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Mes intérêts de recherche portent sur la géographie urbaine en général et sur l’organisation spatiale du système économique en particulier. Mon attention porte tout particulièrement sur la répartition des aires de richesse et de pauvreté (la ségrégation économique) dans l’espace urbain et sur le navettage qui fait la connexion entre les lieux de travail et de résidence. Mes recherches exploitent les méthodes de l’analyse spatiale quantitative et le paradigme de la complexité.

À grands traits, je décrirai d’abord l’évolution de la géographie quantitative. Deuxièmement, je montrerai comment cette évolution l’a conduite à adopter le paradigme de la complexité. Enfin, je décrirai mes principaux intérêts de recherche à la lumière de la pensée complexe.

Histoire récente de la géographie quantitative

Comme en science en général, l’évolution de la géographie quantitative a été marquée par les changements de paradigmes et les progrès techniques.

À partir des années 1950, tirant profit de l’ordinateur et s’appuyant sur le positivisme logique [1], la géographie connaît sa révolution quantitative. Les géographes laissent alors à leurs nouveaux outils informatiques, théoriquement neutre, le soin d’explorer l’espace et d’en faire ressortir les régularités et les relations de causalité qui le soustendent. Ils développent ainsi des méthodes toujours plus sophistiquées d’analyse spatiale, oubliant que des méthodes ne peuvent être en soi objectives. Ils assimilent les hommes et les femmes à des machines rationnelles et parfaitement informées (l’Homo Economicus), les inégalités économiques à des déséquilibres passagers, l’espace à une plaine homogène… Critiquée de toutes parts à cause de ces réductions abusives, la géographie quantitative a été marginalisée. La critique virulente de Harvey (1973) annonce le retour en force des études qualitatives et de la monographie qui culmine avec la géographie postmoderne, dans les années 1990.

Contrairement à la géographie moderne [2], qui cherche à induire des lois à partir de l’observation des phénomènes, la géographie postmoderne tente de comprendre les processus à partir des comportements de leurs composantes élémentaires et à déconstruire les interprétations réductrices issues du précédent paradigme. Cette géographie valorise l’intersubjectivité, l’acceptation de tous les discours justifiée par l’originalité de chaque point de vue (Frémont, 1999). Les échecs cuisants des politiques s’appuyant sur des méga-modèles économétriques font prendre conscience aux géographes de la complexité du réel. Les généralisations apparaissent suspectes et tout doit être mis en contexte.

Parallèlement à cette évolution des idées, les progrès remarquables de l’informatique ont significativement infléchi la pensée scientifique. Ils sont fondamentaux pour la compréhension des phénomènes complexes. Ils ont stimulé la réflexion sur les systèmes chaotiques, sur l’auto-organisation, sur l’importance des trajectoires historiques. Ces avancées remettent en question l’universalité des causalités simples et des relations linéaires qui n’expliquent qu’une mince partie de la réalité.

En somme, dans la foulée du positivisme moderne et des premiers développements de l’informatique, la géographie quantitative a mis au point un nombre important d’outils méthodologiques toujours plus sophistiqués. Or, au lieu de réponses simples, ces nouveaux outils ont révélé l’existence d’une réalité plus complexes que prévue, faite de phénomènes peu visibles dans l’espace, à la base de relations multilatérales et de règles de fonctionnement mouvantes. Ces constats ont profondément marqué la géographie et ont stimulé la formulation de nouvelles théories et la reformulation de théories existantes. Plusieurs d’entre elles apparatiennent à ce que Morin (1990) appelle le paradigme de la complexité.

Complexité, organisation et échelle

Le paradigme de la complexité tire son origine de la déconstruction de la notion d’unité, suivant deux idées qui révolutionnèrent la physique de l’infiniment petit [3] et celle de l’infiniment grand [4] (Morin, 1990). Plus précisément, il veille à ne pas définir de frontières claires entre les concepts qu’il met en oeuvre. Car le paradigme de la complexité repose sur l’acceptation de l’incommensurabilité et de l’indivisibilité de la réalité. S’il propose certaines réductions, c’est uniquement pour offrir des réponses intelligibles. Il s’oppose ainsi au paradigme analytique (ou cartésien) qui s’appuie sur la disjonction (la réalité est compartimentée en fonction de concepts ou variables), la réduction (la réalité est résumée en quelques principes élémentaires) et l’unilatéralité (les relations sont des causalités simples). Le paradigme de la complexité repose quant à lui sur la distinction et la conjonction : il cherche à « distinguer sans disjoindre, [à] associer sans identifier ou réduire » (Morin, 1990 : 23). Par sa réticence à réduire, le paradigme de la complexité éclaire certaines notions centrales à la géographie, notamment l’organisation et l’échelle.

