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De nombreuses recherches ont été faites et continuent de se faire sur l’impact du milieu de vie sur les individus (Dreir et al., 2001 : 21). Ces recherches laissent entrevoir que le lieu où l’on vit pourrait influencer notre vie quotidienne et, partant, notre santé. En effet, différents aspects de l’environnement physique, social, familial, organisationnel et communautaire interagissent avec les caractéristiques des individus pour produire des inégalités de santé (Macintyre et al., 2000). Mais disposons-nous des moyens nécessaires pour tenir compte de l’ensemble des paramètres contextuels et individuels pour expliquer l’état de santé de la population ? Si de tels moyens existent, il faut les trouver, selon nous, du côté de l’analyse multiniveau.

Une santé égale pour tous ?

La question des inégalités de santé n’est pas nouvelle. Depuis deux siècles, les inégalités de santé font l’objet de nombreuses recherches. Déjà en 1911, les statistiques anglaises révélaient l’existence d’une relation entre la classe sociale et la mortalité. Alors que le Black Report [1] soutenait en 1980 que la position d’un individu dans la structure sociale est étroitement associée à son état de santé. Aujourd’hui, même avec une amélioration considérable de l’état de santé des populations, il existe encore des inégalités, des inégalités de santé et des inégalités sociales, que nous pouvons aussi bien distinguer entre différents pays qu’au sein même d’un pays (Marmot et Wilkinson, 2000 ; Curtis, 2004). Finalement, ces inégalités peuvent aussi se refléter à l’échelle d’une agglomération.

Il faut, dans ces conditions, parler d’inégalités sociales de santé, expression qui fait référence à l’association entre la position dans la hiérarchie sociale et les variations de l’état de santé (Potvin et al., 2002). Car en fonction de sa position dans la hiérarchie sociale, l’état de santé de l’individu change, de sorte que le niveau de vie des individus affecte son état de santé (Macintyre, 1997). Plusieurs études épidémiologiques montrent que le statut socioéconomique est une variable explicative (Deonandan et al., 2000). Certains auteurs ont mis en évidence ces inégalités de santé à Montréal. Là aussi, il existe une différence de l’espérance de santé entre les groupes les plus défavorisés et les groupes les plus aisés (Potvin et al., 2002).

La question se pose de savoir si l’association statistique entre les inégalités et l’état de santé moyen de la population est réelle (un effet direct) ou constitue un artefact statistique (un effet indirect) (Hou et Myles, 2004). Il convient donc de mettre en relief les mécanismes responsables de ces inégalités de santé. Selon Wilkinson (1996), ces mécanismes sont de nature psychosociale et non pas simplement de nature matérielle. Selon cet auteur, les écarts de revenus entre les individus les amène à se comparer, ce qui provoque du stress, compromet la cohésion sociale et dimidue le capital social d’un grand nombre de personnes (Wilkinson, 1996 ; Kawachi et Kennedy, 1997). Wilkinson (1998), comme plusieurs, estime que des personnes à faible revenu sont affectées négativement par le fait de vivre dans le même milieu que des familles à revenu plus élevé. En revanche, d’autres auteurs, comme Wilson (1987), croient que les pauvres bénéficient du fait de vivre quotidiennement auprès de voisins plus à l’aise en raison de la présence de ressources institutionnelles plus abondantes et des effets d’apprentissage (Wilson, 1987).

Il existerait donc bel et bien un lien entre le revenu et l’état de santé. Toutefois, les mécanismes de cette relation demeurent obscurs. D’autres facteurs seraient-ils en cause ? La difficulté à mettre en évidence ces mécanismes suggère que le revenu ne serait pas le seul élément responsable des écarts de santé observés au sein de la population. D’ailleurs, Coburn (2004) recommande de ne pas se limiter au statut socioéconomique pour rendre compte des inégalités, estimant qu’il faut également tenir compte du contexte, notamment politique. Plus encore, certains chercheurs travaillant dans le domaine de la santé publique constatent que les caractéristiques démographiques, biologiques, de la personnalité ou du comportement ne suffisent pas à expliquer les problèmes de santé (Macintyre et al., 2002). En fait, l’état de santé des individus pourrait bien être influencé par d’autres éléments tels que l’environnement dans lequel ils vivent. Ainsi, les effets de quartier seraient des indicateurs de l’impact des inégalités sociales sur la santé des individus et des populations, d’où l’importance de disposer d’outils permettant de saisir cette réalité complexe (Gauvin et Dassa, 2004).

Comment le milieu de vie influence-t-il la santé ?

