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Remuer la notion d’un Québec total fait prendre conscience qu’il n’y a pas de Québec sans le Nord comme il n’y a pas de Nord sans autochtonie. Si ces énoncés sont valables, l’étude de tout le Québec profiterait d’un virage mental profond.

Louis-Edmond Hamelin

Les propos de Hamelin témoignent de l’importance qu’occupent aujourd’hui les questions autochtones dans la société canadienne et québécoise. Depuis la signature de la Convention de la Baie James et du Nord québécois en 1975, les questions autochtones ont envahi progressivement la place publique. Pareillement, la forte demande sociale et judiciaire des dernières années a eu pour effet d’activer passablement les milieux de recherche québécois, tout spécialement en anthropologie, en histoire et en droit. Si l’on se fie aux propos d’Evelyn Peters (2000), géographe à l’Université de la Saskatchewan, l’intérêt de la géographie anglocanadienne pour les études autochtones emprunterait lui aussi une courbe ascendante.

Forte de sa tradition en question autochtone [1] – pensons à l’héritage des Louis-Edmond Hamelin, Henri Dorion, Jean Morisset, Jules Dufour et Ludger Müller-Wille – et d’une relève certaine, on serait en droit d’imaginer que l’institution géographique québécoise soit un chef de file universitaire et social en ce domaine. Pourtant, il n’en est rien. Contrairement à la tendance générale, l’engagement intellectuel et social des géographes à cet égard est en telle perte de vitesse qu’on pourrait le qualifier de géographie de l’absence ou, pire, de terra nullius en devenir. En effet, bon an mal an, on assiste à la disparition progressive des lieux servant à l’expression de cette riche tradition, exposant le problème éventuel de la transmission du regard géographique dans le domaine de la recherche sur les Autochtones. Ainsi, un part importante de la contribution de la géographie aux grands débats de société est sujette à l’érosion. Celle-ci ne risque-t-elle pas de nuire considérablement au projet collectif si justement énoncé par Suzanne Laurin, Juan-Luis Klein et Carole Tardif, « celui de reconstruire […] la pensée géographiques québécoise en Amérique » (2001 : 6) et, du coup, de miner la pertinence de notre discipline au Québec ?

Je n’irai pas jusqu’à oser une réponse définitive, mais je reste fermement convaincu qu’il y a lieu de poser la question. D’où l’intérêt à mesurer l’ampleur de cette érosion intellectuelle et, par la suite, à identifier des éléments de cette expertise géographique qu’il faudrait mieux colmater et développer.

La mise en friche ou la désert-ion du regard géographique

Cette érosion intellectuelle, c’est-à-dire le désengagement des géographes pour les questions autochtones, concerne moins les spécialistes de ce domaine, qui du reste ont une conscience plus aiguisée du problème que la confrérie des géographes québécois dans son ensemble. En fait, la voix des spécialistes n’a que très peu d’écho à l’intérieur de l’institution géographique.

Un survol de la littérature géographique parue sur le sujet au cours des dernières décennies suffit à mettre en lumière la nature de l’engagement des géographes. Si les spécialistes persistent à promouvoir leurs perspectives géographiques à l’intérieur du champ multidisciplinaire des études autochtones, leur apport aux publications spécialisées en géographie demeure fort modeste ; ils ont donc moins de chance de sensibiliser la communauté des géographes aux enjeux sociaux et scientifiques des problématiques autochtones. En effet, lorsqu’on considère les ouvrages [2] parus au cours des quinze dernières années ainsi que les articles publiés dans Recherches amérindiennes au Québec (raq, 1971-2005), on obtient alors un portrait assez flatteur de l’engagement géographique en études autochtones. Il n’y a pas moins d’une dizaine d’ouvrages pertinents – on parle d’un peu moins d’un livre par année – couvrant des domaines aussi variés que les savoirs vernaculaires autochtones (Dorais, et al., 1998 ; Dufour, 1998 ; Wenzel, 1991 ; Wenzel, et al., 2000), la toponymie amérindienne (Dorion et Bonnely, 1996 ; Poirier, 2001) ou des questions plus générales (Morisset, 1997 ; 2000 ; Morisset et Waddell, 2000 ; Lacasse, 2004 ; Hamelin, 1999). Aussi, les géographes ont fait paraître pas moins d’une quinzaine d’articles dans raq. À eux seuls, Louis-Edmond Hamelin et Jean Morisset en ont signé respectivement six et quatre.

