornographiques, au premier chef – qui renforcent l’infériorisation de « la » femme, sa domination et son exploitation par l’homme. Il en va de même pour ses rôles socio- économiques, politiques ou symboliques attendus, les tâches, les assignations et les injonctions qui leur sont rattachées, ainsi que la binarité ou la dualité qui en découle et qui permet de hiérarchiser les catégories sexuées ou genrées à la suite de leur essentialisation ou naturalisation par le discours et dans le discours culturel et social ambiant (évidemment patriarcal) – hiérarchisation au sein et en vertu de laquelle « le féminin » est (tout aussi) évidemment perdant.

Dans une veine postmoderne qui fait la part belle à l’analyse et à la critique littéraires en tant que moyens interprétatifs et subversifs privilégiés, de même qu’au texte et au discours social à la fois comme de véritables lieux d’action et comme matières premières de la domination (autant que de la socialisation), ces dichotomies sont en fait plus précisément décrites (et décriées) comme étant d’abord et avant tout des construits et des produits discursifs. C’est donc le discours, les significations intersubjectives qu’il comporte ou qui le composent, et les représentations collectives qui les comprennent ou qu’elles contiennent, qui non seulement entretiennent et maintiennent, mais génèrent d’abord et perpétuent ensuite l’infériorisation, l’oppression et la soumission des femmes ; mais qui enferment et cloisonnent également « l’homme » dans une virilité portée par des valeurs de possession, de possessivité et d’agressivité (avec tout leur potentiel d’agression) qui se retournent souvent contre lui – jamais sans avoir au préalable douloureusement et lourdement marqué ou hypothéqué le vécu des femmes. L’activité (intime, privée ou publique, [inter]personnelle ou sociale, y compris actantielle comme auctoriale) est ainsi attribuée ou réservée à l’homme, alors que « la » femme est appelée ou sommée à la passivité.

L’importance accordée à la domination symbolique de « la » femme appelle donc à livrer et à mener le (ou un) combat féministe au sein même des représentations, notamment littéraires. En effet, la littérature peut (re) conduire et (re) transmettre – parfois très efficacement, voire plus insidieusement – l’ordre et le discours du patriarcat (soit l’ordre du discours patriarcal, c’est-à-dire l’ordre [issu] du discours patriarcal autant que l’ordre patriarcal [au sein] du discours), inscrits – certes non exclusivement – au coeur de « la » culture (ou de la « civilisation ») occidentale. Fait curieux, une primauté du contenu « brut » ou substantiel de la représentation textuelle sur sa forme et sur l’ensemble de la poétique des oeuvres prévaut d’ailleurs dans la majorité des analyses féministes de l’oeuvre aquinienne (dont Claudia Labrosse fait quelque peu bande à part à ce chapitre)[79].

À la suite de ces prémisses, la tradition littéraire « nationale » est conçue comme « définie selon les critères de l’écriture masculine[80] » et se trouve principalement accusée de contenir une violence abondante et (quasi) omniprésente envers « la » femme, laquelle y serait presque invariablement décrite (voire décriée) ou dépeinte, fantasmée ou imaginée comme passive et même soumise. N’échappant pas à la règle, le roman de la Révolution tranquille au Québec (1960-1980, approximativement) serait d’ailleurs exclusivement masculin. Non seulement les femmes n’auraient-elles pas participé aux écrits nationalistes (ce qui ne peut cependant être affirmé qu’au prix de certains oublis, dont de très malheureux[81]), lesquels sont considérés par certaines comme éminemment rétrogrades, mais elles auraient simultanément produit (pendant ces mêmes années ainsi qu’auparavant et qu’au-delà) une littérature parallèle à celle des hommes.

Dans la fiction comme dans la critique, l’écriture – comme la lecture – des femmes (ou l’écriture – et la lecture – « au féminin ») serait donc plus fortement subversive, plus authentiquement contestataire et plus sincèrement ou véritablement révolutionnaire – et, partant, plus profondément transformatrice – que celle des hommes. La tendance qui se décèle ou se révèle chez ces autrices et lectrices (à l’exception notable de Claudia Labrosse) va jusqu’à confier ou conférer à cette « écriture féminine » une certaine supériorité éthique, morale et politique, voire esthétique, formelle et stylistique. La lutte des féministes radicales, pour les mêmes raisons, est conçue ou perçue comme ayant plus de valeur que celle des hommes (et des femmes) nationalistes, notamment parce qu’elle viserait une libération globale plutôt qu’une prise du pouvoir réservée à un seul groupe social ou sexué.

Au regard des présupposés interprétatifs saillants des lectures féministes d’Hubert Aquin, l’existence d’une (seule et même) communauté interprétative de lectrices féministes semble bel et bien se confirmer[82]. La présence de plus d’une communauté interprétative féministe au sein (même) de la critique aquinienne ne peut donc servir de facteur explicatif convaincant, satisfaisant ou suffisant pour rendre compte du dédoublement des interprétations féministes des romans d’Hubert Aquin.

Une communauté interprétative, deux usages politiques ?

Se pourrait-il donc, en retour (comme en dernier recours), que les lectures féministes des romans d’Hubert Aquin soient partagées entre deux usages politiques différents, voire divergents ? Il est vrai que, d’un côté, les lectures présentées comme univoques interprètent systématiquement ces romans sur le mode de l’exclusion mutuelle et de l’impossible réciprocité entre les luttes nationalistes et féministes. De l’autre côté, se trouvent pourtant des lectures plurivoques qui sont autant de tentatives de réconciliation entre les textes aquiniens et le devenir des femmes (ainsi que de la société québécoise dans son ensemble). Il en ressort donc de potentiels usages politiques bien distincts, qui auraient apparemment coexisté eux-mêmes sans solidarité, mutualité ou réciprocité, ni même temporalité conjointe. Cette distance ne dispense pas une lectrice « plurivoque » comme Patricia Smart de s’interroger, de prime abord, sur le contenu souvent extrêmement violent et, par le fait même, troublant de la littérature québécoise : « Pour moi l’image était scandaleuse, obscène même : c’était celle d’un cadavre enseveli sous les fondations d’un édifice mais qui, résistant à la violence qu’on lui avait faite, refusait de garder le silence. Je l’ai rencontrée d’abord, comme il se doit, dans un roman de type policier[83]. » Ce roman, justement, n’est nul autre que Trou de mémoire d’Hubert Aquin.