La notion d’effet de quartier, issue du débat sur l’urban underclass (Wilson, 1987) fait l’objet de nombreuses recherches, notamment aux États-Unis. Atkinson et Kintrea (2001) définissent ce concept comme le changement net dans les potentialités de l’existence associées au fait de vivre dans un quartier plutôt que dans un autre. Les effets de milieu peuvent ainsi avoir des impacts positifs ou négatifs sur la vie des gens. Néanmoins, le quartier agit différemment sur les personnes selon l’âge qu’elles ont, de sorte qu’il n’existe pas une manière unique d’expliquer comment le quartier les influence (Marpsat, 1999). D’après Ellen et al. (2001), les modèles des effets de quartiers peuvent être classés en quatre grandes catégories : les ressources et les institutions, le stress occasionné par l’environnement physique, le stress produit par l’environnement social et les réseaux sociaux.

Premièrement, des études révèlent qu’il existe des différences en matière d’accessibilité à différents services, ce qui affecterait la santé de certaines personnes (Witten et al., 2003). Les auteurs arrivent à cette conclusion en mesurant l’accessibilité aux services et aux équipements communautaires. Ainsi, le nombre et la compétence des médecins, de même que la nature des équipements diffèrent selon les quartiers. Ces services seraient moins accessibles aux populations pauvres et peu organisées (McKnight, 1995 ; Minkler, 1997).

Deuxièmement, le fait d’habiter à proximité de sources de pollution augmenterait les chances de contracter une maladie comme le cancer. On parle alors de stress causé par l’environnement physique. Par exemple, une étude menée en Californie a mis en évidence l’impact de polluants toxiques et de risques sanitaires selon les communautés et leur localisation. D’autre part, certaines études se penchent sur les rapports qui existent entre la qualité du logement et la santé (Krieger et Higgins, 2002 ; Shaw, 2004). Les disparités matérielles (faible ventilation, mauvaise qualité des matériaux de construction, mauvais entretien, etc.) affecteraient directement la santé des familles (infections respiratoires, asthme, etc.). Les mauvaises conditions d’habitation influenceraient également la santé mentale et le bien-être en accroissant le niveau de stress. De plus, la mauvaise qualité du logement affecterait la capacité de conserver ou de recouvrer la santé.

Troisièmement, les problèmes sociaux qui affectent les grandes villes, agiraient sur le niveau de santé. Ainsi, certains environnements pousseraient à la consommation d’alcool, de cigarettes ou même de drogues (Ennett et al., 1997 ; LaVeist et Wallace, 2000 ; Tatlow et al., 2000). D’autres études concluent que les lieux où la criminalité est importante seraient marqués par des problèmes de santé plus importants. Dans ces lieux, prévaudrait un fort sentiment d’insécurité contribuant à l’apparition de problèmes de santé (Dow et al., 1995 ; Sundquist et al., 2006).

Enfin, quatrièmement, les rapports sociaux conditionneraient l’état de santé des gens. Selon plusieurs sociologues, le capital social des individus, loin d’être homogène, aurait un effet à cet égard (Putnam et al., 1993). Il importe toutefois de bien établir la distinction analytique entre les effets contextuels et compositionnels du capital social (Veenstra, 2001).

L’analyse multiniveau : un outil adapté

Les premières études réalisées dans le domaine des impacts des effets de voisinage sur la santé permettaient d’identifier des disparités entre des secteurs géographiques, mais ne pouvaient pas démontrer que les lieux comme tels avaient des effets. Des méthodes statistiques ont été élaborées pour expliciter la relation qui existe entre le quartier et la santé des gens (Macintyre et al., 2002) : des modèles linéaires hiérarchiques, des modèles de régression à effets aléatoires, des modèles mixtes, des modèles baysiens et des modèles multiniveaux (Bryk et Raudenbush, 1992).

Aujourd’hui, on privilégie l’analyse multiniveau pour étudier les effets de quartier car elle distingue les caractéristiques individuelles des caractéristiques du quartier (Ellen et al., 2001). Cette méthode est aussi appréciée parce qu’elle tient compte des niveaux d’agrégation emboîtés (individus, ménages, institutions, régions, etc.) ainsi que de la structure hiérarchisée de l’information, c’est-à-dire de données qui proviennent de plusieurs unités d’analyse (Bryk et Raudenbush, 1992).