Toutefois, ce portrait préliminaire se détériore assez rapidement lorsqu’on s’attarde aux revues de géographie. Malgré une douzaine d’articles parus dans les Cahiers de géographie du Québec entre 1970 et 2005, on constate l’irrégularité de cette production scientifique. Alors que la production augmente après 1993 – la moitié des articles ont été publiés entre 1993 et 1998 – aucun article n’a été publié depuis 1998, un silence qui rappelle celui observé entre 1980 et 1992. Le portrait est encore moins reluisant dans LeGéographe canadien où on ne trouve que trois articles parus depuis1970 ; ces artecles sont l’oeuvre de deux géographes québécois, soit Caroline Desbiens et George Wenzel [3]. Comparé à la vingtaine d’articles publiés par les géographes anglocanadiens durant la même période, l’apport québécois dans le domaine est faible.

Un autre indice de cette érosion concerne la pauvreté de l’enseignement géographique dans ce domaine. Le contenu autochtone des programmes de géographie est en effet anémique. On ne trouve qu’un seul cours portant exclusivement (et explicitement) sur les Autochtones, soit Geography of Northern Groups à l’Université McGill, alors qu’il n’est pas rare de voir de tels cours s’enseigner dans d’autres disciplines, notamment en histoire (à l’UQAM ou à l’Université Laval, par exemple), en droit (Université Laval, Université de Montréal, Univesité McGill, etc.) et en anthropologie (Université de Montréal, Université Laval ou Université Concordia). Enfin, épluchant les différents descriptifs de cours, on constate que seuls quelques uns d’entre eux témoignent d’un intérêt direct, bien que secondaire, pour les questions autochtones [4].

À un tel manque de visibilité universitaire correspond une presque absence des géographes sur la place publique, ce qu’une consultation des pages du Devoir parues au cours des cinq dernières années permet d’illustrer. Alors que plusieurs sujets autochtones ont marqué l’actualité – les célébrations du tricentenaire de la Grande Paix de Montréal en 2001 par exemple – et que plusieurs chercheurs se sont exprimés à ces occasions (au moins une quinzaine d’anthropologues, six historiens et trois sociologues l’ont fait), seuls deux géographes réputés dans le domaine se sont manifestés (Hamelin, 2005 ; Morisset, 2001) [5]. Comment expliquer une telle timidité ? Le premier réflexe est d’en tenir responsables les spécialistes eux-mêmes, puisqu’il n’appartient qu’à eux de s’investir davantage dans les débats publics concernant leur champ d’expertise. Mais d’un autre côté, leur prêtons-nous l’oreille ? Dans la mesure où l’institution géographique semble se délester des questions autochtones, pourquoi l’opinion publique accorderait-elle de la crédibilité aux géographes souhaitant s’exprimer sur le sujet ?

Terreaux fertiles en Terra Nullius

Il est pour le moins paradoxal que ce désengagement des géographes québécois du domaine d’études autochtones advienne alors que le concept de territoire n’a jamais été aussi utilisé pour mieux comprendre ces questions autochtones. En effet, depuis la mise en place, au début des années 1970, d’un programme fédéral de recherche sur les revendications territoriales, avec la reconnaissance légale du titre autochtone en passant par la reconnaissance politique du droit à l’autodétermination, les analyses du territoire et des dynamiques spatiales sont à l’ordre du jour. Pourtant, les géographes ont beaucoup à offrir en ces domaines.