Or, les lectures féministes marquées par l’univocité placent les textes aquiniens sous le signe de la domination et mettent surtout de l’avant ce que leurs autrices conçoivent ou perçoivent comme une incompatibilité radicale entre le nationalisme et le féminisme, donnant lieu à un antinationalisme qui surprend lui-même par sa radicalité. L’usage politique est parfois (très) ouvertement – et un peu naïvement – avoué (quand il n’est pas tout bonnement annoncé) : « Afin de documenter l’hypothèse de l’impossible réciprocité des rapports politiques et symboliques entre le nationalisme radical et le féminisme radical, nous nous servons essentiellement de textes littéraires et de textes politiques[84]. » Ce n’est cependant qu’au-delà des coups portés contre plusieurs romans de la période révolutionnaire tranquille que Lori Saint-Martin fait feu directement – mais très explicitement – sur le mouvement nationaliste dans son ensemble : « Cette attention portée à la construction du genre et à la violence […] suggère que le projet national, à tout le moins tel que présenté dans la fiction, est profondément compromis par sa misogynie[85]. » Ses conclusions sur le nationalisme québécois et sur « notre » littérature sont néanmoins sans appel :

Nos romanciers présentent des narrateurs soucieux de légitimer la domination de la femme en évoquant soit l’oppression politique qu’ils subissent, soit leurs tâtonnements psycho-mystiques. Lorsqu’on comprend que ces romans de prétendue libération personnelle et nationale véhiculent, au sujet de la femme, la même idéologie que les écrits éroto-pornographiques, on mesure à quel point notre littérature est truquée. Lieu de la mise à mort de la femme, comment peut-elle dire l’épanouissement du peuple québécois ? Si c’est cela, le roman nationaliste, il n’ouvre pas, pour le Québec, un espace de vie, mais bien un espace de violence et de mort. Lieu dévasté, inhabitable. Insupportable impasse.

Réduire la femme à n’être plus qu’un symbole revient à nier qu’elle existe en tant qu’être humain autonome. Trouver légitimes le viol et le meurtre qui déclenchent l’écriture ou la révolution, c’est affirmer que la libération de l’homme est sans prix, et la liberté, la vie même, de la femme, sans valeur[86].

Lorsqu’enfin Stéphanie Lanthier note que « nous [n’]avons [pas] affaire ici à une problématique exclusivement québécoise[87] », ce n’est que pour mieux affirmer à quel point tout nationalisme possède en lui-même une « affinité spéciale » avec la société masculine et sa domination des femmes, la « respectabilité » même qui serait valorisée chez les nationalistes, en fait synonyme de virilité, ne pouvant (par conséquent) jamais être synonyme de dignité. Stéphanie Lanthier conclut évidemment – sans surprise et selon son propre souhait – à l’impossible réciprocité des rapports entre nationalisme radical et féminisme radical[88]. Son utilisation de la littérature consistant – explicitement – en un usage permettant d’inférer une conclusion politique, elle pose même la question suggestive : « Pourrions-nous alors aller jusqu’à prétendre que le discours nationaliste radical se sert de symboles réducteurs afin de combattre cette envie de liberté qui interpelle les femmes[89] ? » Autrement dit, l’oppression des femmes ne serait plus ici « seulement » l’instrument intrinsèque du nationalisme, mais le nationalisme se ferait lui-même l’instrument univoque de l’oppression des femmes.

Si Lori Saint-Martin semble par ailleurs contrariée que l’on enseigne cette oeuvre sans insister sur son caractère « misogyne » (elle remarque en tout cas à bon droit et avec grande justesse que l’enseignement de l’oeuvre aquinienne a trop longtemps et trop souvent fait l’impasse sur le caractère éminemment problématique des rapports sexués qui y sont représentés), l’irritation sentie de la part de Stéphanie Lanthier quant à la seule idée que ces romans soient même enseignés (tant à l’université qu’aux niveaux secondaire et pré-universitaire) est encore plus manifeste[90]. Quant à Katherine Ann Roberts, sa lecture univoque de l’oeuvre aquinienne n’est pas non plus dispensée ou exemptée du glissement axiomatique et (surtout) politique ainsi observé et retrouvé chez l’ensemble des lectrices univoques[91], lequel s’affiche sans doute le plus distinctement – bien que plus subtilement ou moins abruptement que chez certaines d’entre elles – lorsque l’autrice affirme d’un seul trait que, dans

le discours révolutionnaire d’Aquin […], les femmes demeurent exclues en tant que participantes [potentielles] de cette […] lutte politique. Elles ne sont pas agentes au sein de l’univers symbolique créé par le roman, mais des instruments par lesquels la révolution sera rendue possible, un fait qui connaît des implications profondes pour de futures études de textes canoniques de cette période et pour la place assignée aux femmes du Québec dans le mouvement pour l’indépendance, tant dans sa [phase de] Révolution tranquille que dans ses manifestations plus récentes[92].