L’organisation réfère à l’ordre. Elle comprend la distinction d’éléments, mais, surtout, elle soutient que ces éléments sont positionnés et mis en relation les uns par rapport aux autres. En fait, le paradigme de la complexité met l’accent sur l’étude des associations entre les éléments plutôt que celle des éléments comme tels (Morin, 1990 ; Manson, 2001 ; Batty, 2003a ; Thibault, 2003). Ces derniers sont considérés davantage comme l’accumulation des relations qu’ils entretiennent avec les autres éléments que des réalités autonomes. L’identité et les frontières des éléments sont définies par leurs interactions, leurs contradictions et leurs transformations. En ce sens, la pensée complexe s’inscrit dans la mouvance de la géographie postmoderne. Plus spécifiquement, « The constant repositioning of entities and relationships within a complex system supports the postmodern view of a multiplicity of localized, yet networked, social and political discourses » (Manson, 2001 : 411).

Un phénomène complexe organise plusieurs relations entre divers éléments. Le phénomène (et son organisation) « vaut plus que la somme de ses parties ». Par l’organisation, des éléments divers et autonomes deviennent cohérents et complémentaires. Ce faisant, l’organisation donne au phénomène complexe un caractère à la fois globalisant (il réunit les éléments dans un tout cohérent) et spécifique (de nouvelles propriétés émergent de son organisation).

Centrale pour comprendre l’organisation, l’idée selon laquelle le tout vaut plus que la somme de ses parties réfère implicitement au concept d’échelle. Elle suppose en effet que des éléments organisés (les parties) constituent un phénomène à la fois composite et émergeant (le tout) : la complexité implique à la fois l’émergence du niveau macro à partir du niveau micro et la rétroaction du macro sur le micro. En des termes plus explicites, les macro-phénomènes influencent les éléments qui les constituent en modifiant les liens qui les unissent. En ce sens, la pensée complexe accepte conjointement la complexité de la micro-organisation (échelle à laquelle les éléments sont divers et complémentaires) et la simplicité de la macro-organisation (échelle à laquelle un phénomène global émerge). Un phénomène se comprend donc, au moins en partie, par les relations qu’il entretient avec d’autres phénomènes qui s’inscrivent à d’autres échelles : relations de bas en haut mais aussi de haut en bas (Phillips, 2005). L’appréciation d’un phénomène est alors fortement tributaire du choix de l’échelle d’analyse. Ainsi les micro-observations – qui peuvent être considérées comme la somme des influences de tous les phénomènes d’échelles supérieures (Pigozzi, 2004) – apparaissent-elles plus complexes, plus hétérogènes et plus difficiles à expliquer statistiquement que les macro-phénomènes, généralement plus ordonnés et stables.

Morin (1990 : 100) illustre ces idées en prenant pour exemple la dialectique individu-société :

La société est produite par les interactions entre individus, mais la société, une fois produite, rétroagit sur les individus et les produit. S’il n’y avait pas la société et sa culture, un langage, un savoir acquis, nous ne serions pas des individus humains. Autrement dit, les individus produisent la société qui produit les individus. Nous sommes à la fois produits et producteurs.

Ce passage exprime clairement la pensée complexe : aucune frontière claire ne peut être identifiée entre individu et société, les deux sont mutuellement dépendants. De plus, cette rétroaction peut être appréciée à deux échelles : celle des individus dont les interactions composent la société, et celle de la société qui normalise les individus et leurs interactions. La même idée de rétroaction individu-société est centrale à la théorie de la régulation qui ne préconise « ni réductionnisme individualiste, ni invariance structuraliste » (Boyer et Saillard, 2002 : 58)

Géographie et complexité

Intégrées tardivement à la géographie quantitative, les idées propres au paradigme de la complexité ont permis à cette dernière de se restructurer. Dorénavant, les phénomènes humains sont considérés dans leur complexité c’est-à-dire comme des systèmes dont les constituants agissent constamment les uns sur les autres selon des règles mouvantes qui leur permettent d’évoluer vers une plus grande complexité. Cette nouvelle compréhension permet de réconcilier originalité des lieux et universalité de certains de leurs mécanismes sous-jacents. Les lieux sont désormais construits par leurs habitants qui s’y auto-organisent à coup de boucles rétroactives et de ruptures, lesquelles imposent des trajectoires uniques à ces structures pourtant analogues dans leurs mécanismes et leurs unités fondamentales (Allen, 1997 ; Torrens, 2000 ; Batty, 2003b). Les phénomènes spatiaux sont à présent considérés comme des réseaux de flux dynamiques bien plus que comme une agrégation de particules figées dans le temps (Castells, 1996 ; Batty, 2003a ; Manson, 2001).