Cultiver une espèce indigène : l’expertise géographique

Parce qu’elle permet d’analyser les logiques spatiales qui sont à la base des rapports sociaux autochtones et non autochtones, la géographie sociale et critique aide à mieux comprendre, par exemple, le rôle que continuent de jouer les lois canadiennes ainsi que les réserves sur la marginalisation, l’exclusion sociale, la discrimination et les difficultés socioéconomiques dont souffrent encore aujourd’hui plusieurs communautés autochtones au pays. Elle permet aussi d’aborder les nouvelles dynamiques urbaines – trop souvent ghettorisantes et alimentées par des hordes d’Indiens hors réserve et de Métis – et les défis que celles-ci posent, notamment dans le domaine de l’autodétermination et de la gouvernance (Peters, 2000 : 50). Grâce à des analyses socioéconomiques et à des enquêtes de terrain, les géographes peuvent mesurer les rapports entre l’exclusion des Autochtones et la persistance des préjugés raciaux, entre les conflits interculturels et les conflits territoriaux. Ils peuvent aussi étudier les organisations autochtones comme sources de mobilisation et d’amélioration des conditions sociales. Cela peut se faire à l’échelle des régions, surtout là où les populations allochtones sont importantes, notamment en milieu urbain où l’on trouve des associations de femmes autochtones et des centres de fraternité autochtones. Il est également possible de renforcer une géographie qui souligne les inégalités spatiales et sociales, dont les Autochtones font trop souvent les frais au nom du développement, et qui veut saisir les mécanismes spatiaux responsables de ces disparités et de leurs conséquences sociales. Le géographe doit s’intéresser aux enjeux de pouvoir, s’attaquer aux fondements idéologiques de ces inégalités, mettre l’accent sur les marginalités autochtones afin d’ébranler les structures spatiales qui dépendent de ces idéologies. Il peut participer à une réflexion visant à revoir la structure actuelle de gouvernance territoriale et à redéfinir le partage du territoire, c’est-à-dire la distribution équitable des ressources et le partage démocratrique des responsabilités en matière de gestion territoriale.

Il appartient à une géographie du développement et de l’aménagement du territoire d’élaborer des stratégies qui tiennent compte des nouvelles donnes socioculturelles et légales autochtones afin d’obtenir un développement plus juste, plus équitable et plus harmonieux du territoire. Une telle géographie gagnerait, sur le plan empirique et théorique, à reconnaître davantage la volonté autochtone de s’inscrire dans l’économie mondiale (Peters, 2001 : 50) et de contribuer au développement des territoires (Desbiens, 2004 ; Hamelin, 1977 ; Mercier et Ritchot, 1997). C’est ce que prône le rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones (CRPA, 1996) qui propose de redéfinir les niveaux de gouvernance afin d’élargir l’assise territoriale autochtone. Selon ce rapport, il faut mettre en place un mécanisme institutionnel d’insertion du savoir et des points de vue autochtones – tenir compte de leurs représentations (Dufour, 1998) ou de leurs savoirs vernaculaires par exemple – dans le processus décisionnel lié à la planification territoriale et au développement, bref élaborer un nouveau pacte territorial basé sur le principe de la cogestion (Peters, 2001 : 143 ; Rivard, 2006). Ces pages très inspirées du rapport, qu’on doit en bonne partie à Peter J. Usher (2003), posent un défi majeur, celui de créer de nouveaux espaces identitaires et de nouvelles mobilisations transculturelles. C’est un défi capital au devenir de plusieurs régions au Québec, un défi auquel les géographes peuvent apporter un éclairage pertinent. Il leur appartient de réfléchir sur les dispositifs territoriaux permettant de modifier les régulations politiques actuelles, sur la mise en place des partenariats et sur l’amélioration des relations entre Autochtones et non Autochtones.

Cette question des espaces identitaires du développement peut aussi s’inscrire dans les domaines d’investigation de la géographie culturelle et historique. À l’heure où se multiplient les revendications territoriales et que l’on admet la valeur des titres autochtones, c’est tout l’espace culturel québécois qui se redessine sous nos yeux. Les ententes récentes que nos gouvernements réalisent ont des impacts non négligeables sur les territoires, autochtones ou non, et sont à même de modifier la relation entre ces territoires et les groupes culturels qui les habitent, tantôt les juxtaposant en les faisant chevaucher. L’idée même des chevauchements identitaires et territoriaux, et à sa suite celle du métissage, est à même de modifier en profondeur notre image de l’Autochtone, de moderniser la conception que l’on se fait (Rivard et Desbiens, 2007). De tout cela émane un concept clef, celui de territorialité, qu’on pourrait définir comme la relation d’un groupe humain à un espace délimité et à l’altérité (Raffestin, 1980), ou mieux encore, comme l’interaction entre la conscience identitaire et la conscience territoriale du groupe (Bonnemaison, 1981). Il y a lieu d’explorer les géographies historiques de l’espace colonial (en s’appuyant sur les discours, les représentations et les structures spatiales qui lui donnent forme) et de mettre ainsi en évidence leurs impacts sur les territorialités autochtones d’hier et d’aujourd’hui. Enfin, des enquêtes orales, des études toponymiques, des analyses de contenu ou même des représentations cartographiques (sous forme de systèmes d’information géographique notamment) seraient autant de manières d’accroître nos connaissances sur les territoritorialités autochtones contemporaines, c’est-à-dire sur les savoirs vernaculaires, sur les pratiques traditionnelles et sur les représentations identitaires et spatiales qui les composent et, de là, de voir de quelle façon le vécu autochtone rejoint des perspectives non autochtones telles que le développement durable par exemple.