Si l’usage politique univoque qui est fait du roman Trou de mémoire d’Hubert Aquin s’avère parfois presque plus antinationaliste que féministe (bien que cet antinationalisme radical soit toujours exprimé au nom du féminisme), les lectures plurivoques effectuées et réalisées par d’autres lectrices féministes, pourtant munies des mêmes présupposés (à la fois similaires et convergents) de leur communauté interprétative partagée, prêtent l’oeuvre aquinienne à un usage politique qui appert d’abord et avant tout féministe. Ces textes littéraires (dont la portée – et même la visée auctoriale – nationaliste est généralement reconnue) devenant alors des outils (potentiels) d’émancipation et de transformation sociale ou discursive (plutôt que des armes intrinsèquement régressives et nécessairement pointées vers « la » femme), le nationalisme qu’ils contiennent ou qu’ils soutiennent apparemment n’est donc plus d’emblée décrit (ou décrié) comme incompatible avec le féminisme.

Claudia Labrosse n’hésite d’ailleurs pas à poser une équivalence entre la situation d’oppression des femmes et celle du peuple québécois, équivalence qui lui est suggérée par le texte aquinien. Ainsi, loin d’être fatalement marquées (ou mutuellement condamnées) par une « impossible réciprocité », les libérations appelées par le féminisme radical et le nationalisme radical seraient selon elle compatibles et se rejoindraient – sur le plan symbolique – dans une entreprise d’émancipation conjointe et conviviale. Lectrice féministe généreuse et d’une rare bonne foi envers l’oeuvre romanesque qu’elle investit de son propre regard, Claudia Labrosse accorde à Hubert Aquin d’avoir perçu et conçu, tel que reflété et réfléchi dans son dernier roman, la nécessité d’une révolution – désormais non violente, mais non moins national (ist) e – qui ne laisserait pas les femmes pour compte ni ne freinerait leur émancipation spécifique. Elle convient donc résolument (et tente également de convaincre) qu’Hubert Aquin ne lance pas (ni ne s’élance lui-même dans) un appel à la violence, mais en (dé) montre plutôt la dangerosité et la vanité en tant que mode opératoire ou moyen libératoire – qu’il s’agisse ainsi autant de résoudre les problèmes spécifiques à la condition des femmes que de résorber la situation particulière de subordination du peuple québécois[93]. D’un auteur coupable de domination, l’on passe ainsi à une oeuvre capable d’émancipation.

Pour sa part, Patricia Smart décèle peut-être – ou plutôt décerne – la plus grande ouverture offerte par – ou à – l’oeuvre aquinienne : « Le regard d’Aquin dans les miroirs de la postmodernité est assez lucide pour les faire éclater ; et ce qui émerge des tessons est un appel aux voix des femmes pour faire sortir la culture de l’impasse où elle se trouve[94]. »

D’un clivage l’autre ou…

Si l’on n’est finalement pas en présence de deux communautés interprétatives distinctes, une question légitime se pose alors de nouveau : comment des usages politiques aussi contrastés, au moins contradictoires et sinon contraires, peuvent-ils émaner de la même communauté interprétative ? Il paraît en effet surprenant que puisse être rejetée l’hypothèse de la dualité des communautés interprétatives dans la mesure où elles sont considérées en tant que structures de contraintes herméneutiques : les communautés interprétatives n’auraient-elles sinon que bien peu de puissance propre ou d’autorité sur leurs membres ? Or, afin de demeurer pertinente, l’hypothèse de la dualité (voire de la pluralité) des communautés interprétatives (de même que celle de « leur » puissance ou de « leur » autorité restreinte ou diminuée) demande en fait à être précisée, voire révisée : si la dualité de la communauté interprétative féministe n’apparaît pas comme une explication valide à la dualité des usages politiques, l’hypothèse de l’intervention d’autres communautés interprétatives dans l’activité herméneutique des lectrices féministes d’Hubert Aquin n’en a pas pour autant été épuisée infirmée ni invalidée.

Au premier chef doivent donc être considérées l’utilisation des romans d’Hubert Aquin effectuée par la première et principale communauté interprétative à en avoir fait usage, ainsi que ses (pré) dispositions et (pré) suppositions particulières (perceptibles et partagées au sein de sa production), à laquelle les critiques et réserves féministes s’adressent d’abord : la communauté « interprétative » et « nationale » québécoise, et, surtout, sa part nationaliste[95]. Paradoxalement, le clivage interprétatif apparemment observé au sein de la communauté interprétative féministe s’étant approprié les romans d’Hubert Aquin, dont l’un des pôles apparaît motivé par un usage vertement antinationaliste, est également perceptible au sein des lectures de l’oeuvre romanesque aquinienne s’étant d’abord concentrées sur le traitement (esthétique et stylistique autant qu’historique et thématique) qui y est opéré de la question coloniale et nationale québécoise. Plus ironiquement encore, le clivage perceptible au sein des lectures féministes semble à première vue parfaitement calqué sur celui auquel il emprunte en fait sa (principale) ligne de fracture, et qui caractérise de manière importante, sinon prépondérante, les lectures les plus anticolonialistes et nationalistes de l’oeuvre aquinienne.

Les lectures « anticolonialistes » ou « nationalistes » se montrent en effet divisées sur la question de la réussite (reprise en principe par les lectures féministes univoques) ou de l’échec (reprise en principe par les lectures féministes équivoques ou plurivoques) du sujet aquinien dans sa quête de libération, et se répartissent alors respectivement entre lectures « optimistes » et lectures « pessimistes »[96] – les secondes remportant toutefois éloquemment la bataille numérique[97]. Sans se quereller ouvertement ou entretenir un contentieux explicite, ces deux tangentes se contredisent – et se contrarient par moment – sur le sens à accorder au « prochain épisode » auquel réfère le titre du premier roman publié d’Aquin – sans que ni ce roman ni aucun des romans subséquents n’y amènent véritablement le lecteur. La tâche parfois ingrate de l’interprète aquinien consiste donc ici à déterminer si cet épisode révolutionnaire – à la fois proche et lointain – demeurera perpétuellement le « prochain », anamorphique et asymptotique, chimérique et fantomatique, illusoire et inatteignable, ou s’il s’agit bien du « suivant » sur la liste ; à savoir, donc, si le prochain épisode est à jamais reconduit (lectures pessimistes) ou en voie d’advenir (lectures optimistes)[98].