En intégrant la critique postmoderne, la nouvelle géographie quantitative ne cherche plus à prévoir mais à comprendre. Après les ratés des modèles prévisionnistes et aménagistes, les modèles complexes apparaissent comme des outils pédagogiques et des arguments de débat (Fujita et al., 1999 ; Batty et Torrens, 2001 ; Guhathakurta, 2001). Ces modèles reconnaissent l’originalité des lieux en les incorporant dans une logique multiscalaire (Vasistht et Sloane, 2001). Ainsi, les régularités de l’information géographique ne sont plus aussi nettes ; elles dépendent de la logique des systèmes, de l’auto-régulation de ses éléments et de la connectivité de ses composantes. Ces structures sont fuyantes. Elles s’apparentent davantage à des champs d’intensité et à des micro-comportements différents, mais coordonnés, qu’à des mouvements de masse entre des unités géographiques aux frontières claires et fixes. Cette nouvelle conscience témoigne de la maturation de la géographie quantitative qui, en se détachant de ses prétentions scientistes, accepte et repousse progressivement ses limites (Fotheringhan et Brundson, 1999 ; Sheppard, 2001 ; Schuurman, 2003).

C’est dans l’esprit de la pensée complexe que s’inscrivent mes travaux. Cette influence est cependant davantage d’ordre théorique que d’ordre méthodologique. En fait, mes travaux reposent sur des méthodes relativement simples (statistiques descriptives, analyse des variances, coefficients de corrélation) et non sur les méthodes généralement associées aux analyses de la complexité : automates cellulaires, analyse multiniveau, fractales, etc. La complexité s’y fait sentir dans le cadre conceptuel et l’interprétation des résultats. Mes travaux portent en particulier sur deux thématiques : la ségrégation et le navettage.

Ségrégation et complexité : espace, temps et échelles

Le caractère spatial des relations sociales est reconnu depuis longtemps. Les concepts d’espace vécu, de cartes mentales ou de distances sociales cherchent en effet à formaliser l’idée selon laquelle les positions et les trajectoires spatiales des acteurs sociaux, loin d’être aléatoires, sont régulées par un ensemble de normes et de règles construites socialement. Ces régularités se traduisent, entre autres, par des concentrations spatiales. Ces concentrations peuvent prendre plusieurs formes : les pôles d’emplois spécialisés, les quartiers ethniques ou les villes en constituent des exemples relativement stables, alors que les rassemblements de nature culturelle (spectacles, manifestations), commerciale (les achats de Noël) ou structurelle (congestion routière) en constituent des exemples éphémères ou épisodiques. Ces concentrations rassemblent des individus qui se ressemblent sur certaines caractéristiques : une opinion, un milieu social, une spécialisation économique, etc. Selon moi, le concept de ségrégation renvoie à ces concentrations spatiales homogènes. Elles peuvent être de diverses natures et susciter des jugements contrastés (on les considère positives ou négatives) mais elles constituent toutes des phénomènes complexes, des réalités composites dont le tout vaut plus que la somme de ses parties.

De tous les types de ségrégation, la ségrégation économique attire davantage mon attention. Elle se définit comme un processus par lequel les individus sont positionnés dans l’espace sur la base de leur revenu. Divers facteurs ségrégatifs encouragent ici la répartition des individus dans un ensemble d’aires homogènes à l’intérieur desquelles les revenus sont comparables, mais dont les revenus moyens respectifs diffèrent. La ségrégation économique participe à la régulation de l’ensemble économique, ses polarités rassemblant et produisant des individus économiquement spécialisés. En effet, le lieu (le milieu, le quartier) joue un rôle fondamental dans la formation de l’identité, la spécialisation économique et le positionnement social (Peck, 1996 ; Dreier et al., 2001). La ségrégation économique se définit à la fois comme une structure spatiale et comme un régulateur économique.

Mais la ségrégation économique ne se limite pas à un seul processus et à une seule structure (Charron et Shearmur, 2005). En fait, on pourrait dire qu’il n’y a pas une ségrégation économique mais bien des ségrégations économiques. Ces dernières dépendent de processus différents et opèrent à des échelles diverses : les municipalités, par leurs règlementations, sélectionnent leurs résidents ; les communautés culturelles et les classes sociales se regroupent dans des enclaves ethniques et socioéconomiques ; les pôles d’emplois définissent les bassins de main-d’oeuvre ; les bâtiments, qui diffèrent selon les logements offerts, constituent un maillage particulièrement fin. Ces divers processus agissent les uns sur les autres, conférant à la ségrégation économique un caractère complexe.