Figure 1

Présentation de différents modèles

Présentation de différents modèles
Source : Jones, 1997

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L’approche multiniveau s’appuie sur trois approches complémentaires issues de l’analyse statistique (probabilités, analyse de la variance et régression), tirant profit de leurs avantages respectifs. Cette méthode n’est autre qu’une régression dont la partie indéterminée du modèle est décomposée en plusieurs variables latentes (définies par un aléa), conformément aux hypothèses sur l’hétérogénéité inobservée. D’un point de vue méthodologique, ces analyses permettent de mesurer ou de manipuler des variables situées à plusieurs niveaux d’analyse. Du point de vue statistique, l’analyse multiniveau intègre un ensemble de techniques s’inscrivant dans le cadre de la généralisation du modèle linéaire et permettent le traitement de données structurées hiérarchiquement (Bryk et Raudenbush, 1992). Autrement dit, ces méthodes rendent compte des relations possibles entre l’individu et son milieu de vie.

Selon Jones (1997), il existe plusieurs modèles multiniveaux (figure 1). Le premier modèle est à deux niveaux. Il représente des individus, au niveau 1, qui habitent dans un quartier, de niveau 2. D’après les études utilisant ce modèle, les indicateurs de défavorisation matérielle et sociale du quartier de résidence sont associés à de meilleurs états de santé (Pickett et Pearl, 2001). À ce premier modèle, on peut ajouter un autre niveau qui est celui du ménage (figure 1b) pour obtenir un modèle à trois niveaux. Les autres modèles (figure 1, a à f) tiennent compte des différentes possibilités qui peuvent être intégrées dans un modèle à trois niveaux. Il est également possible d’inclure des mesures répétées, ce qui est particulièrement intéressant pour décrire et expliquer les profils de changement en fonction des caractéristiques des individus et de leurs quartiers (Raudenbush, 2001). Dans certains cas, des cohortes d’individus peuvent être suivies longitudinalement, ce qui permet d’obtenir un modèle semblable à la figure 2.

Figure 2

Modèle à trois niveaux avec des mesures répétées

Modèle à trois niveaux avec des mesures répétées
Source : Subramanian, 2004

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L’intérêt de ce dernier modèle consiste dans le fait qu’il prend en compte des personnes qui n’ont pas forcément résidé dans le même quartier tout au long de leur vie. D’où l’importance d’utiliser des données longitudinales pour étudier l’influence du quartier sur la santé, comme le suggèrent certains chercheurs (Raudenbush, 2001 ; Macintyre et al., 2002). Pour sa part, Bernard et al. (2004) soutiennent qu’il faut disposer de données complexes pour bien mettre en évidence cette influence des quartiers sur la santé. En effet, les données doivent être longitudinales afin de pouvoir retracer l’enchaînement des évènements et ainsi déterminer les effets de causalité au niveau individuel. Notons également que le caractère multiniveau des données complexes permet d’étudier les individus dans leur environnement. Enfin, la capacité d’intégration doit être prise en compte, ces données informant sur l’ensemble des sphères de la vie d’un individu (Bernard et al., 2004).

Conclusion

L’analyse multiniveau est en plein essor, et ce grâce notamment au développement de programmes informatiques plus puissants qu’auparavant. Cependant, il existe un certain nombre d’enjeux sur lesquels les méthodologues doivent se pencher (Courgeau, 2004). Un de ces enjeux concerne la délimitation de l’espace. Ainsi, le quartier demeure une notion ambiguë. Galster (2001) identifie les perspectives généralement adoptées par les chercheurs à cet égard. D’un côté, il y a la perspective purement écologique selon laquelle le quartier constitue une aire géographique plus ou moins étendue que délimitent des frontières physiques ou symboliques. Une autre perspective combine une approche écologique et sociale, et définit le quartier en fonction de l’existence d’un réseau de relations sociales entre les individus qui l’habitent. Morin (2003) adopte cette seconde approche. Il y aurait deux types de quartiers. Le premier correspond à un territoire objectivé par un nom, une histoire, des limites physiques, une population aux traits spécifiques et des fonctions urbaines particulières. Le second, le territoire subjectivé, fait référence à l’expérience des individus, à leur trajectoire résidentielle, à leurs pratiques spatiales, à leurs perceptions et à leurs représentations de l’espace (ibid.). Par ailleurs, les différents outils d’analyse multiniveau ne prennent pas en compte les relations entre les espaces (Chaix, et al., 2005), et c’est ici que la géographie a un rôle important à jouer. Comme le mentionne Roger Brunet (Géographie.net,1999), l’objectif du géographe est de « rechercher ce qui tient et ce qui tend les permanences dans les localisations et les relations, les grandes bifurcations et aussi les mouvements nouveaux et profonds dans la différenciation et l’organisation des territoires ». Enfin, signalons l’existence des méthodes d’analyse spatiale qui sont largement utilisées par les géographes, telles que la Geographically Weighted Regression (GWR) ou encore l’indice local d’autocorrélation spatiale (LISA). Ces méthodes tiennent compte de la relation entre les espaces dans les analyses multiniveaux.