Selon les lectures les plus pessimistes, il ne fait pas de doute que le sujet aquinien, au même titre que son projet esthétique et politique, s’avère la victime plus ou moins consciente et consentante, déroutante et déroutée, d’une rêverie et d’une tromperie funestes qui, au mieux, l’enferment et le retiennent (jusqu’à le faire interner), et dans laquelle, au pire, il s’enferme lui-même à ses dépens mieux que les murs d’un hospice ou d’une prison. Le parcours circulaire (« en spirale[99] ») du sujet aquinien est alors une chimère suggérée par sa condition agonique et atavique de colonisé, non pas l’autre sens d’une (ou de sa) révolution. Un tel pronostic a de quoi séduire et décevoir à la fois le lecteur avide de succès pour l’entreprise littéraire et révolutionnaire aquinienne qui s’offre – tout en se refusant – à lui comme un chiffre, comme une énigme[100].

Du côté des lectrices féministes, en tout cas, le diagnostic paraît simple : si le texte aquinien (n’) est (qu’) une ode à la libération nationale et un guide pour l’action révolutionnaire, la symbolisation dégradante de « la » femme et l’infériorisation violente qui s’abat sur elle s’avèrent, même sur le strict plan symbolique, des plus douteuses ; si, cependant, le texte aquinien témoigne d’un adieu à la violence politique au profit d’une lutte symbolique à mener contre les carcans intellectuels, les catégories mentales et la violence symbolique même du discours colonial ou patriarcal (au moyen de la représentation des multiples impasses d’un sujet sempiternellement colonisé ou dominé), alors il devient plausible et même probable (compte tenu par ailleurs de ses autres éléments formels et substantiels) que le texte aquinien soit autre chose qu’une apologie de la violence faite aux femmes et de ses prétendues vertus révolutionnaires.

Autrement dit, si le sujet aquinien (masculin) parvient bel et bien à sa libération en empruntant le chemin de la violence infligée à un autre significatif – ou à un soi répulsif – caractérisé par la (ou encore « sa ») féminité et incarné ou personnifié (dans la fiction) par une femme (lesquelles se trouvent ainsi toutes deux affligées de ses propres maux), ce sujet même et le texte qui le soutient font alors preuve d’une effarante culpabilité (certes aussi déroutante que révoltante). Si le sujet aquinien, par les moyens qu’il emploie et les dispositions tant narratives et discursives que représentationnelles qu’il met de l’avant (dans un texte qui au demeurant le retient), ne sait jamais advenir pleinement à lui-même ni parvenir à son émancipation, ne convoque au final que ses propres ratages, et ne provoque ou ne s’attire en retour que ravages et destruction, il appert alors moins évident (ou moins évidemment) que le dispositif textuel mettant en scène sa délétion ou sa déréliction – de même que l’auteur de ce dernier – soit fondamentalement et foncièrement coupable : peut-être, en énonçant et représentant sa mise en garde, fait-il plutôt preuve d’une étonnante lucidité (cette fois aussi déroutante que dévorante).

… ou d’un autre usage ?

Si la ligne de fracture qui sépare les lectures féministes univoques et plurivoques de l’oeuvre romanesque aquinienne devait véritablement correspondre à la ligne centrale de démarcation d’un clivage exégétique prenant forme à l’extérieur de la communauté interprétative féministe, l’explication à donner à leur divergence herméneutique se trouverait fort probablement du côté de l’entrecroisement ou de la superposition inévitables des communautés interprétatives – exposant et exemplifiant du même coup la force et la puissance de ces dernières ainsi que l’ascendance ou l’autorité qu’elles exercent sur les interprètes. Car il semblerait alors que l’usage politique respectif de l’oeuvre aquinienne par ses lectrices féministes dépende d’abord – de façon quasi mécanique ou systématique – de leur appartenance à l’un des pôles de ce clivage, lesquels constitueraient en quelque sorte leur propre communauté interprétative. Il pourrait cependant s’avérer hasardeux de considérer comme décisif ou définitif un bilan aussi schématique, et de faire conséquemment s’arrêter ici tout élan métacritique ; ne serait-ce que dans la mesure où, dans le cadre précis d’une lecture féministe univoque, la logique même de ce clivage ne saurait s’appliquer qu’aux personnages masculins des romans aquiniens (et non pas aux sujets féminins qu’on y rencontre également) ; sans compter que l’un des pôles du clivage exégétique en question – le pôle optimiste – demeure en pratique plutôt hypothétique (tant il emporte peu d’adhésion et comporte peu de membres dans l’ensemble de la critique aquinienne), voire même métaphorique (tant le succès ou la réussite dont il peut être question ne s’avère généralement pas sur le strict plan diégétique, ou ne concerne du moins pas les sujets masculins eux-mêmes, pour qui l’échec ou la défaite sévit encore et toujours)[101].

Le fait est que Lori Saint-Martin prononce elle-même (à propos de Trou de mémoire et d’autres romans de la Révolution tranquille) le « sempiternel constat d’échec que la majorité des critiques, de tous horizons, attribuent au roman [Prochain Épisode] depuis [sa parution][102] », en insistant sur le caractère chimérique (ainsi qu’illégitime) de la violence parfois déchaînée que perpètrent et perpétuent les personnages aquiniens masculins dans leur quête de libération. Cette violence employée et déployée à des fins libératoires ou dans la poursuite de la révolution est ainsi décrite (et encore une fois décriée) comme une « [i]llusion fragile, […] car, en somme, rien n’a bougé. Ni la révolution politique, ni, surtout, la révolution amoureuse ou érotique, n’advient[103] ». Autrement dit, « le crime ne paie pas : une scission binaire et genrée entre le corps politique et le corps érotique est dommageable pour les hommes comme pour les femmes et ne fait rien pour hâter l’avènement du “pays”, un Québec souverain[104] ». Non seulement reconnaît-elle à son tour l’échec diégétique, dans l’oeuvre d’Aquin, des personnages masculins et de leur quête libératoire ou révolutionnaire, mais Lori Saint-Martin prête directement au roman aquinien le constat même – et la lucidité (bien qu’involontaire) – de cet échec, en supposant que « les relations viciées entre les sexes expliquent peut-être en partie l’impasse à laquelle aboutit le roman nationaliste, le constat d’échec auquel il est sans cesse acculé. Comment en effet se libérer en se transformant en oppresseur[105] ? » La question mérite certes d’être posée.