L’analyse spatiale de la ségrégation économique passe en effet par l’identification des processus ségrégatif. Ces derniers sont multiples, ils agissent à différentes échelles, possèdent des rythmes différents, opèrent selon différentes relations sociales, et, enfin, ont des conséquences spécifiques. Par exemple, la ségrégation municipale s’inscrit à l’échelle des municipalités, elle évolue avec la composition et les attentes des électeurs municipaux, elle relève du politique et elle a pour conséquence la fragmentation et la désarticulation du territoire métropolitain. Autre exemple : la ségrégation associée au logement social opère à l’échelle du bâtiment, elle est gérée par le gouvernement et s’adapte à ses objectifs, elle relève aussi de la conjoncture socioéconomique, elle peut être associée à la stigmatisation de ses habitants ou à des effets de milieu négatifs, mais aussi à l’assistance aux ménage à faibles revenus.

Une fois les processus ségrégatifs identifiés, il est possible d’évaluer les tendances historiques dans lesquelles ils s’inscrivent. Sont-ils en croissance ou en décroissance ? La ségrégation associée au logement social croît-elle plus rapidement que la ségrégation municipale ? Il est ainsi possible de mieux les cerner dans le temps et l’espace, afin d’approfondir notre connaissance du fonctionnement et des conséquences de ces processus.

Les enjeux sociaux de la ségrégation économique sont nombreux : accessibilité aux services, égalité des chances, assistance aux démunis, santé publique, criminalité, etc. Le paradigme de la complexité nous offre une nouvelle approche pour analyser le phénomène et ainsi documenter ses évolutions spatiotemporelles, ses mécanismes sous-jacents et ses conséquences à long terme.

Navettage et complexité : réseau, connexions et mobilité

Le navettage, c’est-à-dire les déplacements domicile-travail, constitue mon second intérêt de recherche. Il peut être défini comme la connexion entre l’espace domestique et l’espace économique, qui sont deux sphères fondamentales du fonctionnement de nos sociétés. En lien avec la ségrégation économique, le navettage relie les deux principaux moments quotidiens de la ségrégation : le lieu de travail, où le revenu est distribué, et le lieu de résidence, où le revenu est consommé. Du point de vue de la complexité, le navettage s’impose comme une connexion indispensable au bon fonctionnement du système métropolitain dans son ensemble. De plus, il présente d’importantes régularités (congestion, étalement urbain, etc.) qui découlent des comportements individuels des travailleurs.

Dans le cadre de mes recherches, je développe une approche originale pour l’évaluation du navettage. Il s’agit, pour une région métropolitaine donnée, de situer le niveau de navettage observé à l’intérieur de l’ensemble des possibilités de navettage qui rend possible la forme urbaine — définie ici comme la localisation spatiale relative des lieux d’emplois et des lieux de résidence. Autrement dit, il s’agit de comparer les connexions véritables aux connexions potentielles. Ce faisant, il est possible d’évaluer si les comportements de navettage sont, dans un contexte morphologique précis, efficaces ou non ; s’ils tendent, ou non, à minimiser la distance moyenne de navette. Selon la pensée complexe, cette méthode permet d’évaluer la qualité du système de connexion entre l’espace domestique et l’espace économique.

Les enjeux associés au navettage sont nombreux : congestion, coûts monétaires, pertes de temps, accessibilité à l’emploi, mobilité, enjeux environnementaux, etc. Ils imposent une compréhension globale du navettage et le paradigme de la complexité permet une telle approche. Plus spécialement, la méthode des possibilités de navettage que je développe, permet d’éclairer la relation entre la forme urbaine et les comportements de mobilité.

Conclusion

Il m’apparaît que la communication sera l’un des plus grands défis qu’aura à relever la géographie dans les prochaines années. Par communication, j’entends les échanges qu’elle entretient avec les autres disciplines dans un contexte de transdisciplinarité. Il s’agit en effet de s’assurer que l’espace soit suffisamment et correctement intégré dans les programmes multidisciplinaires et que la géographie continue d’exploiter avec rigueur la dimension spatiale et de promouvoir son analyse.

Par communication, j’entends aussi (et cet avis s’est consolidé avec ma participation aux Chantiers) les échanges à l’intérieur même de la géographie, plus particulièrement les échanges entre les théoriciens, les méthodologues, les analystes et les praticiens. Malheureusement, ces échanges me semblent être plus difficiles qu’auparavant, à cause de la spécialisation, le développement des sous-disciplines et le cloisonnement entre différents courants épistémologiques. En conséquence, les théoriciens risquent de pelleter des nuages et avec différents types de pelles ; les méthodologues développent des boîtes noires ou plutôt des boîtes à surprises parce que l’on ne sait plus ce que représentent les résultats qu’ils en obtiennent ; et que les analystes et les praticiens (qui devraient, théoriquement, légitimer le travail des premiers) sont déconnectés des plus récentes réflexions théoriques et méthodologiques.