Réinvestir la place publique : une utilité sociale à redéfinir

Renée Dupuis (2001 : 136), spécialiste du droit autochtone, mentionne qu’en raison des subventions qu’elles reçoivent les universités ont une responsabilité institutionnelle, soit celle d’assurer une formation adéquate aux étudiants et de produire le savoir nécessaire capable d’aider la société en général à mieux comprendre les réalités autochtones. À l’heure où une part importante des populations régionales s’opposent aux traités territoriaux signés ces dernières années et mettent ainsi en relief tout le poids des préjugés, des exclusions et des marginalisations du passé, il est nécessaire que l’institution géographique universitaire redéfinisse ses intentions.

Il est nécessaire de former des citoyens responsables et capables de comprendre le monde dans lequel ils évoluent (Laurin, Klein et Tardif, 2001), ce qui est particulièrement vrai pour ces futurs géographes appelés à occuper des postes clefs dans les institutions gouvernementales (à Ottawa, à Québec ou ailleurs en région) et à jouer un rôle dans l’exercice décisionnel relatif à la planification territoriale, un rôle pouvant affecter grandement des communautés autochtones. C’est peut-être notre seul espoir d’en arriver à la mise en place de stratégies territoriales de développement qui soient équitables. Des apparitions plus fréquentes dans les médias pourraient jouer un rôle similaire sur la formation plus large du citoyen en lui fournissant une éducation géographique adéquate. Il est aussi crucial d’ouvrir l’institution géographique à des manières différentes de comprendre le monde, de lui faire profiter, comme le précise Laurin (2000), des enseignements autochtones sur l’histoire et la géographie. Enfin, il devient impératif que l’institution géographique s’adapte aux besoins des étudiants autochtones. Au-delà des avantages financiers que les universités peuvent tirer de cette clientèle en croissance, il y a là toute une richesse humaine à former, notamment dans les champs d’expertise de la géographie, et une occasion unique pour l’institution géographique de s’ouvrir directement aux communautés autochtones. Voilà certes une manière viable pour la géographie de redéfinir positivement la nature de son utilité sociale.

Faut-il conclure ?

Ce texte repose sur un constat fondamental, à savoir la relative perte de vitesse de la géographie québécoise dans le domaine des études autochtones. Il existe en effet une disproportion progressive entre, d’une part, l’importance des questions autochtones dans les débats publiques et dans les milieux de recherche en général et, d’autre part, la place de la géographie québécoise dans ce domaine. Cette disproportion est d’autant plus considérable que les besoins en expertise géographique sont croissants.

Si pour des raisons contextuelles – les compétitions institutionnelles, la diversité de la clientèle étudiante, le foissonnement des influences intellectuelles ou la multiplication des attentes sociales – la question autochtone demeure marginale en géographie, encore faut-il s’assurer qu’elle ne disparaisse pas du paysage institutionnel. Sinon, c’est la transmission future – et donc la survie ! – de l’expertise et du regard géographiques qui est en péril. Le problème de la transmission commence bien sûr dans les salles de cours, là où l’enseignement sur la réalité des Autochtones est à souhaiter. Il s’exprime aussi à travers la production scientifique, là où les géographes se parlent de géographie et débattent entre eux des orientations et des perspectives disciplinaires à promouvoir et à développer – c’est-à-dire dans des revues de géographie telles que les Cahiers de géographie du Québec ou LeGéographe canadien. Enfin, sans une participation plus importante des géographes aux débats entourant la question autochtone, c’est la pertinence sociale et institutionnelle de la discipline qui risque de ne pas se transmettre, ni sur la place publique, ni dans le monde universitaire. En définitive, la géographie universitaire québécoise semble mal engagée dans le virage mental profond devant la mener à une vision juste et véritable d’un Québec total (Hamelin, 1999 : 61-62).