Or, cette question trouve une réponse assez semblable chez Katherine Ann Roberts, qui perçoit, reçoit et reconnaît à son tour l’échec du sujet aquinien masculin, du moins au sein de l’univers ou dans l’économie romanesque de Trou de mémoire[106]. Toutefois, force est également de constater qu’une telle question n’occupe pas une place équivalente (ni même correspondante) au sein des lectures univoques et plurivoques : ce qui ne demeure par exemple pour Lori Saint-Martin qu’une observation périphérique ou secondaire à sa lecture (autrement très univoque) devient plutôt le point de départ ou le pilier central des lectures plurivoques (voire d’une objection indirecte adressée aux lectures univoques). L’échec final du sujet masculin dans les romans d’Aquin n’agit en effet chez Lori Saint-Martin (ainsi que chez ses compères univoques) qu’en sorte d’accréditation et de confirmation de sa posture critique et de sa dénonciation du caractère à la fois pathétique et délétère autant que mortifère de la violence masculine telle que contenue dans l’oeuvre aquinienne. Ses compères équivoques ou plurivoques y voient plutôt la constatation et la démonstration à même le roman de l’impasse irrémédiable et irrésoluble dans laquelle mène cette violence sociale, sexuelle et sexuée – et sa dénonciation implicite par l’auteur.

Cette mince différence, de plus en plus fine et discrète, entre les lectures féministes univoques et plurivoques des romans d’Hubert Aquin parvient cependant à en dire bien davantage sur leur différend, et apporte autant d’épaisseur que de substance à leur divergence. Dans la mesure où même le motif de l’échec du sujet aquinien (du moins masculin) a été repéré et relevé (de façon répétitive[107]) du côté des lectures univoques, il apparaît d’autant plus clairement que l’ensemble des lectrices dont les travaux ont été étudiés lisent et voient un texte assez semblable, et somme toute très similaire (faute de pouvoir s’avérer tout à fait identique) : ni la différence matérielle entre les textes respectifs des romans commentés ni une différence idéelle entre les prétextes ou contextes de lecture propres à chacune des autrices ne paraissent particulièrement déterminantes dans la consolidation des divergences significatives observées à propos de leur attitude face aux romans. Si l’incidence de la matérialité des textes se montre de nouveau à peu près nulle, l’hypothèse d’une influence de communautés interprétatives extérieures à la communauté féministe au sein même de cette dernière (à partir de leur entrecroisement) se voit elle aussi mise à mal (voire infirmée) par le partage entre lectures univoques et plurivoques du même constat d’échec du sujet aquinien – rangeant dès lors les unes et les autres du même côté d’un clivage dont il ne saurait finalement être question (du moins en guise d’explication satisfaisante et encore moins suffisante).

Chez Lori Saint-Martin comme chez Katherine Ann Roberts, à tout le moins, nul besoin de se positionner du côté optimiste du clivage qui oppose l’échec (voire la défaite) au succès ou à la réussite du sujet aquinien pour produire une lecture féministe univoque du roman Trou de mémoire[108]. Tout concorde ici entre les autrices univoques comme plurivoques, et concoure ainsi à penser et à poser – et donc à conclure – que c’est d’abord l’usage (premièrement politique) et non pas le clivage (principalement exégétique) qui s’est avéré déterminant dans l’attribution d’un caractère soit dominateur soit émancipateur à l’oeuvre romanesque aquinienne de la part de ses lectrices féministes – hypothèse la plus tenace et qui en constitue sans nul doute l’explication la plus convaincante.

Afin de saisir la pleine portée représentationnelle de l’usage politique antinationaliste perpétré par les lectures féministes univoques des romans d’Hubert Aquin (faute de pouvoir en définir avec certitude la visée intentionnelle ou la motivation), il ne suffit donc pas de se référer à un malentendu plus ou moins manifeste qui opposerait diamétralement les lectures nationalistes optimistes et pessimistes de l’oeuvre romanesque, mais il faut également considérer l’enjeu plus existentiel qui rassemble davantage – sans les confondre entièrement – les deux pôles de ce clivage interprétatif : soit le projet collectif et communautaire de faire (re [con])naître un corpus littéraire québécois par lequel serait appelée ou réalisée la constitution même de la communauté politique nationale[109].

Sous cet angle socio-historique, l’usage politique antinationaliste des lectures féministes univoques des romans aquiniens apparaît non seulement comme le résultat d’un procès critique intenté contre une oeuvre spécifique dans le cadre axiomatique (somme toute) restreint d’un différend esthétique et herméneutique, mais bien comme une tentative politique et programmatique de procéder, d’une part, à la déconstruction subversive du (ou d’un) corpus national québécois (en l’état) et, d’autre part, à la (re) création ou à la (re) construction (elle aussi) rétrospective d’un corpus féminin dont les vertus émancipatrices ne seraient plus encore à prouver (ou à trouver). Dans une telle perspective, cet usage politique univoque serait, de la part des lectrices qui l’assument et qui l’endossent, un attentat s’attaquant (et répliquant), en son coeur même, au processus (demeuré littéraire faute d’être révolutionnaire, esthétique et symbolique faute d’être historique et politique) de construction et d’autodétermination communautaires et canoniques nationales des « hommes » québécois.

