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La banlieue est un espace par définition « marginal », car situé en périphérie des grands centres urbains, mais depuis les Trente glorieuses, elle a pris un rôle de plus en plus central dans le développement des régions métropolitaines nord-américaines. Elle est d’ailleurs actuellement au coeur de bien des débats relatifs à la difficile densification des milieux urbains et à l’apparente impossibilité de freiner l’étalement urbain. De là l’importance de mieux comprendre l’histoire complexe du processus de suburbanisation. Dans le cas de Montréal, on peut parler d’une historiographie quand même assez riche et qui ne date pas d’hier — pensons simplement à la thèse de doctorat que Paul-André Linteau consacre, dans les années 1970, à la banlieue ouvrière de Maisonneuve. Cela dit, il est vrai que la banlieue de masse de la seconde moitié du XXe siècle n’a pas fait l’objet d’autant d’attention que ses devancières et, surtout, aucun effort n’a été fait pour tenter d’embrasser l’ensemble du phénomène. En conséquence, la synthèse que consacre Gérard Beaudet à la question est certainement la bienvenue.

L’urbaniste s’y intéresse, pour le citer, « aux modalités d’émergence et aux principales transformations qui ont marqué l’histoire de la banlieue montréalaise au cours des cinq dernières décennies du XXe siècle et des deux premières du présent millénaire, en particulier du point de vue physicospatial » (p. 1). Dès l’introduction, il rappelle à quel point la banlieue constitue une réalité difficile à définir pour les chercheurs qui s’y intéressent. Avec prudence, Beaudet refuse de la définir uniquement par ses caractéristiques matérielles ou socio-économiques et semble tenté par une définition surtout géographique du phénomène, qui embrasserait simplement le développement du territoire qui s’étend à l’extérieur du noyau urbain montréalais tel qu’il existe en 1920. Heureusement, il ajoute à cette dimension spatiale du phénomène le caractère des banlieues comme « milieux de vie qui sont créés à la faveur de trajectoires d’évasion qui permettent à des catégories de citoyens de s’installer à l’écart de la ville » (p. 5). En effet, la banlieue est à la fois une réalité et un projet. Trop d’études sur le sujet s’imaginent qu’il existe ou qu’il a existé une réalité suburbaine qui aurait déjà parfaitement correspondu à cet idéal, mais qui en aurait été déviée ou s’en serait écartée. Heureusement, c’est une tentation à laquelle ne succombe pas l’auteur et son ouvrage rend justice à la grande diversité de formes qu’a pris et que prend encore cette volonté d’échapper à la ville en s’installant à sa périphérie.

L’auteur présente l’ouvrage de près de 500 pages comme un « portrait esquissé » qui « ne prétend pas à l’exhaustivité » (p. 11). C’est néanmoins une synthèse d’une grande densité et une démarche de recherche menée sous le signe de la pluridisciplinarité. On sent évidemment l’apport de l’urbaniste émérite qu’est l’auteur, mais il fait la belle part à des réflexions et à des études issues de l’histoire, de l’architecture et des autres disciplines rattachées aux études urbaines. L’ouvrage ne se cantonne pas non plus au cas montréalais et s’ouvre sur un chapitre examinant de près le cas américain, qui est en quelque sorte paradigmatique et a exercé une indéniable influence au Québec et dans sa métropole. C’est un détour essentiel et un point de comparaison qui persiste tout au long de l’ouvrage.

Les deux chapitres suivants poursuivent cette mise en contexte en explorant les conditions dans lesquelles émerge la banlieue montréalaise d’après-guerre (chapitre 2), puis en offrant un portrait du cadre urbanistique dans lequel se déploie le phénomène (chapitre 3). Cette histoire quand même assez détaillée de la difficile émergence de l’urbanisme comme discipline et comme pratique au Québec et à Montréal n’est pas inintéressante et découle certainement de la formation et des intérêts de recherche de l’auteur. Mais comme cette émergence de l’urbanisme comme pratique est assez tardive (années 1970-1980) et a un impact forcément limité sur le phénomène étudié, on a un peu l’impression de s’éloigner du propos général du livre.

Heureusement, les chapitres suivants nous ramènent résolument dans la banlieue montréalaise. Le quatrième chapitre analyse ainsi différents aspects généraux de son émergence durant les Trente glorieuses — le rôle de l’État, les efforts faits pour « industrialiser » la production des maisons, les projets de coopératives et la relative rareté des grands promoteurs —, alors que le cinquième propose un survol de ce que l’auteur qualifie avec raison de « patchwork suburbain ». Cette courtepointe suburbaine qu’il explore en détail donne un peu le vertige. On peut dire que c’est un chapitre qui, à bien des égards, reflète son objet d’étude. On y décrit des dizaines de développements de la région métropolitaine. Éclatement et diversité sont au rendez-vous, et on a parfois l’impression que cet inventaire se fait aux dépens de l’analyse. Heureusement, le chapitre suivant tâche d’expliquer cette diversité en explorant plus en détail différentes causes de nature contextuelle, mais aussi en démontrant l’existence d’une certaine structuration générale de l’espace métropolitain montréalais. La possibilité d’explorer cette dernière piste est certainement un des apports de la synthèse. Enfin, le septième et dernier chapitre de l’ouvrage propose un tour d’horizon de développements plus récents, notamment de l’autonomisation croissante de la banlieue, de la fabrication de nouveaux types d’espaces suburbains, de la gestion du patrimoine et des espaces suburbains vieillissants. On l’aura compris, l’exercice de synthèse entrepris par Beaudet est largement réussi.

Sur le plan de la forme, l’ouvrage est richement illustré, proposant au fil des pages des dizaines de cartes, de plans et de photos en noir et blanc et en couleur. Cela permet d’appuyer efficacement le propos de l’auteur, surtout lorsqu’il décrit la morphologie de certains développements et l’architecture des maisons qui y sont construites. L’ouvrage comporte quand même un certain nombre de fautes et coquilles, dont certaines sont difficiles à manquer (pensons à l’historien Donald Fyson, qui devient Daniel Fryson en p. 91 !). Ajoutons que, comme il s’agit d’une synthèse qui couvre un très grand nombre de localités et de projets, il est dommage que l’ouvrage n’ait pas d’index. Enfin, ce sont des défauts mineurs pour ce qui est indéniablement une belle contribution aux études relatives à la banlieue montréalaise, un ouvrage qui met bien en relief le fait que « la banlieue de 2020 n’est plus ce qu’elle était dans les années 1950. Mais elle n’a jamais vraiment été non plus ce qu’on souhaitait qu’elle soit » (p. 433).