À partir d’une première « invention poétique de la communauté » à laquelle aurait donné foi et lieu l’émergence d’une littérature dite québécoise (et à laquelle s’est surtout adonnée la critique nationaliste, qui en a progressivement construit – puis constitué – la référence), les lectrices féministes – univoques comme plurivoques – auraient ainsi réfléchi et enrichi (et parfois renchéri) l’édifice symbolique et canonique de cette société à la fois indéniablement fragile et irrévocablement distincte ; jouant et usant, pour ce faire, comme pour donner feu et lieu à leur propre expérience collective, non pas que de leurs interventions publiques et politiques dans la communauté, mais, par la bouche de leur (propre) canon, d’une autre invention, tout aussi poétique et (surtout) prosaïque – soit d’une invention autre de la communauté ou de l’invention d’une autre (voire de leur) communauté.

En dénonçant avec ferveur et justesse les attentats textuels perpétrés contre des corps de femmes qui jonchent les entre-mots et les entre-lignes des discours et des oeuvres associés aux élans de libération nationale et de décolonisation (au Québec comme ailleurs), y compris bien sûr dans l’oeuvre romanesque aquinienne (du moins, au premier degré de l’énonciation et de la représentation), les lectures féministes univoques des romans d’Aquin semblent en effet répondre directement et attenter à leur tour à ce corpus national « masculin » en proposant, en lieu et place de ce dernier, un corpus québécois (au) féminin au sein duquel le corps des femmes ne serait pas continûment violenté (et « la » femme ou la féminité elle-même, sans cesse malmenée). Dans un effort de construction rétrospective et subversive d’un corpus littéraire où les corps et les êtres féminins ne seraient plus la cible des coups de semonce et de semence de la communauté nationale en devenir[110], Isabelle Boisclair et Lori Saint-Martin n’hésitent d’ailleurs pas à affirmer, en parlant du modèle dit féministe de conception textuelle des identités sexuées, qu’il

s’agit désormais de revaloriser le féminin dans une quête d’égalité et de remettre en question l’idée d’une essence féminine qui justifierait la domination masculine. La littérature des femmes des années 1970 et 1980 porte explicitement les marques de cette réflexion – dénonciation des valeurs dominantes, émergence de visions nouvelles – et l’on peut lire dans l’optique de cette revendication de l’égalité une bonne partie des textes de femmes du passé[111].

Selon Patricia Smart également, il s’avère que « [d]u côté des femmes, depuis Laure Conan, chaque femme qui a écrit a inscrit dans le texte culturel les traces de sa résistance contre cette réification de la femme et de toute “l’altérité” (la nature, les peuples autochtones, les étrangers, les démunis, et, plus généralement, la multiplicité du réel) évincée de la Maison par le regard du Père[112] ». Un tel corps à corps éminemment conflictuel et exempt de toute réciprocité (entre corpus littéraires et canons communautaires) n’apparaît cependant plus comme un passage obligé au sein des lectures féministes aquiniennes plurivoques[113] qui, d’elles-mêmes ou lorsqu’extrapolées, annoncent la possibilité d’une rencontre (cette fois charnière plutôt que meurtrière) entre l’avenir de la communauté nationale dans son ensemble et le devenir des femmes qui la composent ou qui voudraient s’y joindre – de même que l’enrichissement mutuel plutôt que l’appauvrissement perpétuel d’un corpus comme d’un lexique communs.

Les lectures féministes plurivoques de l’oeuvre romanesque d’Hubert Aquin s’apparentent ainsi plus ou moins lointainement à un autre courant de lecture présent au sein de la critique aquinienne, lequel tend également à prendre un certain pas de recul (le plus souvent postmoderne) face à des lectures (surtout nationalistes) trop univoquement optimistes autant que pessimistes ; et dans lequel se dessine aussi, entre des corpus irréductiblement antagoniques et sur un mode agonistique, une troisième voie (ou « voix ») interprétative – et en cela constitutive – de la littérature aquinienne et québécoise. Cette troisième voie, c’est Jean-François Hamel qui en fait peut-être le mieux la proposition (après avoir lui-même longuement discuté du principal clivage rencontré – et semblablement répertorié – au sein des lectures aquiniennes nationalistes) :

Selon Trou de mémoire, la littérature n’est jamais aussi politique que lorsqu’elle refuse de se substituer au politique. Toutefois, on se tromperait à réduire cet énoncé à un désaveu de l’engagement. […] Le véritable engagement contraint la littérature à dire son incapacité à réaliser l’utopie, et le politique à se soustraire à l’esthétisation d’une identité maîtresse du monde et du temps. […] Plutôt que d’offrir la promesse d’un avenir ou de contenir la mémoire d’un passé, la littérature désigne […] le devenir présent de mondes hétérogènes dont le commun reste toujours objet d’affrontements, elle manifeste des lieux de parole saturés de tensions où s’opposent le discours des hommes et la voix des bêtes, les énoncés de la littérature et les énonciations du politique[114].

D’un usage l’autre

L’enseignement le plus précieux offert par Lori Saint-Martin demeure sans doute un avertissement bien senti rappelant que toute oeuvre se disant ou se voulant émancipatoire ne s’avère – pas plus par nécessité que par bonne volonté (non plus que par sincérité ou authenticité) – pour autant émancipatrice[115]. En abolissant à la fois la dictature signifiante du texte et de son auteur, une approche réflexive centrée sur les usages politiques des oeuvres fait donc passer le fardeau de la détermination textuelle du côté de la lecture, non plus de l’écriture. La posture du lecteur, comme auparavant l’était celle de l’auteur, devient donc un enjeu central des gestes ou des querelles herméneutiques, de même que des conflits interprétatifs historiques autant que politiques (ou même juridiques). Cette posture lectoriale se trouve en fait garante d’une certaine latitude (dont dispose l’interprète) avec – comme d’une certaine attitude (qu’adopte l’interprète) envers – le texte interprété et (par ou sur le fait même) interpellé ; autant que de l’usage critique ou politique auquel ce texte sera prêté, et qui en sera donc perpétré – lequel peut alors se décliner (ou être réalisé) selon quatre cas de figure (ici simplifiés) qui en sont autant d’idéal-types.

  1. L’usage politique (réalisé à partir) d’un texte peut être émancipatoire et

    1. péjoratif, quand un interprète condamne ou dénonce sa forme ou son propos sous prétexte qu’il (ra) mène et (re) conduit (plus ou moins intrinsèquement) à une domination, ou qu’il avalise, pérennise, renforce ou solidifie une situation de domination – c’est-à-dire que l’interprète condamne ou dénonce (voire qu’il « salit », pourrait-on parfois dire) un texte sous prétexte qu’il serait dominateur ou vecteur de domination ;

    2. mélioratif, lorsqu’à l’inverse un interprète « s’allie » au texte pour contrer ou questionner une domination ou une situation de domination, qu’il rend ainsi compte de son potentiel d’émancipation et qu’il en fait (plus ou moins activement et concrètement) un outil ou un vecteur (au moins symbolique) d’émancipation – c’est-à-dire que l’interprète accorde, prête ou reconnaît au texte son potentiel émancipateur, autrement dit que l’interprète « performe » (par la lecture qu’il en fait et le sens qu’il lui donne) le potentiel émancipateur du texte.

  1. L’usage politique (réalisé à partir) d’un texte peut être (au contraire) dominatoire et

    1. péjoratif, quand un interprète condamne ou dénonce sa forme ou son propos sous prétexte qu’il mène plus ou moins intrinsèquement à une émancipation alors jugée indésirable et malheureuse (donc sous prétexte de la vertu d’une domination de certains sur d’autres) – c’est-à-dire que l’interprète condamne ou dénonce (sciemment, ouvertement et délibérément) un texte sous prétexte qu’il serait émancipateur ou vecteur d’émancipation (pour un individu ou un groupe qui n’y aurait prétendument pas droit) ;

    2. mélioratif, lorsqu’inversement un interprète célèbre ou encense un texte sous prétexte qu’il célébrerait lui-même ou encore justifierait une domination ou une situation de domination supposément juste et bonne, ou bien qu’il aiderait et contribuerait (du moins symboliquement) à la (re) conduire ou la (re) tenir, l’entretenir et la maintenir – c’est-à-dire que l’interprète arbore ou célèbre (sciemment, ouvertement ou délibérément) un texte sous prétexte qu’il serait (« heureusement » et « positivement ») dominateur.

Au sein des sociétés dites décentes (ou considérées comme telles selon leur époque), même hiérarchisées, on assiste habituellement à une aténuation et à une raréfaction des postures explicitement ou ouvertement dominatoires[116] (à tel point que ce mot n’ait encore jamais véritablement existé dans le lexique français commun), lesquelles s’avèrent souvent de moins en moins tolérées politiquement, publiquement et socialement, voire juridiquement (ou médiatiquement) – sans que disparaissent pour autant les interprétations aux effets potentiellement dominateurs.

Conclusion

Cette étude permet de préciser et de spécifier à la fois l’unité et la pluralité de la communauté interprétative féministe, du moins dans la mesure de son intérêt pour l’oeuvre romanesque d’Hubert Aquin. Certes, le repérage et l’étalage des éléments ou des événements pertinents au sein des textes aquiniens s’avèrent similaires d’une lecture à l’autre, mais l’interprétation générale à en faire et la signification normative à leur donner – pourtant toujours féministes – diffèrent. Dans un effort de catégorisation nécessairement imparfait (néanmoins assez représentatif), deux types de lectures féministes aquiniennes ont été identifiés : des lectures univoques et des lectures (à la fois équivoques et) plurivoques. Or, il est permis de penser que ce sont ces lectures mêmes qui prêtent leur voix au (x) texte (s) aquinien (s), c’est-à-dire qu’elles lui prêtent chacune à leur manière leur propre univocité ou leur propre plurivocité.

Cette étude invite certes à tenir compte du caractère aussi bien enchevêtré et entremêlé, imbriqué et intriqué, qu’enchâssant et enchâssé des communautés interprétatives au sein d’une même société – et donc, d’un même lectorat. Ainsi, toute communauté interprétative, quelle qu’elle soit, est plurielle. La transversalité des communautés interprétatives (disciplinaires ou professionnelles, générationnelles ou régionales, nationales ou sociétales, par exemple) occasionne d’inévitables différences et divergences en leur sein même. C’est donc le cas de la communauté interprétative féministe intéressée par l’oeuvre romanesque aquinienne, elle-même hétérogène et traversée par d’autres, et dont les membres (à l’extérieur cette fois « du » féminisme qui les rapproche ou les rassemble autrement) appartiennent conséquemment à une diversité et à une multiplicité de communautés interprétatives. Ajout sur ajout de contraintes heuristiques, l’enchevêtrement et l’enchâssement de ces communautés augmentent et multiplient également les choix herméneutiques dont disposent et qu’opèrent les interprètes, balisant et conduisant sans pour autant nier ou diminuer (ni même minimiser ou amenuiser) leur activité et leur agentivité interprétatives.

Ont donc également été relevés et retracés des usages politiques particulièrement antinationaliste et principalement féministe, tels que respectivement rencontré au sein des premières lectures (univoques) et retrouvé au sein des secondes (lectures plurivoques). Ceux-ci paraissent en fait déterminants dans l’attribution d’un point de vue soit univoque soit plurivoque à l’oeuvre aquinienne, autant – sinon plus – qu’ils sont déterminés par celui-ci. Ils s’inscrivent par ailleurs en partie (surtout en ce qui concerne les usages antinationalistes) dans le contexte politique et socio-historique au sein duquel ils ont été commis. Malgré une condamnation sévère et implacable des romans d’Hubert Aquin de la part des lectrice féministes univoques, les lectures féministes (équivoques et surtout) plurivoques rappellent que le potentiel émancipateur d’une oeuvre qui choque, inquiète et provoque la colère peut pourtant s’avérer immense ; encore doit-il être (ré) activé et encore faut-il le faire (res) surgir par la lecture – encore l’interprète doit-il (en) faire « oeuvre utile » (à sa cause et à sa façon). La coexistence parallèle de ces deux usages politiques vient ainsi appuyer et illustrer la théorie selon laquelle « tout objet [d’interprétation] peut devenir un instrument d’oppression ou d’émancipation[117] ».

En effet, un enseignement supplémentaire peut être tiré de la présente étude, sinon être lui aussi réitéré par elle : c’est qu’il se trouve, dans tout « texte » (entendu au sens très large), de manière plus ou moins évidente et prévisible (et parfois peut-être à part – très – inégales), un potentiel à la fois de domination et d’émancipation. Ce potentiel émancipateur, ce sont (toujours) les interprètes, par (leurs entreprises de lecture et l’entremise de) leurs usages politiques des textes (c’est-à-dire, en premier lieu, par le truchement – et donc le biais – des jugements critiques qu’ils rendent et qu’ils prononcent à leur endroit), qui ont la tâche – parfois ingrate – de le libérer et de le déployer. Ainsi l’ont fait de façon exemplaire les théologiens de la libération et les théologiennes féministes qui, s’appropriant à leur compte la Bible chrétienne, en ont réalisé une lecture ne coïncidant certainement pas avec les interprétations parfois millénaires les plus conservatrices qui en sont ou en ont été autrement livrées. Ainsi l’interprète peut-il notamment et sciemment choisir de combattre les violences symboliques (voire politiques) à l’aide d’un texte (même rébarbatif à première vue), et de le tendre ensuite (ou de le « livrer ») comme outil à d’autres luttes et d’autres combats, plutôt que de lui faire violence en tentant d’en plaquer ou d’en fixer définitivement et péjorativement le sens (en même temps que le sort qui lui est jeté ou auquel il sera livré) – une violence elle aussi symbolique, dont est alors indéfiniment reproduit le cycle, tout juste comme dans un roman d’Hubert Aquin. Ainsi, une posture interprétative ou d’interprétation est toujours aussi une (im) posture discursive et d’énonciation – y compris lorsqu’elle (s’ar) rime avec une « posture-dénonciation ».

Si cet enseignement s’applique parfaitement aux canons, aux oeuvres et aux textes littéraires, il paraît également s’appliquer aux objets culturels et mémoriels (parmi ceux qui n’ont pas encore été détruits ni tout à fait réduits au rang d’archives ou d’artéfacts) – dont sont parties prenantes et intégrantes les mythes et récits nationaux qui ont eu, ont et auront très souvent mauvaise presse, parfois bien sûr mauvaise mine, mais davantage encore mauvaise plume. À l’ère de la globalisation des structures économiques, juridiques et politiques comme d’une « néolibéralisation » ou « postmodernisation » simultanée et convergente des esprits, lesquelles offrent encore un avenir incertain à de nombreuses « communautés imaginées » (dont sont les communautés nationales), peut-être faudrait-il réactualiser, se réapproprier et réinterpréter sans cesse les divers contenus et formes symboliques (esthétiques et poétiques, historiques et politiques) à même d’agir comme ferments communautaires et fondements sociétaux – pour en redécouvrir ainsi le potentiel d’émancipation plutôt que de chercher à les nier, à les diminuer ou à les condamner univoquement (à disparaître).

Avant que ne soient jetés au feu ou ne tombent à l’eau des pans entiers de textes hérités et médités de plus ou moins longue date sous prétexte de la condamnation anachronique de leur (s) auteur (s) ou de la fixation abusive de leur (s) sens ou de leur (s) valeur (s), peut-être n’est-il pas vain de se rappeler que le « sens » d’un texte (sa direction autant que sa signification) est toujours (l’) issu (c’est-à-dire le construit ou le produit) d’un procédé de lecture constamment réalisé et continûment renouvelé, d’un processus continuellement reconduit et perpétuellement reproduit d’actualisation et d’interprétation dont s’avère lui-même tributaire tout jugement moral ou politique commis à l’endroit du texte – dont celui qui viserait à le condamner définitivement ; que le fardeau de l’oeuvre (soit du sens comme du sort qui en sont fixés autant que de la preuve menant ou servant au jugement critique) incombe au lecteur et à l’interprète bien plus encore qu’au texte ou à son auteur ; qu’une oeuvre, par la lecture, est ainsi toujours mise « en procès » et que le poids (éthique autant que politique) du verdict pèse aussi sur les épaules de (celui ou celle qui) l’interprète.

Ainsi faudrait-il jauger (et d’abord juger de) la part béante d’indétermination (voire d’indécidabilité) qui permettrait peut-être de relire et de réhabiliter à la fois l’oeuvre romanesque d’Hubert Aquin et l’histoire nationale du Québec dans laquelle elle s’inscrit, cette fois – non pas pour toutes, jamais pour toutes – pour les vivants, et non plus pour les morts (qu’ils aient été eux-mêmes lecteurs, ou même auteurs). Encore faudrait-il, pour y parvenir, ne jamais perdre de vue et non plus réprimer le caractère intrinsèquement pluriel de la communauté interprétative nationale, ainsi que limiter les ambitions de ceux qui dirigent et érigent au rang de doctrine ou de dogme sa prétendue détermination. Car, comme toute oeuvre littéraire, tout récit historique, tout mythe mémoriel et tout roman national, une communauté interprétative correspond à une structure de choix autant que de contraintes, et offre elle-même tout à la fois une puissance et une contrainte d’agir qui oscillent, selon l’usage que l’on en fait, entre domination et émancipation.